« Pour l’enfant que j’étais ma mère était ma cabane. Pour l’enfant que j’ai à présent, que ma mère ne connaitra pas, quelle cabane ai-je à lui offrir ?
Quel monde plus habitable ?
J’écris cette histoire pour ma mère.
Pour mon fils.
Pour l’enfant que j’étais et l’adulte qu’il deviendra. »
Guillaume Cayet
« Il y a bien longtemps »… comme un conte s’avance ce Temps des fins. Comme dans les anciennes légendes, il y a une forêt, un roi fou, des êtres des bois, des hommes de fer et de feu…
Dans un « monde qui tarde à mourir, le nouveau monde tarde à naître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres », disait Antonio Gramsci au début du siècle précédent. C’est dans ce clair-obscur du début de notre siècle que se déploient ce Temps des fins et ses êtres en recherche d’un nouvel équilibre.
Les trois parties sont indépendantes, différentes dans leurs formes, leurs temporalités et leurs protagonistes, mais liées par le quatrième acteur de cette pièce : le lieu, cette forêt, qui appartient au monde qui tarde à mourir autant qu’à celui qui tarde à naître.
Partie 1 « Faire son deuil »
Derrière un tulle, un homme debout, seul, pieds ancrés dans un tapis de feuilles mortes, voix rocailleuse : Vincent Dissez déroule dans une magnifique langue, rugueuse, orale et précieuse, le récit de la dernière chasse. La dernière plongée collective dans cette forêt qui va bientôt être ensevelie sous l’eau de la retenue de la future centrale électrique. Les hommes, les armes, les chiens, les proies. Les temps qui semblent être de toujours, et qui finissent pourtant.
C’est un bourg vacillant qui se dessine, la fin de la vie paysanne, c’est « le désenchantement de la forêt ». On plante des Douglas, on va bosser à Central Park, les gestes ancestraux s’effritent contre les chocapics des mômes.
Pourtant, rendu chaman par l’alcool et la mélancolie, le chasseur se fait narrateur et chose narrée, mi-homme mi-sanglier, mi-chasseur mi-forêt, et dans les bois va découvrir des habitant.e.s clandestin.e.s…
Partie 2 « Le monde impossible »
Sur le tulle, des dates, des images : quelques années ont passées. 2021, 22, 23, mars 24, photo d’un groupe d’humains vêtus de masques d’animaux, dans un champ en lisière de forêt. La parole est à ces furtifs et furtives, cousin.e.s sylvestres des Furtifs d’Alain Damasio, groupe humain qui a pris place au cœur de la forêt, pour s’y fondre, y vivre, en vivre et la faire vivre.
« Nous ne défendons pas la forêt, nous sommes la forêt qui se défend »
Ce sont Saloma et Judith (Mathilde Weil, Marie-Sohna Condé, très présentes, jeu juste et droit), le Grand Tétras et l’Ourse blanche – chacun.e dans la communauté a reçu/choisi un animal-totem, dont il a pris le surnom et le masque (splendides créations de Judith Dubois) -, deux parmi les premières occupantes de ce qu’on appelle aujourd’hui une ZAD, qui témoignent.
Le Grand Tétras et l’Ourse Blanche entrelacent l’aujourd’hui et l’hier de ce lieu autre où l’on crée un monde et une nouvelle façon de l’habiter. Questions pratiques et politiques, comment se nourrir, se loger, qui accueillir, jusqu’où va la liberté de chacun, accords et désaccords qui feront l’invention de cette île forestière : le texte se fait mode d’emploi de cette poïétique*, de cette pensée en action – parfois avec une volonté de pédagogie trop appuyée, maladresse passagère qu’on retrouvera aussi par moment dans la partie suivante.
On est à la veille de l’inondation de la forêt. C’est à nouveau une dernière nuit, une dernière chasse, une autre fin. Les hommes-ferrailles, les flics, délogent. Foutent le feu.
Pour faire place au barrage, à la technologie. Au productif. Surtout, pour maintenir encore la cohésion de l’ancien monde : « on ne leur fait peur pas parce qu’on construit des cabanes, mais parce qu’on imagine ».
Partie 3 « Gloria »
15 ans plus tard, le tulle est enfin ouvert, un décor plus concret, la forêt reste au fond, arrière-plan d’une cuisine formica, d’une famille modeste, lui au chômage bûcheron sans forêt, elle qui travaille dans l’hypermarché local, leur grande fille, ado éco-anxieuse, qui ne veut plus sortir de sa chambre – « j’attends la fin du monde ici »…
« Les riches sont de plus en plus riches, et nous de plus en plus rien »
La famille vit près du lac du barrage, la fille a à peine plus que l’âge de l’inondation de la forêt. On attend une grande tempête, prévue pour dans un mois. Elle s’appelle Gloria, on craint qu’elle ne détruise le barrage et ne dévaste la région. Une fin du monde à l’échelle locale.
