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Drame Bourgeois : un amour, des mots

« Drame Bourgeois,
C’est Louis et L.
C’est elle et lui.
C’est deux solitudes.
C’est deux itinéraires, deux errances entre deux saisons, entre deux villes, entre deux histoires.»
Padrig Vion

Ils se croisent juste au cœur de Paris, quelques pas sur ce vieux Pont-Neuf, elle est autrice, des mots plein la tête, il est musicien, des notes plein la bouche ; L habite dans le VIe arrondissement de Paris, elle part pour Londres, Louis habite rue de Rennes, c’est aussi dans le VIe, il y revient après une soirée.
Leurs chemins se croisent, leurs regards, brièvement ; un accident de parcours, un presque-rien. Un grain de sable, un éclat de lumière qui s’incrustent dans un coin de leurs têtes. Et chacun continue, emportant ce grain de sable, cet éclat de lumière, pierre sur laquelle chacun bâtira leur roman d’amour et de désamour.

« Le point de départ de ce projet : une géographie de l’âge et de la classe »
Padrig Vion

 

Un « lui », une « elle », ça commence bien plus loin que leur présent, bien plus loin que leurs corps-là sur ce Pont-Neuf. Un lui, une elle, ça commence ailleurs, dans l’enfance, dans l’enfance des parents, dans la décoration de la chambre d’enfant, dans les livres de la bibliothèque des parents, dans les discussions pendant les repas de famille, dans ce qu’on a dû aller chercher et ce qu’on avait d’emblée.

Padrid Vion, tout jeune diplômé du Conservatoire national supérieur d’art dramatique, acteur, auteur, metteur en scène, a écrit Drame Bourgeois pour Lomane de Dietrich et Louis Battistelli, qui étaient dans la même promotion que lui au Conservatoire.
Padrig a grandi près de Nantes, en Bretagne. Il est « monté à Paris ». Il avait des bouquins de Marguerite Duras et de Roland Barthes plein les poches. Il a la curiosité, l’intelligence, il a les mots et la culture. Mais les mots, la culture, il est allé les chercher, dans les livres, dans les films. Il s’est emparé de Truffaut et Léaud, de Christophe Honoré et Louis Garrel, de Sautet, de Desplechin. Comme d’une nourriture, il en a fait sa chair. Lomane et Louis viennent du sixième arrondissement. Ils sont parisiens, ils sont plus que parisiens, ils sont la bourgeoisie parisienne, ils ont, ils sont l’aisance, la connivence, de leur milieu. Pour Padrig ils sont autant la classe méprisée que le lieu désiré.

Alors Drame Bourgeois, c’est une histoire d’amour, enfin, une histoire d’idée de l’amour, un jeu de construction du sentiment amoureux, du couple, de la fin du couple – puisque nous ne pouvons plus faire comme s’il n’y avait rien après « ils se marièrent et vécurent heureux ». Ils se marièrent et vécurent heureux, puis découvrirent que ce qui les attendrissaient les exaspèrent, puis découvrirent que la famille de l’autre les agace, puis découvrirent que gamins ils n’avaient pas aimé les mêmes dessins animés et qu’ils n’avaient pas la même conception de l’éducation parentale ; mécanismes du sentiment amoureux démontés et étalés comme les pièces d’un réveil qu’on veut réparer, et quand on le remontera il en restera deux ou trois qu’on ne sait plus où mettre, où diable allaient-elles, peu importe de toutes façons ce truc est ruiné.

Mais c’est aussi, c’est beaucoup, une histoire de langage. L et lui, l’autrice et le musicien, dans leurs pérégrinations sentimentales sont compositeurice, auteurice, manient le verbe avec gourmandise, jonglent et inventent, s’en servent d’appât et de charmes pour en tricoter un joli moment, dessiner une étreinte sensuelle… Et finiront par se moquer des travers ou des manies de l’autre, se jeter à la figure cuistreries ou inexactitudes, la caresse des mots devenue gifle. Car l’amour est affaire de chimie, d’alchimie, de corps, de cœurs, mais l’amour est aussi affaire de langage, qui est là où se nichent profond nos passés, nos milieux, nos apprentissages, nos familles, nos contrées.

