Gourou : tel est pris qui croyait prendre

« Mathias apprend qu’il est l’unique héritier d’une mystérieuse secte américaine,
l’Église Véritaniste. 100 millions de dollars l’attendent, à une condition : faire renaître la secte de ses cendres et réunir au moins 5000 fidèles en moins de 6 mois. Il doit devenir Gourou…»

© Yume Nanbu

Au Petit Gymnase, GOUROU, une joyeuse comédie portée par une énergique et talentueuse troupe de jeunes comédiens, au service d’un sujet moins en vue dernièrement mais toujours d’actualité, l’endoctrinement sectaire.
Mathias, loser indolent (parfait Loïck Müllauer), s’embarque dans une spirale infernale d’emprise… Tel est pris qui croyait prendre, une fois que la machine est lancée, gourou et fidèles sont prisonniers du même cercle vicieux.
Gourou dénonce les rouages de la manipulation mentale, et les travers de notre société prompte à préférer les vérités alternatives plutôt la banale réalité. Le sujet est grave mais traité avec vivacité par l’absurde. Entre boutade et pamphlet, le texte distille avec à-propos quelques pointes de noirceur dans une comédie qui reste tout de même assez convenue, et qu’on aurait aimé voir aller plus loin dans sa folie. Mais la mise en scène maline, rythmée, un peu cartoon et parfois bien allumée lui donne du relief et offre aussi quelques belles images. Le décor graphique, tout simple, fait de cubes et quelques accessoires, et un travail de lumières bien pensé permettent de moduler l’espace de manière efficace. Soulignons le jeu généreux, sincère et maîtrisé des interprètes, jeunes gens très prometteurs !

GOUROU
Au Théâtre du Gymnase
Avec François Aubagnac, Suzanne Gardeux, Dorian Fontyn, Thomas Milatos, Mélodie Møller, Loïck Müllauer
texte de François Aubagnac, mise en scène Suzanne Gardeux, collaboration artistique Laurence Cote
Photo d’en-tête : © Philippe Gardeux

Oiseau : de la mort dans la vie, de la vie dans la mort !

Mustafa a perdu son papa, dans un accident de voiture. Pamela a perdu son chien, parce que les animaux, ça vit moins longtemps que les humains. Ils ont 10 ans, sont ensemble en CM2, et les adultes s’obstinent à leur conseiller de « penser à autre chose ». Mais qui, mais quoi, mais de quoi se mêlent-ils ces grands ? C’est quoi cette manie de vouloir qu’on « fasse notre deuil » ? Pourquoi on ne peut pas en parler, soit c’est trop grave, soit pas assez ?
Le papa s’appelle Ahmid, le chien s’appelle Calamar, Mustafa n’a pas assisté aux funérailles de son papa – un cimetière c’est pas un endroit pour les enfants, Pamela n’a pas le droit d’être triste parce que, bon, de toutes façons, ce n’était qu’un chien, tout de même. Qu’à cela ne tienne, Pamela va organiser une belle fête pour eux au cimetière : la môme lance son invitation, qui comme une petite grenade va exploser en vol et retomber en semant un waï du tonnerre des plus vivifiants !

Ses tracts d’invitations « si tu aimes tes morts, viens les fêter avec nous » rameutent tous un tas de loupiots orphelins de leur animal familier, de leur maman, de leur grand-père, de leur copain d’enfance… Même les grands du collège – qui franchissent en douce le grillage qui les sépare de l’école élémentaire, même les CP : chez les mômes, ça frétille du besoin de parler de ses morts. Une mimi Françou, 6 ans au compteur, sait même comment on va « de l’autre côté ».

Alors là ! Par la porte ouverte par la bande de copains vers « l’autre côté » un grand vent d’air frais souffle, libèrent les mo(r)ts, déchaînent les cœurs serrés, animent les enfants, bousculent les adultes…
Les mômes mettent de la mort dans la vie et de la vie dans la mort ! À minuit, leurs corps se soulèvent, et hop, en visite chez les morts, les très vieux et les autres, les tombés d’un toit, d’un trampoline, sous une bombe ou malades. On prend des nouvelles, on en donne, apparemment ce trafic fait plaisir aux mômes et aux morts qui apprécient la compagnie, mais pas à tous les adultes, dont certains hésitent entre la panique et la crise de nerf (à commencer par la directrice de l’école qui préfère quand tout est bien en ordre, les CP en rang avec les CP, les CM2 avec les CM2, les vivants de ce côté-ci et les morts de l’autre)…
 

Anna Nozière, dix ans après le succès de Joséphine-Les enfants punis, s’adresse de nouveau à la jeunesse. En 2017, au théâtre de la Colline, elle a commencé une recherche sur les relations qu’entretiennent les morts et les vivants. Pour les adultes, elle a composé Esprits. Pour les enfants (pour parler aux enfants, ou bien pour parler de leur part…), elle a inventé cette très joyeuse fable, où les enfants apprennent aux adultes que regarder ses morts en face ne diminue pas la vie – au contraire !

Elle a confié sa pièce à Kate France et Sofia Hisborn, deux fantastiques comédiennes qui ne joueront pas aux enfants, mais porteront leurs voix. Elles alternent les personnages, les annonçant tout simplement, « moi, je serai Pamela » « et moi, je serai Mustafa », « là, je suis la directrice très inquiète, la maman de Mustafa et le papa d’Amadou » « et moi je suis tous les CM2, la tante de Pamela et le concierge», sans que jamais ne s’altèrent ni la compréhension du texte ni l’incarnation des rôles. Anna Nozière les dirige avec malice et délicatesse. Elles sont claires et pétillantes, et apportent leur maturité de femmes et de comédiennes à la fraîcheur et l’insolence de leurs personnages.
 

La scénographie dépouillée, au vaste plateau parsemé d’éléments très graphiques et évocateurs, laisse la place à l’imagination et au mouvement. Les comédiennes modulent l’espace dans l’élan, d’un mot et d’un geste, déplaçant ici une table, là un tableau, passant d’une salle de classe à la piscine, du bureau de la directrice à la cour de l’école. Des images vidéos, solaires, apporteront les enfants sur le plateau, leurs sourires et leurs regards francs (avec Walid Riad dans le rôle de Mustafa, et des enfants de l’association socioculturelle Courteline et des ateliers du Théâtre des Trois Clous).
Comme un cimetière tout enjoué de coquelicots accueille une ronde d’enfants rieurs, musique pop (Wonderful life, en plusieurs versions, dont une délicieuse reprise à la flûte à bec !) et baroque (l’hypnotique Sonnerie de Ste Geneviève de Marin Marais) se tressent au récit. Légèreté et gravité, d’un même geste.

