Donnez-moi un coupable au hasard, de Gaëlle Lebert : on va s’en tenir aux faits

Traiter de la domination masculine sans avoir l’air d’une harpie féministe pénible qui exagère et nous fatigue avec ses propos est exactement ce que Gaëlle Lebert réussit à faire dans Donnez-moi un coupable au hasard.

La pièce s’ouvre sur une citation de Simone de Beauvoir : « Le corps n’est pas une chose, il est une situation : c’est notre prise sur le monde et l’esquisse de nos projets ». Gaëlle Lebert va nous montrer pendant 1heure 40 de quelle manière notre corps est une situation.

Dès le début, elle nous explique ce qu’est le pouvoir : « La place que j’occupe ici sur scène me donne sur vous tous un ascendant…Je pourrais tout aussi bien me taire… Vous auriez beau vous impatienter sur votre siège, … il vous faudrait un certain courage pour prendre la décision de quitter la salle. Alors vous vous tenez cois, bridés par la paresse, la gêne, les conventions sociales. Et je peux deviner dans le silence épais si vous croirez ou non à ma version des faits. ». Mais les places de pouvoir sont la plupart du temps tenues par les hommes et elle nous montrera rapidement le pouvoir en action dans le monde du travail, dans les arts, dans les transports en commun, au cœur des foyers, dans l’architecture et bien sûr, elle mettra en scène la domination de l’argent et la domestication quotidienne des femmes dans leur foyer, car c’est acquis que les femmes doivent se charger des tâches domestiques ou encore, elle nous montrera l’impunité des créateurs ou l’annihilation de celles qui ne comptent pas, comme les femmes de ménage.

Même si elle nous raconte une histoire, si elle nous raconte plusieurs histoires à travers des fragments de vie, à travers des corps en situation, qui forment un tout très cohérent, Gaëlle Lebert s’appuie avant tout sur des faits et sur des chiffres pour constater la violence de la domination masculine : « 155 000 enfants en France victimes de viol ou de tentative de viol. 2 enfants par classe. 3 millions de personnes incestées en France ».

La situation des corps sur scène est la suivante : cinq comédiens, la plupart du temps assis, se retrouvent pour la lecture d’une pièce autour d’une table, sur le thème de la domination masculine. C’est déjà la pièce dans la pièce, puisqu’en tant que spectatrice ou auditrice, ce jour-là, j’assistais à une des toutes premières lectures de la pièce à la SACD, d’un texte sur la domination masculine.

Tout au long du texte et ce, dès le début, Gaëlle Lebert s’amuse à superposer les strates temporelles et les strates de situations : un coup on est à la lecture de la pièce que des comédiens jouant des comédiens lisant une pièce jouent sur scène, un coup, on est dans le texte, dans les situations racontées, les scènes montrées, un coup on est hors-champs, avec la vision de la metteuse en scène comme des arrêts sur images ou des intercessions ou encore des conclusions, des constats de situations. Tout est poupées russes donc, emboîtements, un comédien qui joue un comédien est soudain déstabilisé : « Mais non. Je n’ai pas violé. Pas moi. Tu rigoles ou quoi ? Une fois seulement c’est vrai, j’ai insisté. Une toute petite fois. Un tout petit peu. Je ne dirai pas que j’ai violé, pas vraiment. Tu déconnes ou quoi. Je dirai que j’ai été… convaincant » Les rôles, les assentiments, les habitudes, tout est remis en question ici. Les comédiens qui ne veulent pas endosser les rôles de salauds trop salauds. La limite du jeu et de l’empathie nous est également montrée.

C’est d’abord la scène de la rencontre du jugement des hommes sur les femmes ou plutôt sur les jeunes femmes, sur celles qui sont encore innocentes, qui ne savent rien du pouvoir et de ce que leur corps renvoie aux hommes. Ce serait comme une scène primitive des relations entre les hommes et les femmes « 1 verre = une discussion. Deux verres c’est le bisou avec la langue. Trois verres, c’est un rencard pour la semaine suivante. Quatre verres, c’est le parking. Si tu choisis le parking t’as encore le choix entre la pipe et la pénétration, mais je te déconseille vivement la pénétration le premier soir : tu fais une croix sur ta réputation et sur une relation stable. Si tu choisis la sodomie, tu finis sur le trottoir le mois suivant ». Avec encore des superpositions temporelles dans les dialogues : « Albertine : On ne dit plus « Mademoiselle » depuis la circulaire de Matignon de 2012. Etienne : On est en 1993 ». Et à travers toutes ces superpositions du temps, Gaëlle Lebert nous montre comme les temps ont changé, comme c’est possible de faire changer les choses, les regards et les comportements, comme la loi oblige les peuples a changé leur mentalité, car malheureusement, on en n’est pas encore a changé les comportements, a éradiqué le viol.

Elle casse les clichés sur le viol, avec une scène qui nous amènerait à penser qu’un viol va avoir lieu, et non, ce n’est pas ce qui arrive.

Elle fait se mélanger les places, les rôles, les réalités en jouant avec le texte et avec ses comédiens.

