Une maison de poupée marionnettique, sombre, somptueuse et libératoire

Avant de nous emmener dans « sa » Maison de poupée, Yngvild Aspeli, directrice artistique de la compagnie Plexus Polaire, artiste associée au CDN Dijon-Bourgogneet directrice artistique du Figurteatret i Nordland (Nordland Visual Theatre) de Stansund, en Norvège, nous prend par la main et par l’oreille en nous glissant en confidence, seule à l’avant-scène, devant un tulle noir, ce qui l’a conduit jusqu’à la « Nora » de la Maison de poupée de Henrick Ibsen. Le petit bruit d’un oiseau qui se cogne contre une fenêtre, un jour pluvieux et tranquille. Minuscule et triste fracas qui a creusé un chemin dans son esprit jusqu’à la « petite alouette » Nora, comme l’appelle son époux, petite alouette fracassée contre les conventions sociales de son époque.

Le rideau de tulle s’effondre en ondulations aquatiques. Derrière apparaît un intérieur bourgeois, Yngvild Aspeli y entre, n’est plus Yngvild Aspeli l’adaptatrice, la metteuse en scène, mais Yngvild Aspeli la comédienne, bientôt Nora. Sur le plateau chaleureusement éclairé, un salon, une famille de carte postale, un Norman Rockwell scandinave. Presque une maison de poupée. Papier peint aux couleurs fraîches, parquet et canapé. Père de famille en costume, digne ami de la famille et ribambelle de bambins blonds, trois petits horribles adorables enfants tyranniques. Impeccables. Immobiles. Semblant scruter les spectateurs de leurs regards peints.

Yngvild Aspeli met les marionnettes au cœur de son travail, particulièrement les marionnettes à taille réelle. Le réalisme et l’étrangeté de ces grandes figures troublent et inquiètent, tiraillant le spectateur entre la tentation de l’illusion et l’impossibilité de la confusion (d’ailleurs, quand elles ne « jouent » pas, les marionnettes sont manipulées sans ménagement par Yngvild Aspeli, qui les déplace parfois cocassement comme de vulgaires porte-manteaux). Dans cette pièce où l’apparence compte tant et où le mensonge sert de colonne vertébrale, les marionnettes, poupées de théâtre, sont un idéal support d’humanité.
 

 

Nora – Tout commence avec l’argent.
Ou plutôt le manque d’argent

C’était un temps où les femmes n’avaient pas le droit d’emprunter de l’argent en leur nom propre. C’était un temps où un homme ne pouvait souffrir de recevoir de l’aide d’une femme. Alors Nora pour aider à son insu Torvald, son mari, malade, n’a eu d’autre recours que de falsifier la signature de son père pour faire un emprunt et leur permettre de faire le voyage qui a permis à son mari de recouvrer la santé. Voilà 8 ans qu’elle économise pour rembourser la dette et cela est léger comme l’air puisque Torvald est sauvé, leurs enfants grandissent, elle est heureuse, et Noël approche. Mais un grain de sable se glisse dans l’engrenage : Krogstad qui avait prêté l’argent à Nora dévoile le mensonge de Nora à son mari et menace de le rendre public – qui loin de s’attendrir des risques pris par sa femme pour le sauver s’en offusque, se trouve heurté par l’idée que sa femme ait pu prendre une telle initiative sans s’en référer à lui et surtout s’inquiète du qu’en-dira-t-on, de la tache que jetterait la révélation d’un tel scandale sur sa réputation.
 

 

Torvald – Aucun homme ne sacrifierait son honneur pour la femme qu’il aime.
Nora – C’est ce que font des milliers de femmes.

Dans des notes sur la rédaction de la Maison de poupée, Ibsen relevait que « une femme ne peut pas être elle-même dans la société contemporaine, c’est une société d’hommes avec des lois écrites par les hommes, dont les conseillers et les juges évaluent le comportement féminin à partir d’un point de vue masculin » : sa Maison de poupée se fait la mise en chair et en mouvement de cette idée.

Nora est traitée comme une enfant par son époux, comme elle l’était par son père, comme les femmes l’étaient souvent, le sont moins, parfois encore, par les hommes. Son geste de femme adulte resté secret était sa fierté, mis au jour il la met au ban de la société, elle devient littéralement une criminelle, et sa perception d’elle-même et de sa place dans son foyer s’effrite, les araignées de l’angoisse et de la peur envahissent son esprit et le décor.

Dans cette pièce où l’apparence compte tant et où le mensonge sert de colonne vertébrale, les marionnettes, poupées de théâtre, sont un idéal support d’humanité.
Tous les personnages, le couple, les ami.e.s de la famille, le prêteur, les enfants, sont incarnés par deux interprètes/marionnettistes : Yngvild Aspeli, qui est à l’origine de l’adaptation, et partage la mise en scène avec Paola Rizza, collaboratrice sur plusieurs spectacles de la compagnie Plexus Polaire, et Viktor Lukawski, passé comme Yngvild et Paola par l’École Jacques Lecoq. Sans marionnette (Yngvild Aspeli jouant Nora, puis plus tard Viktor Lukawski jouant Torvald) ou avec, ils sont des interprètes saisissants.
 

