Un Poyo Rojo : un concentré d’énergie et de sensualité

Lorsqu’on s’installe dans la salle Jean Tardieu du Rond-Point – ils sont déjà là, les bougres…- on ne sait pas trop ce qu’on vient voir. On se souvient d’avoir été frustré la saison précédente : la blessure d’un des deux artistes avait entrainé l’annulation du spectacle. Blessé comment, pourquoi ? De quoi s’agit-il au juste ? Match de boxe ? Combat de coq ? Lutte endiablée ? Mise “à mâle” ?
Un Poyo Rojo c’est tout cela à la fois. Mais c’est par dessus tout une danse de vie. Une ode à l’amour, à la passion, à la miraculeuse relation qu’entraine une si forte proximité. Car ces deux-là se connaissent par cœur, à tel point que leurs corps s’attirent tels des aimants.
Dès les premières minutes, une douceur brutale règne sur le plateau. Alfonso Barón et Luciano Rosso se défient du regard, se jaugent tels des animaux avant d’enchaîner les figures, d’entrer dans la danse qui les mènera au combat. Mi-comédiens mi-danseurs, ils font de chaque micro parcelle de leurs corps un simple prodige.

Les prémices de ce spectacle inclassable se déroulent dans un silence total. S’il n’était couvert par l’écho de leur souffle court, on entendrait battre leurs cœurs à l’unisson.
Et puis d’un coup, des sons de radio s’en mêlent, crachotés par une chaine portative délicieusement old-school. Dès lors, les pas de danse de nos deux compères seront calés sur la programmation retransmise en direct. Quelle est la part d’improvisation ? Trouvent-ils l’inspiration à force de faire défiler les stations, alternant flash info, tubes disco et standards de la chanson française ? Ou bien cherchent-ils, à force de zapper sur les ondes, le morceau qui s’accordera le mieux au déroulé du spectacle ? Peu importe, seul le résultat compte : ils parviennent ainsi à nous intégrer totalement dans l’immédiateté de leur pas de deux. Peu à peu l’alchimie qui les unit gagne du terrain : l’énergie communicative d’Alfonso et Luciano se loge en chacun de nous et cela fait un bien fou !

Ils arrivent tout droit de Buenos Aires où ils jouent à guichet fermé depuis 2008, 3 raisons d’aller les découvrir au Rond-Point :
1 – Ils dansent comme des dieux ; dieux du stade, dieux de l’arène, dieux de la scène.
2 – Mais il serait réducteur de les classer dans la catégorie “danse contemporaine” : ils nous offrent un succulent moment de théâtre qui fait la part belle à l’improvisation.
3 – La jolie surprise tient au troisième personnage : une radio vintage qui nous connecte aux joies du direct…

 

À voir au Théâtre du Chêne noir
Du 3 au 7 juillet 2024
Conception et Mise en scène Hermes Gaido
Avec Alfonso Barón et Luciano Rosso
Photos Paolo Evelina

À La Scala – Avignon, un délicieux Petit Prince

“« Le Petit Prince est un livre pour enfants écrit à l’intention des grandes personnes. »
Antoine de Saint-Exupéry

La Scala-Paris, pour les fêtes de fin d’années, fait le cadeau aux enfants et aux “grandes personnes” d’une délicieuse adaptation, joliment respectueuse, et très poétique du grand classique d’Antoine de Saint-Exupéry.

On a tous des images du conte initiatique de Saint-Exupéry, qui voit un Petit Prince venu des étoiles faire le récit des aventures qui l’ont mené jusque sur Terre à un aviateur en panne dans le désert.
Tout est là, le petit prince ébouriffé avec son écharpe jaune paille, le dessin du serpent dans le boa, le mouton dans sa boîte, la rose et le renard, la nostalgie, l’amitié, ce que l’on sait voir avec le cœur et ce que la puissance des rêves peut rendre réel.

Sous les yeux émerveillés des enfants (et des grands, qui en profitent pour retrouver des yeux d’enfants), la rose qui peuple le monde du petit prince, puisqu’elle est venue d’ailleurs, parle avec un accent british, et le petit prince s’envole réellement, flottant au milieu des étoiles. L’accompagnant dans sa quête, on bondit de planètes en planètes à la rencontre des adultes insensés à force d’être si sérieux, si occupés à posséder, obéir, exercer le pouvoir, jusqu’aux rencontres déterminantes, les roses, le renard, le serpent, l’aviateur, autant de jalons de ce parcours initiatique à hauteur de cœur pur.

On peut peut-être regretter le jeu un peu extérieur, un peu «dessin animé », de Hoël Le Corre, qui fabrique un ton enfantin à son Petit Prince – sa présence malicieuse et vive et son minois juvénile n’ont pas besoin de cela pour convaincre petits et grands. Il y a une grande mélancolie dans ce conte, la solitude hante ces personnages, mais ces questions existentielles sont traitées avec une tendresse et une esthétique qui les éclairent avec beaucoup de douceur. C’est Philippe Torreton qui prête sa voix au narrateur, avec ce qu’il faut de simplicité, de clarté et de profondeur. La mise en scène de François Ha Van est élégante, rythmée, joueuse, et la scénographie enchante, mêlant la magie numérique à un univers graphique très réussi. Les dessins sont à la fois poétiques et évocateurs, souvent somptueux, tel la magnifique tapisserie du parterre de roses ou les cartes du géographe. L’impeccable création musicale de Guillaume Aufaure électrise la nuit scintillante et les spectateurs, quel que soit leur âge, se laissent charmer, redescendant sur Terre après ce voyage avec le sourire et des étoiles dans les yeux.

Marie-Hélène Guérin

LE PETIT PRINCE
d’Antoine de Saint-Exupéry, éditions Gallimard
À La Scala – Avignon du 29 juin au 14 juillet 2024
À partir de 5 ans – Durée 1h05
Mise en scène François Ha Van
Avec Hoël Le Corre
Création de magie augmentée : Moulla – Création graphique : Augmented Magic – Chorégraphie : Caroline Marcadé – Création lumière : Alexis Beyer – Création musicale Guillaume Aufaure
Photographies © Thomas O’Brien
Merci à Philippe Torreton, d’avoir prêté sa voix à Saint-Exupéry.