Limpidité du propos, justesse du jeu, élégance visuelle, finesse d’un texte qui ne prend jamais les enfants pour moins éveillés qu’ils ne le sont : voilà une bien belle façon d’aborder un sujet sensible, avec intelligence, profondeur et fantaisie.
On peut y aller en famille, avec des enfants dès 9 ans, cela permettra d’ouvrir ou approfondir un dialogue, mais aussi, car le spectacle est alerte, joyeux, drôle et poétique, de nourrir leur goût du théâtre.

Marie-Hélène Guérin

 

OISEAU
Un spectacle de la compagnie la POLKa
Au Théâtre Paris-Villette jusqu’au 3 novembre 202
d’après OISEAU d’Anna Nozière – Éditions Théâtrales Jeunesse / adaptation et mise en scène Anna Nozière / jeu Kate France, Sofia Hisborn / avec les voix de Loubna Dupuis-Putelas, Samuel Simon / participation à l’image de Walid Riad et les enfants du centre social Courteline de Tours / assistanat à la mise en scène Steve Brohon / scénographie Alban Ho Van / assistanat à la scénographie, objets, vêtements Emma Depoid / son Nicolas de Gélis / lumière Mathilde Domarle / régie générale, plateau Louisa Mercier / collaboration artistique Patrick Haggiag / assistanat à la réalisation, régie de tournage du film Heiremu Pinson / images,
© Christophe Raynaud de Lage / Isol Buffy

À RETROUVER EN TOURNÉE :
MAISONS-ALFORT Théâtre Claude Debussy (94) – Les 15 et 16 novembre 2024 / ​FONTENAY-SOUS-BOIS (94) Théâtre Jean-François Voguet – Les 20 et 21 novembre 2024 / PANTIN (93) Théâtre du Fil de l’eau – Du 28 au 30 novembre 2024 / VITRY-SUR-SEINE (94) Théâtre Jean Vilar – Les 10 et 11 décembre 2024 / VERDUN (55) Transversales, Scène conventionnée – Du 23 au 25 janvier 2025 / ANGERS (49) Le Quai, CDN Pays de Loire – Les 29 et 30 janvier 2025 / NANTERRE (92) Maison de La Musique – en co-programmation avec Nanterre-Amandiers, CDN – Du 6 au 8 février 2025 / SARTROUVILLE (78) CDN de Sartrouville et des Yvelines – Les 13 et 14 février 2025 / REDON (35) Le Canal Théâtre, Scène conventionnée – Les 28 février 2025 / SAINT-AVÉ (56) Le Dôme – Le 7 mars 2025 / LORIENT (56) Théâtre de Lorient, CDN – Du 12 au 15 mars 2025 / MARSEILLE (13) Théâtre National La Criée – Dans le cadre des Rencontres Artistiques de l’ASSITEJ – Les 27 et 28 mars 2025 / CAVAILLON (84) La Garance, Scène nationale – Les 1 et 2 avril 2025 / HÉNIN-BEAUMONT (62) L’Escapade – en co-programmation avec Culture Commune, Scène nationale du Bassin Minier du Pas-de-Calais Le 15 mai 2025

montage du film Yannis Pachaud / stagiaires Léa Moralès, Ambre Lentini / régie générale tournée Antoine Seigneur-Guerrini, Arnaud Olivier / accompagnement, collaboration et tissage Anne de Amézaga / administration Audrey Gendre / logistique de tournée Floriane Brault
petit film : réalisation Anna Nozière / assistanat à la réalisation, régie de tournage Heiremu Pinson / images, montage Yannis Pachaud / avec Walid Riad, et des enfants de l’association socioculturelle Courteline et des ateliers du Théâtre des Trois Clous – encadrés par leurs animateurs et parents – en collaboration avec Romain Dugast, responsable de l’association socioculturelle Courteline, et Steve Brohon / avec la participation de l’Alliance Funéraire de Touraine – Annabelle Cazé / avec l’aide précieuse d’Ali Larbi et du Centre social Pluriel(le)s, de Ted Toulet, Audrey Gendre, Clarisse Pajot, Brigitte Cousin / remerciements à la Ville de Tours

production la POLKa / coproduction Théâtre de la Cité – CDN Toulouse Occitanie, L’Estive – Scène nationale de Foix et d’Ariège, CRJP 72 – réseau jeune public en Sarthe, La Mégisserie – Scène conventionnée de Saint Junien, TnBA – CDN de Bordeaux, Théâtre d’Arles, Théâtre Olympia – CDN de Tours, Le Lieu-Compagnie Florence Lavaud – St-Paulde- Serre, Les Tréteaux de France – CDN, OARA – Office régional artistique de Nouvelle-Aquitaine, Iddac – Agence culturelle du département de la Gironde / soutiens La Chartreuse – CNES, L’Azimut – Châtenay-Malabry, Ville de Pantin / aide à la création Artcena / aide au projet DRAC Nouvelle Aquitaine / participation artistique Jeune Théâtre National, ENSATT / accueils en résidence Les Quinconces et L’Espal – Scène nationale du Mans, Théâtre de la Cité – CDN Toulouse Occitanie, Le Carroi – La Flèche, Le Lieu – St-Paul-de-Serre (Cie Florence Lavaud), Théâtre Du Fil de l’Eau – Pantin

Le temps des fins : triptyque poïétique

« Pour l’enfant que j’étais ma mère était ma cabane. Pour l’enfant que j’ai à présent, que ma mère ne connaitra pas, quelle cabane ai-je à lui offrir ?
Quel monde plus habitable ?
J’écris cette histoire pour ma mère.
Pour mon fils.
Pour l’enfant que j’étais et l’adulte qu’il deviendra. »
Guillaume Cayet

 

 

« Il y a bien longtemps »… comme un conte s’avance ce Temps des fins. Comme dans les anciennes légendes, il y a une forêt, un roi fou, des êtres des bois, des hommes de fer et de feu…

Dans un « monde qui tarde à mourir, le nouveau monde tarde à naître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres », disait Antonio Gramsci au début du siècle précédent. C’est dans ce clair-obscur du début de notre siècle que se déploient ce Temps des fins et ses êtres en recherche d’un nouvel équilibre.

Les trois parties sont indépendantes, différentes dans leurs formes, leurs temporalités et leurs protagonistes, mais liées par le quatrième acteur de cette pièce : le lieu, cette forêt, qui appartient au monde qui tarde à mourir autant qu’à celui qui tarde à naître.