 
Une passionnante création sonore, impressionniste et prenante, soutient l’atmosphère, dans un décor de plus en plus abstrait au fil du délitement intérieur de Nora. Tandis que le drame domestique se noue, quand les rideaux aux fenêtres se lèvent, ce n’est pas sur l’extérieur : c’est sur les méandres de la psyché de Nora, un entrelacs de racines, de filaments synaptiques, une obscurité d’où surgissent des araignées de plus en plus grandes, de plus en plus voraces.
Mais Henrick Ibsen et Yngvidl Aspeli après avoir tenu serré le cou tendre de la petite alouette entre les pattes sans haine mais sans amour de l’époux, après avoir fait s’effondrer le petit monde bien ordonné de Nora, après avoir déchiqueté son système de valeur, après avoir fait avaler sa tête par une monstrueuse araignée, lui ouvrent la fenêtre et la laissent s’envoler. Elle a ouvert les yeux, elle a secoué les oripeaux de la convenance. Sur les décombres de l’ancien monde, elle peut danser.
Une fable sombre, somptueuse et libératoire.

Marie-Hélène Guérin

 


 
UNE MAISON DE POUPÉE
Spectacle en anglais avec surtitres
Un spectacle de la compagnie Plexus Polaire
D’après la pièce de Henrik Ibsen
Mise en scène Yngvild Aspeli, Paola Rizza
Actrice-marionnettiste Yngvild Aspeli
Acteur-marionnettiste Viktor Lukawski
Composition musique Guro Skumsnes Moe | Chorale Oslo 14 Ensemble
Fabrication marionnettes : Yngvild Aspeli, Sébastien Puech, Carole Allemand, Pascale Blaison, Delphine Cerf, Romain Duverne
Scénographie François Gauthier-Lafaye | Chorégraphie Cécile Laloy | Lumières Vincent Loubière | Costumes Benjamin Moreau | Son Simon Masson | Plateau et manipulation Alix Weugue | Dramaturgie Pauline Thimonnier

 

 

À RETROUVER EN TOURNÉE :
27 et 28 février 2025 Le Manège – Scène Nationale de Reims (51) 12 — 14 mars 2025 La Coursive – Scène Nationale de la Rochelle (17) 19 et 20 mars 2025 Théâtre les Colonnes / Miramas (13) 25 — 28 mars 2025 Les 2 scènes – CDN de Besançon (25) 2 — 4 avril 2025 MC2 / Grenoble (38) 8 avril 2025 Le Théâtre – Scène nationale de Mâcon (71) 10 avril 2025 L’Arc – Scène Nationale le Creusot (71) 16 avril 2025 Scènes du Jura / Dole (39) 19 avril 2025 Quai 9 Lanester – Théâtre à la Coque, CNMA / Lorient (56)

Mentions de production
Fabrication décor Eclektik Sceno | Directrice de production et diffusion Claire Costa | Administration Anne-Laure Doucet | Administration de tournée Gaedig Bonabesse et Iris Oriol | Chargée de production et diffusion Noémie Jorez
Production Plexus Polaire
Coproduction Théâtre Dijon Bourgogne – CDN, Les Gémeaux – Scène nationale de Sceaux, Le Bateau Feu – Scène nationale de Dunkerque, Le Trident – Scène nationale de Cherbourg, Le Manège – Scène nationale de Reims, Figurteatret i Nordland, Stamsund (Norvège), Bærum Kulturhus (Norvège), Nordland Teater, Mo i Rana (Norvège), Teater Innlandet, Hamar (Norvège), Festival mondial des théâtres de marionnettes de Charleville-Mézières, Ljubljana Puppet Theatre / Lutkovno gledališce Ljubljana (Slovénie)
Soutiens Kulturrådet / Arts Council Norway (Norvège), DGCA – ministère de la Culture, DRAC et Région Bourgogne-Franche-Comté, Département de l’Yonne
 

Le Père Goriot, déjà les illusions perdues… une belle adaptation contemporaine

L’ancien Théâtre de Ménilmontant, Paris XXe, vient d’être repris par Serge Paumier et Nathalie Lucas. Ils l’ont baptisé Théâtre des Gémeaux Parisiens, en parallèle au Théâtre des Gémeaux d’Avignon qu’ils dirigent depuis 2019. Ils y font vœu d’en faire un lieu de création éclectique exigeant autant qu’un lieu de vie chaleureux.

En ce moment, on y voit un Père Goriot passionnant, sorti de sa gangue XIXe par David Goldzahl, qui a préservé la langue et la trame du texte tout en lui offrant une fraîcheur contemporaine.
Les codes du théâtre actuel sont maniés avec dextérité et sans lourdeur, allégés de cocasserie. L’adaptation alterne narration et jeu parfois dans une même phrase, avec beaucoup de fluidité.
En fond de scène, sous les pampilles du lustre de jais, une galerie de hautes boîtes noires tendues de tulle, mi-cachots mi-vitrines d’exposition, seront tout aussi bien ruelles parisiennes, salons bourgeois, modeste chambrette de la pension Vauquer ou loge à l’Opéra. La très réussie création musicale joue parfois de manière réjouissante des anachronismes – les sons d’aujourd’hui pouvant se faire parfaits traducteurs des humeurs d’hier. La scénographie dépouillée, élégante et nette, sous les belles lumières de Denis Koransky, vives de néons ou en clairs-obscurs à la Rembrandt offre un beau terrain de jeu à des comédiens plus qu’habiles.
 