PROCHAINES REPRÉSENTATIONS
Du 10 au 31 décembre à 11h ou 14h
Du 13 février au 2 mars, du mardi au samedi à 19h et les dimanches à 15h

Une production : Le Vélo Volé
Avec le soutien duThéâtre de l’Arlequin de Morsang-Sur-Orge et de la Ville de Boulogne-Billancourt

La Réunification des deux Corées, re-création au Théâtre de la Porte Saint-Martin

La pièce a pour thème l’amour, les couples. On ne peut pas dire que le parti pris soit léger. Peut-être parce que l’amour reste une idée et que son application est toujours un peu décevante. On s’imagine, on croit des choses et puis, en réalité, on tombe toujours des nues. Quoi qu’il en soit, des échos nous sont renvoyés et les problématiques des couples mis en situation nous interrogent et ne nous donnent que peu de réponses, si ce n’est le désespoir et la folie. Rends-moi ce que je t’ai donné, dira-t-elle, rends-le moi ce cœur… Le symbolique disparaît, la folie s’installe…

S’enchaînent une dizaine de scènes de la vie quotidienne, souvent banales, parfois plus dérangeantes, plus questionnantes, mettant en situation des couples, de nos jours, avec leurs difficultés, leurs illusions, quelque soit leur catégorie sociale ou leur âge, leurs ententes préalables. Ça se passe en France.

L’écriture de Joël Pommerat et de ses compagnons de théâtre est sans fioritures, elle va droit au but, elle montre avec efficacité des situations, souvent des points de rupture entre les couples, des séparations, des crises, des scènes, de la violence verbale et physique, des incompréhensions. « Arrête, arrête » est le leitmotiv qui scande toutes les scènes, que ce soit dans la bouche des femmes ou dans celle des hommes.

Une femme internée – dit-on encore ce mot aujourd’hui ? – dans un hôpital psychiatrique atteinte d’Alzheimer et son mari, qui vient la voir chaque jour et chaque jour, elle lui pose les mêmes questions : nous nous connaissons ? Vous dîtes que nous sommes mariés ? Vous dîtes que nous avons des enfants ? Vous êtes bien sûr de ces affirmations ? Et chaque jour, son mari lui répète le même discours, dans un calme exemplaire, parfois, ils font l’amour dans sa chambre d’hôpital.
Une prostituée, également, de luxe plutôt, qui reçoit chaque jour son client favori, avec qui elle a construit une histoire au fil du temps, depuis de nombreuses années. Et quand celui-ci lui annonce qu’il a rencontré quelqu’un et qu’il ne peut plus venir la voir, elle ne comprend pas. Elle, qui a dévoué sa vie, le meilleur de sa vie, à cet homme. Elle reste flegmatique et stratège et demande en contrepartie de son infidélité, qu’il vienne la voir chaque midi et que chaque déjeûner, il le passera avec elle.
Un couple si perturbant. Tout semble joie, ils s’apprêtent à sortir pour passer une soirée en amoureux, ils ont engagé une baby-sitter pour garder leurs enfants en bas-âge. Quand ils reviennent, les enfants ont disparu. La scène dure un moment sans qu’on sache tout à fait où se place la folie. Est-ce la baby-sitter qui serait une criminelle ou ce couple qui serait dérangé et qui n’aurait pas ou plus d’enfant ?
Il n’est pas seulement question d’amour entre hommes et femmes, même si c’est le gros du questionnement, il est également question de l’amour filial et de la place des animateurs socio-cultuels et de leurs gestes physiques envers la détresse des enfants et de la folie des parents.

Le plateau de la porte Saint-Martin est immense et les comédiens évoluent sur fond noir, dans une immensité où ils semblent tout petits, comme pris au piège. Le décor est minimaliste, les lumières souvent blafardes. C’est une ambiance pleine de brouillard et d’angoisse. La lumière n’entre que peu dans cet espace-là.

On en sort assez bouleversés et silencieux, surtout si on y est allé en couple. Que ce soit ce qui nous est dit et la manière dont cela nous est dit, ce qui nous est montré, le jeu des comédiens, souvent à bout de souffle, à bout de nerfs, souvent à hurler, sans qu’on se dise, le trait est trop appuyé, ils en font trop, non, leur cri nous touche comme une déchirure de leur âme et de leur impasse. Les questions évoquées, les troubles de la société lisibles dans les relations de couples, ne nous laissent pas indifférents.

Le public, ce soir-là, comme certainement de nombreux soirs, a applaudi à tout rompre.

Isabelle Buisson,
Atelier d’écriture À la ligne

 

« La Réunification des deux Corées » de Joël Pommerat
Un spectacle de la Compagnie Louis Brouillard
Au Théâtre de la Porte Saint-Martin Jusqu’au 14 juillet 2024
Une création théâtrale de Joël Pommerat
Avec Saadia Bentaïeb, Agnès Berthon, Yannick Choirat, Philippe Frécon, Ruth Olaizola, Marie Piemontese, Anne Rotger, David Sighicelli, Maxime Tshibangu
Photos © Agathe Pommerat

Distribution complète, partenariat, production : ici

Qui a peur : une farce politique et intime férocement drôle (et drôlement féroce)

Deux acteurs belges, l’un flamand, l’autre wallonne, il y a trente ans, amoureux, plein d’audace et de goût du jeu, sont descendus avec panache de leur piédestal de théâtre subventionné pour lancer sur les routes des provinces comme un défi une mise en scène de Qui a peur de Virginia Woolf ?
Leur charisme, leur drôlerie, l’air du temps… leur mise en scène est devenue un hit.

Deux acteurs sur le retour ce soir baissent le rideau une nième fois sur une représentation de la même pièce qu’ils traînent encore et encore, puisque c’est leur « hit » que les foules (de plus en plus clairsemées) leur réclament. Un Shakespeare ? Une création ultrasophistiquée à la Jan Fabre, Jan Lauwers, JanJanJan ? non, non, non, laissez-tomber, on veut votre « Qui a peur ».
Ils sont crevés, plus ou moins éméchés, rangent le plateau et attendent comme des rapaces – à l’instar des personnages de « Qui a peur de Virginia Woolf » – les jeunes qui vont remplacer leurs partenaires pour la prochaine saison. Ahah, de la chair fraîche !

Qui a peur ? mais tout le monde, mes chers, tout le monde ! de son ombre, de l’avenir, des autres, de vieillir, de ne pas être drôle, de ne pas être aimé, pas être reconnu, pas à la hauteur… La peur est bien utile pour éviter de tomber des falaises et de mettre sa tête dans la gueule du loup, mais aussi comme disent les grands-mères « la peur est mauvaise conseillère ».
Alors c’est prédation et carnage à tous les étages, chacun se joue de chacun, fait le beau, manipule, exerce son pouvoir. Tous ont quelque chose à perdre ou à gagner. Une subvention, un rôle, la fierté d’être soi.

