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Cap au pire, œuvre monstre

Un tulle coupe la scène en un couloir étroit, ne laissant à l’acteur qu’une bande de plateau, un espace contraint, un territoire-cellule, à un pas des spectateurs, au ras de leurs regards.
Au sol, un carré blanc. Mat. Dans le noir, derrière le tulle, un carré blanc. Lumineux.
Pieds nus, Denis Lavant franchit le 4e mur, entrant par l’avant-scène, pantalon et pull noirs, simples, stricts, silhouette invisible et puissante. Il se campe au centre, le bout des pieds sur la dalle blanche, les talons dans l’ombre, le corps obscur. Respiration ample. Il occupe l’espace. Il ne bougera plus.

« Encore, dire encore, dire pour soi dit »

Dire pour soi, dire… Cap au pire est un des tous derniers textes de Beckett – je dis texte parce qu’il ne s’agit pas de théâtre, ni vraiment de roman, pas réellement un récit, pas plus un essai, pas tout à fait de la poésie. Un peu de tout cela, surtout quelque chose de l’aveu et de la quête, quelque chose entre gratter une plaie et accoucher.
Un homme s’enfonce dans une forêt des mots. Il sait qu’il ne trouvera jamais celui qui est juste mais il essaie. Encore. Il essaie toujours. Il sait qu’il va tomber mais il se relève. Il essaie malgré les mots qui trahissent. Les mots sont au bord du vide. Il les rattrape. A moins que ce ne soit eux qui le rattrapent. Les mots le font se tenir debout. Encore. Les mots le font tomber. Les mots l’effacent.

« Essayer, rater, essayer encore, rater mieux, rater encore, rater mieux encore »

Ce texte est aride, une fin de trajet, l’écriture d’un questionnement insatiable, d’un épuisement du sujet et de la forme. Beckett a asséché le langage, réduit à l’os, au sec, plus d’humide, de flou, de souple, plus de phrases, de qualificatifs, de subordonnées. A l’essentiel, à peine des verbes, à peine besoin d’un sujet pour s’interroger. Un texte indicible.
Denis Lavant qu’on connut ailleurs bondissant, fauve en liberté, énergie pulsée, course effrénée, ludion insaisissable, se tient à présent là, seul, immobile, dans une concentration intense.
Une voix riche, grondante des heurs de la vie. Un corps sans tension mais sans relâchement. Les mots sortent en une diction géométrique, courbes descendantes, inaltérables. L’attention est toute entière absorbée par ce torrent heurté de mots, acteur et spectateurs plongés ensemble dans un même noir profond.
La dalle blanche s’éclaire, le visage et les mains apparaissent, fantômes d’humains, les pieds semblent comme flotter au-dessus du vide. L’étrange humour de Beckett distillé à froid libère quelques éclats de rire, brèves victoires de l’absurdité sur le désespoir.

«Les mots sont des traîtres. Mais ils sont ce qui reste »

Denis Lavant, bonze aux sombres mantras, projette ce Cap au pire et ses litanies abrasives sans un geste, à peine un temps relèvera-t-il la tête, le corps en un bloc condensé, le regard abrupt et sans ciller, les mains sans un tremblement, « tant mal que pis debout » comme se voit Beckett. Il est arrivé tout à l’heure, la démarche simple et directe, s’est campé, droit, bras le long du corps, tête inclinée, plus rien ne l’atteindra d’autre que ce texte qui le traverse. La lumière montera, naitront des ombres, elle s’effacera plus tard, on retournera à l’obscur, là où il n’y a même plus d’ombre. D’une rigueur exemplaire, cette lumière sculpte l’espace et le temps au scalpel. « Moins de vision avec mots que sans », moins d’écoute avec images que sans : la mise en scène de Jacques Osinski est sans concession, ne laisse aucune échappatoire, ni au comédien, ni aux spectateurs. C’est une expérience, une transe, un effort partagé. La performance de Denis Lavant est spectaculaire, un travail d’ascète, un moine qui jeûne 40 jours, un apnéiste des grandes profondeurs, sa voix de chaque syllabe et chaque silence creuse le sillon de Beckett, son immobilité impose l’attention accrue ; en face de lui, les spectateurs n’ont pas le droit au repos, il faut maintenir sa vigilance, son écoute, ne pas se laisser distraire par cette toux ici, ce raclement de pieds là, c’est la moindre des choses, le moindre des respects – mais aussi le seul moyen d’entrer et de rester dans le spectacle. Des spectateurs décrocheront, quitteront la salle, peu nombreux tout de même, fatigués sans doute, distraits peut-être, ça n’a pas pris ou ça n’a pas persisté, Beckett les a perdu dans le labyrinthe de ses interrogations, Lavant n’a pas pu les retenir dans les filets rugueux de son élocution rythmique et hypnotique ; ceux qui ont passé le cap, qui ont accepté les spirales, les retours en arrière, les errements dans la forêt de mots, qui se sont accrochés au peu à voir, au peu à entendre, ceux-là repartiront riches d’un moment rare, extrêmement rare, et précieux, une pépite de nuit dense et troublante.