 

« Rastignac – Le monde est infâme
Madame de Beauséant – Non, il va son train.»

Le Père Goriot est un des maillons de l’immense Comédie humaine (une centaine d’ouvrages — romans, nouvelles, contes aussi bien qu’essais, par laquelle Balzac se promettait de composer une « histoire naturelle de la société », susceptible de « représenter le drame qui se joue dans une société. »)
Si le personnage éponyme porte en lui la folie d’un amour paternel s’exacerbant du rejet de ses filles, thème qui structure le roman comme la pièce, c’est plutôt Rastignac, le jeune étudiant provincial qui cherche à se faire une place dans la haute société, qui est à l’avant-scène de cette adaptation, et avec lui l’avidité du monde, l’arrivisme, la soif du paraître.
 

 

« – Allez mon vieux, secoue les branches de l’arbre généalogique »

C’est Duncan Talhouët qui porte ce rôle pivot de Rastignac, ne le quittant qu’un instant, tandis que ces comparses se chargent de tous les autres personnages, majeurs ou annexes, nobles ou modestes – sans que l’on ne soit jamais égaré dans le récit tant l’adaptation et les codes de jeu sont limpides.
Duncan Talhouët est un Rastignac candide et ambitieux, calculateur autant que pantin des passions des autres, et qui va perdre ses illusions sans tarder. Duncan Talhouët est un peu plus adulte qu’on n’imagine ce jeune étudiant, mais il donne du charme et une intéressante complexité à son Rastignac.
Delphine Depardieu a de la finesse, un jeu sincère et droit, plein de fantaisie, elle excelle aussi bien dans la rusticité de quelque femme du peuple que dans l’aristocratique détachement des filles Goriot, toutes deux mariées noblement, ou la tendresse amère de la vicomtesse de Beauséant, lointaine cousine de Rastignac, souffrant d’être mal aimée.
Jean-Benoît Souilh est un épatant comédien, très généreux, dont on apprécie la remarquable plasticité et l’engagement physique. Il donne chair et cœur – bon ou mauvais – à tous les personnages qu’il incarne, notamment le Père Goriot et Vautrin, qu’il rend touchants au-delà de leurs disgrâces.

À voir pour le plaisir de la langue de Balzac, pour découvrir ou retrouver le piment de son portrait de la société parisienne ; pour la qualité de l’adaptation et de la mise en scène, impeccables, acérées comme une flèche, qui condensent avec vivacité le sel et le suc du roman ; pour le régal de ce trio d’acteurs très justes, joueurs et précis.

Marie-Hélène Guérin

 


 
LE PÈRE GORIOT
Aux Théâtre des Gémeaux Parisiens, jusqu’au 30 décembre 2024
D’Honoré de Balzac
Adaptation et mise en scène David Goldzahl
Avec Delphine Depardieu, Jean-Benoît Souilh et Duncan Talhouët
Scénographie et Costumes Charlotte Villermet | Lumières Denis Koransky | Son Xavier Ferri
Crédit photos © Studio photo de Jarnac
 

Roméo et Juliette, version populaire : la peste soit sur les Montaigu et les Capulet

Tout d’abord, il faut souligner l’adaptation de Manon Montel, qui nous donne à entendre le texte avec justesse et gourmandise. On oscille entre des moments de grande virtualité textuelle et de la trivialité joyeuse, avec un goût de l’efficacité et de l’ironie qui ne fait pas défaut.

La mise en scène simple, avec des mouvements de corps et d’objets très sobres, quelques bouts de tissus et de falbalas et aussi une transmission populaire de la langue de Shakespeare, le tout ponctué par des compositions originales de Samuel Sené, pour violoncelle, accordéon, guitare et voix, qui nous invitent presque à un bal populaire d’une province campagnarde et avec des danses grâcieuses comme des fleurs ou des papillons et des combats chorégraphiés.

On palpite évidemment avec Roméo -Thomas Willaime- et Juliette -Manon Montel- à leurs émois et à leurs passions et l’on sent la main inéluctable du destin façonner leur existence, malgré un Roméo un peu niais qui nous ferait presque dire qu’il a bien cherché ce qui lui arrive. Mais l’on sent surtout la toute-puissance des maîtres et du patriarcat incarné, lors d’une scène, dans le clouement au pilori de Juliette par son père et par toutes les voix méchantes des hommes, interprétées par un trio qui évolue comme un mobile sur scène et nous emmènerait presque du côté du surréalisme.