 
Partie 1 « Faire son deuil »

Derrière un tulle, un homme debout, seul, pieds ancrés dans un tapis de feuilles mortes, voix rocailleuse : Vincent Dissez déroule dans une magnifique langue, rugueuse, orale et précieuse, le récit de la dernière chasse. La dernière plongée collective dans cette forêt qui va bientôt être ensevelie sous l’eau de la retenue de la future centrale électrique. Les hommes, les armes, les chiens, les proies. Les temps qui semblent être de toujours, et qui finissent pourtant.
C’est un bourg vacillant qui se dessine, la fin de la vie paysanne, c’est « le désenchantement de la forêt ». On plante des Douglas, on va bosser à Central Park, les gestes ancestraux s’effritent contre les chocapics des mômes.
Pourtant, rendu chaman par l’alcool et la mélancolie, le chasseur se fait narrateur et chose narrée, mi-homme mi-sanglier, mi-chasseur mi-forêt, et dans les bois va découvrir des habitant.e.s clandestin.e.s…
 

 
Partie 2 « Le monde impossible »

Sur le tulle, des dates, des images : quelques années ont passées. 2021, 22, 23, mars 24, photo d’un groupe d’humains vêtus de masques d’animaux, dans un champ en lisière de forêt. La parole est à ces furtifs et furtives, cousin.e.s sylvestres des Furtifs d’Alain Damasio, groupe humain qui a pris place au cœur de la forêt, pour s’y fondre, y vivre, en vivre et la faire vivre.

« Nous ne défendons pas la forêt, nous sommes la forêt qui se défend »

Ce sont Saloma et Judith (Mathilde Weil, Marie-Sohna Condé, très présentes, jeu juste et droit), le Grand Tétras et l’Ourse blanche – chacun.e dans la communauté a reçu/choisi un animal-totem, dont il a pris le surnom et le masque (splendides créations de Judith Dubois) -, deux parmi les premières occupantes de ce qu’on appelle aujourd’hui une ZAD, qui témoignent.
Le Grand Tétras et l’Ourse Blanche entrelacent l’aujourd’hui et l’hier de ce lieu autre où l’on crée un monde et une nouvelle façon de l’habiter. Questions pratiques et politiques, comment se nourrir, se loger, qui accueillir, jusqu’où va la liberté de chacun, accords et désaccords qui feront l’invention de cette île forestière : le texte se fait mode d’emploi de cette poïétique*, de cette pensée en action – parfois avec une volonté de pédagogie trop appuyée, maladresse passagère qu’on retrouvera aussi par moment dans la partie suivante.
On est à la veille de l’inondation de la forêt. C’est à nouveau une dernière nuit, une dernière chasse, une autre fin. Les hommes-ferrailles, les flics, délogent. Foutent le feu.
Pour faire place au barrage, à la technologie. Au productif. Surtout, pour maintenir encore la cohésion de l’ancien monde : « on ne leur fait peur pas parce qu’on construit des cabanes, mais parce qu’on imagine ».
 

 
Partie 3 « Gloria »

15 ans plus tard, le tulle est enfin ouvert, un décor plus concret, la forêt reste au fond, arrière-plan d’une cuisine formica, d’une famille modeste, lui au chômage bûcheron sans forêt, elle qui travaille dans l’hypermarché local, leur grande fille, ado éco-anxieuse, qui ne veut plus sortir de sa chambre – « j’attends la fin du monde ici »…

« Les riches sont de plus en plus riches, et nous de plus en plus rien »

La famille vit près du lac du barrage, la fille a à peine plus que l’âge de l’inondation de la forêt. On attend une grande tempête, prévue pour dans un mois. Elle s’appelle Gloria, on craint qu’elle ne détruise le barrage et ne dévaste la région. Une fin du monde à l’échelle locale.
Le père, la mère, la fille : un microcosme pour confronter trois réponses à la peur de la fin

Sauver son âme en la confiant à un gourou
Sauver son corps en le confiant à un abri
Sauver le futur en le confiant au présent

Cette troisième partie, tout aussi passionnante que les autres est tout de même un peu plus didactique : un dialogue en facetime initie l’ado de la maison aux arcanes de la désobéissance civile et de l’action militante, c’est astucieux mais l’artifice garde une certaine raideur, à l’opposé de l’incarnation par ailleurs juste, généreuse et sincère de l’ensemble du spectacle.
Mathilde Weil dans le rôle de l’ado d’ailleurs y est comme engoncée, entre tics de langue « jeune » – multipliant les « boomer » comme s’il s’agissait d’un signe de ponctuation – et contrainte d’un dialogue avec un interlocuteur enregistré. On la retrouvera heureusement, parole libre et forte, seule en scène, pour un épilogue porteur de plus que de l’espoir : « le monde est en cours, ce qui est mieux que fini ».
 

 
Une composition musicale sophistiquée signée Anne Paceo, toute de strate de sons souffles de vent, crépitements, notes de violoncelles sombres, chœurs, soutient la très belle scénographie de Cécile Léna, qui sait mettre autant de magie dans une forêt que dans une cuisine.

Le Temps des fins embrasse les interrogations intimes et sociales d’aujourd’hui. Guillaume Cayet l’a nourri de réel et de rêves, enrichi de souvenirs d’enfance comme d’expériences d’écologique radicale, l’a voulu comme un pont vers demain.
Une fable qu’on espère performative, à voir sans restriction avec de grand.e.s ados, qui apprécieront la forme multimedia touffue et pertinente – vidéos en direct ou non, travail sur le son, utilisation des supports actuels (recherches google, tchat…), et qui trouveront dans cette fresque une résonance avec les préoccupations contemporaines et un regard vers un avenir possible.

Marie-Hélène Guérin

 
*La poïétique a pour objet l’étude des possibilités inscrites dans une situation donnée débouchant sur une nouvelle création. Chez Platon, la poïèsis se définit comme « la cause qui, quelle que soit la chose considérée, fait passer celle-ci du non-être à l’être »

 

vidéo © Minimum Moderne
 
LE TEMPS DES FINS
Un spectacle de la Compagnie du Désordre
Texte et mise en scène Guillaume Cayet
Avec Marie-Sohna Condé, Vincent Dissez, Mathilde Weil
Avec la participation de Achille Reggiani
Scénographie Cécile Léna | Lumière Kevin Briard | Création musicale et sonore Antoine Briot | Vidéo Julien Saez, Salomé Laloux-Bard | Costumes Patricia De Petiville, Cécile Léna | Création masques Judith Dubois
Collaboration artistique Julia Vidit | Musique originale Anne Paceo
Avec les voix de Cynthia Abraham, Laura Cahen, Paul Ferroussier, Celia Kameni, Florent Mateo et Isabel Sörling
Régie générale Charles Rey | Conseiller littéraire Jean-Paul Engélibert
Équipe artistique pour la version LSF : Anthony Guyon, Lisa Martin, Géraldine Berger de la Compagnie ON OFF
Visuel : Thierry de Folmont
Photographies © Christophe Raynaud de Lage