Les personnages ont le nom des comédiens qui les interprètent et les rouages des personnages qu’ils interprètent dans la pièce dans la pièce… Mises en abyme et jeux de miroirs à l’infini. Les quatre comédiens, impeccablement dirigés, donnent chair et cœur à ces êtres pas si facilement aimables, mi-grotesques, mi-flamboyants, parfois minables, qui grattent leurs plaies et celles des autres sans vergogne ni pudeur.

L’écriture de Tom Lanoye est vive, la langue acerbe, triviale, musclée.
Face à face, deux générations, deux façons d’aborder le métier d’acteur, deux moments de la société. Quatre êtres pour raconter un monde, pour parler d’aujourd’hui. Les joutes verbales – en « pas de deux » tendus ou en quatuors animés – questionnent l’art et la politique culturelle, mais aussi le racisme ordinaire des êtres et des institutions, les compromis, mais aussi la passion du théâtre, et ce qu’on est prêt à laisser de sa peau pour ce métier.

Aurore Fattier, actrice, metteuse en scène et directrice de la Comédie de Caen CDN de Normandie depuis janvier 2024, a composé une mise en scène très réaliste, avec une volonté quasi-documentaire, qui reste au plus proche du sujet et du texte. Avec la scénographe Prunelle Rulens elles ont inventé un plateau inversé, décor vu de dos, sièges vides en gradin en face : le spectateur s’y fait voyeur de cette farce politique et intime féroce, parfois drôle, souvent cruelle, servie par un quatuor d’acteurs parfaits d’intelligence, de liberté et d’engagement.

Marie-Hélène Guérin

 

QUI A PEUR
Un spectacle de la compagnie Solarium
Au Théâtre 14 jusqu’au 25 mai
Mise en scène Aurore Fattier
Texte Tom Lanoye
Avec Claire Bodson, Leïla Chaarani, Koen De Sutter et Khadim Fall

Scénographie et Costumes Prunelle Rulens
Images & Vidéo Gwen Laroche
Son Laurent Gueuning
Lumière Franck Hasevoets
Régie Lumière Tom Van Antro | Régie son Jean-Philippe François
Coach Vocal Saskia Brichart
Photos Prunelle Rulens

Production : une création de Solarium | Production déléguée Comédie de Caen – CDN de Normandie | Coproduction Dadanero, le Théâtre Varia, Kulturcentrum Mamer (Luxembourg), La Coop asbl et Shelter Prod.
Avec l’aide du Théâtre des Doms (Avignon) et du Centre des Arts Scéniques. Avec le soutien de taxsHelter.be, ING et du tax-shelter du gouvernement fédéral belge. Solarium est une compagnie associée au Théâtre Varia.
Création au Théâtre VARIA le 17 février 2022.

Le Conte des contes, d’Omar Porras : Flamboyant remède à la mélancolie

Dans une pénombre timburtonienne, des talons claquent exagérément, tels ceux de la maman aux pieds nus dans l’ouverture du mémorable Petit Chaperon rouge de Pommerat. Clic clac, clic clac, dans un rond de lumière, derrière un micro vintage sur pied, un MC de cabaret introduce the show ! Veste de cérémonie, maquillage expressionniste, verbe vif et langue pointue. C’est le docte docteur Basilio.

Il a été convié par la famille Carnesino à soigner la mélancolie du fils aîné Prince, grâce à sa novatrice et ancestrale thérapie : le soin par administration de contes en inoculation massive.

Il était une fois, dans un château au cœur d’une forêt… car dans les contes, il faut un château et, surtout, une forêt… Il était une fois, donc. Papa leprechaun, Maman vamp hollywoodienne, l’ado Prince abasourdi de mélancolie, la cadette, Secondine, fûtée et disgracieusement binoclarde.
Une famille Adams mâtinée République de Weimar, une brave petite famille pas plus dysfonctionnelle qu’une autre. Et même moins, puisqu’ils ont la sagesse de remettre la santé de leur esprit entre les mains des raconteurs d’histoires.

Basilio, c’est le double contemporain de Gambattista Basile, l’auteur du Cunto de li cunti dont s’inspire ici Omar Porras. Gambatttista Basile, poète du XVIIe s., féru de culture populaire napolitaine, avait collecté une cinquantaine de contes, qu’on retrouvera, quelques générations et régénérations (ou dégénérations…) plus tard, chez Grimm ou Perrault. Ou, encore plus loin, chez Disney. Comme dans ce recueil, les contes seront délivrés par les protagonistes, chacun leur tour, chacun leur ton.

Art du masque (sans masques), commedia dell’arte, grommelot, comédie musicale et death metal, blagues potaches et pyrotechnie, pas de danse, plumes d’autruche et chant lyrique, tout est joyeux, tout est instrument de jeu, tout est bon pour la médication !

Certains tableaux se révèleront plus puissants. Les Cendrillons humiliées et mauvaises au rire de mouette dans leur buanderie de cauchemar, la forêt de tulle qui s’envole sous la neige comme par magie, le duo Secondine au piano, Prince au violoncelle, qui apporte de la tendresse à cet univers gothique, un tango, aussi parodique que séduisant, accompagné par un piano nostalgique et des grésillements de 33 tours râpé, resteront en mémoire.

Les narrations des contes semblent bien étrangement sages dans la dinguerie de cette mise en scène fourmillante d’idées et de drôlerie… peut-être pour évoquer la simplicité et la douceur de ce moment du livre du soir entre parent et enfant.
Mais ces sages lectures ne sont que des respirations entre deux incarnations folles – et parfois furieuses – des contes choisis pour extraire Prince de sa mélancolie.
On reconnaît au passage, sous des habits moins policés que ceux auxquels nous sommes habitués Peau d’âne, Cendrillon, La Belle au bois dormant. Ici, les fillettes sont plus raisonnables et courageuses que les rois, elles ne craignent pas de se salir les mains, les mamans savent expliquer à leurs enfants qu’un viol est un viol – quand bien même la Belle endormie n’en a rien su, et personne ne se nourrit que de légumes, d’amour et d’eau fraîche.

Saluons la magnifique recherche esthétique : costumes et maquillages, fastueux et fantaisistes ; accessoires, poétiques et barbares, notamment les très beaux écorchés dont un bœuf rembrantesque ; impeccable création lumière aux noirs profonds et aux éclairages ciselés ; délicieuse création musicale, où le moelleux de pizzicati de violoncelle peut accompagner suavement les pires bouffonneries gore.
La troupe de comédiens-chanteurs-musiciens a du talent et de l’élégance, le sens du rythme et une précision diabolique, passant avec aisance d’un registre à l’autre.

