Zoé, de Julie Timmerman : Tuer le père ou tuer l’insouciance ?

Je pense qu’il vaut mieux commencer par le sujet : Zoé raconte l’histoire poignante d’une enfant en proie aux tumultes de son père bipolaire, oscillant entre dépression et manie. Avant de passer à l’écriture… Julie Timmerman, dans une explosion textuelle explosive parsemée de citations et de références classiques à Hugo, Corneille et Racine, nous plonge dans l’univers intérieur de cette enfant dont chaque erreur, chaque fragilité, est jugée inadmissible.

L’univers de Zoé, incarnée par Alice Le Strat, se dévoile à nous dans un tourbillon de couleurs et de fumées, une mosaïque de souvenirs qui s’enchaînent. Nous devenons les témoins de cette croissance entravée par un environnement parental tourmenté, une enfant qui ne saisira la complexité et la dureté de son passé que bien des années plus tard. La pièce nous interpelle, nous engage, par l’universalité de son sujet : nombreux sommes-nous à avoir été au moins déstabilisés par les traces des névroses parentales qui, parfois, vont jusqu’à nourrir nos pulsions autodestructrices.
 

À mesure que l’esprit de Zoé s’alourdit de souvenirs poignants, la scène se remplit d’un chaos poétique, teinté de nostalgie.
Zoé se révèle être une toile visuelle captivante, habilement tissée pour refléter les tumultes intérieurs de la protagoniste. La scénographie évolue avec le personnage et nous sommes d’abord plongés dans un univers coloré et fait d’artifices évoquant la perspective de l’enfant. Puis, à mesure que la narration progresse et que les souvenirs douloureux s’accumulent, l’espace se fait de plus en plus chaotique, traversé d’éclairs de lumière projetant des ombres évocatrices, comme les fantômes du passé de Zoé. Tout est pensé pour accentuer progressivement l’intensité émotionnelle de l’expérience.
Zoé se révèle être une œuvre psychanalytique, cathartique et profondément personnelle, écrite avec les tripes. La générosité du texte est appuyée par les performances solides de Mathieu Desfemmes, Julie Le Strat et Jean-Baptiste Verquin, entraînés par la virtuosité d’Anne Cressent, incarnant magistralement la mère.

Zoé explore les profondeurs complexes de l’âme humaine. Julie Timmerman offre au public une méditation sur l’influence durable des expériences familiales sur notre propre développement. En naviguant à travers ce tumulte émotionnel, la pièce laisse une empreinte indélébile dans l’esprit du spectateur, rappelant que, parfois, c’est dans la confrontation avec nos démons intérieurs que se trouve la clé de notre libération.

Janis Bordes

 

ZOÉ
Un spectacle de la compagnie Idiomécanic
Au Théâtre de Belleville jusqu’au 29 février
Conseillé à partir de 10-12 ans
Texte et mise en scène Julie Timmerman
Avec Anne Cressent, Mathieu Desfemmes, Alice Le Strat et Jean-Baptiste Verquin
Dramaturgie Pauline Thimonnier | Collaborateur artistique et conseiller musical Benjamin Laurent | Assistante à la mise en scène Véronique Bret | Scénographie James Brandily assisté de Laure Catalan et Lisa Notarangelo | Lumières Philippe Sazerat | Costumes Dominique Rocher | Création sonore Xavier Jacquot assisté de Paul Guionie | Directeur technique Vincent Tudoce
Chargée de production & diffusion Anne-Charlotte Lesquibe | Construction du décor Benjamin Bertrand et Agnès Champain
Attachée de presse Nicole Czarniak | Administratrice Isabelle Frank pour Gingko Biloba

Photos © Pascal Gély

À voir en tournée :
2 mars : dans le cadre des ATP de l’Aude
6 mars : Espace culturel Boris Vian, Les Ulis
10-11 mars : Centre culturel Marcel Baschet St-Michel-sur-Orge
15 mars : Théâtre des 2 Rives, Charenton-le-Pont
26 mars : dans le cadre des ATP de Nîmes
28 mars : dans le cadre des ATP d’Uzès
11 avril : dans le cadre des ATP de Dax
16 avril : dans le cadre des ATP d’Avignon
18 avril : dans le cadre des ATP de Lunel
3 mai : dans le cadre des ATP de Roanne
25 mai : dans le cadre des ATP de Villefranche-de-Rouergue
28 mai : Espace Jean Legendre, Théâtres de Compiègne

Production Idiomécanic Théâtre
Coproductions Fédération d’Associations de Théâtre Populaire (FATP) – Espace Jean Legendre, Théâtre de Compiègne – Théâtre Jean Vilar, Vitry-sur-Seine –Théâtre des 2 Rives, Charenton-le-Pont.
Soutiens Espace culturel Boris Vian, Les Ulis
Coréalisation Théâtre de Belleville, Paris
Résidences de création Scène de Recherche de l’ENS Paris-Saclay, Théâtre des 2 Rives – Charenton-le-Pont, Espace Jean Legendre – Théâtre de Compiègne, Super Théâtre Collectif – Charenton-le-Pont
Subventions Conseil départemental du Val-de-Marne, Département de l’Essonne, Spedidam
Mécénat MNA Taylor

La Solitude des mues : âpre et sensible portrait d’êtres vivants

temps de lecture 5 mn 30

Après Daddy Papillon, Naéma Boudoumi et Arnaud Dupont sont de retour à la Tempête avec un récit qui fait vœu de parler de nos métamorphoses intimes. Celles de l’adolescence, mais aussi celles de l’âge adulte, où, pour avoir quitté le territoire immense des potentialités de l’enfance on n’en reste pas moins en perpétuelle re-construction.

La première image nous plonge dans une vision entre joliesse et malaise. En robes à froufrous, Kiki et Pastèque (Shannen Athiaro-Vidal et Clara Paute, vives et sincères), deux copines adeptes de la culture kawaï, ont des airs de ballerines de boîtes à musique, corps presque adultes dans des tenues de poupées.
 

Kiki s’appelle Emma, dans l’autre réalité, celle hors de son univers kawaï, des réseaux sociaux et de son intimité avec sa copine Pastèque. Sa mère est morte jeune, Emma était petite fille, elle grandit seule avec son père. Pierre, le père, veuf, déboussolé, en proie à des difficultés financières, fatigué par les travaux perpétuels qu’impose l’état de la maison, désorienté par les occupations et les amitiés de sa fille, trimballe une grande solitude. Arnaud Dupont, co-auteur, en est aussi l’interprète, avec sobriété, lui donnant une opacité émouvante.