On se dit que ce texte n’a vraiment pas pris une ride et qu’ils sont vraiment trop bêtes tous ceux-là de s’entretuer ainsi et de se suicider ou de tenter de tromper la mort pour mieux la servir. On pense qu’il s’agit de comportements révolus, éloignés de notre quotidien, ceux qui régissent Vérone, une mentalité qui n’est plus de ce monde, or l’actualité se fait régulièrement l’écho d’anecdotes similaires, même s’il ne s’agit plus de la fine fleur de la ville.

La fin de la pièce, la mort de Juliette, mériterait un accompagnement musical pour laisser le spectateur un peu plus longtemps dans son intériorité et dans l’histoire qui s’arrête sèchement et nous sort alors du songe avec trop de violence.

Ce «Roméo et Juliette» revisité ravit le spectateur et semble être un spectacle parfait pour découvrir ou redécouvrir Shakespeare et l’aimer. Bravo à la compagnie Chouchenko qui nous fait passer un vrai bon moment de théâtre.

 – Isabelle Buisson –

Roméo et Juliette, de William Shakespeare à l’affiche du Lucernaire 
Jusqu’au 1er juin  – mardi au samedi 20h, dimanche 17h
Mise en scène : Manon Montel
Avec Xavier Berlioz, Jean-Baptiste des Boscs, Claire Faurot, Manon Montel, Leo Paget et Thomas Willaime

crédits photos : Michel Cavalca

 

Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée : vent de fraicheur au Studio-Théâtre de la Comédie-Française

Le Studio-Théâtre de la Comédie-Française propose régulièrement de véritables merveilles théâtrales et cette courte pièce en un acte d’Alfred de Musset en fait partie. Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée est une friandise qui se déguste, un petit bonbon sucré qui fond doucement et vous enivre. Une fois de plus, on ressort sur un nuage, ébahi par ce que l’on vient de voir sur cette petite scène.

Ce proverbe, forme théâtrale développée au XIXèmesiècle et jouée en première partie des spectacles dans l’espace réduit de l’avant-scène, entre le rideau et le bord du plateau, dévoile une langue riche, élégante, noble, raffinée, fluide et cristalline. L’écriture d’Alfred de Musset est un délice qui n’a rien perdu de son actualité. Il dépeint les rapports entre les hommes et les femmes sans artifice, comme une jolie mélodie dans l’air du temps depuis toujours. L’échange entre le Comte et la Marquise semble intemporel, universel. Laurent Delvert choisit d’ailleurs de transposer l’action dans un univers contemporain, très épuré. Un loft parisien ? La véranda d’une maison de campagne ? Un atelier d’artiste ? On ne sait vraiment. Il y règne une atmosphère paisible, douce et sereine.

La voix mélodieuse de Jennifer Decker envahit tout l’espace. Elle se déplace, légère, à la manière d’une danseuse, d’un ange, d’une nymphe. Espiègle, malicieuse, lumineuse, elle fait tourner en bourrique ce pauvre Comte. Christian Gonon, très élégant et distingué, incarne un séducteur tout en finesse, réellement amoureux et cherchant à trouver sa place auprès de cette jeune femme. Leur duo fonctionne parfaitement.

L’art de la conversation galante et mondaine prend ici tout son sens. Les répliques fusent et une tension dramatique s’installe immédiatement entre les deux personnages. La direction d’acteur de Laurent Delvert et quelques belles trouvailles de mise en scène soulignent l’humour du texte. On remarquera particulièrement les très beaux costumes de Christian Lacroix et l’intégration astucieuse des bruits extérieurs de la rue dans le dispositif.
L’image finale, sublime, de ce couple enlacé et lancé dans une valse tout en ombres et lumière, reste ancrée dans l’œil du spectateur et le berce encore de longues heures. On sort, rue de Rivoli, doux rêveur, un peu hagard. Il faut retrouver ses esprits…doucement.

Alban Wal de Tarlé


IL FAUT QU’UNE PORTE SOIT OUVERTE OU FERMÉE

À l’affiche du Studio-Théâtre de la Comédie-Française du 23 mars au 7 mai 2019
Mise en scène Laurent Delvert
Avec : Jennifer Decker et Christian Gonon

Photos : © Brigitte Enguérand

La Locandiera d’Alain Françon : un retour aux sources, entre classicisme et modernité

Pour sa neuvième création à la Comédie-Française, Alain Françon monte la plus célèbre pièce de Carlo Goldoni, La Locandiera, dont la dernière mise en scène sur ces planches date de 1981, par Jacques Lassalle avec Catherine Hiegel dans le rôle-titre.
Alain Françon s’entoure d’une équipe artistique brillante, Jacques Gabel à la scénographie, Joël Hourbeigt à la lumière et Renato Bianchi pour les costumes. Proposant des images fortes, la combinaison de ces différents éléments associée aux postures quasi chorégraphiées des comédiens fait immédiatement penser aux gravures d’époque illustrant des scènes de genre. De la pointe de son crayon, Alain Françon esquisse en quelques coups des silhouettes et des situations, tout en légèreté et en expressivité. La tension dramatique et l’évolution des rapports unissant les personnages sont soulignées avec force et justesse par la belle création sonore de Marie-Jeanne Séréro.

