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ສຽງຂອງຍ່າ (La voix de ma grand-mère) : singulier en-chantement

Vanasay Khamphommala, artiste queer singulière et délicate, dont on avait beaucoup aimé l’Écho en 2022, nous prend aujourd’hui par la main et l’âme pour nous emmener en quête de la voix de sa grand-mère.

Tapis de fils de plastique multicolores, une table ronde où trône une vasque, petits sièges et coussins, on s’assoit au ras du sol en cercles concentriques.
Un micro sur pied, un lecteur de cassettes qui grésille, pendant que le public s’installe, Vanasay circambule, regard bienveillant, longues mains dansantes, crocs pacman et sinh vert soyeux, longues boucles d’oreilles, chevelure en chignon, fin sourire. Patience. Lenteur, douceur.
Les mots arrivent, voix sereine.

C’est à un voyage dans la mémoire de sa famille qu’elle nous invite, elle née à Rennes d’un père laotien qui a fait ses études de médecine en France dans les années 60 avant de s’y installer définitivement en 1975, quand la prise de pouvoir communiste a poussé grand nombre de ses compatriotes à quitter leur pays.
D’Henriette, la mère de sa mère, morte en 2011, elle a passé commun, photos, rires et voix en tête ; de la mère de son père, elle a si peu. Cette grand-mère lao est morte en donnant naissance à Somphet, son unique enfant, elle n’avait pas 20 ans, c’était en 1944.

« Tu es partie sans laisser de traces autres que celles de nos corps et nos questions
Entre toi et nous, la distance culturelle et géographique, et le temps qui passe »

De quoi sont faits les souvenirs de quelqu’un dont on n’a pas de traces ? des rêves qu’on en a, des traits qu’on voit resurgir au fil des générations, de fragments recueillis dans la mémoire commune d’un pays.

Il n’y a pas eu de transmission orale du père à l’enfant, de Somphet à Vanasay – volonté d’assimilation, table rase du passé, pourquoi apprendre le laotien si on ne retourne pas au pays, si on vit au milieu de francophones ?
Vanasay Khamphommala depuis quelques années part à petits pas vers cette langue des aïeux, vers ses aïeux. Un voyage en profondeur dans ses racines, pour combler l’absence, et pour tenter de résoudre la question intensément personnelle et intensément politique des héritages indigènes.

Que faire, comment faire, pour que les traditions exogènes à l’Occident puissent prendre corps dans un travail, une existence, une culture devenues occidentales ?

Se faire traverser par l’ailleurs,
l’autrefois,
les mêler à son souffle, à sa voix,
pour leur donner une vie contemporaine,
les ré-animer, les ré-injecter dans l’ici et le présent.

Avec Robin Meier, compositeur et créateur acoustique, Vanasay Khamphommala est allée enquêter micro ouvert pour débusquer ce que sa grand-mère aurait pu entendre, dans le village de sa famille paternelle, à Ban Tong. Il et elle en ont ramené une matière riche, bruissante : voix humaines, animales, voix de la nature, clochettes – musiques concrètes, restituées, sculptées, tissées, superposées en une frémissante broderie sonore.

La grand-mère aimait chanter, rapportent ceux qui se souviennent. Vanasay aime chanter. Au-delà de quelques bribes d’ADN, voilà un fil tendu entre elles, d’un siècle et d’un continent à l’autre. Mais quel chant partager ?

Vanasay Khamphommala a mis longtemps à intégrer son père dans cette performance, puis l’évidence s’est imposée, et c’est ensemble qu’elle et lui chercheront quel chant partager – avec la grand-mère morte, et aussi entre eux deux, père et fille adultes bien vivant.e.s. Somphet Khamphommala s’avance dans le cercle des spectateurs, octogénaire à la silhouette juvénile, un collier de fleurs au cou, un micro de karaoké en main, une chanson populaire aux lèvres. Vanasay en distille en simultané la traduction, en une mélodie complémentaire. Moment d’une immense tendresse, d’une intimité palpable.
Ils dialogueront, lui en laotien, en direct ou sur enregistrement, elle en français, parfois en laotien, traduisant, ou pas.

