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La Solitude des mues : âpre et sensible portrait d’êtres vivants

temps de lecture 5 mn 30

Après Daddy Papillon, Naéma Boudoumi et Arnaud Dupont sont de retour à la Tempête avec un récit qui fait vœu de parler de nos métamorphoses intimes. Celles de l’adolescence, mais aussi celles de l’âge adulte, où, pour avoir quitté le territoire immense des potentialités de l’enfance on n’en reste pas moins en perpétuelle re-construction.

La première image nous plonge dans une vision entre joliesse et malaise. En robes à froufrous, Kiki et Pastèque (Shannen Athiaro-Vidal et Clara Paute, vives et sincères), deux copines adeptes de la culture kawaï, ont des airs de ballerines de boîtes à musique, corps presque adultes dans des tenues de poupées.
 

Kiki s’appelle Emma, dans l’autre réalité, celle hors de son univers kawaï, des réseaux sociaux et de son intimité avec sa copine Pastèque. Sa mère est morte jeune, Emma était petite fille, elle grandit seule avec son père. Pierre, le père, veuf, déboussolé, en proie à des difficultés financières, fatigué par les travaux perpétuels qu’impose l’état de la maison, désorienté par les occupations et les amitiés de sa fille, trimballe une grande solitude. Arnaud Dupont, co-auteur, en est aussi l’interprète, avec sobriété, lui donnant une opacité émouvante.

La scénographie est très élégante, et parlante. Deux cubes de cornières occupent l’espace, un squelette de maison, deux pièces qui ne communiquent pas. Chambre fleurie et rose de Kiki, peuplée de mille détails racontant son univers, chambre minimaliste, un tatami et du gris pour le père. Entre les deux, le noir du plateau et le silence des sentiments qu’ils n’arrivent pas à partager.
 

Répandue sur un recoin de la scène, une grande masse de laine évoque les sculptures de Sheila Hicks. L’opposé même de la maison, qui est tout en angles, en hauteur, en couleurs tranchées : une masse rampante, organique, bariolée, qui peut faire écho aux niches érotiques que creuse Robinson dans le Robinson ou Les Limbes du Pacifique de Michel Tournier.
Le père s’y réfugie, s’y enfouit ; je lis dans le dossier du spectacle qu’il s’agit d’une image de la forêt, mais il pourrait tout aussi bien s’agir de son chagrin ou de sa consolation. Il y cherche l’oubli, la perte de la notion du temps, peut-être, un lieu et un temps de dé-cérébralité, sans doute. Il y retrouvera parfois un faune, petit esprit aux cheveux de laine et au corps de forêt entre nymphe et satyre, tendance yokai, qui sert de catalyseur à ses souvenirs comme à ses désirs. Élise Bjerkelund Reine, circassienne souple et ancrée comme un roseau, lui offre la fluide étrangeté de ses contorsions
 

Pendant que Pierre le père se perd ou se retrouve dans son tapis de feuilles-cocon, Kiki, elle, s’invente des ramifications dans les mondes numériques, lance des avatars chantants, dansants, sur le word wide web, les offrant au jugement de ses pairs, dont les commentaires élogieux ou insultants font bien marrer les deux copines – elles ont bien plus de recul sur les pépiements de la toile qu’on ne pourrait le craindre…
Un grain de sable, un accident d’amitié va enrayer les engrenages du quotidien. Kiki, animal blessé, se terre alors au fond de sa tanière, hikikomori de circonstance, fermant littéralement sa porte au monde extérieur, ne gardant contact qu’avec un ami on line, mélancolique et délétère jeune homme. Sa vie tient dans quelques mètres carrés et sa seule fenêtre n’est désormais plus qu’un écran. Il faudra que quelque chose bouge à l’extérieur comme à l’intérieur pour accepter à nouveau l’autre.
 

L’écriture, nette, aux dialogues sans fioritures, est aérée par les incursions fantastiques du faune et les immersions sylvestres du père. Concise jusqu’à être parfois elliptique, sans manichéisme, elle ne cherche pas à excuser ses personnages ; elle les laisse se débattre avec leurs fragilités et leurs défauts, leurs douleurs et leur hargne. On les voit fléchir et batailler, errer et faillir, cheminer à tâtons vers la nouvelle mue de leur vie.

Réflexion âpre sur la solitude des êtres, les fêlures et les cicatrices qui viennent après les blessures, La Solitude des mues est un spectacle à la fois doux et dérangeant, plein de tendresse pour ses personnages en pleine mutation, traversé d’une poésie sombre, et finalement éclairé d’espoir.

A voir avec un.e ado, pour l’initier à un théâtre exigeant et sensible, et peut-être ouvrir avec lui le dialogue sur ces mouvements souterrains qui façonnent nos vies d’êtres in-finis.

Marie-Hélène Guérin

 

LA SOLITUDE DES MUES
Un spectacle de la compagnie Ginko
Au Théâtre de la Tempête jusqu’au 11 février 2024
Texte Naéma Boudoumi, Arnaud Dupont
Mise en scène Naéma Boudoumi
Avec Shannen Athiaro-Vidal Pastèque, Élise Bjerkelund Reine la bête, Victor Calcine Kuro Neko, Arnaud Dupont le père, Clara Paute Kiki et à l’image Lucas Garzo Yami
Mouvement chorégraphique Anna Rodriguez – costumes Sarah Topalian – scénographie Delphine Ciavaldini – vidéo Luc Battiston – lumières Charlotte Gaudelus – son Thomas Barlatier
Photos © Luc Battiston
 
Rencontre avec les auteurs

 
Administration, production Le Bureau des filles – Véronique Felenbok, Ondine Buvat diffusion Le Bureau des filles – Marie Leroy presse Olivier Saksik – Elektronlibre
Production Cie Ginko en coproduction avec l’Étincelle – théâtre de la ville de Rouen, le Quai des Arts – Argentan, le Nouveau Gare au Théâtre – Vitry avec le soutien des Fours à Chaux – centre de création et d’histoire de la Manche, de la Cidrerie – Beuzeville, de La Faïencerie – Creil, du théâtre Jean Lurçat – scène nationale d’Aubusson, de La Chartreuse – Centre national des écritures du spectacle Villeneuve-lez-Avignon, du Théâtre des Quartiers d’Ivry – CDN du Val-de-Marne, de la DRAC Normandie, de la région Normandie, du département de la Seine-Maritime, de la ville de Rouen en coréalisation avec le Théâtre de la Tempête