Cette équipe “maison”, habituée à travailler ensemble, restitue admirablement l’ambiance de cette “locanda” florentine, offrant ainsi un magnifique écrin aux comédiens.
Le talent d’Alain Françon en tant que directeur d’acteur n’est plus à prouver et cette Locandiera nous le rappelle. En s’appuyant sur la nouvelle traduction de Myriam Tanant, immense et regrettée spécialiste du théâtre italien, on distingue ici très nettement les rouages de l’intrigue, les fils qui relient entre eux les différents protagonistes et que manient habilement cette chère Mirandolina, interprétée par la piquante et pétillante Florence Viala.

Ciselée, intelligente et d’une modernité surprenante, l’écriture de Goldoni nous offre d’irrésistibles bons mots, de croustillantes joutes verbales ainsi qu’une langue vive et enlevée, riche mais toujours accessible. Le public fait preuve d’une belle attention et rit de bon cœur. D’allure légère et usant des artifices classiques de la comédie du XVIIIème, cette pièce phare de Carlo Goldoni se dévoile plus complexe qu’il n’y paraît. Après s’être amusé de certains personnages clownesques, Hervé Pierre et Michel Vuillermoz égaux à eux-mêmes, la pièce se termine sur une note plus sombre diffusant un sentiment partagé de gaieté et de mélancolie.

Alain Françon offre la vision d’une Mirandolina indépendante, libre, et franche. Florence Viala est l’interprète idéale pour donner toute sa substance à cette figure féminine affirmée, loin de la vision simpliste d’une séductrice minaudant au milieu de ses prétendants qui a pu en être parfois donnée.
La distribution se pare de formidables seconds rôles, dont le succulent duo de précieuses composé de Clotilde de Bayser et Coraly Zahonero, et notamment la présence de Noam Morgensztern, dont la force comique, déjà éprouvée dans son Singulis en 2017, saute ici aux yeux. Sa présence, encore discrète sur les planches du Français, s’étoffe d’ailleurs cette saison de quelques belles prises de rôle.
L’harmonie, l’équilibre et la justesse règne sur le plateau de la salle Richelieu, offrant un beau moment de théâtre à son public. Un grand texte, une belle et solide mise en scène dans la tradition et toujours ce plaisir d’aller au théâtre un dimanche après-midi !

Alban Wal de Tarlé

LA LOCANDIERA
À l’affiche de la Comédie-Française jusqu’au 2 février 2019
Mise en scène Alain Françon
Avec : Florence Viala, Coraly Zahonero, Françoise Gillard (en alternance avec Clotilde de Bayser), Laurent Stocker, Michel Vuillermoz, Hervé Pierre, Stéphane Varupenne, Noam Morgensztern et Thomas Keller (comédien de l’académie de la Comédie-Française)

 

Photos : © Christophe Raynaud de Lage

“Il n’y a que la foi qui sauve”, Claudel ou la foi et l’exaltation

Le plateau est énorme, vide. Au sol, de larges taches mauves le recouvrent, entremêlées de rouge. Le noir se fait, le spectacle va commencer. Soudain, une pluie de sable s’abat sur le milieu de la scène, fine et délicate d’abord, puis de plus en plus dense. Surgit de derrière cette pluie, une jeune femme, en robe lavande. La pluie cesse et laisse découvrir cette gracieuse apparition, Marthe, épouse pieuse et dévouée de Louis Laine, fraîchement débarquée aux Etats-Unis.
Une fois écoulé, le sable forme un petit îlot, carrefour de leurs errances, de leurs doutes, de leur amour. C’est là qu’ils rencontrent Letchy Elbernon, une actrice émancipée américaine, l’élégance incarnée –  Francine Bergé arbore le rouge avec grande classe- et Thomas Pollock, un riche homme d’affaires en baskets blanches Veja- la dernière mode. Choc de la rencontre, des cultures, des idéaux. Entre élan sublime et vague destructrice.

“Moi je connais le monde. J’ai été partout. Je suis actrice, vous savez. Je joue sur le théâtre.
Le théâtre. Vous ne savez pas ce que c’est ?”

Les ennuis commencent avec cette proposition de Thomas Pollock à Louis Laine : échanger sa femme Marthe contre une poignée de dollars. Plus qu’un simple échange monétaire et sentimental, Claudel met en lumière dans ce drame intime les relations conflictuelles d’un moi pluriel. Il le dit lui-même:  “je me suis peint sous les traits d’un jeune gaillard qui vend sa femme pour retrouver sa liberté. J’ai fait du désir perfide et multiforme de la liberté une actrice américaine, en lui opposant l’épouse légitime en qui j’ai voulu incarner la passion de servir. En résumé, c’est moi-même qui suis tous les personnages, l’actrice, l’épouse délaissée, le jeune sauvage et le négociant calculateur – lettre du 29 avril 1900. Les couples bataillent, ils ne savent pas comment être au monde, tragédie intime, tragédie humaine. Pour Marthe, “il n’y a que la foi qui sauve”, c’est peut-être la seule qui a finalement trouvé son salut…

“Dans votre vie à vous, rien n’arrive. Rien qui aille d’un bout à l’autre. Rien ne commence, rien ne finit. Ca vaut la peine d’aller au théâtre pour voir quelque chose qui arrive. Vous entendez ! Qui arrive pour de bon ! Qui commence et qui finisse !”

