À la ligne, un seul-en-scène puissant et sensible à la Huchette

Y’a de la joie à la Huchette !
La chanson revient comme un mantra et s’impose comme une évidence.
C’est l’histoire vraie* de Joseph, ouvrier intérimaire.
Malgré des études de Lettres brillantes, Joseph se retrouve sur la ligne de production d’un abattoir breton. Un boulot inattendu ! Mais bon, « l’usine c’est pour les sous » .
Alors, va pour l’inattendu ! Suivons la ligne. Suivons Joseph !
Mais suivre Joseph dans son quotidien, c’est comprendre que la ligne, même implacablement droite, n’est pas le chemin le plus court entre l’homme et son accomplissement. Suivre Joseph, c’est entrer « en usine » comme d’autres entrent en religion. C’est croiser des collègues hauts en couleurs, des chefaillons bas de plafond, des odeurs putrides, des sons à vous crever les tympans. C’est s’exposer à la souffrance des corps, celle des hommes épuisés, celle de bêtes suppliciées. C’est se demander chaque jour pourquoi on le fait et chaque jour y retourner sinon, ça manque ! Suivre Joseph dans son quotidien, c’est écrire tout ça, cette expérience, cet épuisant foisonnement de vie et de mort mêlées ! Écrire pour témoigner, parce que c’est nécessaire, jusqu’à ce que la fatigue, l’inhumaine fatigue vienne à bout de cette nécessité. Parce que l’Usine, ça épuise tout. Tout, sauf la dignité, le partage, la solidarité… les rêves ! Tout sauf la joie. L’indicible, l’incompréhensible joie. La joie comme tuteur devant les vicissitudes de la vie ouvrière. La joie qui tient debout.
Au centre du plateau, le guitariste Tonio Matias accompagne et ponctue le récit de rythmes, de notes, de chants. Double musical de Joseph, frère de labeur. Compagnon précieux pour route sinueuse.
Autour de lui, sur tous les fronts, d’une humanité rayonnante et combative, Grégoire Bourbier incarne Joseph. Une performance puissante et digne, sensible et engagée. Il frappe fort et juste. Bravo ! La mise en scène de J-P Daguerre est au cordeau ! Millimétrée, précise, empathique.
C’est sûr, Y’a de la joie à la Huchette !

CLDDM

 
*(Joseph Pontus, décédé prématurément cette année a publié « A la ligne », roman autobiographique, en 2019, ).
 

À LA LIGNE
Au Théâtre de La Huchette, les lundis à 19h jusqu’au 27 mars
De Joseph Ponthus
Adaptation Xavier Berlioz, Grégoire Bourbier, Frédéric Warringuez
Avec Grégoire Bourbier, Tonio Matias
Mise en scène : Jean-Philippe Daguerre
Régie : Yves Thuillier
Durée : 1h05
 

Dicklove : « Corps poétique, corps politique »

Les Singulier.e.s, festival des « créations plurielles » invite chaque année à des voyages inattendus, à la découverte de formes atypiques et de personnalités rares. Les disciplines s’y croisent, s’y télescopent ou s’y métissent.

L’artiste de mât chinois Juglair, accompagnée avec une grande pertinence par le musicien Lucas Barbier, clôture en beauté cette édition avec Dicklove, spectacle transversal, transdisciplinaire, transgenre queer et réjouissant.

La scène-piste est lovée au milieu des spectateurs, c’est du premier rang qu’une voix légère et enjouée s’élève, pour quelques confidences d’enfance d’une écolière qui courait trop vite, et qui laissait toujours passer un ou deux garçons devant, parce que, quand même, « les pauvres ! ». Mais la jolie-voisine-toute-simple quitte les rangs des spectateurs, met les pieds sur scène et entame une folle succession de transformations, dont chaque étape contient toujours des traces des autres.
 

 
On rit beaucoup. Car Juglair, joueuse, taquine nos repères, bouscule les genres, glisse de l’une à l’un, de l’un.e à l’autre en un mouvement de bassin, un déplacement d’épaule, et c’est un rire d’étonnement qui crépite dans la salle. Mais on jubile aussi de franches scènes de comédie – l’évacuation du Président par hélico pour fuir une horde de féministes en mauve (et de Gilets jaunes en gilets jaunes) est irrésistible !

