Frères de lait, de Nosfell : voyage musical poétique et joyeux
Un homme en noir, svelte silhouette, pieds nus et tête dans les nuages, fait naître des cordes sous ses doigts un lancinant bourdon. De la sonorité hypnotique de son instrument – un rebec peut-être ? –, il ouvre le chemin qui va emmener son auditoire loin dans le temps, dans l’espace, dans l’imaginaire.
« Il y a quelque temps », commence le narrateur, tel un conteur d’hier et de toujours. Il y a quelque temps, il était une fois, dans un ailleurs, dans un autrefois, deux enfants naquirent, l’un d’un côté d’une frontière, l’autre, de l’autre côté. La vie les fit frères de lait, ils grandirent ensemble puis aimèrent tous deux la même femme, qui eut un fils, qui fut le père du conteur ; le père du conteur était-il le frère né de ce côté-ci de la frontière, ou de l’autre ? La grand-mère garda son secret, quelle importance, ce côté-ci ou l’autre ?
« – Grand-mère, parle-moi de mes racines
– Vous voulez que je vous raconte mon histoire pour savoir d’où vous venez ? mon histoire n’appartient qu’à moi seule. Vos racines sont là où vous les plantez. »
Né des souvenirs hérités de son père et d’un récent voyage au Maroc, où Nosfell a reconstitué l’histoire singulière de sa grand-mère, Frères de lait nous embarque dans un voyage musical doux et drôle dans un monde où les humain.e.s seraient tou.te.s frères et sœurs de lait.
S’inspirant de ses racines, mêlant à sa glossolalie personnelle la langue berbère du peuple amazigh de ses aïeux, Nosfell invente et déploie sur scène une communauté tendre et joueuse, en compagnie de Julien Ferranti, présence solaire, corps trapu, danseur fidèle de Philippe Découflé, Myriam Jarmache jeune femme vif-argent au timbre lyrique.
Une guitare, quelques boucles sonores, beaucoup d’inventivité, et surtout leurs corps, leurs voix : Nosfell – voix très claire, très haute, puis soudainement, râpeuse, dans des graves ténébreux à la Vladimir Vissotsky –, Julien et Myriam font de leur peau des instruments de percussions, font de leurs danses des rituels prophylactiques, de leurs gorges des caisses de résonances, jouent de leurs tessitures, s’amusent comme des gamins à se faire ours mal léché, cantatrice épileptique, loup-garou.
Ils chantent en klokobetz, la langue que Nosfell, , artiste singulier et polymorphe, ancien étudiant en langues orientales et fils de père polyglotte, a développé pour exprimer sa mythologie propre. Sans point de repère sémantique, on s’y perd, on s’y berce, on se laisse envahir par les sensations, et le sens se structure par la rêverie, la vibration…
Des harmonies Renaissance dérivent vers des polyphonies d’Europe de l’Est, des mélopées chamanes se distordent en post pop Björkienne : semble s’élaborer là une sorte de folklore pour un monde encore à venir.
Il faut entrer dans ce spectacle à la douce dinguerie l’âme enfantine prête au jeu, accueillir leur poésie tout à la fois mystique et ludique. Il s’en dégage beaucoup de joie, de tendresse et une étrange beauté.
Le spectacle ne jouait que 2 fois dans le cadre du festival des Singulier.es, il n’est plus à l’affiche, il faut le guetter ailleurs, ici ou là.
Mais le festival, lui, n’est pas clos : on ne peut que vous encourager à aller à la découverte des propositions de ce festival foisonnant et passionnant, dont la 9e édition accueille comme chaque année des formes hybrides, multiples et inventives, pour s’interroger sur le monde d’aujourd’hui. En savoir plus : ici
Marie-Hélène Guérin
FRÈRES DE LAIT
Vu dans le cadre du festival des SINGULIER.ES au 104
Conception, composition musicale, chorégraphie : Nosfell
Pièce pour trois interprètes : Julien Ferranti, Myriam Jarmache et Nosfell
Collaboration artistique : Tatiana Julien | co-composition musicale : Julien Perraudeau | dramaturgie : Tünde Deak | scénographie, lumière : Yannick Fouassier | création, confection des costumes : Marion Egner | création son : Nicolas Delbart | assistanat, regard extérieur : Clémence Galliard | graphisme, typographie et mise en livre : Jérémy Barrault | illustrations : Ludovic Debeurme
Production sensible · Rebecca Dutkiewicz, Lucie Mollier
Photos © Camille Graule
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