 

« Tu es entré dans ma chambre de petit garçon et tu as critiqué la tapisserie.
Mais toi, tu n’as pas de passé, toi, ton histoire est trop moderne, les murs sont neufs »
Louis, Drame Bourgeois

 

Padrig Vion offre à ses personnages une langue à la fois très orale et très littéraire, de ruptures et de silences, d’élisions, de syncopes, de rythmes. Son écriture très musicale valse de contrepoint en mouvement concertant, de chœur en canon, joue des mots avec poésie et malice, on se délecte d’un « Déjà je pleus », d’un « Je m’assis je m’assois je m’assieds je m’installe ».
Il s’amuse à tracer une cartographie fantaisiste et amoureuse d’un Paris où « la distance se mesure en souvenirs »… On s’avance dans la rue du Cherche-midi à quatorze heure, on quitte la rue du Regard, on se promène rue Notre-Dame des champs, en venant de Strasbourg Saint-Denis on hésite entre prendre la rue du Paradis à gauche ou rue de la Fidélité à droite (à Paris, l’une mène réellement à l’autre)…


L’écriture ciselée de Padrig Vion exige beaucoup de rigueur : les deux interprètes sont précis, ont une grande maîtrise, et une belle finesse de jeu. Ils entrent dans l’histoire avec comme un détachement ; peuvent sembler cérébraux, la mise en scène, menée par l’auteur lui-même, les tient à distance aussi, en chassés-croisés qui parfois les rapprochent mais souvent les éloignent – silhouettes très verticales qui découpent net l’espace très nu du plateau – mais le jeu s’ancre, et s’incarne. La passion, plus encore : la colère, la rancœur, désordonnent ces rouages délicats. L’eau qui dort s’emballe en flots impétueux d’enrage.

Il est « gauche et discret », un peu dégingandé. Il porte des baskets dont il aime beaucoup le blanc, il est moins grand qu’elle, il donne les heures de la liturgie chrétienne « Neuf heures, tiens, Saint-Sulpice donne déjà la tierce ». Elle a l’allure dégagée, voix un peu basse, articulation claire. L est ce genre de grande fille qui porte un trench rouge comme s’il était beige, flammèche ignorant avec désinvolture qu’on ne voit qu’elle, ce genre de fille jambes longues cheveux négligemment impeccables qui sait quel film, quelle expo on peut aimer. Louis, L, mariage exogène, deux courbes qui se croisent peut-être se recroiseront mais n’arriveront pas au même endroit.

Graeme Allwright, qui promène dans ce Drame Bourgeois ses « jolies bouteilles » et sa mélancolie pleine de légèreté, – un chanteur que Louis aimait, un chanteur qu’L ne connaissait pas – les fait fredonner a capella « L’amour est joie, l’amour est beauté / Ainsi les fleurs en leur matin / Mais l’amour passe et disparaît / Comme de la fleur, rosée d’été. »

Ils s’accorderont d’ultimes retrouvailles, hasard, chacun avec son nouvel aimé.
Un frôlement d’épaules, deux corps qui se touchent, enfin, un temps suspendu, se glisse là une poignante émotion.
Il y a quelques pas de danse, c’est très gai, très triste et très gracieux. Un auteur et des interprètes subtils, à suivre.

Au Théâtre Ouvert, on peut voir aussi, qui forme diptyque avec Drame Bourgeois, Murmures : « Parler de l’amitié. Cette famille choisie qui ne l’est pas toujours tant, les sacrifices, les compromis qu’elle exige, parfois plus qu’en amour. […] Explorer les limites floues et les zones d’ombres de l’amitié́… », en dit Padrig Vion. On y retrouvera, à n’en pas douter, le talent de Lomane de Dietrich en duo/duel avec Mélodie Adda, et les mots et la finesse d’observation et d’écriture de Padrig Vion.

Marie-Hélène Guérin

 

DRAME BOURGEOIS
Au Théâtre Ouvert jusqu’au 14 décembre 2024
Texte et mise en scène Padrig Vion
Avec Louis Battistelli, Lomane de Dietrich
Collaboration artistique Lolita de Villers | Regard extérieur Guillaume Morel | Création lumières Thomas Cany | Création sonore Foucault de Malet
Photographies © Christophe Raynaud de Lage

PRODUCTION Prémisses – Office de production artistique et solidaire pour la jeune création
COPRODUCTION Théâtre Ouvert – Centre National des Dramaturgies Contemporaines
SOUTIEN Maison Maria Casarès, CNSAD
Avec la participation artistique du Jeune Théâtre National
REMERCIEMENTS David Clavel, Pierre Koestel, Claire Lasne-Darcueil, Grégory Gabriel, Grégoire Leprince-Ringuet, Barbara Métais-Chastanier, Anne Leprince-Ringuet, Sébastien de Jésus, Philippe Chamaux (Cie les Aventurier.e.s), l’espace Cromot, Alix Gavoille, India Lange