La scénographie est très élégante, et parlante. Deux cubes de cornières occupent l’espace, un squelette de maison, deux pièces qui ne communiquent pas. Chambre fleurie et rose de Kiki, peuplée de mille détails racontant son univers, chambre minimaliste, un tatami et du gris pour le père. Entre les deux, le noir du plateau et le silence des sentiments qu’ils n’arrivent pas à partager.
 

Répandue sur un recoin de la scène, une grande masse de laine évoque les sculptures de Sheila Hicks. L’opposé même de la maison, qui est tout en angles, en hauteur, en couleurs tranchées : une masse rampante, organique, bariolée, qui peut faire écho aux niches érotiques que creuse Robinson dans le Robinson ou Les Limbes du Pacifique de Michel Tournier.
Le père s’y réfugie, s’y enfouit ; je lis dans le dossier du spectacle qu’il s’agit d’une image de la forêt, mais il pourrait tout aussi bien s’agir de son chagrin ou de sa consolation. Il y cherche l’oubli, la perte de la notion du temps, peut-être, un lieu et un temps de dé-cérébralité, sans doute. Il y retrouvera parfois un faune, petit esprit aux cheveux de laine et au corps de forêt entre nymphe et satyre, tendance yokai, qui sert de catalyseur à ses souvenirs comme à ses désirs. Élise Bjerkelund Reine, circassienne souple et ancrée comme un roseau, lui offre la fluide étrangeté de ses contorsions
 

Pendant que Pierre le père se perd ou se retrouve dans son tapis de feuilles-cocon, Kiki, elle, s’invente des ramifications dans les mondes numériques, lance des avatars chantants, dansants, sur le word wide web, les offrant au jugement de ses pairs, dont les commentaires élogieux ou insultants font bien marrer les deux copines – elles ont bien plus de recul sur les pépiements de la toile qu’on ne pourrait le craindre…
Un grain de sable, un accident d’amitié va enrayer les engrenages du quotidien. Kiki, animal blessé, se terre alors au fond de sa tanière, hikikomori de circonstance, fermant littéralement sa porte au monde extérieur, ne gardant contact qu’avec un ami on line, mélancolique et délétère jeune homme. Sa vie tient dans quelques mètres carrés et sa seule fenêtre n’est désormais plus qu’un écran. Il faudra que quelque chose bouge à l’extérieur comme à l’intérieur pour accepter à nouveau l’autre.
 

L’écriture, nette, aux dialogues sans fioritures, est aérée par les incursions fantastiques du faune et les immersions sylvestres du père. Concise jusqu’à être parfois elliptique, sans manichéisme, elle ne cherche pas à excuser ses personnages ; elle les laisse se débattre avec leurs fragilités et leurs défauts, leurs douleurs et leur hargne. On les voit fléchir et batailler, errer et faillir, cheminer à tâtons vers la nouvelle mue de leur vie.

Réflexion âpre sur la solitude des êtres, les fêlures et les cicatrices qui viennent après les blessures, La Solitude des mues est un spectacle à la fois doux et dérangeant, plein de tendresse pour ses personnages en pleine mutation, traversé d’une poésie sombre, et finalement éclairé d’espoir.

A voir avec un.e ado, pour l’initier à un théâtre exigeant et sensible, et peut-être ouvrir avec lui le dialogue sur ces mouvements souterrains qui façonnent nos vies d’êtres in-finis.

Marie-Hélène Guérin

 

LA SOLITUDE DES MUES
Un spectacle de la compagnie Ginko
Au Théâtre de la Tempête jusqu’au 11 février 2024
Texte Naéma Boudoumi, Arnaud Dupont
Mise en scène Naéma Boudoumi
Avec Shannen Athiaro-Vidal Pastèque, Élise Bjerkelund Reine la bête, Victor Calcine Kuro Neko, Arnaud Dupont le père, Clara Paute Kiki et à l’image Lucas Garzo Yami
Mouvement chorégraphique Anna Rodriguez – costumes Sarah Topalian – scénographie Delphine Ciavaldini – vidéo Luc Battiston – lumières Charlotte Gaudelus – son Thomas Barlatier
Photos © Luc Battiston
 
Rencontre avec les auteurs

 
Administration, production Le Bureau des filles – Véronique Felenbok, Ondine Buvat diffusion Le Bureau des filles – Marie Leroy presse Olivier Saksik – Elektronlibre
Production Cie Ginko en coproduction avec l’Étincelle – théâtre de la ville de Rouen, le Quai des Arts – Argentan, le Nouveau Gare au Théâtre – Vitry avec le soutien des Fours à Chaux – centre de création et d’histoire de la Manche, de la Cidrerie – Beuzeville, de La Faïencerie – Creil, du théâtre Jean Lurçat – scène nationale d’Aubusson, de La Chartreuse – Centre national des écritures du spectacle Villeneuve-lez-Avignon, du Théâtre des Quartiers d’Ivry – CDN du Val-de-Marne, de la DRAC Normandie, de la région Normandie, du département de la Seine-Maritime, de la ville de Rouen en coréalisation avec le Théâtre de la Tempête

Les Sœurs Dalton : la nouvelle création des Nomadesques, un western cartoonesque branché sur 10000 volts !

temps de lecture 3 mn

Les éponymes sœurs Dalton sont bien décidées à ne pas être que « les sœurs de leurs frères ».

Nettement plus barjottes que leurs renommés frangins, Eva, Lilia et Leona – dite Tornada – sont aussi nettement plus honnêtes, sans doute sérieusement plus courageuses, et, est-ce possible, sacrément plus fûtées.
Citoyennes de cette « bonne vieille ville calme de Toucalm City », elles se retrouvent chargées de convoyer la fortune que lègue à la ville le défunt James Poker Winner jusqu’à la banque, sise dans cette « satanée vieille ville dangereuse de Dangerous City ». La coquette somme devra servir à de grands et nobles projets : construire des écoles, des crèches, des orphelinats, des infrastructures routières, des bacs à fleurs (ad libitum, les bonnes causes ne manquent pas)… Autant vous dire que le trajet ne sera pas de tout repos (sinon n’importe quel autre Toucalmien aurait pu s’en charger). Tout ce que la région compte de malfrats et de benêts se met en travers de leur périple, et leur allié Luc Lechanceux, shérif aussi brave que borné, est presque aussi préjudiciable que leurs ennemis.

Rien ne manque : banjo, portes de saloon qui claquent, shérif à chapeau de shérif, bastons, fusillades et courses poursuite, farouches Indiens, chevauchées à travers les plaines, évasion de prison et french cancan en froufrous…
Les six interprètes ont une énergie folle, et la comédie est menée tambour battant.
Les dialogues fusent, croustillants à souhait, parsemés de référence qu’apprécieront les adultes – sans pour autant égarer les enfants. Les jolis décors « vintage » sont astucieux, manipulés à vue au fur et à mesure de l’histoire, pour transformer les lieux en un tour de main. Les costumes savamment patinés sont tout aussi réussis.