La somptueuse cuisine, les fourneaux de fonte, casseroles de cuivre et couteaux longs comme des sabres, le fronton de carton-pâte, les tables couvertes de linge blanc et de mets sophistiqués disparaissent petit à petit. Pour faire place à des lieux tout aussi oniriques, de plus en plus abstraits, qui se dépouilleront jusqu’à la nudité du plateau de théâtre, guindes apparentes, carré de loupiotes au plafond, rideau rouge au fond et micro à l’avant-scène, consacrant le lieu en music-hall.

Dans cette fête mi-queer mi-raisin, si les princes et les princesses finissent par tomber dans les bras les uns des autres (après tout, c’est le sort que leur réserve traditionnellement les contes), les travestis sont beaux et sans ridicules, les jeunes gens embrassent serpents et bergers, la mère a des perfections et des splendeurs de drag-queen.
Le manoir familial a disparu, la famille aussi d’ailleurs, place à la fête ! Le Chaperon rouge et le loup ne font peut-être qu’un, les enfants dévorent les parents, au milieu des belles reines de Carnaval perchées sur talon de 20, Prince se sent beaucoup mieux…
Ces contes semblent sombres, mais, et c’est bien mieux, ils sont en fait sauvages, et leur sauvagerie est libératrice !, et, comme Basilio guérit Prince de sa mélancolie, ce joyeusement féroce hommage à l’art du spectacle, cette farce orchestrale et rythmique dont on savoure les outrances et le burlesque avec une jubilation enfantine, soigne les spectateurs de la leur.

À voir en famille, mais pas avant 10-12 ans, les jeunes oreilles pourraient être heurtées par quelques crudités ou cruautés, mais surtout parce que le spectacle est touffu, dense, et – on ne les sent pas passées, mais elles sont là – qu’il dure 2 heures.

Marie-Hélène Guérin

 

LE CONTE DES CONTES
Au Théâtre des Amandiers – Nanterre, 16 mai — 1 juin 2024
Un spectacle de la compagnie Teatro Malandro
Texte Giambattista Basile
Conception et mise en scène Omar Porras (Teatro Malandro)
Assistanat à la mise en scène Capucine Maillard
Avec Simon Bonvin, Melvin Coppalle, Philippe Gouin, Jeanne Pasquier, Cyril Romoli, Audrey Saad, Marie-Evane Schallenberger

Photos © Lauren Pasche

Adaptation et traduction Marco Sabbatini, Omar Porras
Scénographie Amélie Kiritzé-Topor | Composition, arrangements et direction musicale | Christophe Fossemalle | Chorégraphie Erik Othelius Pehau-Sorensen
Création Costumes Bruno Fatalot | Assistanat costumes Domitile Guinchard | Accessoires et effets spéciaux Laurent Boulanger | Maquillages et perruques
Véronique Soulier-Nguyen | Assistanat maquillages et perruques Léa Arraez | Couture et habillage Julie Raonison
Création sonore Emmanuel Nappey | Re-création lumière Mathias Roche, Omar Porras
Construction du décor Chingo Bensong, Alexandre Genoud, Christophe Reichel, Noé Stehlé
La chanson « Angel » a été composée par Philippe Gouin (Fabiana Medina / Philippe Gouin)

Production / Production déléguée
TKM Théâtre Kléber-Méleau, Renens
Co-production Théâtre de Carouge – Atelier de Genève, Châteauvallon Scène nationale
Soutiens : Canton de Vaud, Ville de Lausanne, Ville de Renens et autres communes de l’Ouest lausannois, la Loterie Romande Vaudoise, la Fondation Sandoz, la Fondation Leenaards, Pour-cent culturel Migros et de la Fondation suisse pour la culture Pro Helvetia

Dans ton cœur : les histoires d’amour, c’est de la haute voltige !

Une rue new-yorkaise, il fait nuit, l’orage gronde et les minots dans le public flippent un peu. Une moderne chaperon rouge fait face à une avide meute de loups en jean et baskets, et les grands dans le public flippent un peu aussi. Une ouverture sombre, histoire de rappeler que la vie n’est pas parfumée qu’à l’eau de rose.
Mais la noctambule chaperon rouge ne s’en laisse pas conter, le drame s’éloigne, et la vie déboule sur le plateau avec une énergie et une fantaisie folles !

Rencontre explosive entre une compagnie circassienne virtuose, Akoreacro, et un maestro du burlesque, Pierre Guillois, qui, ici comme ailleurs (Bigre, Les Gros patinent bien…), fait naître rires et émotions avec une grande économie de mots, et une grande générosité d’imagination.
Talentueux mariage pour raconter une crépitante histoire d’amour !

« Elle » et « lui » (Manon Rouillard et Antonio Segura Lizan, artistes de voltige vifs et impressionnants, autant que la troupe de porteurs-acrobates qui les entourent) se rencontrent, se passionnent, se mettent en ménage, biberonnent, pouponnent, réaménagent, se chahutent, vont voir ailleurs s’ils y sont, se perdent, se retrouvent, bref, vivent.

La routine de leur quotidien les transforme en marionnettes d’un « théâtre noir » un peu dingue, dont les manipulateurs – tout de noir vêtus comme il se doit – sont apparents. Elle, illustre littéralement l’expression « je ne touche plus terre », tournoyant en l’air d’un ustensile ménager à l’autre, d’une main chargeant un lave-linge et de l’autre préparant le souper, tout sourire et sans interrompre son amicale conversation téléphonique. Lui, surgit porte-bébé au dos, poussant poussette et tenant cabas de courses, perché à deux mètres du sol sur les mains des porteurs, tranquille comme dans une cabine d’ascenseur.

Le couple bat de l’aile, Elle s’enflamme pour un fougueux danseur de tango, Lui pour une majestueuse Cassandra qui vit lovée dans un froufroutant boa sur une estrade flottant à 5 mètres du sol.

Des échappées belles au cœur de la frénésie laissent place à l’émotion. Soutenu par une belle contrebasse, un acrobate défie les lois de la gravité à la roue Cyr l’air de rien, comme on se grille une clope sur un balcon. Un étonnant duo aérien et amoureux entre Cassandra et Lui les envoie en l’air au sens propre tandis qu’Elle lave son linge sale en solo.

Dans un beau décor urbain en perpétuel mouvement, porté par la musique en direct d’un quatuor électrique et échevelé, Dans ton cœur, c’est du cirque musclé, où acrobaties et sentiments sont puissants. Derrière les acrobaties de haute volée, on retrouve l’univers tendre et farfelu de Pierre Guillois. Un spectacle volcanique, hilarant, spectaculaire, et poignant.
À voir en famille, à peu près à partir de 7 ans, tout le monde en prend plein les yeux et les zygomatiques, et les plus grands en prennent aussi plein le cœur.