La scénographie épurée met parfaitement en valeur cette très belle distribution d’acteurs. Il parait que la respiration dans le texte de Claudel permet de comprendre des choses de l’âme… C’est dire sa beauté, c’est dire sa difficulté aussi. Le texte nous parvient, aussi exigent soit-il, mais pas complètement. Peut-on vraiment arriver à toucher le sublime ?                           Anne-Céline Trambouze 

L’Echange, de Paul Claudel (première partie) à l’affiche des Gémeaux, Sceaux
Jusqu’au 22 décembre  – mercredi au samedi 20h45, dimanche 17h
Mise en scène : Christian Schiaretti
Avec Francine Bergé, Louise Chevillotte, Robin Renucci, Marc Zinga

crédits photos : Michel Cavalca

La délicate ménagerie de verre de Charlotte Rondelez

« The play is memory » : c’est ainsi que Tennessee Williams présente lui-même sa pièce “La ménagerie de verre”. Dans la mémoire, tout peut être exagéré ou éludé. Le monde est forcément affecté par la charge affective et émotionnelle liée aux souvenirs de Tom. C’est lui, Tom, le fils ainé, qui nous raconte ses années passées entre sa mère Amanda et sa soeur Laura, après que le père les a quittés sans un mot. Le prisme de sa mémoire nous présente une mère complexe, névrosée, nostalgique, obsédée par sa jeunesse perdue. Une mère exaspérante, qui ne peut s’empêcher de tout régenter, une mère prête à tout pour protéger ses enfants… À tout, même au pire…

La Menagerie de Verre Poche Montparnasse Mise en scène Charlotte Rondelez © Pascal Gely

“ Il y a dans la pièce un cinquième personnage qui n’apparait pas, sauf dans cette photographie grand format au-dessus du manteau de la cheminée. C’est notre père qui nous a abandonnés voici longtemps.

La scène principale de la pièce, le point culminant de cette histoire à trois, le souvenir le plus violemment ancré en Tom, c’est cette soirée organisée par Amanda pour présenter sa fille handicapée à un “galant”, l’une des connaissances de Tom. Mélangeant le sexe et la survie, échafaudant des plans scabreux de mariages destinés à résoudre les problèmes de leur vie matérielle et sentimentale, Amanda provoque la catastrophe ultime qui finira de les faire basculer dans le repli et la misère…

Pour explorer la mémoire de Tom, Charlotte Rondelez a pris le parti d’une mise en scène plutôt sobre, qui s’appuie essentiellement sur le jeu de quatre excellents comédiens.
Autour d’une Cristiana Reali qui endosse avec brio le costume d’Amanda, Charles Templon est un narrateur tout en douceur et délicatesse, tandis que Félix Beaupérin (le “galant”) amène avec charme et fantaisie les rares moments légers de la pièce.

La Menagerie de Verre Poche Montparnasse Mise en scène Charlotte Rondelez

“ Des petits objets décoratifs, des bibelots principalement ! Surtout des petits animaux en verre, les plus petits animaux du monde. Maman appelle ça une ménagerie de verre ! 

Mais c’est Ophélia Kolb qui attire tous nos regards. Par son jeu admirable et tellement nuancé, elle parvient à exprimer la fêlure mystérieuse de son personnage. Tantôt larmoyante et effrayée, tantôt rougissante et câline, elle nous cueille à chaque instant. La scène finale de confrontation avec Jim est le moment le plus réussi de ce spectacle qu’il ne faut pas rater !

-Sabine Aznar-

La Menagerie de Verre Poche Montparnasse Mise en scène Charlotte Rondelez

À l’affiche du Théâtre de Poche-Montparnasse mardi au samedi 21h, dimanche 17h30
Mise en scène : Charlotte Rondelez
Avec Cristiana Reali, Ophelia Kolb, Charles Templon, Félix Beaupérin

Kohlhaas, un désir de justice

Michael Kohlhaas est un éleveur de chevaux sans problème, qui rêve de voir battre son cœur en harmonie au milieu du cercle des hommes. Victime naïf de l’abus de pouvoir d’un noble, à qui il avait confié ses chevaux, il ressentira cette aiguille à “l’intérieur de l’enclos de son cœur”, comme une fissure annonciatrice de l’effondrement irrésistible.

Il ne contient sa soif de vengeance qu’avec l’espoir que la justice sache l’apaiser. Mais elle l’abandonnera bien vite, avec un cynisme et un dédain qui ne lui laisseront que la violence pour seule échappatoire.

Même la bible ne lui donne plus la force de pardonner; ce pardon qui lui est impossible, tant que ses beaux et noirs chevaux ne lui seront pas rendus.

“Si le désir des injustes est la vengeance,
quel peut être donc le désir des justes”, si ce n’est la justice ?

 


Monologue à plusieurs personnages et un narrateur, le texte de Baliani questionne avec poésie les mécanismes qui nous entrainent de la naissance de la souffrance vers la violence aveugle. Kohlhaas est l’histoire de cet homme ordinaire qui bascule dans la violence extraordinaire, poussé par la justice des hommes au service des plus forts et des puissants. Histoire du XVIe siècle ou histoire d’aujourd’hui ?