Les plus petits se régalent tout particulièrement des jeux de bruitages, équivalents hilarants des ZimBoumPifPaf Tacaclop Tacaclop Pan Pan Aaargh des bulles de BD. Un joueur de banjo-ménestrel pas loin d’être aussi horripilant qu’Assurancetourix distille des apartés loufoques et hilarants. Second et premier degrés rivalisent pour réjouir l’assemblée.

Les Nomadesques, compagnie qui a déjà mitonné quelques spectacles qui sont devenus des incontournables du Jeune public (tel « Le loup est revenu » à l’affiche depuis 10 ans sans faiblir !), ont composé là un spectacle familial malin, enlevé, joyeux, bien produit, et qui, ce qui ne gâte rien, se laisse savourer aussi bien par les adultes que les enfants avec un plaisir contagieux. Un futur classique ?
 

LES SŒURS DALTON
Au théâtre Le Ranelagh
Texte Karine Tabet
Mise en scène Vincent Caire
Lumières Valentin Tosani
Costumes Magalie Castellan
Avec Aurélie Babled, Claire Couture, Karine Tabet, Gael Colin, Cédric Mièle, Cyprien Pertzing

Conseillé à partir de 7-8 ans

Salti : vivifiante danse-médecine !

Trois mômes en baskets trouvent le temps long, c’est Jim, Louise et Léa, 8 ans, 10 ans peut-être, on est fin juillet début août sans doute, on n’a pas la petite excitation de ne plus avoir classe, on n’a pas encore la préparation de la rentrée, le nouveau cartable, les fournitures, retrouver les copains.
On languit, on s’ennuie… mais ce qu’on s’ennuie ! Autant qu’on le peut au creux de l’été, à l’âge où quelques semaines sont une éternité.

Pour tromper la lenteur du temps, on fait des pierre-papier-ciseau, on joue à être celui qui s’ennuie le plus, on suit du regard une araignée grande comme une vache, et ah ! ben tiens ! on n’a qu’à à jouer à celui qui sera piqué ! Les corps se réveillent en pointes, jambes tendues haut levées, salti/sauts effrenés, corps caoutchouc, défiant la rigidité du squelette et les lois de la pesanteur, bondissant pour échapper à la monstrueuse arachnide, à la morsure féroce de la tarentule.

Par la danse, la musique mais aussi les mots, dialogues ou narration, Brigitte Seth et Roser Montllo Guberna, les autrices du spectacle, ont entrepris de nous faire partager les vertus thérapeutiques de la danse. Depuis toujours, les humains s’en sont servis pour soigner leurs peurs, leurs tristesses et leurs solitudes, leurs maux de tête, de dos, et même… les piqûres d’araignées ! La tarentelle italienne est même tout spécialement prescripte pour contrer le poison de la mélancolie que la venimeuse tarenta instille à ses victimes, les tarentolato et tarentolata, les plongeant dans l’inertie, l’apathie, l’atonie. Depuis l’Antiquité et aujourd’hui encore, ici même, danseurs, chanteurs et musiciens attirent celui, celle qui a été vidée de ses forces par la sinistre bestiole vers le mouvement, lui réinjecte le désir et la pulsation, l’envie et la pulsion !

La complicité et l’énergie du trio sont manifestes… et contagieuses ! Des malicieuses inventions verbales ou gestuelles secouent la salle d’éclats de rire, il y a du farfelu et du cocasse qui font pétiller les yeux d’amusement et quelques parenthèses plus rêveuses qui apportent une respiration de douceur.
Sur une prenante composition électro habilement tressée de tarentelles traditionnelles aux voix nasillardes et aux tambourins frénétique, une danse très tonique, matînée de hip-hop, drôle et alerte, emporte l’adhésion.

C’est vivifiant et enjoué, et tel le tarentolato tiré de sa somnolence, battant du pied en mesure, nous voilà réanimés, ré-énergisé, plus légers, plus forts, dopés au rythme et au sourire !
Belle démonstration par l’exemple des puissants effets de la danse-médecine, l’araignée perd, la joie gagne ! A ne pas manquer, avec ou sans enfant…

Marie-Hélène Guérin

 

SALTI
Spectacle de théâtre/danse jeune public
(vu en version 25 mn 3 – 6 ans, il existe une version 50 mn à partir de 6 ans et tout public)
Au TGP – Saint-Denis du 10 au 13 janvier 2024
Un spectacle de la compagnie Toujours après minuit
Vu à La Manufacture-Avignon
Conception, texte, mise en scène et chorégraphie : Brigitte Seth et Roser Montllo Guberna
Avec Jim Couturier, Louise Hakim et Lisa Carmen Martinez
Lumières Guillaume Tesson
Composition originale Hugues Laniesse
Musiques additionnelles : Bruno Courtin « Personne ne dort », L’Arpeggiata/Christina Pluhar « Antidotum tarantolae », Nuova Compagnia di Canto Popolare « Tarantella »
Photos Christophe Raynaud de Lage

« La Chute des anges », et l’envol des êtres : magistrale leçon de ténèbres de Raphaëlle Boitel

Le rideau s’ouvre, le noir et le silence se font, soyeusement.
Une maigre forêt de perches armées d’un projecteur-œil encadre la scène, vaguement inquiétante dans sa sècheresse et ses angles, entités mécaniques et autonomes, épiantes et directives.

Des longs manteaux noirs tombent des cintres, des cintres tombent des cintres, des cintrés se glissent dans les manteaux, étranges marionnettes, cousines de celles de Philippe Genty – cet homme en fond de plateau, ces deux femmes sans doute, visage dissimulé sous un voile de cheveux, corps désarticulés, acrobates danseurs clowns désespérés. Trois drôles de petits humains, trois anges déchus, qui tentent d’apprivoiser la pesanteur.
Des mains cherchent leur tête, des corps cherchent leur axe, de êtres cherchent leur centre et leurs limites.

© Georges Ridel

Bientôt leurs compagnons d’infortune vont les rejoindre, arpentant le plateau en un mathématique mouvement perpétuel, Quad beckettien chaotique où comme par accident quelques pas se déploient en acrobaties, se prolongent en torsions de dos courbés jusqu’à l’impossible. Circassiens virtuoses ou non, les interprètes ont tous la même netteté dans le geste, et la même densité dans la présence.