On y est surtout intensément ému par la grâce et la beauté de quelques fragments, un lent tournoiement au mât chinois, un maquillage dont les spectateurs sont le miroir; on y est saisi par une transe électro, un pole dance acrobatique, une chanson hypnotisante ; on y est peut-être aussi troublé ou impressionné par la fluidité des métamorphoses de l’artiste.
« Je suis femme qui se déguise en homme qui se déguise en femme, femme qui se ressemble à un homme quand elle s’habille en femme, homme qui se déguise en femme, drag, personnage, une fiction, un clown, un danger, un rêve, ou toi, ou toi, … » Juglair, brouillant les frontières, est tout cela, successivement ou en même temps. Elle interroge son genre, son expressivité, mais avant tout notre regard, nos regards, aux un.e.s et aux autres, sur le genre.

Performance circassienne, théâtrale, intime et politique, manifeste festif pour la multiplicité, expression singulière, chant libératoire et inclusif, Dicklove est une fête du multiple, de l’altérité – celle des autres, et celles de soi. Ce n’est sans doute pas militant : c’est tout simplement nécessaire, vivant et joyeux !

Marie-Hélène Guérin

 


 
DICKLOVE
Vu au 104 dans le cadre des Singulier.e.s
Création et interprétation : Juglair  

Création et interprétation sonore : Lucas Barbier

Regards extérieurs et dramaturgiques : Claire Dosso et Aurélie Ruby
 | création et régie lumière : Julie Méreau
 | construction : Max Heraud, Etienne Charles et La Martofacture | 
costumes : Léa Gadbois-Lamer
 | administration, montage de production, diffusion : AY-ROOP | remerciements à Marlène Rostaing, Jean-Michel Guy et Johan Piémont alias Luna Ninja
Photos © Aurélie Ruby

À voir au festival SPRING les 24 et 25 mars à Cherbourg (50)
 

Rambert aux Bouffes du nord : Perdre son sac, Ranger, aux deux extrémités de la vie d’adulte

Perdre son sac : la force d’un coup de poing rageur contre un mur
À 19h, on peut voir, interprété avec fièvre par Lyna Khoudry (déjà interprète pour Rambert dans Actrice, remarquée notamment pour son beau premier rôle dans Papicha), Perdre son sac, un court monologue, une diatribe lancée à la face du monde, où se jouent la colère contre le père, contre la société des pères – monde ultracapitaliste qui réduit une jeunesse fougueuse à l’esclavage des « bullshit jobs », contre l’abêtissement à portée de télécommande, mais aussi le sentiment amoureux comme arme de la lutte des classes, et la puissance du langage. C’est compact, touffu, on aurait aimé trouver plus de reliefs, de clarté et de complexité dans le texte comme dans le jeu, mais on peut aussi voir dans cette opacité monolithique la force désespérée d’un coup de poing rageur contre un mur.
 

Ranger : leçon d’humanité et de théâtre
Dans l’univers lisse, anonyme et chic d’une chambre d’hôtel de luxe, Jacques Weber (qui fut patriarche dans Architecture pour Rambert) s’empare avec maestria de la magnifique partition qu’il lui a composée.
De la puissance du langage, et du sentiment amoureux, il sera aussi question dans Ranger. De la singularité des êtres, de la façon de se trouver une place dans la société, de l’amour des pères et des mères. Ces récurrences traversent l’œuvre de Rambert, la hantent, y reviennent en discrètes allusions ou grandes lignes de force. Rambert n’apporte pas de réponse, mais confronte inlassablement ses personnages à ses interrogations.

On est à Hong-Kong, de nos jours. Dans une chambre immaculée, le grand écrivain est venu recevoir un Prix couronnant son œuvre, il est seul. Il est très seul, ou plutôt pas du tout : l’ombre de sa femme, morte il y a juste un an, l’accompagne. C’est à elle qu’il s’adresse, ils ont eu 55 ans de compagnonnage, un si long dialogue, ça ne s’interrompt pas comme ça. Mais un an sans elle, maintenant c’est assez.
« Ranger », ce n’est pas ce qui l’occupait durant sa vie, mais désormais, sa bien-aimée partie, il s’y attelle. Mettre de l’ordre dans les papiers, dans les souvenirs.
 