Kohlhaas voulait tout simplement la justice, il voulait rester homme parmi les hommes, dans ce cercle idéalisé auquel il croyait, mais les hommes l’en ont chassé. Qui peut avoir le droit de déchirer ainsi le cercle du monde ?

La mise en scène de Julien Kosselek est toute en finesse et en précision. Sur scène, une chaise et 2 haut-parleurs, dans la salle un public transporté, et l’âme d’Heinrich von Kleist qui flotte… et voici le théâtre sublimé !

Du sur-mesure pour Viktoria Kozlova, qui livre une prestation exceptionnelle, époustouflante. Jouant de malice, d’une fougue vissée au corps et d’un accent terriblement enchanteur et séduisant, elle nous raconte cette histoire avec passion comme personne. Elle incarne avec toute sa chair une histoire d’hommes et de cercle idéalisé du monde, qui se brisent sous les coups portés par l’injustice et l’abus de pouvoir.

Un tel tourbillon mérite bien un Molière … on en reparlera !
KOHLHLAAS
Texte Marco Baliani et Remo Rostagno
D’après Michael Kohlhaas de Heinrich Von Kleist
Mise en scène Julien Kosellek
Création sonore Cédric Soubiron
Interprétation Viktoria Kozlova
Avignon Off 2018 : au Train bleu du 6 au 29, relâche les lundis

[youtube https://www.youtube.com/watch?v=I7pHp0USGx8&w=560&h=315]

Bohème, notre jeunesse – pour l’amour de l’art, et de l’amour.

Sortons de nos sentiers battus, et osons une fugue vers l’opéra… C’est la talentueuse metteuse en scène Pauline Bureau dont on a tant aimé Les Bijoux de pacotille ou Mon cœur qui nous y entraîne, nous prenant la main de son délicat talent.

La Bohème, œuvre « maison », a été jouée 1522 fois à l’Opéra-Comique depuis sa création. 113 Mimi, 94 Rodolphe ont défilé sur ses planches… Puccini lui-même avait pris ses quartiers à l’Opéra-Comique pour superviser l’adaptation en français de ces œuvres : c’est dire si cette Bohème se sent chez elle entre ces murs !
On nous propose là une version « légère », 1h30, avec un orchestre réduit, une version voulue plus mobile, plus accessible, resserrée sur l’intimité de ses personnages, « la fragilité de leur condition, la fraîcheur de leurs émotions ». Il y a quelques protagonistes en moins. Des hommes, car des femmes, il n’y en a que deux dans cette œuvre : Pauline Bureau a souhaité préserver l’intégralité de leurs rôles, pour rééquilibrer un peu la présence des femmes dans cet univers si masculin – reflet d’une époque.
 

Il faut redire combien l’harmonie de Puccini est d’une clarté,
d’une transparence et d’une précision sublimes.

Marc-Olivier Dupin, adaptation musicale

 

Une haute façade noire nous fait face, sous les ors de la vénérable salle de l’Opéra-Comique, très minérale, très contemporaine. Elle prend vie en se faisant tableau noir où s’écrit comme à la craie une lettre que Mimi, petite provinciale fraîchement débarquée à Paris, rédige pour rassurer sa mère…
Une belle projection d’immeubles parisiens vient recouvrir ces murailles d’obsidiennes, fenêtres, enseignes, pierres noircies de suie, on y est ! C’est un Paris de la fin du XIXe qui se dessine, un panneau s’estompe, l’appartement de Rodolphe s’ouvre et devient une autre scène, petit théâtre de tréteaux perché au premier étage d’un immeuble qui a perdu de sa superbe. La bohème, ce sont ces jeunes gens d’hier, pas si loin des jeunes gens d’aujourd’hui, étudiants, artistes en devenir, cousettes, grisettes, fauchés, coloc’ et débrouille, un jour on a de quoi becqueter, le lendemain de quoi se payer un verre chez Momus, au gré d’un petit boulot, d’un tableau vendu, d’un « papier » commandé par une revue… des jeunes gens qui se réchauffent d’amitié, d’eau-de-vie, d’un poêle garni de la dernière pièce de l’auteur de la bande et d’amours fiévreuses.
 

C’est le frottement entre hier et aujourd’hui qui crée l’univers de Bohème, notre jeunesse.
Deux époques qui dialoguent et s’éclairent mutuellement.
Pauline Bureau, adaptation et mise en scène

 

La mise en scène est fluide, malicieuse, pleine d’humanité, de légèreté et de poésie. Pauline Bureau comme elle sait le faire utilise avec une grande subtilité la vidéo (belle création de Nathalie Cabrol), jamais redondante, toujours utile et élégante. Elle ne se refuse pourtant pas à offrir au spectateur des images d’un grand lyrisme, où la nature – une neige tombant doucement, une silhouette d’arbre dénudé – s’immisce dans la ville et invente un espace plus irréel, plus affectif.
L’orchestre glisse avec à-propos au milieu de ses sonorités classiques quelques notes d’accordéon, qui apportent une touche de bal populaire, une ombre de nostalgie.
Les chanteurs ont l’âge et la fougue de leurs rôles, la voix bien timbrée et une belle expressivité, sans emphase mais avec une riche sensibilité. Un « parlé-chanté » plus théâtral, plus quotidien, alterne avec des duos flamboyants ou poignants, à la hauteur du drame qui se noue – car il faut bien qu’un drame se noue…
Le final, déchirant, sous une lune gigantesque dans une lumière de crépuscule, laisse les gorges nouées.