Une ange aurait-elle la nostalgie des cieux, une humaine aurait-elle le souvenir d’une jeunesse plus lumineuse ? Une des anges se détache du chœur, tourne son visage plein d’appétits vers un soleil artificiel, lui adresse une mélopée chantante, un fouillis de mots, un esperanto d’espoir. C’est elle qui poussera le plus loin les tentatives d’échappée, les désirs d’envol.

Les noirs sont profonds comme les notes de contrebasse qui vibrent dans l’espace, ciselés de graphiques lumières dorées – presque des lumières de « théâtre noir », qui découpent de fines lames dans l’obscurité, de fines lames de réalité et de vie dans la poix des contraintes, dans l’ombre des assujettissements et des surveillances. La composition sonore d’Arthur Bison est de même dense, prenante, sophistiquée et organique, avec des grondements sourds de tempête et des vivacités de clairière après la pluie.

Les silhouettes dessinent des calligraphies, des ombres chinoises, creusent des tourbillons dans la fumée. Une femme plus âgée passe avec une opacité tranquille de vieux chaman. Un vertigineux numéro de mât chinois époustoufle et émeut, élévation et chute, élévation et chute, tragique destinée en réduction.

© Marina Levistskaya

Dans cette esthétique de fin du monde, il y a aussi de la cocasserie, une guerre des « chut » rigolarde, des moments de sourires au milieu des décombres : deux tubes métalliques arrachés à une des machines feront une paire d’ailes de fortune, sait-on jamais (spoil : ça ne suffira pas). L’image est drôle, et déchirante. Très drôle aussi, et très tendre, un « pas de deux » à quatre, deux des êtres tentant tant bien que mal d’en animer deux autres, tâtonnant, expérimentant, réinventant les gestes les plus simples…

Le danger peut rôder dans les objets, les perches se démantibulent, pourchassent, ordonnent, menacent – en contrepoint un majestueux gramophone offre sa beauté incongrue et une occasion de bouffonnerie légère, un rail suspendu s’envole au-dessus des spectateurs avec la souplesse et la joie des balançoires de l’enfance.

Ce monde de métal glacé et oppressant, univers sombre troué de somptueuses mordorures (magnifique scénographie et création lumières de Tristan Baudoin), Raphaëlle Boitel le peuple d’êtres faits de servitude et de pesanteur, mais surtout de curiosité et d’empathie, qui vont trouver, ensemble, un chemin vers la liberté.

Danse contemporaine et équilibrisme, contorsion et hip-hop, prouesses techniques et clowneries délicates, mât chinois et métaphysique, on ne distingue plus où une discipline s’exprime, où l’autre prend le pas, tant Raphaëlle Boitel les pétrit, les étire et mêle pour en faire le vocabulaire et la grammaire de son propre langage, extrêmement maîtrisé, poétique, gracieux, in-quiet et tendre.
« Dans la chute, il y a toujours la question de la manière dont on s’en relève. » précise Raphaëlle Boitel à La Terrasse : elle donne une beauté hypnotisante aux deux, à la chute et à la manière dont on s’en relève.
C’est onirique, envoûtant, et bienfaisant.

Marie-Hélène Guérin

© Sophian Ridel

LA CHUTE DES ANGES
Un spectacle de la Cie L’Oublié(e) – Raphaëlle Boitel
vu au Théâtre du Rond-Point, Paris
Mise en scène et chorégraphie Raphaëlle Boitel
Collaboration artistique, scénographie, lumière Tristan Baudoin | Musique originale, régie son et lumière Arthur Bison | Costumes Lilou Hérin | Accroches, machinerie, complice à la scénographie Nicolas Lourdelle
Interprètes Alba Faivre ou Marie Tribouilloy, Clara Henry, Loïc Leviel, Emily Zuckerman, Lilou Hérin ou Sonia Laroze, Tristan Baudoin, Nicolas Lourdelle

DATES DE TOURNÉE 2023-2024
• 29 septembre au 7 octobre 2023 – Célestins, Théâtre de Lyon (69)
• 10 et 11 octobre 2023 – Le Volcan, Scène nationale du Havre (76)
• 8 et 9 décembre 2023 – Théâtre de Suresnes Jean Vilar (92)
• 12 décembre 2023 – Centre culturel Jacques Duhamel, Vitré (35)
• 15 et 16 décembre 2023 – Le Théâtre, centre national de la marionnette de Laval (53)
• 20 et 21 décembre 2023 – La Passerelle, Scène nationale de Saint-Brieuc (22)
• 16 et 17 janvier 2024 – Théâtre de Lorient, CDN (56)
• 25 et 26 janvier 2024 – Théâtre de Cornouaille, scène nationale de Quimper (29)
• 17 et 18 mars 2024 – TCM, Théâtre de Charleville Mézières (08)

Neige, de Pauline Bureau : subtile et merveilleuse fable de la métamorphose des âges

“Si tu ne vas pas dans les bois, jamais rien n’arrivera, jamais ta vie ne commencera.
Va dans les bois, va.”
— Clarissa Pinkola Estés, Femmes qui courent avec les loups, Grasset, 1996,
citée par Pauline Bureau en exergue de son travail

Une étrange et lumineuse forêt, parcourue de piafs colorés et de biches rêveuses, a envahi le théâtre de La Colline. Dans la salle, les murs enveloppent les spectateurs d’immenses photos d’arbres en bleu et blanc, comme des cyanotypes outremer. La Colline s’est verdoyée pour nous immerger dans le beau conte que nous invente cette fois Pauline Bureau.
On la connaît et on l’aime prenant à bras le corps, sans concession ni esthétique ni morale, des sujets de société vibrants d’actualité – scandale du Médiator (Mon cœur), GPA (Pour autrui), ou plongeant dans des univers moins documentaires mais pas moins réels (Bohème, notre jeunesse).
Dans Dormir cent ans, déjà une enfant se perdait/se trouvait dans une forêt… Comme dans tout conte qui se respecte ! Depuis si longtemps c’est dans les forêts que se déroulent les rites initiatiques et leurs déclinaisons narratives que sont les contes.

 

 
Dans Dormir cent ans, les enfants étaient au sortir de l’enfance, au seuil de l’adolescence. Aujourd’hui Neige a bientôt 15 ans, et sa mère bientôt 50. Chacune à une extrémité de la vie fertile, du temps de la fécondité biologique, doit trouver le chemin de sa liberté et de l’affection envers soi-même et les autres.
La mère est une belle femme, active, élégante, sans pitié, elle a la bienveillance tyrannique, et s’étonne de vieillir – dépitée de voir apparaitre dans un selfie les traits de sa propre mère. Neige fait de la danse classique en tutu et pointes, vient d’avoir pour la première fois ses règles, a encore des airs d’enfant, se sent grandir, les habits corsetés de petite-fille-idéale la compriment et l’étouffent. Histoire d’oxygéner ses poumons, d’agrandir son horizon, elle suit en douce quelques jeunes gens – plus délurés qu’elle, un joli Chris qui ne sait pas qu’il fait battre son cœur, une vive Delphine à l’aise dans ses baskets, partis faire la fête dans la forêt voisine.
 