Le temps des fins : triptyque poïétique

« Pour l’enfant que j’étais ma mère était ma cabane. Pour l’enfant que j’ai à présent, que ma mère ne connaitra pas, quelle cabane ai-je à lui offrir ?
Quel monde plus habitable ?
J’écris cette histoire pour ma mère.
Pour mon fils.
Pour l’enfant que j’étais et l’adulte qu’il deviendra. »
Guillaume Cayet

 

 

« Il y a bien longtemps »… comme un conte s’avance ce Temps des fins. Comme dans les anciennes légendes, il y a une forêt, un roi fou, des êtres des bois, des hommes de fer et de feu…

Dans un « monde qui tarde à mourir, le nouveau monde tarde à naître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres », disait Antonio Gramsci au début du siècle précédent. C’est dans ce clair-obscur du début de notre siècle que se déploient ce Temps des fins et ses êtres en recherche d’un nouvel équilibre.

Les trois parties sont indépendantes, différentes dans leurs formes, leurs temporalités et leurs protagonistes, mais liées par le quatrième acteur de cette pièce : le lieu, cette forêt, qui appartient au monde qui tarde à mourir autant qu’à celui qui tarde à naître.

 
Partie 1 « Faire son deuil »

Derrière un tulle, un homme debout, seul, pieds ancrés dans un tapis de feuilles mortes, voix rocailleuse : Vincent Dissez déroule dans une magnifique langue, rugueuse, orale et précieuse, le récit de la dernière chasse. La dernière plongée collective dans cette forêt qui va bientôt être ensevelie sous l’eau de la retenue de la future centrale électrique. Les hommes, les armes, les chiens, les proies. Les temps qui semblent être de toujours, et qui finissent pourtant.
C’est un bourg vacillant qui se dessine, la fin de la vie paysanne, c’est « le désenchantement de la forêt ». On plante des Douglas, on va bosser à Central Park, les gestes ancestraux s’effritent contre les chocapics des mômes.
Pourtant, rendu chaman par l’alcool et la mélancolie, le chasseur se fait narrateur et chose narrée, mi-homme mi-sanglier, mi-chasseur mi-forêt, et dans les bois va découvrir des habitant.e.s clandestin.e.s…
 

 
Partie 2 « Le monde impossible »

Sur le tulle, des dates, des images : quelques années ont passées. 2021, 22, 23, mars 24, photo d’un groupe d’humains vêtus de masques d’animaux, dans un champ en lisière de forêt. La parole est à ces furtifs et furtives, cousin.e.s sylvestres des Furtifs d’Alain Damasio, groupe humain qui a pris place au cœur de la forêt, pour s’y fondre, y vivre, en vivre et la faire vivre.

« Nous ne défendons pas la forêt, nous sommes la forêt qui se défend »

Ce sont Saloma et Judith (Mathilde Weil, Marie-Sohna Condé, très présentes, jeu juste et droit), le Grand Tétras et l’Ourse blanche – chacun.e dans la communauté a reçu/choisi un animal-totem, dont il a pris le surnom et le masque (splendides créations de Judith Dubois) -, deux parmi les premières occupantes de ce qu’on appelle aujourd’hui une ZAD, qui témoignent.
Le Grand Tétras et l’Ourse Blanche entrelacent l’aujourd’hui et l’hier de ce lieu autre où l’on crée un monde et une nouvelle façon de l’habiter. Questions pratiques et politiques, comment se nourrir, se loger, qui accueillir, jusqu’où va la liberté de chacun, accords et désaccords qui feront l’invention de cette île forestière : le texte se fait mode d’emploi de cette poïétique*, de cette pensée en action – parfois avec une volonté de pédagogie trop appuyée, maladresse passagère qu’on retrouvera aussi par moment dans la partie suivante.
On est à la veille de l’inondation de la forêt. C’est à nouveau une dernière nuit, une dernière chasse, une autre fin. Les hommes-ferrailles, les flics, délogent. Foutent le feu.
Pour faire place au barrage, à la technologie. Au productif. Surtout, pour maintenir encore la cohésion de l’ancien monde : « on ne leur fait peur pas parce qu’on construit des cabanes, mais parce qu’on imagine ».
 

