La Guerre des salamandres, ou les batraciens prophétiques
Titre énigmatique et propos sans ambiguïté
Karel Čapek, né en 1890, mort en 1938, homme de lettre, dramaturge, essayiste, journaliste, romancier, a laissé en 1920 à l’usage des hommes un mot devenu bien quotidien : il a popularisé le néologisme “robot”, création de son frère Josef, dans sa pièce R.U.R. – à la création de la pièce en France, Antonin Artaud interprétait l’un des robots-humanoïdes…
Karel Čapek est un observateur éclairé de son époque, un des ces observateurs si avisés que de leur lointain présent ils voient le nôtre.
Dans “La Guerre des salamandres”, un Auteur se prend à imaginer ce qui naîtrait de la rencontre entre les hommes et une nouvelle peuplade, suffisamment différente des humains pour qu’on puisse les considérer comme des animaux, mais suffisamment proche pour qu’on puisse communiquer, échanger des biens et des savoirs. On pense aussi à la pièce – plus tardive (1963) -, “Zoo ou l’assassin philanthrope”, de Vercors. Ou comment l’homme s’ingénie à justifier l’esclavage et l’asservissement par la catégorisation des espèces, voire des “races”.
Un marin rêveur découvre une tribu sous-marine, des bipèdes un peu batraciens mais pas mal humains, aux mains agiles, à l’esprit curieux, aux facultés d’adaptations étonnantes. Ils se nourrissent d’huîtres, et troquent volontiers les perles contre des coutelas pour se protéger de leur unique ennemi, les requins voraces. Le capitaine au long cours imagine une relation fructueuse, qui remplirait ses poches et celles de son armateur de perles fines et apporterait les outils nécessaires aux salamandres. Jusque là, comme on dit avant que ça ne se gâte méchamment, “tout va bien”. Comptons sur l’avidité des hommes pour faire de toute ressource un commerce, de tout commerce un marché (de dupes).
© JC Bardot
L’avidité des hommes… Robin Renucci interrogeait déjà ce sujet avec “L’Avaleur” . Comme alors, ni le texte ni l’angle d’attaque choisis ne cèdent au didactisme. Auteur comme metteur en scène : moralistes, pas moralisateurs ! Trop fins, et trop hommes de théâtre.
La fable s’offre un bel écrin. Ambiance steampunk, mélange d’artisanats et de technologies “rétrofuturistes”, raffinement et bricolage. Il y a des moyens, il en est fait un usage économe, judicieux, plein de malice. Un espace unique figure tous les lieux et tous les temps, la majestueuse table marquetée est aussi bien le dallage d’un salon chic que le comptoir d’un bistrot portuaire. On se sert des changements à vue de perruques, de costumes ou d’un bruitage en direct pour s’amuser du jeu du théâtre : le sujet est grave mais le ton est vif, allègre.
A l’unisson du texte, la mise en scène est rythmée et regorge de fantaisie. Des réclames “d’époque” inventées pour l’occasion font sourire (jaune). Les costumes années 30 aux tons chauds et doux habillent d’élégance une troupe de comédiens alertes. Tous les sept sont précis et justes dans tous leurs rôles. Avec limpidité, fluidité, une certaine gaieté même – en attendant des jours pires -, ils nous font oublier qu’ils ne sont pas vingt, trente, tout un petit monde – médias, capitalistes, voisins, scientifiques, employés, braves gens et vils profiteurs – qui court à sa perte.
© JC Bardot
Tout un petit monde qui court à sa perte… la fable est écologique et humaniste, un grondement alarmiste d’une lucidité saisissante. Reflet étrangement précis de notre aujourd’hui, dans un miroir pourtant tendu depuis le début d’un siècle déjà fini. On vérifiera par deux fois la date d’écriture du texte, avant de réprimer un frisson d’inquiétude devant ses prophéties glaçantes. Le futur de Čapek est notre présent. Pourtant c’est un signal mais non une défaite. Les glaces fondent, les mers montent mais des hommes savent encore chanter ensemble. L’humour est grinçant, mais la vitalité tenace.
Un spectacle d’une acuité, d’une probité et d’une intelligence remarquables. Salutaire. Stimulant.
“Et ensuite ?
Ensuite ? Tout est possible.”
– Marie-Hélène Guérin –
© Raynaud de Lage
LA GUERRE DES SALAMANDRES
D’après Karel Čapek – Mise en scène Robin Renucci
Avec Judith d’Aleazzo, Solenn Goix*, Julien Leonelli*, Sylvain Méallet*, Gilbert Epron et Henri Payet (en alternance), Julien Renon, Chani Sabaty*
* comédiens permanents des Tréteaux de France
Adaptation Evelyne Loew à partir de la traduction de Claudia Ancelot (1925-1997) parue aux éditions La Baconnière
Scénographie Samuel Poncet
Objets / Accessoires animés Gilbert Epron
Lumières Julie-Lola Lanteri-Cravet
Images Philippe Montémont et Samuel Poncet
Costumes et perruques Jean-Bernard Scotto assisté de Cécilia Delestre et Judith Scotto
Bruitage Judith Guittier
A la Maison des Métallos jusqu’au 28 octobre 2018
Retrouvez les dates de tournée sur le site des Tréteaux de France
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