 

Apprends-moi l’inutile.
Ce qui ne sert à rien mais qui fait du bien.
Apprends-moi à rêver, à marcher sur les mains, à aimer le temps qui passe.
— Pauline Bureau, Neige

Ce conte d’aujourd’hui nous emmène sur ces frontières où oscillent mère et fille, en ces moments instables faits de continuités et de ruptures, d’étonnements et d’interrogations, où l’on passe d’un âge à l’autre, comme un élément passe d’un état à l’autre sans cesser d’être lui-même.
Comme dans les contes de toujours, il y a un miroir où l’on mire ses traits et ses rêves, une princesse, une reine et un roi, un chasseur, des biches et des loups, et l’on y fait l’apprentissage d’être soi.

Neige est un spectacle extrêmement délicat et tendre, où le chasseur-guetteur n’est pas un prédateur mais un protecteur, où les loups alertent mais ne dévorent pas, où les êtres ne sont pas univoques et où le cœur de chacun finit par trouver son chemin. Pauline Bureau sait comme peu d’autres conférer de la magie à la technologie. Elle use de la vidéo avec un à-propos et une poésie rare, et teinte le réalisme quasi-documentaire de l’écriture de ses personnages d’un onirisme, d’un merveilleux vibrant. La scénographie est spectaculaire et rêveuse, les séquences subaquatiques sont envoûtantes, évoquant dans leur lente chorégraphie les fascinantes vidéos de Bill Viola, la composition musicale électro est ample et prenante. Les interprètes – mention spéciale à l’irrésistible Marie Nicolle dans le rôle de la mère et à Régis Laroche, singulièrement touchant en chasseur qui aime la solitude et les animaux – ont tous une justesse qui irradient d’humanité leurs personnages.

À voir, de préférence avec un.e ado mais ce n’est pas nécessaire. De 10 ans à 110 ans, les mouvements de l’âme et de la vie des protagonistes de ce conte contemporain sauront vous mouvoir et émouvoir, avec sensibilité, humour et finesse. Un spectacle gracieux et profond, d’une grande douceur, et d’une incroyable beauté.

Marie-Hélène Guérin

 

NEIGE
Au Théâtre de la Colline jusqu’au 22 décembre 2023
Un spectacle de la compagnie La part des anges
Texte et mise en scène Pauline Bureau
Avec Yann Burlot, Camille Garcia, Régis Laroche, Marie Nicolle, Anthony Roullier, Claire Toubin
Scénographie et accessoires Emmanuelle Roy | costumes Alice Touvet | composition musicale et sonore Vincent Hulot | dramaturgie Benoîte Bureau | magie et vidéo Clément Debailleul | lumières Jean-Luc Chanonat | perruques Julie Poulain | collaboratrice artistique Valérie Nègre | assistanat à la mise en scène Léa Fouillet | cheffe opératrice tournage subaquatique Florence Levasseur
Construction décor Atelier de La Comédie de Saint-Étienne
Photos de répétitions © Christophe Raynaud de Lage

Conseillé à partir de 10 ans
 

Production
La part des anges
Coproduction La Colline – théâtre national, La Comédie de Saint-Étienne – Centre dramatique national, Les Théâtres de la Ville de Luxembourg, L’Espace des Arts – Scène nationale de Chalon-sur-Saône, Théâtre Sénart – Scène nationale EPCC, Le Bateau Feu – Scène nationale de Dunkerque, Théâtre des Quartiers d’Ivry – CDN du Val-de-Marne, Scène nationale 61 – Alençon-Flers-Mortagne
Le spectacle bénéficie de l’aide à la création du Conseil général de Seine-Maritime.

Avec le généreux soutien d’Aline Foriel-Destezet
Avec la participation à l’écran de Camille Chamoulaud, pré-apprentie du CFA des arts du cirque – L’Académie Fratellini, Sylvia Rozenman-Conti, Oriane Fischer
remerciements la Jeune Troupe de La Colline, le Labec, Valérie Fratellini et Agnès Brun

Pauline Bureau est actuellement associée à La Comédie de Saint-Étienne – CDN, à la Scène nationale 61 Alençon-Flers-Mortagne, au Bateau Feu – Scène nationale de Dunkerque, et à L’Espace des Arts – Scène nationale de Chalon-sur-Saône.
La part des anges est conventionnée par le Ministère de la culture / Drac Normandie et la Région Normandie.

Spectacle créé le 17 octobre 2023 à La Comédie de Saint-Etienne – Centre dramatique national

Choréographiques : la danse qui dessine, le dessin qui danse… un spectacle-immersion avec Hervé Tullet

Choréographiques est né d’une proposition de Wajdi Mouawad à Hervé Tullet de concevoir une performance au théâtre.
Les gens qui fréquentent des enfants connaissent de près ou de loin les ouvrages farfelus, colorés et joueurs d’Hervé Tullet.
Farfelu, coloré et joueur lui-même, Hervé Tullet a trouvé l’idée du directeur de La Colline « fabuleuse et surprenante ». Ses livres étant eux-mêmes en mouvement, il n’y avait pas un si long chemin à faire pour les mettre en théâtre.
Et comme à tout spectacle il faut des acteurs, auteur et public entreront de concert dans la danse au propre comme au figuré pour donner vie à Choréographiques.

Pour libérer le geste, pas de gradins, pas de sièges, pas de plateau. Petits et grands rassemblés sur un grand carré de moquette où ils pourront s’asseoir, se coucher, gambader, sautiller, babiller, ad libitum, à leur gré ou sur incitation du maître de joyeuse cérémonie, Hervé Tullet et de ses acolytes musicaux et dansants du Garilli Sound project.

Hervé Tullet nous invite donc à entrer DANS ses livres.
On commence modestement par feuilleter ses ouvrages en compagnie de l’auteur, faire des oh et des ah avec un « livre qui fait des sons », et des grrr et des bouh avec un môme et son copain-kôpain dragon, on encourage un enfant mi-crâneur mi-intimidé qui fait naître de nouvelles couleurs en frottant son doigt devenu magique sur les pages de Couleurs. Un petit côté « home made » – on a l’impression qu’Hervé Tullet, crinière de neige et jean barbouillé, nous pique notre rôle de parent-qui-lit-joue avec son enfant avant la sieste. Ce serait presque feignant si ce n’était pas aussi gai.
Puis ça se débride, le livre change de dimension et s’agrandit à la taille même du théâtre. Et tout le monde se retrouve à déchiqueter, plier, coller des grandes feuilles colorées, fabriquer en chœur une fresque éphémère, taper des mains, faire une ronde, des rythmes, des ombres, tonitruer et murmurer, inventer des reflets, des grondements d’orage, des étoiles au plafond. Poésie et jeu en égales proportions !

