Les inoubliables Damnés d’Avignon

Les Damnés – spectacle vu le 6 juillet 2016
Dans la Cour d’Honneur du Festival d’Avignon jusqu’au 16 juillet 2016 et à la Comédie-Française du 24 septembre 2016 au 13 janvier 2017
D’après le scénario de Luchino Visconti, Nicola Badalucco et Enrico Medioli
Mise en scène : Ivo van Hove

Les Damnes Avignon 2016
© Jan Versweyveld, coll. Comédie-Française

 

“Et ceux qui cherchent refuge dans la neutralité seront les perdants de la partie.”

Toute vie de spectateur est traversée par des événements d’exception. Des spectacles attendus, imaginés, espérés, rêvés. Des sorties programmées longtemps à l’avance, des soirées nécessitant un rituel hors-normes. Et parmi ces expériences particulières, certaines, rares et précieuses, sont à la hauteur de nos attentes, voire les surpassent. Ces représentations sont celles dont les souvenirs forgent notre ADN de spectateur. Les Damnés d’Ivo van Hove fut pour moi l’une de ces expériences magiques.

L’immensité de la Cour d’Honneur est naturellement, logiquement, parfaitement exploitée par le metteur en scène belge. Parterre orange immaculé, grand écran en fond de scène, peu d’éléments de décor. Juste de quoi se changer et se maquiller côté jardin, et six cercueils côté cour. Des cercueils vers lesquels nous méneront la succession de drames, assassinats et crimes qui ponctuent la pièce. Ivo van Hove interprète le scénario de Visconti – l’histoire de la famille Essenbeck, riche propriétaire d’aciéries en Allemagne à l’heure du triomphe du régime nazi – comme « une célébration du Mal ». Comment, de compromissions en trahisons, de meurtres en manipulations, chacun tente-t-il de se rapprocher d’un pouvoir coupable de toutes les ignominies ?

 

Les Damnes d'Avignon Christophe Montenez Elsa Lepoivre Guillaume Gallienne

 

Le résultat est noir, glaçant, dérangeant, perturbant, certes. Mais il est surtout immensément beau. Tout est dans l’épure et la verticalité chez Ivo van Hove. Rien de superflu, chaque geste est précis, correspondant à un objectif bien défini. Conscient de diriger d’immenses comédiens, le metteur en scène leur fait déployer une infinie palette d’émotions, surlignées par la sonorisation qui permet encore davantage de nuances. D’une Elsa Lepoivre impériale et shakespearienne à un Guillaume Gallienne tranchant et inquiétant, d’un Eric Génovèse maléfique et mielleux à une Jennifer Decker mutine et sensuelle, d’une Adeline d’Hermy touchante et vulnérable à un Denis Podalydès fourbe et odieux, d’un Loïc Corbery doux et violent à un Clément Hervieu-Léger gracieux et fragile…tous sont sublimés dans la « Cour d’Ivo ». Cette chaîne humaine et maléfique a pour point de départ Joachim von Essenbeck, le patriarche, incarné par un Didier Sandre tout en retenue. La scène où il bascule, cédant à la compromission, est le premier moment fort du spectacle. Sur fond de clarinette (Clément Hervieu-Léger nous révéle ici un autre de ses talents), Ivo van Hove projette en gros plan les doutes de Joachim. Les secondes s’égrennent, on passe du plan large de la fête familiale au cadre serré qui capture les larmes de Didier Sandre et l’on est saisi par tant de beauté.

 

Les Damnes d'Avignon ivo van Hove

 

A l’autre bout de la chaîne et de la lignée : le jeune Martin, fils de la baronne Sophie von Essenbeck, considéré par Ivo van Hove comme le personnage central de l’histoire. « Un caméléon, un nihiliste sans ambitions, qui ne pense qu’à sa survie ». Christophe Montenez incarne à merveille ce nihilisme, cette absence totale de scrupules, cette incapacité à éprouver le moindre sentiment. Il nous glace, nous transporte, nous amuse, nous émeut et nous terrorise. Car son Martin nous fait toucher du doigt un danger terriblement actuel qui rôde et nous menace… Et si les Damnés d’Ivo van Hove sont inoubliables, c’est aussi parce qu’il est primordial de les toujours garder en mémoire.

 

1 réponse
  1. Boulan
    Boulan dit :

    Tout à fait d’accord. La question se pose quand même de savoir si on peut encore jouer dans la Cour d’honneur sans vidéo ? Ici, son usage permanent se justifie car après tout le spectacle est l’adaptation d’un scénario de film. Mais on voit bien pourquoi, historiquement, le cinéma a remplacé le théâtre : pour permettre aux spectateurs de mieux voir le jeu des acteurs, stars dans la nuit de la salle ? Qu’en penserait Vilar ? Il n’avait sans doute pas imaginé la Cour d’honneur accueillant 2 à 3 000 spectateurs.
    En tout cas, je crois qu’il y aura un avant et un après Les Damnés. Et pour avoir été parfois tout en haut des gradins, je pense qu’on ne peut plus se passer de vidéos et de gros plans, tant les acteurs paraissent loin et petits vus de si haut.

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