Le père, la mère, la fille : un microcosme pour confronter trois réponses à la peur de la fin
Sauver son âme en la confiant à un gourou
Sauver son corps en le confiant à un abri
Sauver le futur en le confiant au présent
Cette troisième partie, tout aussi passionnante que les autres est tout de même un peu plus didactique : un dialogue en facetime initie l’ado de la maison aux arcanes de la désobéissance civile et de l’action militante, c’est astucieux mais l’artifice garde une certaine raideur, à l’opposé de l’incarnation par ailleurs juste, généreuse et sincère de l’ensemble du spectacle.
Mathilde Weil dans le rôle de l’ado d’ailleurs y est comme engoncée, entre tics de langue « jeune » – multipliant les « boomer » comme s’il s’agissait d’un signe de ponctuation – et contrainte d’un dialogue avec un interlocuteur enregistré. On la retrouvera heureusement, parole libre et forte, seule en scène, pour un épilogue porteur de plus que de l’espoir : « le monde est en cours, ce qui est mieux que fini ».
Une composition musicale sophistiquée signée Anne Paceo, toute de strate de sons souffles de vent, crépitements, notes de violoncelles sombres, chœurs, soutient la très belle scénographie de Cécile Léna, qui sait mettre autant de magie dans une forêt que dans une cuisine.
Le Temps des fins embrasse les interrogations intimes et sociales d’aujourd’hui. Guillaume Cayet l’a nourri de réel et de rêves, enrichi de souvenirs d’enfance comme d’expériences d’écologique radicale, l’a voulu comme un pont vers demain.
Une fable qu’on espère performative, à voir sans restriction avec de grand.e.s ados, qui apprécieront la forme multimedia touffue et pertinente – vidéos en direct ou non, travail sur le son, utilisation des supports actuels (recherches google, tchat…), et qui trouveront dans cette fresque une résonance avec les préoccupations contemporaines et un regard vers un avenir possible.
Marie-Hélène Guérin
*La poïétique a pour objet l’étude des possibilités inscrites dans une situation donnée débouchant sur une nouvelle création. Chez Platon, la poïèsis se définit comme « la cause qui, quelle que soit la chose considérée, fait passer celle-ci du non-être à l’être »
vidéo © Minimum Moderne
LE TEMPS DES FINS
Un spectacle de la Compagnie du Désordre
Texte et mise en scène Guillaume Cayet
Avec Marie-Sohna Condé, Vincent Dissez, Mathilde Weil
Avec la participation de Achille Reggiani
Scénographie Cécile Léna | Lumière Kevin Briard | Création musicale et sonore Antoine Briot | Vidéo Julien Saez, Salomé Laloux-Bard | Costumes Patricia De Petiville, Cécile Léna | Création masques Judith Dubois
Collaboration artistique Julia Vidit | Musique originale Anne Paceo
Avec les voix de Cynthia Abraham, Laura Cahen, Paul Ferroussier, Celia Kameni, Florent Mateo et Isabel Sörling
Régie générale Charles Rey | Conseiller littéraire Jean-Paul Engélibert
Équipe artistique pour la version LSF : Anthony Guyon, Lisa Martin, Géraldine Berger de la Compagnie ON OFF
Visuel : Thierry de Folmont
Photographies © Christophe Raynaud de Lage
Texte publié aux éditions Théâtrales (2024)
Spectacle créé le 22 mai 2024 à La Comédie de Valence (Théâtre de la Ville)
En savoir plus : Comédie de Valence / Le temps des fins
À voir en tournée :
Théâtre du Point du Jour, Lyon – Avec représentations adaptées en LSF – 13.11 – 14.11.24
Théâtre de La Manufacture – CDN Nancy Lorraine – 03.12 – 06.12.24
Acb Scène Nationale Bar-Le-Duc – 10.12.24
Centre Culturel de la Ricamarie – 24.01.25
Théâtre des Îlets, CDN de Montluçon – 29.01 – 30.01.25
Scène Nationale de l’Essonne – 11.02 – 12.02.25
Espace 1789, Saint-Ouen – 04.04.25
Théâtre de la Cité internationale – 12.05 – 17.05.25