Marie-Hélène Guérin

 

DANS TON COEUR
Un spectacle de la compagnie Akoreacro
Mise en scène Pierre Guillois
Avec Manon Rouillard, Romain Vigier, Maxime Solé, Basile Narcy, Maxime La Sala, Antonio Segura Lizan, Pedro Consciência, Tom Bruyas, Joan Ramon Graell Gabriel, Stephen Harrison, Gaël Guelat, Robin Mora, Johann Chauveau
Photographies © Richard Haughton
 

 
Oreilles extérieures : Bertrand Landhauser | Assistanat à la mise en scène : Léa de Truchis
Costumes et accessoires : Elsa Bourdin | Assistée de : Juliette Girard, Adélie Antonin
Scénographie circassienne : Jani Nuutinen / Circo Aereo | Assisté de : Alexandre De Dardel
Construction : Les Ateliers de construction, maison de la culture Bourges
Régie générale et chef monteur : Idéal Buschhoff | Lumières et régie : Manu Jarousse
Création sonore et régie son : Pierre Maheu
Production et diffusion : Jean-François Pyka
Administration générale : Vanessa Legentil

Production Association Akoreacro Coproduction Le Volcan – Scène nationale (Le Havre), maisondelaculture Bourges, CIRCa – Pôle national des arts du cirque (Auch), Agora – PNC Boulazac Aquitaine, Équinoxe – Scène nationale de Châteauroux, EPCC Parc de la Villette (Paris), Fonds de dotation du Quartz (Brest), CREAC Cité Cirque de Bègles, Théâtre Firmin Gémier, La Piscine, Pôle national Cirque d’Île-de- France, L’Atelier à Spectacle (Vernouillet) Accueil en résidence CIRCa – Pôle national des arts du cirque (Auch, Gers, Midi-Pyrénées), Agora – PNC Boulazac Aquitaine, Cheptel Aleïkoum (Saint-Agil), Le Volcan – Scène nationale (Le Havre), maisondelaculture Bourges, Le Sirque – Pôle national cirque de Nexon, L’Atelier à Spectacle (Vernouillet)
La compagnie Akoreacro est conventionnée par le ministère de la Culture – DRAC Centre-Val de Loire, ainsi que par la Région Centre-Val de Loire.
Akoreacro reçoit le soutien de la DGCA (aide à la création), de la Région Centre-Val de Loire (création et investissement), de l’ADAMI et de la SPEDIDAM (aides à la création).

Näss (les gens) : des gens et de la joie. Une pièce intense et hypnotique de Fouad Boussouf

Ombre, silence et immobilité
Pénombre, murmure de cordes vibrantes, vent dans les branches, crissement du sable sur lui-même, voix humaines, et lenteur de butô

Les silhouettes des danseurs, au lointain, font face au mur de fond. Mur gris de béton ou ciel voilé d’entrées maritimes, surface qui se fera changeante au gré de la lumière, une dénudée et belle scénographie de Camille Vallat. Il y a une opacité dans cette ouverture, ces êtres si éloignés, ce mur si gris, une opacité mais aussi une attente.
Et puis ils s’animent, sur des percussions traditionnelles mutées électro. Visages concentrés, vêtus des couleurs des montagnes du Maroc, d’où est originaire le chorégraphe Fouad Boussouf, ocres jaunes, bruns, verts, les sept danseurs sont très ancrés, pieds enracinés, solides, et corps tout en élévation, tension vers le haut, plexus solaire ouvert, épaules rejetées, torse et bras cherchant le ciel ou l’accueillant. Lignes et cercles, rondes et courses. Un mouvement incessant, tel les vagues battant la rive, tel la circulation du sang dans le corps. De rares pauses, contenant dans leur fixité la continuité du mouvement. De brefs suspens, à la frontière du déséquilibre.
 

Näss, c’est « les gens », en arabe ; des hommes, ici. Ailleurs, Fouad Boussouf a composé de splendides pièces pour des femmes : Feû, ou des groupes mixtes. Mais ici, ce sont des hommes. Et de leurs corps et leurs expériences si diverses – jeunes ou moins jeunes, secs ou trapus, peaux couleur de sables ou de terres, issus du hip-hop, de la danse traditionnelle marocaine ou du cirque contemporain -, ils construisent un groupe homogène, qui a trouvé sa respiration commune, un engagement physique partagé, une même pulsation.
Näss, c’est aussi une référence au nom du groupe marocain Nass el Ghiwane, dont le son, l’énergie et la résonnance avec la parole de la jeunesse de l’époque ont inspirés Fouad Boussouf.
Alors dans sa danse comme dans la très riche création sonore se mêlent intimement la tradition de la terre natale, et l’urbain du temps et des villes d’aujourd’hui. Des spirales de soufi s’achèvent en figures acrobatiques hip-hop. Les beaux mouvements d’ensemble, enfiévrés, vibrants, où chacun est une particule d’un tout, s’ouvrent parfois pour laisser quelques électrons s’échapper, en soli véloces, ou en pas de deux batailleurs et fraternels, parfois se jouant de la mise en danger de manière spectaculaire.
 

Une rupture se fait, les instruments se taisent pour laisser la place à la seule musique des danseurs, frappes des pieds sur le sol, souffles, forçant l’attention. S’ouvre alors une partition plus nocturne, plus électro, plus violente. Car cela aussi anime les hommes, la colère, l’ombre, le goût de l’affrontement, et l’écriture généreuse et solaire de Fouad Boussouf ne laisse pas ces pulsions plus sombres, plus farouches, de côté. Pourtant ce qu’il nous raconte là, c’est que l’élan de vie est plus fort. Et la rage va se transe-former en fougue, les visages enfin s’éclairer et sourire, et les gestes cent fois répétés se reproduire encore, mais gonflés de joie – et les cœurs des spectateurs, exultants, à l’unisson. On quitte ce spectacle intense et hypnotique les muscles frémissant de musique et de danse, et l’âme réchauffée d’allégresse.