Marie-Hélène Guérin

CAP AU PIRE
Au Théâtre 14 jusqu’au 19 octobre 2024
De Samuel Beckett
Mise en scène Jacques Osinski
Interprétation Denis Lavant
Scénographie Christophe Ouvrard
Lumière Catherine Verheyde
Photos Pierre Grosbois
Texte publié aux Editions de minuit, traduit de l’anglais par Edith Fournier

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La Dernière bande à l’Œuvre… Bobine ! Bobiiiine !

La Dernière bande de Samuel Beckett – Spectacle vu le 16 avril 2016
A l’affiche du Théâtre de l’Œuvre jusqu’au 30 juin 2016
Mise en scène : Peter Stein
Avec Jacques Weber

 

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Dans cette courte pièce écrite par le prix Nobel de Littérature à l’âge de 52 ans, nous sommes projetés dans les derniers moments de vie de Krapp, écrivain âgé, myope et dur d’oreille. Il se remémore des souvenirs enregistrés depuis 30 ans, à sa date anniversaire sur un magnétophone d’époque.

Cette pièce est jouissive et tendue par de multiples paradoxes, liés tant à l’écriture de Samuel Beckett qu’à l’incarnation voulue par Jacques Weber et Peter Stein.

Le début de ce monologue se déroule sans que le comédien –travesti en clown, grâce aux costumes d’Annamarie Heinrich et au maquillage de Cécile Kretschmar, Jacques Weber est méconnaissable- ne prononce un seul mot, se livrant à un rituel de dégustation de bananes et de recherche de bobines dans un immense bureau –décor majestueux et épuré de Ferdinand Wögerbauer. Le public devient immédiatement le geôlier de cet animal qui lui renvoie l’image de sa propre prison !

 

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Le souvenir de la balade en barque avec une jeune amoureuse va hanter par trois fois l’esprit du vieil homme et là-encore ce sont les oppositions entre les différentes temporalités qui nous prennent aux tripes : le corps de l’homme affaibli, alcoolique, tordu entre deux quintes de toux, se confrontant à la vitalité et l’exubérance des émotions amoureuses qui surgissent sous nos yeux !

Enfin, l’histoire est rythmée par un humour imprévu, lié à des ruptures de langage et des mots qui sortent de nulle part ; la danse dans laquelle Krapp nous entraîne pour reconnaitre le mot « viduité » est une pure délectation.

Enfin, Jacques Weber est un Maître accompagné par un autre Maître Peter Stein.

Alors, pas d’hésitation, allez rembobiner la bande au Théâtre de l’Œuvre, et ce pour la dernière pièce programmée par son Directeur Frédéric Franck !

Magali Rosselo

 

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Compagnie au Studio-Théâtre : “Soyez câlins !”

Compagnie de Samuel Beckett – Spectacle vu le 16 avril 2016
A l’affiche du Studio-Théâtre de la Comédie-Française jusqu’au 24 avril 2016
Conception et interprétation : Christian Gonon
Collaboration artistique et dramaturgie : Pascal Antonini
Lumières : Julien Barbazin

 

“Compagnie”, écrit par Samuel Beckett 9 ans avant sa mort, a été joué en 1984 par Pierre Dux, avec une mise en scène de Pierre Chabert. L’auteur irlandais qui, de façon générale, ne voulait pas expliquer intellectuellement son œuvre, s’était néanmoins livré à cette confidence : “Soyez câlins avec ce texte !”.

Aujourd’hui, c’est Christian Gonon qui nous offre cet objet théâtral difficilement identifiable ; une heure de spectacle sépare la première phrase : “Une voix parvient à quelqu’un dans le noir. Imaginer” de la dernière : “Seul”. Dans cet intervalle, nous remontons le temps et partageons différents souvenirs de l’enfance de l’écrivain : naissance, relation aux parents, transport amoureux, soin d’un animal. La solitude et la finitude de la condition humaine sont abordées via des mots réalistes et crus.