 
Le grand écrivain est fatigué de voir ce monde qu’il a rêvé plus beau, qu’ils ont rêvé de transformer, lui échapper, et ne pas être plus beau, plus en paix. Il est fatigué de ces combats menés en vain, et de l’absence de l’aimée. Ils ont été très amoureux, très complices, très insouciants, ont partagé la littérature, la drogue, les voyages, la politique, l’alcool, « un goût féroce pour la liberté ». Ils ont partagé la jeunesse et la vieillesse. « Deux choses que nous n’aurons pas trompées : notre couple et la littérature ».
Le grand écrivain ce soir a envie, besoin, d’encore une fois, comme autrefois, raconter sa journée à sa femme. Sa journée, et leur vie.
Avec une grande douceur, et une immense drôlerie.

Cachets, whisky, rail de coke, beaucoup de whisky, encore de la drogue… le grand auteur a choisi sa destination et son mode de transports. Mais rien de sordide ou d’amer en cela, Rambert sait alléger le tragique de tendresse et d’humour, et sa mise en scène de velours tient le glauque à distance. La modernité clinique de la chambre se réchauffe de quelque objet chargé de couleur ou d’affection – baroque bouquet de rose, ours en peluche venue de l’enfance de sa femme, bouteille de whisky mordorée, des pénombres enveloppantes rompent la lumière crue, de délicates parenthèses musicales sont subtilement tressées au récit. On écoute avec le grand auteur fatigué, salle et scène plongées dans la même nuit et la même attention, une chanson d’Aznavour ; sur un Stranglers suave et sépulcral, il danse, à nouveau jeune, souple, léger, d’une élégance chaloupée. Instants de grâce dans un spectacle intense.
 


 
Une lettre d’amour sera lue, la première lettre de leur histoire. Était-elle belle ? sans doute. Mais, au fond, c’est des décennies qui ont suivi qu’elle est belle. Voilà un cadeau précieux que de voir cela sur une scène, ce que le temps apporte de beauté à la vie, sachons en gré à Pascal Rambert.
C’est un texte d’une grande maîtrise, aux moirures changeantes, aux ombres fluctuantes, entre folle légèreté et tendre gravité qu’il a inventé pour Jacques Weber. Et de son grand corps qui a vécu, de sa voix au grain de rivière charriant des cailloux, l’acteur déambule dans sa chambre d’hôtel comme dans les mots de Rambert, avec une puissance lente, des gestes denses, une incarnation d’une évidence palpable.

Ranger, c’est un chant d’amour et d’adieu pudique et poignant, une immersion dans une intimité large comme un monde. Jacques Weber a de la retenue et de la générosité, une présence magnétique, la malice qu’il faut pour que le grave reste léger. Une leçon d’humanité et de théâtre.

Marie-Hélène Guérin

 

PERDRE SON SAC
Aux Bouffes du Nord à 19h jusqu’au 18 février
Texte, mise en scène et installation Pascal Rambert
Collaboration artistique Pauline Roussille
Régie générale Alessandra Calabi
Régie lumière Thierry Morin
Répétitrice Hélène Thil
Avec Lyna Khoudri

RANGER
aux Bouffes du Nord à 21h jusqu’au 18 février
Texte, mise en scène Pascal Rambert
Collaboration artistique Pauline Roussille
Création lumières Yves Godin
Costumes Anaïs Romand
Espace Pascal Rambert et Aliénor Durand
Répétiteur José-Antonio Pereira
Avec Jacques Weber

Photos Louise Quignon

Depuis que je suis né : joyeuse visite en enfance !

Voilà un bien joli et vif spectacle sur l’enfance et pour les enfants !

Samy, petit bout de 6 ans, découvre en même temps 1° qu’il sait lire et écrire 2° qu’on peut écrire l’histoire de sa vie.
Sa mamie, compositrice notoire – la postérité l’attend !, s’attelle justement à l’ouvrage. En voilà donc une bonne idée ! À 6 ans, on a déjà une vie bien remplie, pourquoi Sami n’écrirait-il pas lui aussi ses Mémoires ? C’est qu’il en a beaucoup, de la mémoire, se vantent régulièrement ses parents (un peu vexés d’être systématiquement perdants au Memory, malgré quelques tentatives de triche peu glorieuses).

