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Backlash, au Théâtre de Belleville

Backlash, littéralement, c’est le contrecoup. En 1991, l’Américaine Susan Faludi a employé le terme pour titre de son essai féministe : Backlash : la guerre froide contre les femmes.
L’expression, passée dans le langage courant, désigne les réactions conservatrices et masculinistes face aux progrès des droits des minorités et en particulier ceux des femmes, et revient dans l’air du temps avec le retour de bâton réactionnaire post-MeToo.

Un lundi matin, un homme américain, qui fut mieux classé professionnellement, qui fut plus heureux en famille et en ménage, un homme américain nouvellement chômeur, divorcé papa d’un ado qu’il perd de vue entre deux vacances scolaires, amoureux d’une Courtney pas méchante mais qui ne s’en laisse pas conter, découvre un nouvel espace d’empowerment masculin, un endroit où il va enfin se sentir de nouveau bien, de nouveau puissant, de nouveau agissant. Un lundi matin, un homme américain, un peu désabusé, pas mal désoeuvré, errant dans le vortex de google, tombe sur Angry Alan.
 

Angry Alan, gourou des Men’s Rights, prend les hommes dans ses bras, dans ses rets, dans les filets de son discours à la fois lénifiant et belliqueux.
À ceux qui n’ont pas le secours d’une pensée politique élaborée, d’un soutien familial ou professionnel, d’une souplesse de caractère ou d’une force mentale pour trouver d’autres réponses à leur désarroi, Angry Alan offre le réconfort d’une cause à leur rage et leur faillite : le gynocentrisme. Pas la dureté d’une société capitaliste où compétitivité et narcissisme tiennent lieu de vertus. Pas la solitude, pas le manque d’échanges. Les femmes, voilà l’ennemi.
Avec un ennemi commun, on peut redresser la tête, se serrer les coudes et se sentir fier.
Angry Alan redessine la carte d’une société où les hommes seraient les grandes victimes. Maltraités par les femmes, et par voie de conséquence par la justice, le monde du travail, les médias, la culture. Asservis. Cantonnés aux tâches subalternes. Mal payés. Séparés de leurs enfants par les juges des affaires familiales lors des divorces. Pointés du doigt à chaque blague déplacée. Rabroués. Moqués, vilipendés. Victimes. Et les victimes ont le droit légitime de se défendre. S’organiser. Prendre les armes s’il le faut. L’instinct de survie dictera jusqu’où il faudra aller.
Angry Alan fait payer cher le billet d’entrée à ses colloques masculinistes et antiféministes, mais chacun jette son obole pour la grande cause anti-gynocentriste, pour la consolation, pour la confraternité.

Angry Alan n’est ici qu’une image sur un écran, comme il l’est pour Danny et tous les followers de sa chaîne vidéo. Il est interprété avec une finesse glaçante par Guillaume Trotignon, filmé dans un élégant noir & blanc.
 

C’est Danny qui occupe la scène. Danny et son inextinguible soif de chaleur humaine. Son pathétique besoin de justification. Sa terrible nécessité d’un monde binaire, simple à décoder. Hommes, femmes, victimes, bourreaux, ce qui mérite et ce qui ne mérite pas. Danny pris au piège de la réthorique masculiniste, dont le manichéisme l’empêchera d’entendre le monde plus complexe et plus nuancé de son enfant, qui cherche à conquérir de nouvelles libertés, de nouvelles façons d’être soi. Danny qui payera son aveuglement un prix incommensurable. Le “backlash”, le contrecoup, a lui aussi son contrecoup.

Acteur au jeu très sûr et très juste, à l’incarnation fluide et concentrée, Philippe Bodet offre la normalité de son grand corps d’adulte et l’expressivité déliée de son visage à ce Danny en chute libre. Il fait basculer ce gars de la bonhomie du pote qui traverse une mauvaise passe avec vaillance, à la joie naïve de se découvrir des frères de combat, puis à la joie mauvaise de se découvrir un ennemi à affronter. On le voit se défaire sous nos yeux, croire trouver un sens à sa vie puis le perdre.

Le beau ciel projeté sur un large cyclo de l’ouverture du spectacle laisse place, en alternance aux vidéos youtube d’Angry Alan, à un habillage vidéo très graphique, souvent intéressant, mais disparate, qui aurait gagné sans doute à trouver une forme plus homogène, qui aurait densifier l’attention.
Mais cela n’altère ni la réception du texte de Penelope Skinner, à l’écriture rapide, dont la dureté est allégée par un humour piquant et un sens précis du quotidien, ni la perception du jeu à vif, débordant de sincérité, de Philippe Bodet.

Ce qui est beau, et fort, c’est que texte et interprétation ne jugent pas Danny. Guillaume Doucet et Bérangère Notta, qui ont amené ce texte sur scène dans une traduction de Guillaume Doucet, ne cherchent pas le procès, ils cherchent l’humain.
L’autrice et le comédien font de Danny un être de chair et de vie, d’espoirs et de peines, un être fragilisé emporté par une spirale qu’il rêvait salutaire et qui, nourrie de haines de soi et des autres, ne pouvait être que destructrice. 
Une descente aux enfers, implacable, pudique et subtile, magnifiquement incarnée.