 

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©Vincent Pontet – coll. Comédie-Française

 

Le mental-seul n’est pas de la meilleure compagnie pour réaliser ce voyage initiatique et accepter ce saut dans le vide qui nous interroge sur le sens de notre propre vie !

Christian Gonon, seul en scène, apporte délicatesse par rapport aux mots et aux silences, humour pudique et sensualité à ce puissant travail de dissection de l’âme humaine, préparé avec Pascal Antonini, depuis plusieurs mois.

En ne retenant qu’une phrase, Christian Gonon choisit de nous dire : “Si tes yeux venaient à s’ouvrir, le noir s’éclaircirait“.

“Compagnie” est superbe –les lumières en clair/obscur favorisant le regard intérieur-, déconcertant et hypnotisant ! Courez-y !

Magali Rosselo

 

Revue de presse du 9 décembre 2015 : l’Orestie, En attendant Godot, la Cerisaie et le méridien

 

1. Vingt ans après, Roméo Castellucci remonte son Orestie et divise la critique :

– “Reprise troublante d’un spectacle créé il y a vingt ans. Comme un vieux pull que l’on retrouve dans une armoire : il a beau être un peu usé aux coudes, on l’aime encore.” – Blog Mediapart

– “Choc des images, qui depuis ont été beaucoup imitées, et des sons.” – Le Monde

– “Dans ce magma théâtral, il y a certes des éclairs de grâce, des coups d’audace (Agamemnon réincarné en bouc sanglant), mais l’abus d’effets racoleurs et de pathos, le trash convenu, le rythme mal maîtrisé rendent l’ensemble indigeste.” – Les Echos

– “Un délire orgiaque charrie les effluves d’un monde en décomposition, avec des scènes sidérantes de force auxquelles succèdent de (longs) moments d’errance qui pousseraient à l’assoupissement si le spectacle n’était aussi bruyant.” – Marianne

 

2. En cette fin d’année, la tournée de la pièce de Jean-Pierre Vincent En attendant Godot passe par les Bouffes du Nord :

– “La mise en scène de Jean-Pierre Vincent donne à voir et à entendre la pièce sous un prisme nouveau qui s’impose et éclate d’évidence.” – Le JDD

– “Le Godot idéal pour découvrir la pièce ou la redécouvrir – pour entendre la moindre nuance de ce que nous dit Beckett, qui non seulement n’a pas vieilli, mais prend un sens tout à fait particulier aujourd’hui.” – Le Monde

– “En allant chercher du côté des clowns tristes que sont Laurel et Hardy et parfois Buster Keaton, la mise en scène de Jean-Pierre Vincent offre un moment de pur plaisir.” – L’Express

– “Jean-Pierre Vincent livre un Godot fait de silences et de rires.” – France TV Info

 

3. Au Théâtre de la Colline, le fameux collectif belge tg Stan s’attaque à La Cerisaie de Tchekhov :

– “La langue de Tchekhov passée à la moulinette du bien entendre par tous, ponctuée de blagues et d’apartés, de clins d’œil rieurs et de petites crises d’hystérie attractives devient, par l’art consommé du nivellement, d’une confondante et grossière quotidienneté.” – Les Inrocks

– “S’il fallait qualifier d’un mot “La Cerisaie” proposée par les tg STAN, le mot choisi serait limpidité.” – Froggy’s Delight

– “La force de ce théâtre-là est d’éloigner cette pièce monstre de Tchekhov de son habituelle pesanteur mélancolique.” – Telerama

– “Un théâtre qui s’envisage comme « une invitation au dialogue » plutôt que comme la conception d’un produit achevé.” – La Terrasse

 

4. Au Rond-Point, Nicolas Bouchaud joue seul sur scène Le méridien de Paul Celan, et c’est une performance :

– “Le Méridien, spectacle vraiment bouleversant par ailleurs, est le troisième solo que l’acteur Nicolas Bouchaud crée avec le metteur en scène Eric Didry, après La Loi du marcheur et Un métier idéal.” – Le Monde

– “Bouchaud, c’est Brel chantant sur scène et donnant tout. La poésie le possède. Il a une ­confiance absolue dans le verbe.” – Les Echos

– “Magie du théâtre, Nicolas Bouchaud fait de la pensée, un personnage, il trace à la craie sur le sol une carte du raisonnement de Paul Celan.” – France Info

– “On voudrait retenir chaque phrase, s’arrêter sur chaque fragment, en interroger le sens profond. – L’Humanité

– “Qui dit le texte, qui voit-on sur scène ? Celan ressuscité, Bouchaud lui-même, l’acteur, le poète ? Tous ceux-là et, en même temps, aucun d’entre eux seulement.” – La Terrasse