Marie-Hélène Guérin

 

BOHÈME, NOTRE JEUNESSE
À l’affiche de l’Opéra-Comique jusqu’au 17 juillet 2018
D’après La Bohême de Giacomo Puccini
Adaptation musicale : Marc-Olivier Dupin
Direction musicale : Alexandra Cravero
Adaptation, traduction et mise en scène : Pauline Bureau
Avec Sandrine Buendia, Kevin Amiel, Marie-Eve Munger, Jean-Christophe Lanièce, Nicolas Legoux, Ronan Debois, Benjamin Alunni et Anthony Roullier
Orchestre : Les Frivolités Parisiennes

Photographies @Pierre Grosbois

L’étoffe des rêves

« We are such stuff as dreams are made on, and our little life is rounded with a sleep. » – William Shakespeare.

A Pantin, au 49 de la rue des Sept Arpents, à quelques pas du métro Hoche, il y a une porte magique. Une porte qui ouvre sur le rêve, sur l’imaginaire, un lieu qui vous emporte loin de Paris, loin de votre vie, loin de tout.
Peut-être plus près de vous-même.

Entre les supérettes exotiques improbables et les réparateurs de téléphone portable, il y a une brèche. Il ne faut pas la manquer, il faut s’y enfoncer. Sans précaution. C’est la porte du Théâtre. Un théâtre pauvre et riche à millions, riche de ses folies et de ses costumes imprégnés de la sueur des comédiens, aux doublures teintes de maquillage, auréolés de sel, mais aussi brillants de vieil or, bruissants du poids des étoffes sur les parquets de chêne, un théâtre riche de son humanité, de ses humanités, de l’infini de l’humain, de ses pluriels.

Dans cette brèche, Shakespeare s’engouffre avec vous.

La Tempête.
Des êtres humains s’agitent sur le sable, s’ébrouent derrière l’immense voile écru. On entrevoit des miracles, des mirages. Shakespeare accompagne la folie des hommes, la dépèce, la fait tournoyer avec brio dans son moulin de flammes verbales, parfois tempérées d’amour, ou attisées de troubles et de colères.
Des clochettes retentissent, les bâtons de pluie font trembler l’air, les tambours immobilisent le silence, les flammes teintent l’espace, s’éteignent dans le sable. L’homme s’y vautre, s’y enterre, s’y noie, et en ressort. La tempête du théâtre transforme les hommes, les fait voir à eux-mêmes dans un miroir joyeusement déformant, leurs bassesses, leurs miraculeuses beautés, leurs désirs, des plus purs aux plus vils, leurs colères profondes et légères, l’ignominie de leurs vices comme la candeur de leurs espoirs.

 © Nourdine Mefsel

Une plaque de métal tremble et nos coeurs s’agitent, le navire est là, derrière un voile de brume, peuplé de mille silhouettes. La machine du théâtre se met en branle, dans la lueur des projecteurs et des bougies. Du sable, des bambous, des canisses, l’élégante silhouette d’un tronc de bois flotté, des voiles qui se hissent, se tordent, qui recèlent en leurs noeuds des princes, des songes, des mystères, des comédiens qui livrent leurs corps et leurs âmes pour emplir l’instant d’émerveillement.

Comme les naufragés du navire shakespearien, nous sommes des enfants, éblouis par un banquet de fruits miraculeux présenté dans une conque botticellienne, attirés par l’apparat des atours de velours galonnés d’or suspendus hors de portée, estomaqués par le surgissement de la beauté.

Des hommes enchevêtrés, empêtrés les uns dans les autres, débrouillant comme il le peuvent, l’écheveau de la vie. Joie du ridicule. Rires. Rires.

Et la musique de la beauté qui flotte, apparaît, disparaît, nous caresse, et nous réveille en sursaut.

Nous sommes les jouets dociles de cette marée de théâtre, et nous échouons sur le sable à la fin de la représentation, l’esprit bruissant de toutes les images qui nous ont transportées.

Et nous voilà, sur le bitume luisant de pluie, à nous diriger vers le métro. Était-ce un rêve?

– Agnès T. –

« La Tempête »
De William Shakespeare
Au Théâtre des Loges – Pantin

Mise en scène de Michel Mourtérot
au Théâtre des Loges, 49 rue des Sept Arpents 93500 Pantin M° Hoche
Jusqu’au 1er juillet 2018 le vendredi et samedi à 20h30, le dimanche à 16h30.
Tarif Plein: 18 Euros, Réduits, 12 et 6 euros.
Réservations: 01 48 46 54 73 ou 06 15 23 80 28