Alors, au boulot ! Une fois réglé l’épineux problème du support (l’ardoise magique, non; le mur, ben, non plus; le cahier d’école, c’est pour l’école…), on démarre du début, et même d’avant le début…

– 1ère partie de mes mémoires : Bienheureux bébé barbotant dans le ventre maternel (mon fils, discrètement : « wouah, on dirait qu’il est vraiment dans l’eau. Mais il devrait enlever ses vêtements. »)
– 2e partie de mes mémoires : « en dehors du ventre de ma maman »


 
Sami va nous faire revivre les grands événements de sa petite vie, invitant quelques adultes, famille, nounous, au gré d’imitations savoureuses, manipulant objets et jouets pour animer ses souvenirs.
Les drames hautement dramatiques et globalement incompris (l’étiquette du body ! la dépose à la crèche ! le retrait de la crèche !), les joies infinies (le lait ! le lait ! les passions exclusives – motos, fourmis, ad libitum; les amis…), les interrogations existentielles (peut-on retourner vers avant ? comment me rappeler si j’ai d’abord su marcher ou parler ? pourquoi les parents n’aiment pas quand les choses s’arrêtent ?) : on s’amuse des situations brossées avec une acuité qui sent le vécu, on se régale du récit alerte, on se réjouit des trouvailles sonores et visuelles.
Le décor malin et beau de la plasticienne Alwyne de Dardel est un plaisir en soi, une chambre-cabane faite d’empilements de palettes, sur lesquelles trône un lit-igloo : c’est un vrai terrain de jeu, avec marches, caches, trappes escamotables d’où surgissent peluches, poupées, tableau blanc ou instruments de musique.


 
Sami est interprété en alternance par deux jeunes comédiennes, Louise Guillaume et, vue ce soir-là – menue, lumineuse, une voix fraîche d’enfance sans contrefaire le bébé, un jeu très juste – Mirabelle Kalfon. Pour son premier spectacle à destination du jeune public, David Lescot leur a composé un solo rythmique, dans une langue rapide, ludique, joyeuse.
Quelques chansons cocasses et judicieuses ponctuent le texte – on connaît le goût de David Lescot pour l’expression musicale – : Mirabelle Kalfon y est tout aussi à l’aise, et nous fait savourer de son joli brin de voix un hilarant opéra contemporain, une ballade ou un gentil rap de l’ère post-doudou.

Un spectacle pétillant d’intelligence, qui s’adresse à la bonne hauteur aux enfants, jouant autant de leurs imaginaires que de leurs réalités, avec une drôlerie pleine de tendresse. Une promenade en enfance malicieuse et pertinente, à savourer en famille (dès 6 ans, 6 ans moins le quart).

Marie-Hélène Guérin

 

DEPUIS QUE JE SUIS NÉ
Spectacle de la Cie du Kaïros
Vu à l’Espace Cardin (Théâtre de la ville hors les murs), jusqu’au 26 février
Texte, mise en scène & musique David Lescot
Scénographie Alwyne de Dardel / conception sonore, électronique Anthony Capelli / costumes Olga Karpinsky / perruques Catherine Bloquère / lumières Paul Beaureilles / collaborateur artistique Romain Pignoux
Avec en alternance Louise Guillaume, Mirabelle Kalfon
Photos © JM Lobbé

Texte édité chez Actes Sud Papier Heyoka en janvier 2022. David Lescot est artiste associé au Théâtre de la Ville Paris

David Lescot en parle ici :

On n’est pas là pour disparaître

Au Théâtre 14, en ce moment, brille une pépite, précieuse, aux froids et doux reflets de nacre : On n’est pas là pour disparaître. Un spectacle puissant qui s’insinue dans l’esprit et y creuse un chemin profond, porté par l’insaisissable et saisissant Yuming Hey.

On démarre sur une fausse piste, comme un polar. En fond de scène, sur un vaste tulle blanc, se projettent en phrases incisives le déroulé de ce qui semble un fait divers, une date, des coups de couteau, une tentative de meurtre, une victime, un coupable ? L’interrogatoire policier dérive et nous entraîne ailleurs, vers d’autres interrogations.
 

 

« À l’asile où il est placé, monsieur T. attend, ou plutôt il ne sait pas qu’il attend. »

Monsieur T. est atteint de la maladie d’Alzheimer. Monsieur T. est dépossédé de lui-même, de son intériorité, de son futur, de son passé par la maladie de A.
De son présent même. De ses mots, de ses liens.
Aux phrases nettes, lettres blanches sur fond noir, qui nous apportait faits et informations sur le crime, sur la maladie, succède un étrange et beau paysage vidéo (création Justine Emard), évoquant de l’imagerie médicale aussi bien que des territoires mouvants et rhizomiques, où l’on sent qu’il est facile et risqué de s’égarer. Nous entrons dans l’espace mental de monsieur T., dans les méandres du cerveau altéré et de la vie brouillée de monsieur T.
 