Choréo-graphiques, traduisons donc par danser-dessiner…
L’œuvre c’est le geste, écrit Hervé Tullet. Et des gestes, Choréographiques, mi-lecture, mi-performance collective, mi-atelier créatif, en fait naître à profusion.
La danse qui dessine, le dessin qui danse… Une immersion ludique, stimulante et joyeuse, à l’image de ses ouvrages de papier, à partager avec des enfants, dès tout petits.

Marie-Hélène Guérin

 

CHORÉOGRAPHIQUES
Au Théâtre de La Colline
Spectacle jeune public dès 3 ans
Equipe artistique conception Hervé Tullet avec la complicité du Garilli Sound project
Avec Serena Abagnato, Giulia Carli, Elisabetta Garilli, Gianluca Gozzi, Hervé Tullet, Léo Tullet
Photographies © Tuong-Vi Nguyen / Leo Tullet

Production La Colline – théâtre national

23 (ou 36) fragments de ces derniers jours : Ordem, Progresso e Amor !

« Les répétitions de ce spectacle appelé 23 fragments de ces derniers jours ont commencé à Brasilia au début de l’année 2019. Elles listent comme points de départ des hypothèses pour un monde en pièces. Construire un spectacle, donc, pièce par pièce, fragment par fragment, dans un pays qui littéralement traite avec la destruction. Essayer de comprendre, puisqu’il n’est donné de transformer que ce que nous comprenons. »

Maroussia Diaz Verbèke, circographe*, a composé ce spectacle mosaïque avec 3 femmes artistes du collectif Instrumento de Ver et trois artistes de Rio, Recife et Salvador de Bahia. Entre 2019 et 2022, entre le Brésil et la France, s’est inventé ce spectacle protéiforme. C’est l’arrivée de Bolsonaro au pouvoir qui a poussé ce spectacle a continué sa croissance hors de son territoire de naissance. Et qui va nourrir aussi leur travail. Trapézistes, acrobates, fakir, voltigeurs, danseurs, clowns… et citoyen.ne.s ! Et jeunesse vivante !

Ces 23 Fragments de ces derniers jours sont autant de débuts, fins, souvenirs des années passées, ils s’intitulent « Toute l’année 1998 », « 36 janvier de je ne sais plus quelle année », « ce 1er octobre 2021 », ou « Heure d’une grande ville où existent des pics anti-humains »…
Les 23 Fragments seront 36, car 23, finalement c’était trop peu. 23 36 fragments choisis parmi mille qui ont permis à leurs créateur.rice.s de supporter la dureté de ce temps. 23 36 fragments comme autant de revendications, protestations mais surtout envies, élans, désirs, luttes, éclats de rires. 23 36 fragments qui racontent le Brésil d’aujourd’hui, multiple et en mouvement.

Sur la scène du Monfort, on a disposé un tapis circulaire, on y retrouve la piste de cirque, on y échappe à la lecture frontale, les artistes entourent la piste, les spectateurs entourent les artistes, le théâtre entoure les spectateurs, la ville/la société entoure le théâtre…
Une litanie, rapidement, donne l’axe, les axes, du spectacle, celle la liste des choses fragiles : « coquilles d’œufs, écran de téléphone, démocratie, droit à la propriété des terres par les populations originelles de l’Etat brésilien, cœur, coquillages, boucle d’oreille… » : importe l’intime, importe le minuscule, importe le monde.

Pour ceux qui s’en souviennent, la forme fragmentaire, numérotée et dés-ordonnée des 23 Fragments… peut rappeler les incroyables Notes on the circus, du collectif Ivan Mosjoukine. Maroussia Diaz Verbèke faisait partie de l’aventure, la parenté est des plus naturelles.

Dès le début du spectacle, les artistes apportent les accessoires qu’ils utiliseront plus tard, en une oulipienne parade d’objets aussi banals qu’inattendus. Défilent donc boîtes de Légo®, bouteilles de verre, rampes d’ampoules, céleris, une édition de la Constitution du Brésil, légèrement écornée, photo grand format de cafard, poulpe en plastique, paillassons, ad libitum. Lumières plein feu, objets à vue, artistes autour du plateau, on ne joue pas le mystère, pourtant les surprises ne manqueront pas !

Une partition musicale enlevée, à la fois très brésilienne et sans folklore, où samba, fanfares recifiennes et sons électro se métissent, électrise la représentation. Maïra Moraes, fakir moderne, traversera la piste sur maintes choses inconfortables tandis que Julia Henning se perchera sur des empilements qui méritent qu’on retienne (et tout le monde retient) son souffle ; André Oliveira DB, extrêmement vif, fera tenir sa danse effrénée sur la Constitution brésilienne, format poche, édition 1988. Lucas Cabral Maciel, technique et farfelu, se déchaînera en d’échevelés frevo ; Béatrice Martins brisera des milliers de bulles sous ses pieds de contorsionniste contemporaine ; Marco Motta, avançant en équilibre sur une bouteille, nous emportera dans les notes troublantes de sa trompette.

On bascule du franc rire au souffle coupé, du ludique au virtuose. Toujours, dans une égale gaité, une tenace joie de vivre.

Petit à petit, le texte reflue, les fragments se déploient, les corps s’envolent, le spectacle gagne en intensité. On quitte le sol, les artistes se font aériens pour de magnifiques numéros de trapèze, de corde, de vol, émouvants de beauté – combinaisons rares de souplesse et de puissance, poétiques prouesses d’une grâce saisissante. Il émane d’eux une exultation communicative, une sensation de « pouvoir » – pouvoir être libre, pouvoir s’affranchir des limites des possibilités de la physiologie humaine, de la pesanteur, de ce qui réduit et contraint.