Texte publié aux éditions Théâtrales (2024)

Spectacle créé le 22 mai 2024 à La Comédie de Valence (Théâtre de la Ville)

En savoir plus : Comédie de Valence / Le temps des fins

À voir en tournée :
Théâtre du Point du Jour, Lyon – Avec représentations adaptées en LSF – 13.11 – 14.11.24
Théâtre de La Manufacture – CDN Nancy Lorraine – 03.12 – 06.12.24
Acb Scène Nationale Bar-Le-Duc – 10.12.24
Centre Culturel de la Ricamarie – 24.01.25
Théâtre des Îlets, CDN de Montluçon – 29.01 – 30.01.25
Scène Nationale de l’Essonne – 11.02 – 12.02.25
Espace 1789, Saint-Ouen – 04.04.25
Théâtre de la Cité internationale – 12.05 – 17.05.25

 

La Fin du début ou « de l’art de canarder l’angoisse de mort à coup d’éclats de rire »

Un lit d’enfant, des autocollants de DuranDuran, un siège de bureau, un bureau, un aquarium, un globe terrestre, un ours géant (très géant), des viscères en tissu, un tableau blanc couvert de chiffres, un écran de cinéma artisanal… drôle d’inventaire ! Plongée dans un plateau de théâtre qui est dans la tête d’un enfant, ou dans la tête d’un enfant qui contient un plateau de théâtre ?
Dans ce capharnaüm de souvenirs, un échalas au visage étonnamment plâtré, à la tenue blanche salie de rouge et de noir, joue un match de tennis, courant de l’avant au fond de scène, ahanant avec ferveur.

La Fin du début, c’est l’histoire d’un petit garçon qui s’est trouvé arraché à l’enfance et plongé dans l’angoisse de mort par l’inattendue irruption d’une noria de pompiers et de journalistes dans la rue de ses vacances, un innocent jour d’août 1992. La Fin du début, c’est l’histoire d’un adulte qui a décidé de dépiauter son angoisse de mort et d’en faire un spectacle fou et drôle.
Le petit Solal, bientôt sept ans, passait d’insouciantes vacances estivales à Ramatuelle, dans la maison voisine de Michel Berger et France Gall. Un match de tennis, un été trop chaud, et le chanteur populaire va voir ailleurs si les anges y sont. Pour le garçonnet, c’est la brutale révélation : tout peut finir, même les chanteurs populaires, même les beaux couples de légende, même l’enfance.

Trente ans plus tard, adulte et jeune papa, Solal Bouloudnine, bouille ronde sympathique, œil malicieux et débit alerte, revient sur le traumatisme fondateur avec une drôlerie folle et vive.

© Marie Charbonnier

L’artiste a gardé la vitalité, la gaminerie et l’insolence des mômes. Dans sa belle machine à remonter le temps, pas de nostalgie, ça crépite et ça fuse. On saute d’une temporalité à l’autre, de l’enfant au comédien qui devant nous tente de se dépêtrer de son passé aussi bien que de son présent. Le début du spectacle se débarrasse de la fin, puisque décidément Solal préfèrerait ne pas finir sur… la fin, le milieu s’attaquera au début, vu qu’on ne peut pas faire l’impasse là-dessus, et on garde le milieu pour la fin !
Le tout, spectacle et commentaire du spectacle (qui est aussi le spectacle…), doit impérativement tenir en 1h20, c’est promis, et la boucle sera bouclée. Le match de tennis commencé 1h20 plus tôt pourra se conclure, et la vie continuer, plus légère. C’est mené tambour battant. Projections d’actualités nationales, photos d’enfance, mélodies familières se télescopent et jouent au ping-pong avec les souvenirs de Solal. Bouchère, mère juive – au propre comme au figuré, père chirurgien viscéral (ça a son importance…), rabbin, copines ado, serveur de chez Pizza Pino, Patrick Bosso, une secrétaire, une instit’, inévitablement une psy et bien sûr Solal, Michel Berger et France Gall déboulent sur le plateau en cascades de saynètes au rythme soutenu qui laissent tout juste au spectateur le temps de reprendre son souffle entre deux fous rires. Solal Bouloudnine, comédien plastique et fin, dessine toutes ces silhouettes avec une précision redoutable et incisive.

Puisque la fin est inévitable, puisque l’on a aucune prise sur le début, entre-temps : joue ! intime Solal adulte à Solal enfant. Beau mot d’ordre qu’il s’applique à mettre en œuvre devant un parterre jubilant joyeusement.
Seul-en-scène un peu méta et très physique, et franchement métaphysique comme tous les vrais spectacles de clowns, La Fin du début est un spectacle hirsute, foutraque, bondissant.
Et comme tous les vrais spectacles de clowns, c’est aussi généreux, tendre, profond, délicat. On en sort le cœur légèrement ému et les yeux pétillants de plaisir. Hautement bénéfique !

Marie-Hélène Guérin

© Yoann Buffeteau

LA FIN DU DÉBUT (ex-Seras-tu là ?)
Au Théâtre Lepic jusqu’au 30 décembre 2024
Jeu et conception Solal Bouloudnine
Texte Solal Bouloudnine et Maxime Mikolajczak, avec la collaboration d’Olivier Veillon
Mise en scène Maxime Mikolajczak et Olivier Veillon
Création lumière et son, régie générale François Duguest
Musique Michel Berger
Costumes et accessoires Elisabeth Cerqueira et François Gauthier­ Lafaye
Photo en-tête © L’Outil

Il a jamais tué personne mon papa : du rire aux larmes, et retour

Le théâtre de La Huchette, à l’instar du Tardis, est plus grand à l’intérieur qu’à l’extérieur, et sur son petit plateau se déploient des univers, des vies entières.
On y retrouve en ce moment Christophe de Mareuil, dont on aime le talent sensible et profond.
Il nous a déjà sur scène touchés, fait rire, interpellés.
On avait été conquis par son précédent seul-en-scène, le percutant Wall Street malgré moi. On a aimé aussi sa façon d’incarner les mots d’autres auteurs, comme le délicat Livret de famille d’Eric Rouquette, ou l’intense Mademoiselle Molière de Gérard Savoisien (nommé aux Molières du Spectacle Privé 2018).
On le retrouve avec bonheur dans ce nouveau seul-en-scène, Il a jamais tué personne mon papa, adaptation personnelle du texte éponyme de Jean-Louis Fournier.

