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Au Poche-Montparnasse, une Education sentimentale électrisée par la Fiancée du requin

temps de lecture 3 mn

Après une très réussie Écume des jours portée par une troupe de jeunes comédiens délicieux et un Madame Bovary qui nous avait enchantés, Sandrine Molaro et Gilles-Vincent Kapps continuent de creuser avec talent le sillon de l’adaptation de chefs-d’œuvre de la littérature.
Ils s’attaquent aujourd’hui à L’Éducation sentimentale, vaste roman d’apprentissage, ample autant que désabusé, tissant valses-hésitations intimes et historiques sur plusieurs décennies.

L’adaptation de Paul Emond, déjà complice sur Madame Bovary, se concentre sur les parcours de Frédéric Moreau, jeune provincial « monté à Paris » faire ses études de droit, et sa dulcinée, Marie Arnoux, épouse mal aimée d’un bourgeois filou, tout en rendant opportunément présents les mouvements de l’Histoire qui animent cette période troublée qui verra tomber la Monarchie de Juillet.
À déguster volontiers en compagnie d’ados : cela colle à leur programme d’Histoire, pour la peinture fine et détaillée de cette période du XIXe siècle. Et sans doute à leurs interrogations personnelles, sur les idéaux et leur mise en œuvre, sur le sentiment amoureux ou encore l’amitié.
Avec de la chair, du rythme et de l’humour, cette Éducation sentimentale nous rend proches et si vivants, si actuels, ses protagonistes, cette cohorte d’anti-héros aux illusions perdues dans un monde en plein mutation.
Du monument flaubertien, adaptateur et metteurs en scène-interprètes ont mitonné une piquante réduction, l’ont lu et relu, ont épluché, émincé, y ont ajouté de la musique sur scène en guise d’épices et en ont tiré des sucs des plus savoureux.
Interprétation incarnée et énergique, pimpants costumes très graphiques, scénographie simple et chaleureuse, poétisée par une très belle toile peinte, musique en direct qui électrise Flaubert, tout concourt à la qualité et à l’intelligence du spectacle et au plaisir des spectateurs.
Enthousiasmant, à déguster tout en attendant avec gourmandise leur prochaine pépite.

L’ÉDUCATION SENTIMENTALE
Un spectacle de la compagnie La Fiancée du requin
Au Théâtre de Poche-Montparnasse
De Gustave Flaubert
Libre adaptation Paul Emond
Mise en scène et interprétation Sandrine Molaro et Gilles-Vincent Kapps
Collaboration artistique David Talbot – Scénographie Esther Granetier – Lumières François Thouret – Costumes Sabine Schlemmer – Musique originale Gilles-Vincent Kapps
Photographies © Pascal Gely

Production Le Théâtre de Poche-Montparnasse et La Fiancée du requin

MADAME BOVARY - Flaubert - Molaro - Theatre de Poche

Madame Bovary, plus vivante que jamais !

Madame Bovary – spectacle vu le 24 février 2016
À l’affiche du Théâtre de Poche-Montparnasse
De Gustave Flaubert, adaptation Paul Emond
Mise en scène Sandrine Molaro et Gilles-Vincent Kapps
Avec Sandrine Molaro, David Talbot, Gilles-Vincent Kapps, Félix Kysyl ou Paul Granier

Un gracieux rendez-vous avec Emma…

Ce Madame Bovary enchante. Quatre comédiens, quatre chaises, un grand champ échevelé de vent en toile de fond, quelques instruments de musique, un brin musette nostalgique, un soupçon rock bien dosé, un violon un peu gitan, des costumes presque intemporels mais discrètement évocateurs, une belle robe bleue en écho à celles du roman; et de la fantaisie, du talent, un regard aigu et attentif sur les protagonistes : voilà de quoi faire revivre Emma Bovary et ses rêves…

C’est gracieux et touchant, intelligent et tonique. Ici la simplicité est une richesse.

L’adaptation de Paul Emond, pleine d’esprit, trouve le juste équilibre; chacun des personnages s’y déploie sans manichéisme, mû par ses pulsions de vie autant que par ses ombres. Narration, saynètes, intermèdes musicaux s’y entremêlent avec légèreté, comme naturellement. Les comédiens glissent du récit au jeu avec aisance, ça imprime un joli rythme, très souple, à la représentation.

Sur le visage malléable de Félix Kysyl peuvent s’inscrire avec autant de véracité et de justesse la rugueuse mère Bovary que le tendre et juvénile Léon.

MadameBovarySandrineMolaro

© Brigitte Enguerand

Des souvenirs de classe pouvait ressurgir une madame Bovary plutôt victime de sa place de femme de ce milieu et de cette époque, étouffée par son mariage sans romantisme – de surcroît assorti d’une belle-mère sacrément castratrice !, assez passive et rêveuse; mais on la découvre ici active dans sa revendication d’émancipation et de plaisir, hédoniste, tellement exaltée de se découvrir elle-même qu’elle en devient égocentrique – se rendant sourde aussi bien à son mari qu’au doux Léon… Sandrine Molaro est pétillante, émouvante, elle donne un air d’aujourd’hui à son Emma avide de s’ébrouer de son ennui, c’est une madame Bovary plus vivante, plus désirante que jamais !
David Talbot offre aussi un portrait de Charles Bovary plus nuancé que les vestiges des lectures de collège ne le laissait soupçonner, il lui apporte une grande douceur, de la bonté, qui en font un brave homme amoureux éperdu plus qu’un cocu sans cervelle.
Gilles-Vincent Kapps est impeccable dans chacun de ses personnages, son entrée en flamboyant Rodolphe sur un riff de guitare est particulièrement savoureuse… et, sans pour autant cherche à trouver des excuses à son Rodolphe – jouisseur, égoïste, couard -, il en fait un homme pas plus courageux ni plus méprisable qu’un autre à vouloir “sauver sa peau”, se préserver de la fièvre grandissante d’Emma…

MadameBovary2

Les autres personnages, pharmacien, commerçant…, sont impeccablement dessinés en quelques traits nets, les comédiens nous promènent de l’un à l’autre sans artifices pesants mais avec précision.

Loin d’être simples illustrations, les bouffées de musique permettent au lyrisme de se glisser dans le texte avec sans doute plus de spontanéité et de poésie que si les comédiens devaient les porter entièrement par le dialogue.

Malices et légèreté de l’adaptation, anachronismes des musiques, surprises de l’humour…

Peut-être certains pourront regretter d’y perdre quelque chose de la mélancolie, de la tragédie, de Madame Bovary, mais, portés par l’incarnation sensible et généreuse des quatre comédiens, on y gagne de l’énergie, de l’acuité, de la fluidité, de la fraîcheur; et on n’y a pas perdu une certaine gravité, ce qu’Emma peut avoir de dur, de brutal, dans sa dévoration et de déchirant dans sa façon de s’abandonner à corps perdu, ce que Charles peut avoir de poignant dans sa naïveté, dans son impuissance, dans son deuil, et on a le cœur qui se serre avec lui quand il croise Rodolphe et lui dit “je ne vous en veux pas, c’était la fatalité”…