 
Noir. Lumière. Apparaît Yuming Hey qui se fait narrateur, enquêteur, monsieur T., la femme de monsieur T, le corps médical.
Débit de mitraillette, murmure fébrile, cheveux ras, la silhouette comme son jeu : fine et souple.
Comme il faisait vivre à l’intérieur de sa chair et de sa voix les multiples strates d’être d’Herculine Barbin (m.e.s. C. Marnas), il se fait porte-parole, porte-sens, porte-sensation des un•e•s et des autres protagonistes avec la même justesse, la même acuité. De Monsieur T. il se laisse traverser par la logorrhée entre folle lucidité et déroute éperdue ; à madame T., broyée et solide, il donne une concentration toute en retenue ; aux autres personnages il prête la bonne distance.

Pieds ancrés au sol, il a le corps statique mais mobile – voix, expressions, tension du corps, rythmes, regard, tout se meut et s’ajuste au gré des personnages. La métamorphose est minimale mais saisissante.
Yuming Hey a une maîtrise remarquable de son art, sa virtuosité de chaque instant jamais ne passant devant la finesse et la sensibilité de son incarnation.
Il se fait ombres et lumières, poursuivant de son jeu délicat la belle qualité d’absence de jugement qu’on trouve dans le texte.

« Vous ne pouvez pas savoir ce que c’est,
de ne pas pouvoir nommer les choses »

Dans la mise en scène limpide et tendue de Mathieu Touzé, tout concourt à densifier la représentation. La création lumière rigoureuse de Renaud Lagier et Loris Lallouette, atmosphère blanche, crue, d’hôpital, est troublée de projections vidéos très évocatrices, alternant séquences de chiffres, lettres, mots, pendant les voix off, ou ombres fluctuantes, comme des lumières sous des branchages, pendant les monologues ou les soliloques des personnages. Quelques notes de guitare, sèches, sourdes, comme trois coups de théâtre, comme des battements de cœur, happaient le spectateur dès l’ouverture du spectacle. Rebecca Meyer accompagnera en direct ce voyage d’une guitare électrique hypnotique, rôdant en sourdine ou égrenant des mélopées discrètement répétitives.
Rien ne surligne, ne paraphrase, tout est écho, caisse de résonance, amplificateur.

Il y a de la violence dans ce texte, dans les profondeurs de l’égarement de monsieur T, dans le désordre qu’il crée autour de lui. Pourtant, échappant salutairement à tout pathos, l’adaptation du texte de la passionnante autrice Olivia Rosenthal par Mathieu Rouzé laisse place à un contrepoint piquant, porté par la voix (off) ample et presque rieuse de Marina Hands, qui s’amuse de la liste des maladies portant le nom d’un médecin, ou propose d’un ton badin de petits exercices cruels… « Imaginez que vous ne puissiez pas ne pas oublier une personne de votre entourage. Qui oublieriez-vous ? »

« Il m’oublie.
Je me demande s’il peut se servir de la maladie pour avoir une vie neuve,
avec des moyens limités, certes, mais une vie légère », dit madame T.

On n’est pas là pour disparaître nous plonge dans les interstices entre ce qui reste ancré et ce qui s’enfuit. La maladie n’est pas une fin, la maladie est un mouvement. Monsieur T. a des peurs et des envies. Monsieur T. a en lui de la mort, et de la vie.
« On n’est pas là pour disparaître », rugit monsieur T. Non, vraiment, on n’est pas là pour disparaître. Et c’est dans un mouvement de vie que ce spectacle poignant et lumineux nous entraîne.

Marie-Hélène Guérin

 

ON N’EST PAS LÀ POUR DISPARAÎTRE
Au Théâtre 14, jusqu’au 18 février
Un spectacle du Collectif Rêve concret
D’après le roman d’Olivia Rosenthal
Mise en scène et adaptation Mathieu Touzé
Avec Yuming Hey
Musique live Rebecca Meyer
Et avec la voix de Marina Hands, de la Comédie-Française

Mathieu Touzé parle de la création du spectacle :

La Fin du début, ou « de l’art de canarder l’angoisse de mort à coup d’éclats de rire »

Le spectacle Seras-tu là ? change de titre car les ayants droits de Michel Berger souhaitent conserver une distinction entre la chanson de Michel et le spectacle de Solal, devient La Fin du début et reste tout aussi excitant !