 
Partie 3 « Gloria »

15 ans plus tard, le tulle est enfin ouvert, un décor plus concret, la forêt reste au fond, arrière-plan d’une cuisine formica, d’une famille modeste, lui au chômage bûcheron sans forêt, elle qui travaille dans l’hypermarché local, leur grande fille, ado éco-anxieuse, qui ne veut plus sortir de sa chambre – « j’attends la fin du monde ici »…

« Les riches sont de plus en plus riches, et nous de plus en plus rien »

La famille vit près du lac du barrage, la fille a à peine plus que l’âge de l’inondation de la forêt. On attend une grande tempête, prévue pour dans un mois. Elle s’appelle Gloria, on craint qu’elle ne détruise le barrage et ne dévaste la région. Une fin du monde à l’échelle locale.
Le père, la mère, la fille : un microcosme pour confronter trois réponses à la peur de la fin

Sauver son âme en la confiant à un gourou
Sauver son corps en le confiant à un abri
Sauver le futur en le confiant au présent

Cette troisième partie, tout aussi passionnante que les autres est tout de même un peu plus didactique : un dialogue en facetime initie l’ado de la maison aux arcanes de la désobéissance civile et de l’action militante, c’est astucieux mais l’artifice garde une certaine raideur, à l’opposé de l’incarnation par ailleurs juste, généreuse et sincère de l’ensemble du spectacle.
Mathilde Weil dans le rôle de l’ado d’ailleurs y est comme engoncée, entre tics de langue « jeune » – multipliant les « boomer » comme s’il s’agissait d’un signe de ponctuation – et contrainte d’un dialogue avec un interlocuteur enregistré. On la retrouvera heureusement, parole libre et forte, seule en scène, pour un épilogue porteur de plus que de l’espoir : « le monde est en cours, ce qui est mieux que fini ».
 

 
Une composition musicale sophistiquée signée Anne Paceo, toute de strate de sons souffles de vent, crépitements, notes de violoncelles sombres, chœurs, soutient la très belle scénographie de Cécile Léna, qui sait mettre autant de magie dans une forêt que dans une cuisine.

Le Temps des fins embrasse les interrogations intimes et sociales d’aujourd’hui. Guillaume Cayet l’a nourri de réel et de rêves, enrichi de souvenirs d’enfance comme d’expériences d’écologique radicale, l’a voulu comme un pont vers demain.
Une fable qu’on espère performative, à voir sans restriction avec de grand.e.s ados, qui apprécieront la forme multimedia touffue et pertinente – vidéos en direct ou non, travail sur le son, utilisation des supports actuels (recherches google, tchat…), et qui trouveront dans cette fresque une résonance avec les préoccupations contemporaines et un regard vers un avenir possible.

Marie-Hélène Guérin

 
*La poïétique a pour objet l’étude des possibilités inscrites dans une situation donnée débouchant sur une nouvelle création. Chez Platon, la poïèsis se définit comme « la cause qui, quelle que soit la chose considérée, fait passer celle-ci du non-être à l’être »

 

vidéo © Minimum Moderne
 
LE TEMPS DES FINS
Un spectacle de la Compagnie du Désordre
Texte et mise en scène Guillaume Cayet
Avec Marie-Sohna Condé, Vincent Dissez, Mathilde Weil
Avec la participation de Achille Reggiani
Scénographie Cécile Léna | Lumière Kevin Briard | Création musicale et sonore Antoine Briot | Vidéo Julien Saez, Salomé Laloux-Bard | Costumes Patricia De Petiville, Cécile Léna | Création masques Judith Dubois
Collaboration artistique Julia Vidit | Musique originale Anne Paceo
Avec les voix de Cynthia Abraham, Laura Cahen, Paul Ferroussier, Celia Kameni, Florent Mateo et Isabel Sörling
Régie générale Charles Rey | Conseiller littéraire Jean-Paul Engélibert
Équipe artistique pour la version LSF : Anthony Guyon, Lisa Martin, Géraldine Berger de la Compagnie ON OFF
Visuel : Thierry de Folmont
Photographies © Christophe Raynaud de Lage

Texte publié aux éditions Théâtrales (2024)

Spectacle créé le 22 mai 2024 à La Comédie de Valence (Théâtre de la Ville)

En savoir plus : Comédie de Valence / Le temps des fins

À voir en tournée :
Théâtre du Point du Jour, Lyon – Avec représentations adaptées en LSF – 13.11 – 14.11.24
Théâtre de La Manufacture – CDN Nancy Lorraine – 03.12 – 06.12.24
Acb Scène Nationale Bar-Le-Duc – 10.12.24
Centre Culturel de la Ricamarie – 24.01.25
Théâtre des Îlets, CDN de Montluçon – 29.01 – 30.01.25
Scène Nationale de l’Essonne – 11.02 – 12.02.25
Espace 1789, Saint-Ouen – 04.04.25
Théâtre de la Cité internationale – 12.05 – 17.05.25