Il était docteur, le papa de Jean-Louis. Un drôle de docteur qui s’habillait comme un clochard, faisait ses visites en pantoufles et bien souvent ne demandait pas d’argent. Ses patients lui offraient un verre en échange. Il n’était pas méchant, seulement un peu fou quand il avait trop bu…

Christophe de Mareuil porte à la scène à la première personne du singulier cet hommage poignant au père de Jean-Louis Fournier, qui fut un bon médecin mais un père un peu trop fantasque, au gré de ses humeurs alcoolisées. Protéiforme et joueur, autour du narrateur et de son père, il campe avec vivacité toute une galerie de personnages hauts en couleur, où sous la drôlerie perce toujours l’humanité.
Antoine Lhonoré-Piquet lui offre un cocon de lumières simples et élégantes et d’images presque abstraites qui se proposent comme des photos souvenirs à recomposer, sur lesquelles on est libre de projeter sa propre nostalgie.

De ce texte intime, Christophe de Mareuil fait, avec une immense tendresse, un spectacle farce et grave comme la vie. À savourer pour quelques dates encore, le cœur vibrant.

IL N’A JAMAIS TUÉ PERSONNE, MON PAPA
Au Théâtre de la Huchette les samedis jusqu’au 19 octobre 2024
De Jean-Louis Fournier
Adaptation, mise en scène et interprétation Christophe de Mareuil
Scénographie : Antoine LHonoré-Piquet

Photos © Eric Dormoy

Oublie-moi, bijou de sincérité et d’émotion au Théâtre Actuel La Bruyère

Après une belle saison 2022-2023 qui lui a vu recevoir succès public à Avignon comme à Paris, et récompenses prestigieuses (4 Molières 2022), Oublie-moi, proposition contemporaine et pop, revient au Théâtre La Bruyère, récemment repris par une nouvelle et jeune direction, Fleur et Thibaud Houdinière.
Oublie-moi est une adaptation de la pièce anglaise In other words du dramaturge britannique Matthew Seager que le metteur en scène et comédien Thierry Lopez a découvert dans les couloirs de la bibliothèque du Royal Court Theatre à Londres. Coup de cœur immédiat à la lecture, il sollicite immédiatement Marie-Julie Baup, rencontrée dans la mise en scène du Songe d’une nuit d’été de Nicolas Briançon, lui proposant d’être sa partenaire pour raconter cette si belle et déchirante histoire d’amour. Depuis la présentation du spectacle à Avignon en 2022 au Théâtre Actuel, la presse est dithyrambique. Le bouche-à-oreille fonctionne, le public est au rendez-vous.

Jeanne et Arthur forment un jeune couple comme on en croise beaucoup dans les grandes villes. Ils sont beaux, ils aiment sortir, ils flirtent, ils s’amusent et profitent de ce que la vie peut leur offrir à cet âge doré. Leur histoire d’amour commence sur la piste de danse d’une boîte de nuit grâce à l’aplomb, mais aussi le coup de folie d’Arthur, particulièrement taquin et audacieux. Doté d’une verve et d’une répartie inébranlables, il séduit Jeanne qui, amusée et intriguée par ce singulier personnage, entre dans son jeu. On suit leurs premiers pas jusqu’à leur emménagement, leur quotidien, leurs jeux d’amoureux et leur humour. Leur complicité est superbe et le public est immédiatement séduit par cet homme et cette femme qui vivent seuls au monde et pour eux deux. Mais au cœur de cette féerie et de ce monde enchanté, un petit caillou vient enrayer la machine. Ce n’est pas immédiatement évident. On ne s’en rend pas compte. On refuse d’y accorder de l’importance. On met cela sur le compte de la vie de tous les jours, de la fatigue, du stress. On masque les murs qui s’effritent avec des sourires et des blagues. Et surtout, on continue de s’aimer très fort. Mais ce monde d’illusion est bien fragile et la réalité finit toujours par percer la bulle et faire craquer le décor. Arthur est malade. Il développe des troubles cognitifs, perd la mémoire, le fil de ses idées. Il se déconnecte du monde et du réel. Pour de vrai, cette fois. Stade 1. Stade 2. Jusqu’au Stade 10. Nous assistons alors à la force de deux êtres qui affrontent la maladie, Alzheimer, sans jamais oublier les premiers instants, les étoiles et leurs chansons.

Oublie-moi est un spectacle sur la puissance des sentiments qui lient deux individus et sur la manière dont on construit une histoire ensemble, solidairement. Quand le réel vient frapper le rêve. Thierry Lopez et Marie-Julie Baup s’approprient ce récit en y insufflant leur humour et leur complicité. Leur légèreté. Ils donnent à ce drame l’allure d’un conte moderne et pétillant. Ils assument les sentiments qui dégoulinent, l’amour-canard, l’espièglerie du quotidien. Dans un décor rose, entièrement rose, de la couleur des murs jusqu’à la radio en passant par le caleçon d’Arthur, le couple s’aime, s’amuse et avance main dans la main, toujours. L’adaptation des deux artistes ancre cette histoire dans le présent, se nourrissant de toutes les références connues du public, renforçant le sentiment d’identification. La bande-son du spectacle est tout droit tirée des playlists Spotify qui sommeillent dans les téléphones (éteints !) des spectateurs. Jeanne et Arthur, c’est nous. Avec un naturel déconcertant, l’histoire se met en place doucement. On se plaît à observer ce couple idyllique en se demandant si ça ne pourrait pas être cela l’histoire, tout simplement. Sans accrocs. Sans accidents. Cette simplicité dans le récit et le jeu rend d’autant plus frappante et insupportable la tragédie qui surgit. Marie-Julie Baup et Thierry Lopez sont bouleversants de sincérité et d’émotion. Avec une extrême finesse, ils abordent la question de la maladie, de la souffrance et du couple. Ils offrent un témoignage, leur histoire tout simplement.
Une musique, trois souvenirs et une couleur. Le public bouleversé reprend son souffle et applaudit à tout rompre devant cette merveilleuse histoire d’amour et d’humanité.

