Comme le nageur au fond des mers au Théâtre Ouvert

De Bérangère Jannelle, j’avais vu Z comme zigzag, dont j’avais beaucoup aimé l’intelligence très vive et l’humour allègre. C’était un spectacle libre, fou, drôle et philosophique inspiré par Deleuze, c’était au 104, un 13 novembre 2015, pendant qu’à l’extérieur du théâtre Paris saignait.

Pour sa nouvelle création, la belle et spectaculaire scénographie signée par Alban Ho Van impose d’emblée un espace très théâtral.
Sur le grand plateau du Théâtre ouvert, dynamique salle de création contemporaine, une estrade, immense, surmontée et cernée d’éléments fonctionnels, frigo, chaises, tables, lit, cartons. Au sol, un miroir d’eau. Au-delà de sa force esthétique, l’eau interfère, contraint la démarche des protagonistes, clapote et ondule, reflète et miroite. Elle n’est pas pour rien dans cette histoire. En fond de scène, comme un écran, derrière un tulle, un cube au décor de clinique, dont la blancheur et l’épure contrastent avec l’espace encombré et sombre qui occupe le plateau.

Thomas se présente, il est documentariste sonore, et part en Grèce à la poursuite d’une histoire d’amour. Gunther a perdu la mémoire quand il a perdu la trace de sa bienaimée lors d’un séjour sur l’île de Milos. Lui projetait d’y enregistrer les sons, les échos, les poussières des temps mythologiques tandis qu’elle, avocate à la Cour du droit d’asile, devait recueillir les témoignages de réfugiés d’un campement voisin. Gunther laisse à Thomas quantité d’enregistrements audio et vidéo, de carnets et de notes, lui confiant la tâche de retourner sur place, reconstituer les jours de la disparition, réajuster les sons et les souvenirs au réel, refabriquer une mémoire.

Mais à l’hôtel, l’aubergiste lui présente sa chambre « telle que vous l’avez laissée ». La cliente avec qui il sympathise ressemble à s’y méprendre au médecin qui lui remettait des résultats d’analyse plus tôt. Thomas décline son identité, et lui-même glisse de Thomas à Gunther. La convention du théâtre nous permet d’accepter sans ciller les espaces et les temps qui se superposent dans un même lieu, les acteurs qui endossent plusieurs rôles. Pourtant le doute grandit, on a vu Shutter Island , et on commence à se méfier…

C’est nous, finalement, qui sommes comme un nageur au fond des mers, à ne plus savoir où est le haut, où est le bas, où est le passé, où est le futur, où sont les vivants, où sont les morts. Les espaces se chevauchent et les temps se télescopent, les enquêtes s’entremêlent, on traverse le Styx en ferry, Charybde et Scylla renversaient les embarcations antiques, et les corps des migrants noyés rejoignent ceux des compagnons d’Ulysse et des nageurs avalés par les vagues submersion.

Les interprètes sont solides, et il faut l’être pour naviguer dans des eaux aussi troubles.
On retrouve avec grand plaisir Félix Kysyl, dont on avait apprécié le jeune talent dans Madame Bovary, il est toujours précis et sensible; Emmanuelle Lafon et Elios Noël ont un beau naturel, un jeu concret qui apporte chair et humour ; Leïla Muse, la plus jeune, qui est une délicate mais un peu appliquée amoureuse, a de la nuance, et gagnera, c’est certain, en liberté de jeu au fil des représentations, pour se mettre au diapason de la sincérité, de la générosité et de la justesse de ses partenaires.

La fresque brasse ample, comme l’imaginaire lié à la Méditerranée. Confrontant la quête des échos des temps mythologiques au présent de ceux qui migrent trop pauvrement sur des rafiots sans capitaine. Télescopant les drames du monde au chagrin d’un homme.

Comme le nageur au fond des mers est un spectacle en forme de puzzle, de labyrinthe. Se balade-t-on dans un paysage, dans des souvenirs, dans un inconscient ?
L’écriture alterne réalisme et onirisme, l’espace scénique devient plus mystérieux et sensoriel au fur et à mesure que l’on s’enfonce plus profond dans les méandres de la quête.
Suivant le cheminement d’un homme dans son travail de deuil et de reconquête de lui-même, le spectacle foisonne, buissonne, zigzague dans les strates temporelles d’un même lieu. Puis, comme les sédiments se déposent au fond des eaux calmes, les fragments et indices, les témoignages et souvenirs se déposeront au fond de l’esprit où ils tourbillonnaient. Les eaux redeviendront claires et les vivants, apaisés, pourront reprendre pied sur des rivages fermes.
Une pièce complexe et dense, énigmatique et touchante, portée par une mise en scène très maîtrisée et une création visuelle et sonore magistrale.

Marie-Hélène Guérin

 

COMME LE NAGEUR AU FOND DES MERS
De la compagnie La Ricotta
Au Théâtre Ouvert jusqu’au 10 février 2024
Texte et mise en scène Bérangère Jannelle
Avec Félix Kysyl, Emmanuelle Lafon, Leïla Muse, Elios Noël
et avec la voix de Mafing Traoré
Scénographie Alban Ho Van
Costumes Isabelle Deffin | Création sonore Félix Philippe | Création lumières Léandre Garcia-Lamolla | Photographie Benjamin Géminel
Régie générale Emmanuel Humeau | Régie lumières Hervé Frichet | Régie son Vincent Dupuy
Photographies © Pierre Grosbois

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