On pourrait se dire que tout ça confine à la caricature, que c’est trop facile d’accumuler les scènes de violence pour accuser les hommes, mais Gaëlle Lebert a prévu cet écueil et elle invente le rôle de Teddy, celui qui constate que les femmes peuvent aussi se laisser dominer, qu’elles peuvent jouer le jeu de la domination masculine, qu’elles peuvent prendre le parti des hommes. C’est ce que, par exemple, nous montre Alice Ferney dans La Conversation amoureuse ou encore la psychanalyste Jacqueline Schaeffer dans Le Refus du féminin. Mais que les choses soient claires, Gaëlle Lebert est à l’opposé de ce parti pris, elle sait bien ce que peuvent les corps, elle sait bien que les hommes sont physiquement plus forts que les femmes et qu’en cas de confrontation physique, elles n’auront jamais le dernier mot. Teddy a le rôle de celui qui se dégage des partis pris binaires et qui est dans d’autres problématiques et c’est celui qui amènera la morale de l’histoire.

Les « affaires » d’abus et de viols sont évoquées, à commencer par l’affaire Gabriel Mazneff, protégé de presque tout temps par le germanopratin et le monde politique. La littérature est immorale alors on pourrait tout faire et tout se permettre. On peut se demander ce que cet individu sait pour avoir autant été mis hors d’atteinte, alors que c’est évident qu’enculer des gamines à peine pubères quand on a 65 ans, c’est intolérable.

La manière dont elle fait parfois l’impasse sur des dialogues qui auraient pu être écrits, mais qu’elle choisit de résumer, ce qui apporte encore un autre regard et une manière différente de raconter et d’envisager le temps : « Etienne : Il s’en est suivi une engueulade assez musclée. Au cours de cette engueulade, il a été évoqué, pêle-mêle : – La supériorité de Virginie Despentes sur tout autre auteur contemporain. – La nécessité pour la pérennité d’un Contrat Social de faire respecter La Loi. – Des chiffres trouvés sur Wikipédia… Teddy et Adèle ont soutenu qu’il s’agissait certainement d’une lutte des classes plus qu’une lutte des sexes dans cette affaire. Les autres ont hurlé que ça n’avait aucun rapport. – Puis sans aucune raison apparente, Verlaine a eu des mots blessants envers moi, je lui ai dit d’aller se faire foutre et de ne plus m’adresser la parole. – Suite à quoi Adèle a égrené une liste de noms de femmes artistes en hurlant que ces femmes étaient aussi puissantes que leurs collègues mâles.»

Quand arrive la scène à propos d’un vieux pervers envers les enfants, on n’est plus à se dire qu’il s’agit de féminisme, plus du tout. On est pris aux tripes. On est pris dans sa chair et on n’a pas du tout envie de rire de la situation.

Parce qu’il faut dire qu’on rit beaucoup de bout en bout malgré la gravité du thème. On rit beaucoup parce que Gaëlle Lebert manie avec virtuosité la langue française, ses nuances et qu’elle aime ses personnages quoi qu’ils soient, quoi qu’ils aient fait. De la même manière qu’elle aime ses comédiens qu’elle sert avec justesse, dans des répliques précises qui claquent et qui se moquent et que ses comédiens le lui rendent bien. Et de la même manière que son intention est d’être légère sur un thème grave et elle y parvient complètement. L’écriture de la pièce est très structurée, avec un titre à chaque scène, qui accompagne le spectateur et le cadre, avec mon titre préféré, le 5eme : « Mon Dieu, protégez-nous du meurtre, protégez-nous de la vengeance, et ne nous soumettez pas à la légitime tentation de l’émasculation »

La morale de Gaëlle Lebert arrive par la voix de Pierre Grammont alias Teddy : « J’ai fait ce que j’ai pu. Je l’ai accompagnée au bout du couloir, en lui murmurant tout bas que le geste auquel elle pensait serait irréversible, qu’il y avait des lois pour punir ça, que le pardon était plus fort que la vengeance… Si les artistes ne défendent plus l’humanité des monstres, alors qui le fera ? ». Je ne suis pas persuadée que le pardon soit plus fort que la vengeance et peut-être que la prochaine pièce de Gaëlle Lebert pourrait porter sur ce thème qui me semble tout trouvé et qui pourra ébranler sa morale. Cependant, à ce moment-là de l’écoute du texte, quelque chose en moi a également été ébranlé, je me suis reconnue dans le monstre, peut-être parce que j’ai souvent été forcée et que victime et bourreau deviennent tour à tour des monstres.

La dernière scène fait basculer la pièce dans le burlesque et le théâtre sacré et c’est l’humour, la folie et la cruauté qui semblent l’emporter alors, comme pour contrebalancer la morale émise par la bouche de Teddy et nous montrer une dernière fois, qu’on n’en a pas fini avec les archaïsmes.

J’espère que cet article servira la compagnie Vagu’Only/Gaëlle Lebert et que Donnez-moi un coupable au hasard aura de beaux jours devant lui. Je l’espère d’autant plus, que par ces quelques mots en faveur de ce spectacle, ce sont mes derniers mots en tant que commentatrice de spectacles vivants pour le blog Pianpanier. Et j’espère ne pas avoir été trop laborieuse, car ce qui m’a dominée à l’écoute de Donnez-moi un coupable au hasard, ce matin-là, à la SACD, c’est une émotion vive et partagée.

Isabelle Buisson,
Atelier d’écriture À la ligne

 

DONNEZ-MOI UN COUPABLE AU HASARD
De Gaëlle Lebert
Compagnie Vagu’Only
Écriture et mise en scène Gaëlle Lebert
Assistanat et collaboration artistique Rama Grinberg
Avec Gwendal Anglade, Claire Chastel, Pierre Grammont, Rama Grinberg, Gaëlle Lebert, Bruno Paviot ou David Talbot (en alternance)
Images et photos Yuta Arima | Création vidéo Jean-Christophe Aubert | Musique Bruno Fleutelot | Son Jean-Louis Bardeau | Lumières Bruno Brinas

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