Le Prix de l’or, chronique sensible d’une passion
Le Prix de l’or : presqu’une conférence dansée, mais plus que cela, un spectacle inattendu, fragmentaire, patchwork, qui raconte – d’un homme, d’une discipline, d’un pays – les victoires et les fragilités, avec générosité et pudeur.
Un couple – femme et homme -, satiné de noir, d’un chic un peu ostentatoire, entre, salue avec élégance, sort. En fond de scène, en lettres sobres, une concise et précise présentation de la danse sportive défile sur un écran.
Eugen Jebeleanu, metteur en scène et réalisateur roumain, entre à son tour, silhouette amollie par une tenue sportswear, français teinté d’un léger accent. Il sera le narrateur de cette autobiographie protéiforme. Ce n’est pas un comédien, mais c’est un passeur, un conteur, dont la sincérité et la sensibilité touchent.
C’est l’histoire d’un enfant de la Révolution roumaine, l’histoire d’un enfant en quête de reconnaissance, qui va réaliser les rêves des autres – de ses parents, de sa nation.
Dans ce pays récemment délivré du joug de Nicolae Ceaușescu, la danse de compétition fait son nid, répondant aussi bien à la libération des corps qu’à cette nouvelle ère de la performance. Pour Eugen, la danse sportive sera une façon de chercher à amener du bonheur dans sa famille, où la dépression et la violence du père jetaient une ombre lourde, et son moyen de découverte – de soi, de son homosexualité, des autres, de l’ailleurs, corps et âme.
Les photos d’enfance défilent, les vidéos aussi : pour filmer l’enfant champion, le père avait acheté une caméra, et engrangé des images, des images, encore des images, images d’enfants dans des gestes et des costumes d’adultes, petites princesses et petits princes, souvenirs glorieux de ces années de labeur et de prestige, abondante matière documentaire qui nourrit ce Prix de l’or.
La forme de cet étonnant spectacle est des plus composites ; Eugen Jebeleanu, en danseur agile, ne craint pas les déséquilibres, les voltes et les ruptures de rythmes. Images d’archives, entretien visio, démonstrations de danse, leçon de cha-cha, moment d’échange avec le public, restitution d’une lettre de son père. Il réserve sa langue natale pour un dialogue avec son défunt père, il s’adresse aux spectateurs en français.
« Valse lente », one two three, instructions en anglais, compte la danseuse, distille le danseur, Eugen glisse sur le sol, one two three…
Les dix danses réglementaires vont se succéder, tango, slow fox, valse lente, cha-cha, samba, paso doble, quickstep, rumba, jive, valse viennoise, chapitrant le spectacle en séquences auxquelles elles donneront parfois leurs teintes, leurs rythmes, enflammés ou langoureux.
Laura et Stefan Grigore, beau couple de danseurs – sur la piste comme dans la vie – les illustreront avec précision, élégance mais aussi humour.
Leur présence ne s’arrête pas à la démonstration. Contrepoint, ils accompagnent Eugen dans son parcours, l’observent, l’incluent, défont leur duo pour lui faire une place, l’accueillent dans leurs pas, inventent un trio.
Le couple dansant ne montre que l’aisance, l’apparente facilité, les sourires.
Le prix de l’or, cela ne doit pas se voir.
Le prix de l’or, ce sont les efforts, les humiliations, les privations. Le prix de l’or, c’est l’isolement à l’école, les moqueries. Le prix de l’or, c’est l’argent aussi. Qui s’échange entre familles aisés et modestes pour que la riche demoiselle ait le meilleur cavalier. Qui paye les meilleurs entraîneurs, les plus belles tenues, l’argent qui met en haut du podium. Le prix de l’or, c’est le sexisme, la mainmise des hommes sur le corps des femmes – vérifications de la couleur de la culotte, de l’espacement des bonnets de soutien-gorge, toujours pratiquées par des hommes. Le prix de l’or, c’est l’âpreté de la compétition, la triche, les artifices. La pression familiale ; la pression nationale. Voilà ce que coûte l’or.
Mais dans l’autre plateau de la balance, il y a la passion, l’exultation, la liberté du corps, la complicité entre les partenaires. Le plaisir. La fébrilité. La sensation de puissance de la victoire. La fierté dans les yeux de ses proches. La sensation d’accomplissement.
Voilà pourquoi Eugen, Laura, Stefan, ont dansé, dansent encore.
Eugen Jebeleanu avait arrêté la compétition à 15 ans, à la mort brutale de son père. Plus besoin de ramener des trophées à la maison pour maintenir l’illusion d’une famille heureuse. Plus d’envie, trop de peine. Mais aujourd’hui, apaisé, il danse à nouveau sur scène.
Sur le bouleversant Feelings, tout en sentiments tremblants portés par la voix débordante d’humanité de Nina Simone, Eugen valse en jogging devant les plastiques spectaculaires, dents ultra blanches, cheveux ultra coiffées, peaux ultra lisses, tenues ultra sexy-sophistiquées, déhanchés irréels, pieds filant si vite, jambes levées si haut ; Eugen danse, beau de réel et de joie.
Avec simplicité et tendresse, il nous emmène dans cette émouvante déclaration d’amour à ses parents, à la danse, qui l’a mu et le meut encore, quelque part entre récit de soi et tableau d’une époque, entre confidence et conférence. Pensée, vie et savoir sont mêlés intimement, matière complexe et sensible de ce spectacle empreint de délicatesse.
A voir aussi en famille avec un.e ado, pour le fructueux dialogue qui pourra s’ouvrir, sur la transmission, les rapports parents-enfants, les rêves et les ambitions…
Marie-Hélène Guérin
LE PRIX DE L’OR
Au Théâtre Ouvert jusqu’au 20 juin
Texte et mise en scène Eugen Jebeleanu
Avec Eugen Jebeleanu et deux danseur·ses Stefan Grigore, Laura Grigore
Collaboration artistique Yann Verburgh
Chorégraphie Stefan Grigore, Laura Grigore
Assistanat à la mise en scène Ugo Léonard | Consultation dramaturgique Mihaela Michailov | Scénographie
Vélica Panduru | Conception vidéo Elena Gageanu | Création lumière Sébastien Lemarchand
Crédits photographiques © Christophe Raynaud de Lage
Crédits vidéo © Philippe Ulysse
PRODUCTION Théâtre Ouvert – Centre National des Dramaturgies Contemporaines, Centre du Théâtre Educationnel Replika, Compagnie des Ogres, La Halle aux grains – Scène nationale de Blois, la Maison de la Culture d’Amiens – Pôle européens de création et de production AVEC LE SOUTIEN de l’Institut Français – Ville de Paris Et le Fonds de dotation Porosus