C’était la dernière à La Scala lorsque j’ai assisté à ce spectacle, créé en 2018, à guetter en tournée – celui-ci ou les autres créations de Fouad Boussouf*

Marie-Hélène Guérin

 
NÄSS
Vu à La Scala le 28 avril 2024
Un spectacle de la Compagnie Massala
Chorégraphie Fouad Boussouf
Interprètes Sami Blond, Mathieu Bord, Elie Tremblay, Yanice Djae, Loïc Elice, Justin Gouin, Maëlo Hernandez
Assistant chorégraphie Bruno Domingues Torres | Lumière Fabrice Sarcy | Costumes et scénographie Camille Vallat | Son et arrangements Roman Bestion, Fouad Boussouf, Marion Castor
Tour manager Mathieu Morelle | Régie générale/lumière Romain Perrillat-Collomb, Benoît Cherouvrier
Photos © Charlotte Audureau

* à voir :
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• MAM de Paris dans le cadre de la Nuit des musées (forme courte) 18 mai
• Théâtre d’Orléans – Scène Nationale 29 mai
• Équinoxe – Scène Nationale de Châteauroux 31 mai

Oüm
• La Manufacture – CDCN de Bordeaux 16 mai
• MAM de Paris dans le cadre de la Nuit des musées (forme courte) 18 mai

Yës
• Théâtre Jacques Carat – Cachan 4 > 5 mai
• Festival Cluny Danse 18 mai
• Collège Gérard Philipe – Villeparisis 21 mai
• Théâtre de la Ville – Paris 23 > 25 mai

Plein Phare Out #2 Spectacles en plein air 24 > 26 mai

Production Compagnie Massala
Reprise de production Le Phare – Centre chorégraphique national du Havre Normandie, direction Fouad Boussouf
Coproduction Théâtre Jean Vilar – Vitry-sur-Seine, Le Prisme – Élancourt, Institut du Monde Arabe – Tourcoing, Fontenay-en- Scènes – Fontenay-sous-Bois, Théâtre des Bergeries – Noisy-le- Sec, La Briqueterie – CDCN du Val-de-¬Marne, Le FLOW – pôle Culture Ville de Lille, Institut français de Marrakech
Soutiens : ADAMI, Conseil départemental du Val- de-Marne, Région Ile-de-France, Ville de Vitry-sur- Seine, SPEDIDAM, Institut Français de Marrakech, Ministère de la Culture, DRAC Normandie, Région Normandie, Ville du Havre, Département de Seine-Maritime, La Briqueterie – CDCN du Val-de-Marne, Le POC d’Alfortville, Centre National de la Danse
Le FLOW – pôle Culture Ville de Lille, Cirques Shems’y – Salé, Maroc, Royal Air Maroc
Théâtre des Bergeries – Noisy-le- Sec, La Briqueterie – CDCN du Val-de-Marne

Finlandia, de Pascal Rambert, aux Bouffes du Nord : couple sous haute tension

temps de lecture 5 mn

Dans l’espace si théâtral des Bouffes du Nord, une chambre d’hôtel aseptisée, à l’élégance internationale, va pendant 1h20 enclore un couple comme une boîte de Petri où s’agitent des bacilles affolés.

La chambre d’hôtel et la pièce ont été inventées pour Irène Escolar et Isreal Elejalde, acteurs madrilènes familiers de Rambert (elle, dans Hermanas, lui dans La Clausura del amor – les versions espagnoles de Sœurs et Clôture de l’amour), puis transplantées aux Bouffes du Nord. Ce sont Victoria Quesnel – particulièrement intense, interprétation à vif, et Joseph Drouet – plus contenu, mais toujours juste, déjà appréciés chez Julien Gosselin, qui s’emparent avec acuité du texte désormais traduit.

Ils sont un couple d’artistes, parents d’une enfant de 9 ans. Elle s’impose au premier plan dans le cinéma grand public, lui poursuit sa carrière dans l’ombre. Il y a deux jours, il a quitté Madrid en voiture pour la retrouver en Finlande où elle tourne dans une grosse production chinoise. Ils sont en pleine séparation, il vient réclamer son dû d’explications, et compte repartir avec leur fillette, endormie dans une chambre voisine sous la garde d’une nounou. Il a roulé 40 heures, il est arrivé en pleine nuit, il est épuisé et plein de colère. Elle est attendue à 7h pour le début de sa journée de tournage, elle est épuisée, et pleine de colère. Il veut parler, elle veut dormir. Le réveil à côté du lit indique 3 :47.

Comme dans Clôture de l’amour ou Ranger, le temps du jeu et le temps de la vie se superposent exactement, sans ellipse ni parenthèse. Plan-séquence radical et sans échappatoire sur une désunion, entre deux ex-aimés ex-aimants qu’on découvre en pleine crise.

Si Finlandia n’a pas – ou pas encore – la compacité, la densité de pièces antérieures de Rambert, l’auteur continue de tracer son sillon, creusant toujours plus profondément la veine du couple et de la famille, d’une écriture moins lyrique qu’elle ne le fût, plus concrète, aiguë et rapide.
« L’amour n’est pas une chose intime, l’amour, c’est l’affrontement de deux mondes réfugiés dans deux corps », dit Joseph ; et c’est cela que porte Finlandia, cet affrontement de deux mondes, ces deux corps remplis de leurs rêves et de leurs sensibilités mais aussi de leurs familles, leurs milieux sociaux, leurs cultures, leur argent. Passée la tempête chimique de dopamine, sérotonine, ocytocine, passé l’éblouissement, l’amour est colonisé par le monde, et le couple doit faire avec, ou contre.

Pascal Rambert aère ou plutôt contraste ce pugilat verbal de silences épais envahissant la chambre un instant éteinte pour une tentative de sommeil ; mais aussi de moments d’une folle drôlerie qui font jaillir les éclats de rire (le potentiel comique de Pascal Rambert n’est pas assez reconnu !) avant que la cruauté banale, ou la banalité cruelle, de la dispute ne nous les fassent ravaler sèchement.
On est de plain-pied dans le noyau dur de l’affrontement entre Victoria et Joseph – comme dans Clôture… les personnages portent les noms des acteurs –, chacun s’évertuant à se montrer sous son pire jour tout en accablant l’autre de reproches. Le texte acéré est débité sur un rythme tendu. Toute tentation de connivence ou d’empathie se trouve balayée en deux répliques, chacun a raison, chacun a tort, chacun est le monstre de l’autre et en désamour comme en amour le cœur a ses raisons que la raison ignore…

Pour s’interdire autant toute séduction, il faut l’audace de la jeunesse et la solidité de l’expérience, et Pascal Rambert possède largement de ces deux richesses. Le parti pris est sans concession, le couple ne s’extirpera ni de sa chambre d’hôtel, ni de sa crise. De cette victoire à la Pyrrhus, nul ne sort indemne. Pourtant, la conclusion, encore un peu brouillonne dans sa réalisation mais d’une très tendre et très jolie idée (une chanson traduite, dont les paroles malheureusement à force de superposition se perdent) apporte une accalmie ; comme un œil du cyclone autour de l’enfant, dont la présence mutique se transforme en un espace d’apaisement.

