F(L)AMMES, la jeunesse incandescente

Une immense image mouvante d’écume de mer se fait mur de fond murmurant et remuant, tandis qu’en voix off des femmes partagent la confidence de « l’endroit où elles se sentent le mieux ». Voix gaies, rieuses ou plus graves, elles nous emmènent dans leur voiture – « ma bulle » – , à la médiathèque, dans des bras rassurants, dans le paysage lointain et magnifique d’un souvenir de voyage…
« Ce spectacle n’est pas un documentaire, ni une pièce cherchant à représenter la vie réelle, c’est un poème-lettre d’amour fait de chair et de mots où la singularité de chacune s’ouvre sur l’universelle condition humaine » : Ahmed Madani continue avec F(l)ammes son exploration de la jeunesse d’aujourd’hui, celle née de parents immigrés, la première génération de la lignée à être née française. En 2012, il nous embarquait avec Illumination(s) dans la saga familiale de neuf jeunes hommes d’un quartier populaire, mêlant passé et présent sur trois générations en un vivifiant récit choral. Ici, il a constitué un groupe de dix jeunes femmes pour explorer leurs identités multiples, leur intimité, écouter leurs doutes, donner la parole à leurs peurs et leurs envies.
Neuf chaises sont alignées en fond de scène, un micro attend à l’avant-scène son oratrice… Tour à tour elles viendront, porteuses de lourds ou légers secrets.
Ludivine Bah, longiligne, le visage aux pommettes hautes, l’articulation nette, convoque Claude Levi-Strauss pour ramener aux mémoires les qualificatifs de « barbares », de « sauvages » que les civilisations ont depuis bien longtemps accolés aux civilisations qui leur étaient étrangères, et pour en réveiller le sens originel. Le barbare, le sauvage, c’est l’homme de la nature, littéralement de la forêt – « le béton, le goudron ne peuvent rien contre la forêt qui est en nous »…
L’écume de mer sera bientôt remplacée par un sous-bois, où une jeune femme voilée s’avance, où une autre invente une danse, une forêt sans menace, claire et ouverte.

F(L)AMMES, théâtre des Halles, Ahmed Madani, Pianopanier

Les jeunes femmes se font les interprètes de leur génération ; elles ont à peine 20 ans ou presque 30, leurs parents viennent de Guadeloupe, Haïti, Algérie, Côte d’Ivoire ; elles vivent à Montreuil, Boulogne-Billancourt, Garges-lès-Gonesse… Elles revendiquent leurs différences ou leur normalité… L’une ou l’autre témoignent de la sensation d’être « transfuge », Anyssa par exemple se dit « caméléon », d’une éducation à l’autre, d’une langue à l’autre ; Laurène, elle, assume d’avoir « choisi d’être différente de (sa) différence » – Laurène Dulymbois, de parents guadeloupéens, sweet lolita en froufrous noirs, se reliant au sous-groupe de kawaï melani, fille kaléidoscope aux cheveux roses et bleus… Elles ont le crâne rasé, les cheveux couverts d’un voile, la tête crépue, bouclée, frisée, la chevelure longue, lisse, courte, emperruquée – et c’est loin d’être anodin, tignasse revendicative ou domptée, cheveu-symbole : autant de filles, autant d’histoires, de personnalités, de parcours, de constructions. Avec générosité, sincérité, sensibilité, elles offrent, guidées par l’écriture et la mise en scène sobre et directe d’Ahmed Madani, des bribes de leurs vies, de leurs interrogations et de leurs espoirs. On parle peu de racisme, d’exclusion, sans taire les difficultés que cela peut apporter dans la société, dans le monde du travail, de s’appeler Yasmina plutôt que Prune, mais plutôt de leurs parcours, de leur construction, de l’élaboration de leur identité – être la jeunesse dans un pays et une culture qui ne sont pas ceux de leurs parents.

F(L)AMMES, théâtre des Halles, Ahmed Madani, Pianopanier

Transmission, héritage, rupture, affrontements, identités… Ça passe par les mots, le récit ; par les images vidéo parfois qui apportent un autre angle, ou une échappée ; mais aussi, avec une grande intelligence, par de beaux moments collectifs. En contrepoint aux témoignages individuels, énoncés en grande partie au micro à l’avant-scène, la danse va les réunir. Une belle chorégraphie fait renaître les gestes d’une grand-mère aimée préparant la marjouba, « la dernière façon de préparer la pâte, la dernière façon de couper les poivrons », une chorégraphie empreinte de la mélancolie des souvenir de ces moments de tendresse familiale où l’on cuisinait ensemble, autant que de la joie de les ranimer. Mais aussi un échauffement de karaté musclé, une fête libératoire sur des rythmes électroniques – autant d’exultations partagées !
Ces jeunes femmes sont reliées par leur âge, par des interrogations ou des difficultés communes, certaines reconnaissent dans les autres leurs rêves ou leurs préoccupations ; mais aussi ce sont dix personnalités irréductibles, elles ont de la fougue et de la force, chacune à leur façon. Elles sont ensemble, chacune, des pièces sensibles, disparates et cohérentes de ce portrait d’une génération d’aujourd’hui. Beau cadeau que cette parole tonique, vivante qu’Ahmed Madani et ces dix actrices nous offrent !

F(L)AMMES
De nouveau l’affiche de la Maison des Métallos du 17 octobre au 29 novembre 2017, puis au théâtre de la Tempête du 16 novembre au 17 décembre 2017
Texte et mise en scène : Ahmed Madani
Avec : Anissa Aou, Ludivine Bah, Chirine Boussaha, Laurène Dulymbois, Dana Fiaque, Yasmina Ghemzi, Maurine Ilahiri, Anissa Kaki, Haby N’Diaye et Inès Zahoré

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