« L’amour pour principe, l’ordre pour base, et le progrès pour but; tel est le caractère fondamental du régime définitif que le positivisme vient inaugurer. » Auguste Comte, Système de politique positive (1852)

Sur la « photo de famille », aux côtés d’Ordre et Progrès, la troupe invite Amour – comme le proposait Auguste Comte il y a bientôt 2 siècles. Et puis finalement pourquoi ne pas inviter aussi Mémoire, Multiplicité, Joie, Enthousiasme ?
Avec leurs 23 Fragments, en effet, Maroussia Diaz Verbèke et les 6 artistes interprètes et créateurs, invitent Mémoire, Multiplicité, Joie, Enthousiasme sur le plateau, en armes allègres et toniques contre la violence et le désespoir, pour qu’un « précieux après » ait son lever du jour, pour faire vaincre le collectif, la fête, le plaisir partagé ! Alors… adhérons à leur programme hautement réjouissant ! Allons nous faire réchauffer à leur générosité, enchanter à leurs folies, égayer à leur farce et leur poésie !

Marie-Hélène Guérin

 

*Circographie [siʁkɔɡʁafi] n.f. (2015 ; néologisme de Maroussia Diaz Verbèke en open source)
Écriture ou mise en scène spécifique d’un spectacle de cirque. Forme verbale : circographier. (veut aussi dire « soyons fous » en brésilien du Nord, mais c’est un hasard.)

23 FRAGMENTS DE CES DERNIERS JOURS
Au Théâtre Silvia Monfort – Paris – Du 12 au 16 décembre 2023
Tout public à partir de 8 ans
Circographie* Maroussia Diaz Verbèke
Assistante à la circographie* Élodie Royer
Interprètes créateurs Lucas Cabral Maciel, Julia Henning, Beatrice Martins, Maíra Moraes, Marco Motta et André Oliveira Db
Régie générale Thomas Roussel | Conception technologique Bruno Trachsler | Création lumière Diego Bresani et Bruno Trachsler | Recherche musicale Loic Diaz Ronda et Cícero Fraga | Recherche scénographie Charlotte Masami Lavault | Technique costumes Emma Assaud | Chargé de production Marc Délhiat
Photographe João Saenger
Graphiste Lisa Sturacci

À La Scala, un délicieux Petit Prince

“« Le Petit Prince est un livre pour enfants écrit à l’intention des grandes personnes. »
Antoine de Saint-Exupéry

La Scala-Paris, pour les fêtes de fin d’années, fait le cadeau aux enfants et aux “grandes personnes” d’une délicieuse adaptation, joliment respectueuse, et très poétique du grand classique d’Antoine de Saint-Exupéry.

On a tous des images du conte initiatique de Saint-Exupéry, qui voit un Petit Prince venu des étoiles faire le récit des aventures qui l’ont mené jusque sur Terre à un aviateur en panne dans le désert.
Tout est là, le petit prince ébouriffé avec son écharpe jaune paille, le dessin du serpent dans le boa, le mouton dans sa boîte, la rose et le renard, la nostalgie, l’amitié, ce que l’on sait voir avec le cœur et ce que la puissance des rêves peut rendre réel.

Sous les yeux émerveillés des enfants (et des grands, qui en profitent pour retrouver des yeux d’enfants), la rose qui peuple le monde du petit prince, puisqu’elle est venue d’ailleurs, parle avec un accent british, et le petit prince s’envole réellement, flottant au milieu des étoiles. L’accompagnant dans sa quête, on bondit de planètes en planètes à la rencontre des adultes insensés à force d’être si sérieux, si occupés à posséder, obéir, exercer le pouvoir, jusqu’aux rencontres déterminantes, les roses, le renard, le serpent, l’aviateur, autant de jalons de ce parcours initiatique à hauteur de cœur pur.

On peut peut-être regretter le jeu un peu extérieur, un peu «dessin animé », de Hoël Le Corre, qui fabrique un ton enfantin à son Petit Prince – sa présence malicieuse et vive et son minois juvénile n’ont pas besoin de cela pour convaincre petits et grands. Il y a une grande mélancolie dans ce conte, la solitude hante ces personnages, mais ces questions existentielles sont traitées avec une tendresse et une esthétique qui les éclairent avec beaucoup de douceur. C’est Philippe Torreton qui prête sa voix au narrateur, avec ce qu’il faut de simplicité, de clarté et de profondeur. La mise en scène de François Ha Van est élégante, rythmée, joueuse, et la scénographie enchante, mêlant la magie numérique à un univers graphique très réussi. Les dessins sont à la fois poétiques et évocateurs, souvent somptueux, tel la magnifique tapisserie du parterre de roses ou les cartes du géographe. L’impeccable création musicale de Guillaume Aufaure électrise la nuit scintillante et les spectateurs, quel que soit leur âge, se laissent charmer, redescendant sur Terre après ce voyage avec le sourire et des étoiles dans les yeux.

Marie-Hélène Guérin

LE PETIT PRINCE
d’Antoine de Saint-Exupéry, éditions Gallimard
À La Scala Paris
À partir de 5 ans – Durée 1h05
Mise en scène François Ha Van
Avec Hoël Le Corre
Création de magie augmentée : Moulla – Création graphique : Augmented Magic – Chorégraphie : Caroline Marcadé – Création lumière : Alexis Beyer – Création musicale Guillaume Aufaure
Photographies © Thomas O’Brien
Merci à Philippe Torreton, d’avoir prêté sa voix à Saint-Exupéry.

PROCHAINES REPRÉSENTATIONS
Du 10 au 31 décembre à 11h ou 14h
Du 13 février au 2 mars, du mardi au samedi à 19h et les dimanches à 15h

Une production : Le Vélo Volé
Avec le soutien duThéâtre de l’Arlequin de Morsang-Sur-Orge et de la Ville de Boulogne-Billancourt

Pinocchio (live) #3 : fabuleuses marionnettes humaines

En ce moment, au Points Communs – Nouvelle scène nationale de Cergy Pontoise et du Val d’Oise, on assiste au merveilleux Pinocchio (live) #3 d’Alice Laloy.
Merveilleux, parce qu’il captive et fascine, mais aussi pour la part de “merveilleux”, de magie et d’étrangeté qu’il contient.

« Le beau est toujours bizarre. Je ne veux pas dire qu’il soit volontairement bizarre, car dans ce cas il serait un monstre sorti des rails de la vie. Je dis qu’il contient toujours un peu de bizarrerie, de bizarrerie naïve, non voulue, inconsciente, et que c’est cette bizarrerie qui le fait être particulièrement le Beau. Renversez la proposition, et tâchez de concevoir un beau banal ! », écrivait Baudelaire il y a bientôt 2 siècles.
Voilà qui va comme un gant à ce Pinocchio (live) #3, à la beauté déstabilisante et hypnotisante.

Débarrassons-nous tout de suite de l’énigmatique #3 : il s’agit de la troisième version de ce travail, dont la 1ère version avait été créée en 2018 à l’occasion de la Biennale Internationale des arts de la marionnette à Paris et la 2e en 2021 au Festival d’Avignon.