Alban Wal de Tarlé

OUBLIE-MOI
Au Théâtre Actuel La Bruyère
D’après In Other Words de Matthew Seager
Adapté, mis en scène et interprété par Marie-Julie Baup et Thierry Lopez
Costumes Michel Dussarrat | Scénographie Bastien Forestier | Lumières Moïse Hill | Création sonore Maxence Vandevelde | Assistante mise en scène Pauline Tricot | Chorégraphie Anouk Viale
Oublie-moi is presented by arrangement with Concord Theatricals Ltd. on behalf of Samuel French Ltd. www.concordtheatricals.co.uk
Photos © Frédérique Toulet
Production : Atelier Théâtre Actuel, MK PROD’, Louis d’Or Production, IMAO
En partenariat avec La Terrasse, TSF Jazz, Paris Première
 

Cap au pire, œuvre monstre

Un tulle coupe la scène en un couloir étroit, ne laissant à l’acteur qu’une bande de plateau, un espace contraint, un territoire-cellule, à un pas des spectateurs, au ras de leurs regards.
Au sol, un carré blanc. Mat. Dans le noir, derrière le tulle, un carré blanc. Lumineux.
Pieds nus, Denis Lavant franchit le 4e mur, entrant par l’avant-scène, pantalon et pull noirs, simples, stricts, silhouette invisible et puissante. Il se campe au centre, le bout des pieds sur la dalle blanche, les talons dans l’ombre, le corps obscur. Respiration ample. Il occupe l’espace. Il ne bougera plus.

« Encore, dire encore, dire pour soi dit »

Dire pour soi, dire… Cap au pire est un des tous derniers textes de Beckett – je dis texte parce qu’il ne s’agit pas de théâtre, ni vraiment de roman, pas réellement un récit, pas plus un essai, pas tout à fait de la poésie. Un peu de tout cela, surtout quelque chose de l’aveu et de la quête, quelque chose entre gratter une plaie et accoucher.
Un homme s’enfonce dans une forêt des mots. Il sait qu’il ne trouvera jamais celui qui est juste mais il essaie. Encore. Il essaie toujours. Il sait qu’il va tomber mais il se relève. Il essaie malgré les mots qui trahissent. Les mots sont au bord du vide. Il les rattrape. A moins que ce ne soit eux qui le rattrapent. Les mots le font se tenir debout. Encore. Les mots le font tomber. Les mots l’effacent.

« Essayer, rater, essayer encore, rater mieux, rater encore, rater mieux encore »

Ce texte est aride, une fin de trajet, l’écriture d’un questionnement insatiable, d’un épuisement du sujet et de la forme. Beckett a asséché le langage, réduit à l’os, au sec, plus d’humide, de flou, de souple, plus de phrases, de qualificatifs, de subordonnées. A l’essentiel, à peine des verbes, à peine besoin d’un sujet pour s’interroger. Un texte indicible.
Denis Lavant qu’on connut ailleurs bondissant, fauve en liberté, énergie pulsée, course effrénée, ludion insaisissable, se tient à présent là, seul, immobile, dans une concentration intense.
Une voix riche, grondante des heurs de la vie. Un corps sans tension mais sans relâchement. Les mots sortent en une diction géométrique, courbes descendantes, inaltérables. L’attention est toute entière absorbée par ce torrent heurté de mots, acteur et spectateurs plongés ensemble dans un même noir profond.
La dalle blanche s’éclaire, le visage et les mains apparaissent, fantômes d’humains, les pieds semblent comme flotter au-dessus du vide. L’étrange humour de Beckett distillé à froid libère quelques éclats de rire, brèves victoires de l’absurdité sur le désespoir.

«Les mots sont des traîtres. Mais ils sont ce qui reste »

Denis Lavant, bonze aux sombres mantras, projette ce Cap au pire et ses litanies abrasives sans un geste, à peine un temps relèvera-t-il la tête, le corps en un bloc condensé, le regard abrupt et sans ciller, les mains sans un tremblement, « tant mal que pis debout » comme se voit Beckett. Il est arrivé tout à l’heure, la démarche simple et directe, s’est campé, droit, bras le long du corps, tête inclinée, plus rien ne l’atteindra d’autre que ce texte qui le traverse. La lumière montera, naitront des ombres, elle s’effacera plus tard, on retournera à l’obscur, là où il n’y a même plus d’ombre. D’une rigueur exemplaire, cette lumière sculpte l’espace et le temps au scalpel. « Moins de vision avec mots que sans », moins d’écoute avec images que sans : la mise en scène de Jacques Osinski est sans concession, ne laisse aucune échappatoire, ni au comédien, ni aux spectateurs. C’est une expérience, une transe, un effort partagé. La performance de Denis Lavant est spectaculaire, un travail d’ascète, un moine qui jeûne 40 jours, un apnéiste des grandes profondeurs, sa voix de chaque syllabe et chaque silence creuse le sillon de Beckett, son immobilité impose l’attention accrue ; en face de lui, les spectateurs n’ont pas le droit au repos, il faut maintenir sa vigilance, son écoute, ne pas se laisser distraire par cette toux ici, ce raclement de pieds là, c’est la moindre des choses, le moindre des respects – mais aussi le seul moyen d’entrer et de rester dans le spectacle. Des spectateurs décrocheront, quitteront la salle, peu nombreux tout de même, fatigués sans doute, distraits peut-être, ça n’a pas pris ou ça n’a pas persisté, Beckett les a perdu dans le labyrinthe de ses interrogations, Lavant n’a pas pu les retenir dans les filets rugueux de son élocution rythmique et hypnotique ; ceux qui ont passé le cap, qui ont accepté les spirales, les retours en arrière, les errements dans la forêt de mots, qui se sont accrochés au peu à voir, au peu à entendre, ceux-là repartiront riches d’un moment rare, extrêmement rare, et précieux, une pépite de nuit dense et troublante.

Marie-Hélène Guérin

CAP AU PIRE
Au Théâtre 14 jusqu’au 19 octobre 2024
De Samuel Beckett
Mise en scène Jacques Osinski
Interprétation Denis Lavant
Scénographie Christophe Ouvrard
Lumière Catherine Verheyde
Photos Pierre Grosbois
Texte publié aux Editions de minuit, traduit de l’anglais par Edith Fournier

Racine carrée du verbe être, Wajdi Mouawad à l’heure des choix

Quelle aurait pu être ma vie ? À quel moment, face à quelle décision ai-je choisi d’emprunter un chemin plutôt qu’un autre et vers où ces sentiers m’auraient-ils mené ? L’imagination s’emballe et les scénarios se multiplient. À ces questions existentielles, Wajdi Mouawad et ses comédiens décident d’apporter leurs réponses. Comme point de départ, souvent pour le dramaturge libano-québecois, sa propre vie, son enfance au Liban et ses souvenirs. Ce déracinement et l’exil qui sous-tendent et nourrissent chacun de ses textes et mises en scène. Wajdi Mouawad nous propose cette fois de suivre le parcours de vie de Talyani Waqar Malik ou plutôt les parcours de vie qu’il aurait pu emprunter. Face à l’infini des possibilités et des probabilités, quelles conséquences peut avoir une simple décision, en apparence anodine, comme celle de prendre un avion pour Paris au lieu de Rome. Mais lorsque cette décision est prise par un homme qui fait le choix de quitter sa terre natale, le Liban en l’occurrence, pour fuir l’horreur de la guerre et offrir un nouvel avenir à sa famille, celle-ci peut être lourde de conséquences. En toile de fond, l’actualité libanaise et en particulier l’explosion du port le 4 août 2020, boîte de Pandore des malheurs d’un peuple qui rouvre la voie de l’exil et des adieux, des familles déchirées et des trajectoires brisées.