Marie-Hélène Guérin


 
BACKLASH
Un spectacle du Groupe Vertigo
Au théâtre de Belleville jusqu’au 30 mars 2024
Un texte de Penelope Skinner
Traduction Guillaume Doucet
Conception Guillaume Doucet et Bérangère Notta
Interprétation Philippe Bodet
Avec la participation de Guillaume Trotignon
Création lumière Juliette Besançon | Création sonore Maël Oudin | Régie Adeline Mazaud
Administration Marine Gioffredi, Hélène Lega, Chloé Montel

Photos Caroline Ablain

Production Théâtre de Belleville & Le Groupe Vertigo
Coproduction L’Archipel Pôle d’action culturelle (Fouesnant), Pont des Arts (Cesson-Sévigné), Pôle Sud (Chartres de Bretagne)
Soutiens DSN Dieppe Scène Nationale – Dieppe, Centre Culturel Juliette Drouet – Fougères, EVE – Scène Universitaire – Le Mans, Théâtres L’Arche-Le Sillon – Pleubian-Tréguier, Espace Beausoleil – Pont-Péan, La Manekine – Pont-Sainte-Maxence, Le Strapontin – scène de territoire de Bretagne pour les arts du récit – Pont-Scorff, Le Tambour – Rennes
Avec le soutien de la Ville de Rennes et de la Région Bretagne
Le groupe vertigo est conventionné par le Ministère de la Culture – DRAC Bretagne

Ex Machina : une pour toutes, toutes pour une !

temps de lecture 4 mn

C’est une mastress of ceremony à la fois onctueuse et piquante qui nous accueille en lieu et place des traditionnel.le.s ouvreur.se.s, dérivant des précautions d’usage habituelles en instructions plus fantaisistes.
Élégance et gouaille, rouge à lèvres rouge et robe de velours d’un noir suave, elle enchaîne avec une improbable (et impeccable) interprétation a cappella de Une femme avec toi , tube des années 70 dont on (re)-découvre mi-amusé mi-effaré le texte.
 

Le ton est donné, avec Ex Machina, Carole Thibaut va parler d’être femme (avec ou sans toi), avec beaucoup de gaieté. Car, oui, on peut faire un spectacle féministe, rageur ET joyeux.
Le « deus ex machina » du titre, c’est ce fameux « dieu descendu de de la machine », le machin macho censé dénouer les drames et redonner sens et ordre au monde, qu’elle nous propose d’envoyer valser.

Carole Thibaut – actrice, metteuse en scène, autrice, directrice d’institutions (actuellement, elle dirige le CDN de Montluçon) – part/parle d’elle-même pour nous interroger sur la place qu’occupent les femmes – comment les femmes, avec leur corps, leurs envies, leurs faiblesses et leur(s) pouvoir(s), peuvent se mouvoir dans la société et dans l’espace de notre monde contemporain ?

Suivant un découpage en chapitre aux intitulés explicites (« La Chevalière » « Puberté » « Sexualité et séduction » « La vie de couple (hétéro) » « Le Théâtre »), elle nous embarque dans un seule-en-scène protéiforme, soutenu par des créations vidéos (Benoît Lahoz) et sonores (Karine Dumont) dont on peut souligner la richesse et l’adéquation.

 

Petite fille initiée tôt à la domination des hommes par un paternel ordonné et ordonnant, ado fille-garçon qui tombe amoureuse de garçons-filles (dans les années 80, on n’a pas de mots pour sortir de la binarité, sans mots on ne peut élaborer ni conscience de soi, ni pensée politique, trop tôt pour sortir de la binarité de genre), femme dans des « milieux d’homme » (bref, dans le monde du travail occidental) … On la suit d’âge en âge, de premiers pas en croche-patpatriarcaux, de Charybde en Scylla, de plafonds de verre en je-m’débrouille-très-bien-merci. Pour évoquer la représentation des femmes dans les rôles de pouvoir, pointer du doigt cet équilibre fragile qui demande un contrôle permanent, une intégration des règles tacites, Carole Thibaut convoque Marylin Monroe et Ingrid Bergman, la psychanalyse et la culture pop, convoque sa colère et son humour.
 

Conférence, cabaret, confidence, freakshow – entre écriture ciselée et improvisations un brin dingues, entre baroque et trash, vêtue/dévêtue avec humour et impertinence par Malaury Flamand, Carole Thibaut se métamorphose pour retracer son apprentissage de la domination et sa quête de libération/liberté.
Avec bain de sang et violoncelle baroque, avec faux seins, fausses fesses, fausses hanches et autodérision, avec éclats de rire, désordre et violence, elle délivre une dyonisiaque, pugnace et revitalisante incantation à sortir de la machine, une performance indéniablement spectaculaire, d’une générosité et d’une liberté folles !

Marie-Hélène Guérin

 

EX MACHINA
Écriture, mise en scène et interprétation Carole Thibaut
À voir au TNP Villeurbanne du 30 janvier – 3 février

Texte, mise en scène et jeu Carole Thibaut
Assistanat à la mise en scène Liora Jaccottet
Création sonore Karine Dumont | Création lumière Yoann Tivoli | Création vidéo Benoît Lahoz | Création costumes Malaury Flamand assistée d’Ophélie Reiller
Régie générale et lumière Guilhèm Barral | Régie plateau de création Léo Laforêt et Laurent Lureault
Dialogues artistiques et amicaux Pascal Antonini, Caroline Châtelet, Marion Godon, Elsa Granat, Vanasay Khamphommala, Philippe Ménard et autres
Photos © Héloïse Faure

 

Production Théâtre des Îlets – Centre Dramatique National de Montluçon
Coréalisation Les Plateaux Sauvages
Avec le soutien et l’accompagnement technique des Plateaux Sauvages
Ex Machina est publié chez Lansman Éditeur