Alice Laloy a rencontré tôt la marionnette et en a fait un support majeur de sa création. Depuis 2023 la compagnie S’appelle reviens qu’elle a fondée voilà 20 ans a posé ses bagages au joliment nommé Bercail à Dunkerque. Par volonté d’ancrer son travail dans les territoires qui l’accueillent, elle a remonté son Pinocchio (live) avec vingt-deux jeunes gens et enfants dunkerquois et hauts-de-franciens, ou françaltiens (gentilés faits-maison faute de mieux…).
 

 
Pinocchio, dans l’imaginaire collectif, c’est ce petit pantin de bois fabriqué par un Gepetto en mal de paternité, qui après moults péripéties et mensonges repérables à son nez de bois qui s’allonge s’assagira et deviendra un vrai petit garçon.
Alice Laloy nous emmène à rebours de cette métamorphose, nous faisant assister à la transformation de dix enfants de chair et de vie en dix pantins de plâtre aux yeux figés.

Dix gamins débordant d’énergie ouvrent le spectacle, joueurs, rieurs et chamailleurs. Ils déboulent, envahissent l’espace de sons et de mouvements, repartent, et sur le plateau déserté, laissent la place à la construction d’un curieux laboratoire. Dix Gepetto perchés sur de hauts socques de bois vont monter leurs établis, sous un fracas rythmique de woodblocks et de coups de marteau orchestré par un duo de percussionnistes d’opérette, dans une belle esthétique steam-punk low tech, entre mécanique et système D. Dix gamins catatoniques vont prendre place sur ces établis mi-ateliers de sculpteurs mi-tables de dissection.

On assiste alors à une lente et troublante cérémonie durant laquelle les Gepetto vont, avec tact, soin, patience, et même douceur, en une chirurgie fantasmagorique et angoissante, tenter de faire disparaître les enfants, d’abolir le mouvant et le divers sous l’inerte et le similaire. Vingt-deux interprètes en équilibre sur la frontière entre l’animé et l’inanimé.
Pourtant, le dissemblable résiste, s’obstine : tous uniformisés, tous standardisés, blancs de peau bleus d’iris blonds de cheveux, tous vêtus comme des petites poupées dans leurs boîtes, tous muets regard figé, et pourtant, chacun son relâchement du corps, chacun son abandon, chacun son mutisme, chacun sa façon de s’absenter.
Le long nez de Pinocchio fait une apparition clin d’œil, effilé et dangereux comme une aiguille.
 

 
L’ouïe est chahutée de bruitages et musiques grinçant cliquetant, l’odorat même est sollicité par l’odeur du talc humide vaporisé sur les enfants pour les blanchir.
La séquence peut être dérangeante, en tout cas fait naître en chacun questions et réflexions, interrogeant des pulsions d’emprise et de manipulation, même, littéralement, de réification, une volonté de normalisation à la limite de l’eugénisme – tous ces bambins parfaits, à la peau pâle, dociles et dépendants…
On admire le travail magnifique qu’a fait Alice Laloy avec sa troupe, homogène dans sa remarquable disponibilité, dans sa belle précision. La prestation des enfants est particulièrement incroyable, on imagine la confiance qu’elle a dû obtenir d’eux pour qu’ils s’investissent dans ce travail si exigeant. Ils offrent une performance extrêmement aboutie, rigoureuse et puissante. Une passionnante création musicale métisse sons bruts, circassiennes percussions en live et composition électro obsédante et étoffe encore la matière du spectacle.
 

 
Pinocchio, pantin de bois, garde une sauvagerie de la forêt d’où vient son bois, désobéissant et méchamment farceur, et gagne son statut d’humain en se pliant aux règles de la société, en se conformant. Ici, autre chose se joue. Sous les faux yeux aux pupilles écarquillées que les Gepetto leur ont posés, les enfants ont les paupières fermées : peut-être, sous ces paupières closes, opposent-ils des rêves au cauchemar dans lequel les adultes semblent vouloir les enfermer ? Peut-être est-ce dans ces rêves qu’ils vont se débarrasser de leur rigidité de pantin ? ou peut-être est-ce dans le mouvement qu’ils se redécouvrent, reprennent possession de leur souplesse et de leur joie.

Dans une saisissante chorégraphie orchestrée par sa soeur Cécile, Alice Laloy leur et nous offre un final libérateur, salutaire bouffée d’air et d’espoir après cette performance singulière, intense et troublante. Un spectacle rare. À voir en famille, à partir de 8 ans.

Marie-Hélène Guérin

 

 
PINOCCHIO (LIVE) #3
Un spectacle de la Cie S’Appelle Reviens
Conception, mise en scène Alice Laloy
Composition sonore Éric Recordier
Chorégraphie Cécile Laloy assistée de Stéphanie Chêne
Scénographie Jane Joyet
Avec Alice Amalbert, Mathilde Augustak, Matthias Beaudouin, Étienne Caloone, Ashille Constantin, Roxane Coursault, Robinson Courtois, Nina Fabiani, Léon Leckler, Valentina Papić
et les enfants Charlotte Adriaen, Nohé Berafta, Louna Berafta, Juliette Martinez, Mila Ryckebusch Vandaële, Romane Sand, Elya Tilliez, Eléna Vermersch, Giulio Risaceo, Iness Wilmotte, Éloi Gonsse Martinache pour « l’entrée des enfants » à Dunkerque et à Lille et Edgar Ruiz Suri (remplaçant)
accompagnés par les jeunes percussionnistes Hector Yvrard et Mathis Rebiaï
Création lumière Julienne Rochereau | Costumes Oria Steenkiste, Cathy Launois, Maya-Lune Thieblemont | Accessoires Antonin Bouvret, Benjamin Hautin, Maya-Lune Thieblemont | Régie générale, plateau Sylvain Liagre | Régie son Éric Recordier | Construction des établis Atelier de construction du Théâtre National Populaire
Photographies © Christophe Raynaud de Lage

Avec le soutien de la Fondation d’entreprise Hermès
Coproductions Points communs – nouvelle scène nationale de Cergy Pontoise / Val d’Oise I Bateau Feu – scène nationale / Dunkerque I Théâtre de l’Union – centre dramatique national / Limoges I Le Trident – scène nationale de Cherbourg-en-Cotentin I La Comédie de Clermont – scène nationale / Clermont-Ferrand
La compagnie est subventionnée par la DRAC Hauts-de-France, la Région Hauts-de-France et la Communauté Urbaine de Dunkerque, avec le soutien du Département du Nord, la Ville de Dunkerque et la Fondation d’entreprise Hermès.