Sur scène, la vie devient une matière malléable. L’auteur se fait sculpteur d’argile, modelant et remodelant son sujet à l’infini pour lui donner une forme puis une autre. À la manière d’un tisserand, il mêle et entremêle les fils pour nous conter les destins croisés d’un homme ballotté par les événements. Mathématicien, il développe son propre algorithme qui se nourrit de la vie elle-même et de ses soubresauts.
Racine carrée du verbe être est une démonstration sensible de l’avenir d’un homme. De l’infiniment petit à l’infiniment grand, il touche au cœur profond des individus, à la douleur, à l’amour et aux sentiments les plus forts. Mathématiques, philosophie et théâtre se complètent pour interroger et explorer la construction d’une vie humaine.
À travers la destinée de Talyani Waqar Malik, tantôt chirurgien italien de renom libidineux, artiste québécois en crise existentielle ou chauffeur de taxi français humaniste, Wajdi Mouawad nous parle de lui, de son parcours d’exilé, de la capacité de ses compatriotes à reconstruire leur vie ailleurs et à se réinventer dans d’autres lieux, d’autres cultures, d’autres imaginaires.

Six heures durant, plusieurs vies parallèles se superposent sur scène en écho. Trois comédiens interprètent les rôles de cet homme exilé à la croisée des chemins. Face à eux, une dizaine de personnages, toujours les mêmes. Le père, la sœur, le frère, les enfants, déchirés entre les scénarios, courant sans cesse d’un dialogue à un autre. Cette performance d’acteur, la bascule incessante entre des univers parallèles, renforce le sentiment de vertige. Ce n’est pas une pièce mais plusieurs qui se jouent devant nous, s’entrecroisent et se mêlent, se resserrent jusqu’à donner le tournis aux spectateurs. Les effets de rythme avec lequel s’amuse l’auteur et metteur en scène aiguisent l’attention et nous entraînent jusqu’à la fin de cette grande épopée intime et philosophique. Sans jamais s’éloigner de son fil rouge, tendu de bout en bout entre un enfant et un vieillard, projection de lui-même, Wajdi Mouawad dessine et remplit le vide, noircit la page blanche et déclame le grand récit d’un homme et de son destin.
Ce duo touchant de l’enfant et du grand-père, narrateurs doubles, que l’on peut lire à différents niveaux, entre introspection et transmission, rappelle l’heure du conte. Lorsque deux générations se retrouvent pour se raconter des histoires, histoires de famille, de générations et d’héritage. Autour d’eux, toute une galerie de personnages se réunit formant la grande famille, traînant ses joies, ses peines, ses peurs et ses traumatismes, dans l’esprit du repas de Festen. À la manière de Schéhérazade, Wajdi Mouawad démultiplie le récit, explorant chaque recoin d’un labyrinthe.



On retrouve la langue du dramaturge, sa dureté, sa clarté et sa frontalité mais aussi sa précision. Les échanges sont de l’ordre de la démonstration, point de rencontre entre le récit et l’exposé. Les acteurs participent à une joute, ils s’adressent les uns aux autres avec fermeté et assurance, dévoilant leurs fragilités, balançant leurs questionnements. C’est une langue qui explose, qui s’entrechoque et qui vise juste, laissant toujours la place in fine à l’émotion. À l’image du brillant monologue de la professeure de mathématiques, interprétée par une merveilleuse comédienne, Julie Julien, qui, à partir de théorèmes et concepts abstraits propose une démonstration de l’amour bouleversante.
Cette grande fresque place les personnages et le public à l’heure des choix, des points de bascule et de la confrontation. Wajdi Mouawad ne laisse aucun échappatoire. Il nous souhaite bonne route et lève son verre à l’humanité et à la vie. Un grand spectacle.

Alban Wal de Tarlé

RACINE CARRÉE DU VERBE ÊTRE
Texte et mise en scène Wajdi Mouawad

Au Théâtre de la Colline du 20 septembre au 22 décembre 2024
(durée 6h incluant 2 entractes)

Texte et mise en scène Wajdi Mouawad

Avec Madalina Constantin, Jade Fortineau, Jérémie Galiana, Julie Julien, Jérôme Kircher, Norah Krief, Maxime Le Gac Olanié, Wajdi Mouawad, Richard Thériault, Raphael Weinstock
et Maïté Bufala, Delphine Gilquin, Anna Sanchez, Merwane Tajouiti de la Jeune troupe de La Colline
et Adam Boukhadda, Colin Jolivet, Meaulnes Lacoste, Théodore Levesque, Balthazar Mas-Baglione, Ulysse Mouawad, Adrien Raynal, Noham Touhtouh
et les voix de Juliette Bayi, Maïté Bufala, Julien Gaillard, Jackie Ido, Valérie Nègre

Assistanat à la mise en scène Cyril Anrep et Valérie Nègre

Dramaturgie Stéphanie Jasmin

Photos © Simon Gosselin

La vie est une fête, mais y’ des chances que le champagne verse à côté de la coupe…

Pour qui n’a jamais mis les pieds dans l’antre des Chiens de Navarre, la prise de contact peut être… cahotique (sinon chaotique) !
On n’a pas encore pris place qu’on se retrouve au cœur d’une séance parlementaire musclée, où l’on débat « retour de l’uniforme à l’école » ou « autorisation du port d’armes ». Comme une frénétique impro jazz dans un club enfumé et alcoolisé, les réparties et invectives fusent tandis que les spectateurs inattentifs prennent place dans la salle en ordre dispersé, bavards et brouillons mais bien plus sages que l’honorable assemblée parlementaire en cours.
La séance finit en pugilat – on s’y croirait pour de vrai ! – pendant qu’un générique de cinéma défile sous des lumières de boule à facettes, balayant d’entrée de jeu toute tentation de réalisme : ici, on est au théâtre : on n’est pas là pour le réel, on est là pour le vrai !