Marie-Hélène Guérin

 

FINLANDIA
Au Théâtre des Bouffes du Nord jusqu’au 10 mars
Avec Victoria Quesnel et Joseph Drouet
Et avec Blanche Massetat, Anna Nowicki et Charlie Sfez en alternance
Texte et mise en scène Pascal Rambert
Lumières Yves Godin | Costumes Marion Régnier | Collaboration artistique Pauline Roussille
Photos © Pauline Roussille

Production structure production
Coproduction Centre International de Créations Théâtrales / Théâtre des Bouffes du Nord

À la vie ! : interroger la mort, et les vivants, avec tendresse.

Démarrage en trombes. En fond de scène, un « théâtre dans le théâtre », un rideau bleu, trois coups, mille morts, répétées, loufoques, crépitantes, languissantes, tragiques, bavardes, hystériques, secrètes…
On meurt sur un matelas placé au centre du plateau, ou n’importe où alentour, en vrac sur le parquet, en tas sur une volée de marches, en Médée, en Cyrano, à l’arme blanche, en flammes, avec panache, en une tentative sinistre et jubilatoire d’épuiser le sujet sous les éclats de rire déchaînés du public.

Puis on mourra pour de vrai, ça prendra plus de temps, dans les mots tranchants de la médecine, dans la compassion des siens et des soignants, on mourra sans le savoir d’un cancer muet comme une tombe, d’un cœur au bout du rouleau.

Devant l’ample et épuré décor gris-bleu composé avec pertinence par Charles Chauvet, un haut rideau se déplace pour modeler l’espace. La limpide mise en scène d’Elise Chatauret s’y inscrit avec délicatesse. L’espace et les comédiens glissent d’un lieu – chambres, salle de repos, salle d’attente – et d’un rôle à l’autre – tour à tour médecins, proches, patients – avec beaucoup de fluidité et de lisibilité, accompagnés par la discrète et rigoureuse création lumières de Léa Maris. Une composition électro étoffe ou allège l’air, l’enjoue ou en élargit l’émotivité.

La troupe est très homogène, tous sont également justes et sensibles, ont une grande plasticité, une acuité de jeu les rendant aussi évidents dans tous les personnages qu’ils endossent. La plupart ont déjà travaillé avec Elise Chatauret et sont familiers de son univers et sa méthode.
Juliette Plumecoq-Mech, nouvelle venue dans la compagnie, particulièrement fine et tendue, apporte son charisme et sa voix si singulière à cette troupe à la belle incarnation.

Ce spectacle a la densité de la vie qu’il représente, nourri d’enquêtes et de rencontres. Elise Chatauret travaille volontiers ainsi, puisant dans le réel et l’aujourd’hui, mettant en scène la parole d’une nonagénaire (Ce qui demeure, vu et aimé en 2016 à La Manufacture à Avignon), celles d’habitants d’un hameau français (Saint-Félix, enquête sur un hameau français – 2018), celles de pères (Pères).

Ici, le spectacle est né d’une envie d’interroger la mort, et ce qu’elle raconte d’une société.
Car le sujet est tout autant intime que politique, mystérieux qu’anthropologique. Elise Chatauret et sa compagnie sont allées se frotter à l’hôpital, puisque c’est là que souvent on meurt, et puisque c’est là que souvent la question se fait cruciale. Ils ont appris du centre d’éthique clinique, de récits personnels, se sont nourris aussi de leur confrontation à la pandémie qui les a envahis, comme l’ensemble de la société, pendant qu’ils avançaient dans cette création, et s’est télescopée à leur vie comme à leur réflexion.

Comment appréhender ce passage de la vie à la mort quand, côté patients ou côté soignants, on doit le parler, le peser, quand ce n’est pas la nature seule qui fait son œuvre mais des êtres conscients qui vont devoir prendre des décisions… Quand il y a la loi, et qu’il y a les souffrances. Quand il y a chacun, et qu’il y a la société.
Les patients sont jeunes ou presque centenaires, tous « à la limite », là où la vie s’échappe, bon gré ou mal gré. À ce moment où ni patients ni médecins ne peuvent plus se dispenser de penser la mort à venir – moment que certains refusent, que d’autres réclament.

« La loi ne bouge que pousser aux fesses par la vie » revendique une de l’équipe médicale, « y’a que les riches qui ont le droit de mourir proprement » rage la sœur d’un patient à bout de forces mais pas assez à bout de vie pour la loi Clayes-Leonetti (qui accepte la sédation si la fin est à court terme, c’est à dire à quelques jours), « j’ai prêté le serment d’Hippocrate » répond celle-ci, « on ne peut pas me demander de tuer quelqu’un » se défend celui-là.
Les voix pour, les voix contre… « Pour » ou « contre » ce sont toutes des voix humaines.

De cette matière hautement documentée, Elise Chatauret et la compagnie Babel ont sculpté un spectacle hautement théâtral. La véracité n’appauvrit pas la théâtralité : à l’inverse, elles se nourrissent et s’intensifient l’une l’autre.
L’espace se défractionne, les lieux s’interpénètrent. Parfois même, une incursion onirique, un enfant devenu adulte redevient enfant au bord du lit de son père au cœur usé, et retourne dans les récits fantastiques et initiatiques pour y apprendre la fin de l’histoire.
Les mots tragiques d’autrefois se tressent aux douleurs contemporaines pour les faire résonner au travers des temps. Des enregistrements des débats récents au Sénat et à l’Assemblée nationale soulignent l’acuité et l’urgence du propos.
Sur une chanson de Dalida, surgit une danse sauvage, gaie et déchirante du dégingandé Charles Zevaco qui expulse chagrin et rage, et exulte.
Le spectacle est à l’image de cette chanson populaire : grave, tonique, poignant et en mouvement. On y parle beaucoup, on y ressent encore plus. Il ne nous donne pas de réponses, mais d’utiles et vivifiantes questions. Ou plutôt, une réponse tout de même : on quitte le spectacle dans l’art, dans la beauté et dans la douceur. Et c’est un fragment de réponse, déjà, à notre peur de mourir.

Marie-Hélène Guérin

 

À LA VIE !
Un spectacle de la Compagnie Babel
Au Théâtre Silvia Monfort, Paris (75) du 6 au 16 mars 2024
Ecriture Élise Chatauret, Thomas Pondevie et la Compagnie Babel
Mise en scène Élise Chatauret
Dramaturgie et collaboration artistique Thomas Pondevie
Avec Justine Bachelet, Solenne Keravis, Emmanuel Matte, Charles Zévaco et Juliette Plumecocq-Mech
Conseil médical à l’écriture Véronique Fournier (directrice du centre d’éthique clinique de l’Hôpital Cochin)
Photographies © Christophe Raynaud de Lage

Puis en tournée : 27 > 29 Mar 24 Le Grand T – Théâtre Loire-atlantique, Nantes (44)
28 Mai 24 Les Quinconces – Scène nationale, Le Mans (72)

Backlash, au Théâtre de Belleville

Backlash, littéralement, c’est le contrecoup. En 1991, l’Américaine Susan Faludi a employé le terme pour titre de son essai féministe : Backlash : la guerre froide contre les femmes.
L’expression, passée dans le langage courant, désigne les réactions conservatrices et masculinistes face aux progrès des droits des minorités et en particulier ceux des femmes, et revient dans l’air du temps avec le retour de bâton réactionnaire post-MeToo.