La scénographie de Kim lan Nguyễn Thi est d’intelligence et de bric et de broc, où une minuscule machine à fumée déclenchée manuellement fait surgir une brume et la rizière sur laquelle elle flotte, où un lecteur de cassettes se fait passeur de fantômes, où des babioles colorées ont la beauté de ce qui est nécessaire. Et c’est aussi une célébration de l’art du théâtre que de faire apparaître des mondes, faire advenir des absents, par la magie de quelques artifices, de la parole, et de l’écoute.

Au détour d’une émotion, on aura appris quelques fragments de culture laotienne, fait connaissance avec quelques traditions. On aura aussi mis en jeu nos corps en les tenant assis en tailleur pendant cette heure et des poussières, en les confrontant au puissant chant des cigales, en nouant des bracelets pour se rappeler le lien entre le corps et l’âme, en riant, en vibrant.

En une cérémonie quasi chamanique, Vanasay et son père, au creuset de leurs voix et leurs regards, fondent des époques, des traditions, des lointains en une matière vivante qui décloisonne les temps et les lieux. S’y faufile peut-être la voix de la grand-mère, à coup sûr s’y crée un espace où la petite-fille et le père se rejoignent et nous entraînent pour un retour au pays sans nostalgie, où la mémoire peut continuer à s’inventer en un perpétuel mouvement.

Un spectacle pudique et joyeux, une expérience spirituelle, charnelle, sensorielle et sensible. Singulière et délicate, telle son instigatrice.

Marie-Hélène Guérin

 

ສຽງຂອງຍ່າ (LA VOIX DE MA GRAND-MÈRE)
À La Maison des Métallos du 16 au 19 octobre 2025
Conception Vanasay Khamphommala
Avec Vanasay Khamphommala, Somphet Khamphommala et les voix de Sieng In Bounmisay, Naly Lokhamsay, Daly Hiangsomboun
Collaboration artistique Thomas Christin • Création sonore Robin Meier Wiratunga • Scénographie Kim lan Nguyễn Thi • Travail chorégraphique Olé Khamchanla
Costumes Vanasay Khamphommala, Marion Montel • Tissage Mai Bounmisay, Souksavanh Chanthavanh, Monkham Thongpanya
Régie générale, son, plateau Maël Fusillier • Création lumière, régie lumière, plateau Léa Dhieux
Administration / Production Kelly Angevine  – Bureau Kind • Remerciements Christine Rosas
Photographies © Christophe Raynaud de Lage

À retrouver en tournée :
– 16>18 octobre / Maison des Métallos
– 20>22 novembre / Théâtre de la Renaissance (Oullins)
– 5>7 février / CDN d’Orléans (Festival « La Caverne »)
– 13 mars / La Halle aux Grains (Blois)
– 4>7 mai / Théâtre 13

Production Lapsus chevelü
Coproductions TnBA – Théâtre national de Bordeaux en Aquitaine • Théâtre des Îlets – Centre dramatique national de Montluçon • Théâtre Olympia – Centre dramatique national de Tours • Maison de la Culture d’Amiens • L’Atelier à spectacle – Scène conventionnée du Pays de Dreux • La Pop
Soutiens Région Centre-Val de Loire • Département Indre-et-Loire • Ville de Tours • Institut français (aide à la création et à la mobilité au Laos) • compagnie FANGLAO (Vientiane) • Traditional Arts and Ethnology Center (Luang Prabang).

Vanasay Khamphommala est lauréate MIRA de l’Institut français pour ce projet.
Lapsus chevelü est conventionnée par la DRAC Centre-Val de Loire, et soutenue par la Ville de Tours.