« Certes, nous souffrons à cause de papa et maman,
mais nous souffrons aussi à cause de l’état du monde. »
Jean-Christophe Meurisse, note d’intention

La vague tempêtueuse qui a secoué les spectateurs de rires les dépose doucement sur le rivage d’un service d’urgences psychiatriques. Jean-Claude Meurisse y voit « l’un des rares endroits à recevoir quiconque à toute heure sans exception d’âge, de sexe, de pays. Un lieu de vie extrêmement palpable pour une sortie de route. Un sas d’humanité. »
Derrière le rideau qui tombe fort théâtralement, se dévoile le beau décor dévasté (et ça ne va pas aller en s’arrangeant) de l’hôpital – magnifique scénographie lyrique et punk signée François Gauthier-Lafaye.
C’est Mr Peau qui ouvre le bal des désaxés de ses diatribes amères et absurdes contre tout (les comédiens, l’état du service public, les Palestiniens, les youpins (sic), ad libitum), résolues radicalement (« PAN »).
Le service des urgences verra aussi débarquer un Patrick, ex-directeur commercial de Digitech qui a totalement craqué, séquestrant ses employeurs dans une tentative désespérée de « rebooter le système » qui l’a broyé, le balançant aux oubliettes de l’entreprise à coup de restructuring et d’overboard. Une Christelle y atterrira pour un lavage d’estomac, 46 Xanax, un beau record apprécié par l’équipe médicale. Des jeunes gens fragiles s’y découvrent, lovés au pied du distributeur de boisson « – Névrose d’angoisse à tendance suicidaire, et toi ? – Dépression, toute conne. Même mon diagnostic est chiant ». Une épique baston de CRS contre Gilets Jaunes viendra même s’échouer devant leurs portes.

Tout un concentré de société, des êtres ordinaires, mis à mal par la pression sociale, les blessures narcissiques, le monde qui change, les peurs qui poussent plus vite que des algues vertes sur des littoraux nitratés, le chômage, les ordres, les crises sanitaires, le quotidien, la solitude.
Les questions sont poignantes, les réponses sont percutantes ! Il faut avoir le goût du Grand-Guignol pour savourer la recette, épicée avec le sens de la non-mesure qu’on connaît (et qu’on aime) aux Chiens de Navarre.
La vie est une fête est un spectacle très fluides. Eh non, pas « fluide », mais bien « fluides », en tous genres, sécrétions qui sortent de partout et atterrissent n’importe où, en quantités spectaculaires. Sang, sperme, frottis vaginal, vomissures, morves et bave (liste non exhaustive). Du goudron, aussi, bien que, rappelle-t-on au malade dont on n’ose pourtant brider la créativité trop drastiquement, « on ne met pas de goudron sur la tête d’un élu de la République ».

« – C’est pas comme ça qu’on va sauver le monde.
– Ben si c’est possible. Faut croire à la tendresse »

Pourtant, dans cet humour sauvage, organique et violent, qui dessoude à la kalashnikov les travers, incompréhensions et anxiétés de nos sociétés, pointe une délicatesse inattendue.
Christophe, le défunt chanteur, vient faire un p’tit tour, et ses mots bleus en profiter pour coller un frisson d’émotion. Catherine Deneuve joue du pipeau, une gynécologue gracieuse comme un garagiste se révèlera bienveillante comme une grande sœur, un très beau et lent tango réunit la force publique et le peuple, une ébauche de romance s’esquisse sur un air de chanson populaire. Et ce sont autant de bulles de douceur, prenant une étonnante ampleur dans cette loufoque, enthousiasmante et cathartique apocalypse.
Les interprètes sont fantastiques, comme toujours, sachant se faire retenus et touchants dans ces moments plus sentimentaux, et toujours d’une énergie et d’une générosité débridées et jusqu’au-boutistes.
« Il n’y a rien de plus humain que la folie. » nous confirme Jean-Christophe Meurisse, alors, main dans la main avec les fous furieux des Chiens de Navarre, allons cheminer dans notre humanité, et croyons à la tendresse.

Marie-Hélène Guérin

LA VIE EST UNE FÊTE
Un spectacle des Chiens de Navarre
Aux Bouffes du Nord du 12 au 29 septembre 2024
Mise en scène Jean-Christophe Meurisse
Collaboration artistique Amélie Philippe
Avec Delphine Baril, Lula Hugot, Charlotte Laemmel, Anthony Paliotti, Gaëtan Peau, Ivandros Serodios, Fred Tousch et Bernie
Photos © Philippe Lebruman
+ d’infos

Le Premier Sexe : un joyeux manifeste du masculin pluriel

Maman lui promet : « Toi aussi plus tard tu tromperas ta femme et tu la feras souffrir ». Papa le rassure : « J’aurais dû être PD comme toi. Mais les nichons m’auraient trop manqué ». Élevé par une « armée d’amazones », grandi entre des hommes pas souvent admirables et des femmes jamais admirées, pas facile de trouver sa place au masculin quand on « ressemble à Charlotte Gainsbourg dans L’Effrontée (si elle était vilaine et grosse) ».
« Le Premier Sexe », en écho au « Deuxième Sexe » de Beauvoir, dont il reprend les étapes pour structurer son seul-en-scène, en une allègre tentative de déjouer la grosse arnaque de la virilité.
 

© Marie Charbonnier

Mickaël Délis questionne masculinité, misogynie et homophobie, étaye son propos des réflexions de Bourdieu, Beauvoir, Héritier… d’une écriture vive, savante et pleine d’humour, dans une mise en scène modeste et élégante – un acteur, un tabouret, un texte, une lumière précise, un tableau noir pour en ap/prendre plein les zygomatiques, un trapèze pour s’envoler.
Se prenant comme sujet d’observation, il remonte le chemin de sa construction. Bambin-fillette, ado complexé, jeune homme tiraillé entre l’homophobie subie et son propre rejet des effeminés, jusqu’à l’adulte devant nous, corps, esprit et jeu déliés.
Autour de lui, des personnages pittoresques, joliment incarnés, chéri.e.s, famille… et – non des moindres – son psy, présent à intervalles aussi réguliers dans le spectacle que dans son agenda… Autant de soutiens ou de baffes qui l’ont fait avancer dans son acceptation de soi, sa compréhension de sa singularité comme de son appartenance à des grands schémas psychosociologiques.

Un spectacle d’une grande honnêteté dans son introspection sans fards, et d’une joyeuse intelligence. On se réjouit de sa fraîcheur et son acuité, de sa vitalité généreuse.

Marie-Hélène Guérin

 
 

LE PREMIER SEXE
De et avec Mickaël Délis
À voir à La Scala-Paris du 17 septembre au 27 novembre 2024
Mise en scène Mickaël Délis, Vladimir Perrin, collaboration artistique E. Erka, C. Le Disquay, E. Roth, collaboration à l’écriture C. Larouchi, lumière J. Axworthy