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Les Fureurs d’Ostrowsky : portrait de famille à l’hémoglobine

Les Fureurs d’Ostrowsky – spectacle vu le 20 avril 2016
À l’affiche du Théâtre de Belleville jusqu’au 22 avril – puis au Théâtre Gilgamesh (ex-Girasole) à Avignon du 7 au 30 juillet.
Texte Gilles Ostrowsky et Jean-Michel Rabeux
Délire mythologique
D’après (très très lointainement) la terrible histoire des Atrides
Mise en scène Jean-Michel Rabeux
Avec Gilles Ostrowsky

Au sujet du sang, et du théâtre

Enfermé dans une haute cage aux barreaux solides, un boucher lunaire et sanguinolent surgit de derrière un étal/autel – car il sera beaucoup question de boucherie et de dieux dans cette histoire…

L’habit ne fait décidément pas le moine, et c’est un Gilles Ostrowsky paré comme à la plage, tongs, short, chemisette à fleurs, qui va s’emparer de la fresque sanglante des Atrides, l’engloutir, la mâcher, plus ou moins la digérer (tous ces meurtres fatiguent l’estomac et mettent les nerfs à vif), et nous la restituer, passée au filtre de son corps élastique. Condensée ainsi, projetée en un langage très actuel, la tragédie des Atrides, dans ses répétitions, ses excès, sa réinvention perpétuelle du pire, prend des allures de farce burlesque.

Rabeux a étudié la philo ? Ostroswky a œuvré comme clown ? tous deux en ont gardé le goût de la rébellion et du paradoxe, le “goût du non” (dit de lui-même Rabeux) et du rire fou.

La mise en scène (se) joue des codes du cabaret, du music-hall, du grand-guignol, nous mitonne du brutal, du trivial, pour faire surgir l’universel, le tragique, nous le faire empoigner par le rire et l’effroi.
Avec quelques articles de carnaval, vaguement grotesques, un casque de soldat antique en plastoc, des litres d’hémoglobine, des têtes de poupée, dans l’arène de sa cage ceinte de lumières minimales et précises, avec la virulence du texte pour transe, la liberté de jeu d’Ostrowsky semble sans bornes. Et Ostrowsky-Atrée, Ostrowsky-Agamemnon, Ostrowsky-narrateur lance à plusieurs reprises à son auditoire “imagine !” – “imagine, comment fait-on pour cuisiner des enfants, on n’a pas de recettes, imagine, le père avec son masque, imagine, la mère avec sa hache, imagine, le doute, imagine, le remords !”. “Imagine” : incantation magique ! On est bien au théâtre, et c’est bien un art vivant, où tout est vivant, l’auteur, le personnage, le passé, le futur, l’acteur, le spectateur !

 

LesFureurs@RonanThenadey
Gilles Ostrowsky © Ronan Thenadey

Ostrowsky prévient en “note d’intention “de toute façon on sait tous que les morts parlent très bien au théâtre et là on va pas se priver, on va les faire parler les morts !”. Alors ça jacte, ça gueule, ça geint, ça fredonne et ça impréque, de génération en génération, ça trahit et ça maudit, tout ça sort d’Ostrowsky, les paroles des morts, les paroles des vivants, celles des vivants qui vont transformer des vivants en morts, même celles des chèvres et des bébés qui ne se doutent encore de rien, le texte déboule comme un torrent, avec ses tourbillons, ses chutes, élans de fureurs, blagues incongrues, et parfois un étalement apaisé.

Et si le beau et le bizarre fraient toujours ensemble, cet étrange moment suspendu où Ostrowsky se métamorphose en Clytemnestre, la femme meurtrie, lente mue commençant en se perchant sur des hauts talons instables, ce moment est sûrement un de leurs rejetons, fragile, biscornu, et bizarrement beau.

La folie comme remède à la folie

Le mur de la cage va s’abattre, et Oreste, petit-fils d’une lignée de meurtriers, infanticides, traîtres, va pouvoir se libérer du joug de la destinée familiale. “Comme tous et comme toujours, il trempe son épée dans le sang familial, mais là, c’est celui de la mère, et, gronde Ostrowsky mécontent qu’on puisse en arriver là, ça, ça ne pardonne pas : il va pouvoir devenir complétement fou”.

Ostrowsky et Rabeux eux-mêmes se libèrent de la mythologie antique pour offrir à Oreste une porte de sortie, et c’est par quelques pas de danse tâtonnants, sur les notes acidulées de Raindrops keep fallin’ on my head, qu’Oreste va s’échapper définitivement.

Le spectacle n’est plus à l’affiche au Théâtre de Belleville que quelques jours, mais, Parisiens, il n’est pas trop tard. Allez-y ce soir, à 20h30 vous êtes sortis, pile pour le dîner. Et il reprend à Avignon pour le festival, salle Guilgamesh. Guettez-le.