Un lundi matin, un homme américain, qui fut mieux classé professionnellement, qui fut plus heureux en famille et en ménage, un homme américain nouvellement chômeur, divorcé papa d’un ado qu’il perd de vue entre deux vacances scolaires, amoureux d’une Courtney pas méchante mais qui ne s’en laisse pas conter, découvre un nouvel espace d’empowerment masculin, un endroit où il va enfin se sentir de nouveau bien, de nouveau puissant, de nouveau agissant. Un lundi matin, un homme américain, un peu désabusé, pas mal désoeuvré, errant dans le vortex de google, tombe sur Angry Alan.
 

Angry Alan, gourou des Men’s Rights, prend les hommes dans ses bras, dans ses rets, dans les filets de son discours à la fois lénifiant et belliqueux.
À ceux qui n’ont pas le secours d’une pensée politique élaborée, d’un soutien familial ou professionnel, d’une souplesse de caractère ou d’une force mentale pour trouver d’autres réponses à leur désarroi, Angry Alan offre le réconfort d’une cause à leur rage et leur faillite : le gynocentrisme. Pas la dureté d’une société capitaliste où compétitivité et narcissisme tiennent lieu de vertus. Pas la solitude, pas le manque d’échanges. Les femmes, voilà l’ennemi.
Avec un ennemi commun, on peut redresser la tête, se serrer les coudes et se sentir fier.
Angry Alan redessine la carte d’une société où les hommes seraient les grandes victimes. Maltraités par les femmes, et par voie de conséquence par la justice, le monde du travail, les médias, la culture. Asservis. Cantonnés aux tâches subalternes. Mal payés. Séparés de leurs enfants par les juges des affaires familiales lors des divorces. Pointés du doigt à chaque blague déplacée. Rabroués. Moqués, vilipendés. Victimes. Et les victimes ont le droit légitime de se défendre. S’organiser. Prendre les armes s’il le faut. L’instinct de survie dictera jusqu’où il faudra aller.
Angry Alan fait payer cher le billet d’entrée à ses colloques masculinistes et antiféministes, mais chacun jette son obole pour la grande cause anti-gynocentriste, pour la consolation, pour la confraternité.

Angry Alan n’est ici qu’une image sur un écran, comme il l’est pour Danny et tous les followers de sa chaîne vidéo. Il est interprété avec une finesse glaçante par Guillaume Trotignon, filmé dans un élégant noir & blanc.
 

C’est Danny qui occupe la scène. Danny et son inextinguible soif de chaleur humaine. Son pathétique besoin de justification. Sa terrible nécessité d’un monde binaire, simple à décoder. Hommes, femmes, victimes, bourreaux, ce qui mérite et ce qui ne mérite pas. Danny pris au piège de la réthorique masculiniste, dont le manichéisme l’empêchera d’entendre le monde plus complexe et plus nuancé de son enfant, qui cherche à conquérir de nouvelles libertés, de nouvelles façons d’être soi. Danny qui payera son aveuglement un prix incommensurable. Le “backlash”, le contrecoup, a lui aussi son contrecoup.

Acteur au jeu très sûr et très juste, à l’incarnation fluide et concentrée, Philippe Bodet offre la normalité de son grand corps d’adulte et l’expressivité déliée de son visage à ce Danny en chute libre. Il fait basculer ce gars de la bonhomie du pote qui traverse une mauvaise passe avec vaillance, à la joie naïve de se découvrir des frères de combat, puis à la joie mauvaise de se découvrir un ennemi à affronter. On le voit se défaire sous nos yeux, croire trouver un sens à sa vie puis le perdre.

Le beau ciel projeté sur un large cyclo de l’ouverture du spectacle laisse place, en alternance aux vidéos youtube d’Angry Alan, à un habillage vidéo très graphique, souvent intéressant, mais disparate, qui aurait gagné sans doute à trouver une forme plus homogène, qui aurait densifier l’attention.
Mais cela n’altère ni la réception du texte de Penelope Skinner, à l’écriture rapide, dont la dureté est allégée par un humour piquant et un sens précis du quotidien, ni la perception du jeu à vif, débordant de sincérité, de Philippe Bodet.

Ce qui est beau, et fort, c’est que texte et interprétation ne jugent pas Danny. Guillaume Doucet et Bérangère Notta, qui ont amené ce texte sur scène dans une traduction de Guillaume Doucet, ne cherchent pas le procès, ils cherchent l’humain.
L’autrice et le comédien font de Danny un être de chair et de vie, d’espoirs et de peines, un être fragilisé emporté par une spirale qu’il rêvait salutaire et qui, nourrie de haines de soi et des autres, ne pouvait être que destructrice. 
Une descente aux enfers, implacable, pudique et subtile, magnifiquement incarnée.

Marie-Hélène Guérin


 
BACKLASH
Un spectacle du Groupe Vertigo
Au théâtre de Belleville jusqu’au 30 mars 2024
Un texte de Penelope Skinner
Traduction Guillaume Doucet
Conception Guillaume Doucet et Bérangère Notta
Interprétation Philippe Bodet
Avec la participation de Guillaume Trotignon
Création lumière Juliette Besançon | Création sonore Maël Oudin | Régie Adeline Mazaud
Administration Marine Gioffredi, Hélène Lega, Chloé Montel

Photos Caroline Ablain

Production Théâtre de Belleville & Le Groupe Vertigo
Coproduction L’Archipel Pôle d’action culturelle (Fouesnant), Pont des Arts (Cesson-Sévigné), Pôle Sud (Chartres de Bretagne)
Soutiens DSN Dieppe Scène Nationale – Dieppe, Centre Culturel Juliette Drouet – Fougères, EVE – Scène Universitaire – Le Mans, Théâtres L’Arche-Le Sillon – Pleubian-Tréguier, Espace Beausoleil – Pont-Péan, La Manekine – Pont-Sainte-Maxence, Le Strapontin – scène de territoire de Bretagne pour les arts du récit – Pont-Scorff, Le Tambour – Rennes
Avec le soutien de la Ville de Rennes et de la Région Bretagne
Le groupe vertigo est conventionné par le Ministère de la Culture – DRAC Bretagne