Un lit d’enfant, des autocollants de DuranDuran, un siège de bureau, un bureau, un aquarium, un globe terrestre, un ours géant (très géant), des viscères en tissu, un tableau blanc couvert de chiffres, un écran de cinéma artisanal… drôle d’inventaire ! Plongée dans un plateau de théâtre qui est dans la tête d’un enfant, ou dans la tête d’un enfant qui contient un plateau de théâtre ?
Dans ce capharnaüm de souvenirs, un échalas au visage étonnamment plâtré, à la tenue blanche salie de rouge et de noir, joue un match de tennis, courant de l’avant au fond de scène, ahanant avec ferveur.

La Fin du début, c’est l’histoire d’un petit garçon qui s’est trouvé arraché à l’enfance et plongé dans l’angoisse de mort par l’inattendue irruption d’une noria de pompiers et de journalistes dans la rue de ses vacances, un innocent jour d’août 1992. La Fin du début, c’est l’histoire d’un adulte qui a décidé de dépiauter son angoisse de mort et d’en faire un spectacle fou et drôle.
Le petit Solal, bientôt sept ans, passait d’insouciantes vacances estivales à Ramatuelle, dans la maison voisine de Michel Berger et France Gall. Un match de tennis, un été trop chaud, et le chanteur populaire va voir ailleurs si les anges y sont. Pour le garçonnet, c’est la brutale révélation : tout peut finir, même les chanteurs populaires, même les beaux couples de légende, même l’enfance.

Trente ans plus tard, adulte et jeune papa, Solal Bouloudnine, bouille ronde sympathique, œil malicieux et débit alerte, revient sur le traumatisme fondateur avec une drôlerie folle et vive.

© Marie-Charbonnier

L’artiste a gardé la vitalité, la gaminerie et l’insolence des mômes. Dans sa belle machine à remonter le temps, pas de nostalgie, ça crépite et ça fuse. On saute d’une temporalité à l’autre, de l’enfant au comédien qui devant nous tente de se dépêtrer de son passé aussi bien que de son présent. Le début du spectacle se débarrasse de la fin, puisque décidément Solal préfèrerait ne pas finir sur… la fin, le milieu s’attaquera au début, vu qu’on ne peut pas faire l’impasse là-dessus, et on garde le milieu pour la fin !
Le tout, spectacle et commentaire du spectacle (qui est aussi le spectacle…), doit impérativement tenir en 1h20, c’est promis, et la boucle sera bouclée. Le match de tennis commencé 1h20 plus tôt pourra se conclure, et la vie continuer, plus légère. C’est mené tambour battant. Projections d’actualités nationales, photos d’enfance, mélodies familières se télescopent et jouent au ping-pong avec les souvenirs de Solal. Bouchère, mère juive – au propre comme au figuré, père chirurgien viscéral (ça a son importance…), rabbin, copines ado, serveur de chez Pizza Pino, Patrick Bosso, une secrétaire, une instit’, inévitablement une psy et bien sûr Solal, Michel Berger et France Gall déboulent sur le plateau en cascades de saynètes au rythme soutenu qui laissent tout juste au spectateur le temps de reprendre son souffle entre deux fous rires. Solal Bouloudnine, comédien plastique et fin, dessine toutes ces silhouettes avec une précision redoutable et incisive.

Puisque la fin est inévitable, puisque l’on a aucune prise sur le début, entre-temps : joue ! intime Solal adulte à Solal enfant. Beau mot d’ordre qu’il s’applique à mettre en œuvre devant un parterre jubilant joyeusement.
Seul-en-scène un peu méta et très physique, et franchement métaphysique comme tous les vrais spectacles de clowns, La Fin du début est un spectacle hirsute, foutraque, bondissant.
Et comme tous les vrais spectacles de clowns, c’est aussi généreux, tendre, profond, délicat. On en sort le cœur légèrement ému et les yeux pétillants de plaisir. Hautement bénéfique !

Marie-Hélène Guérin

 

© Yoann Buffeteau

LA FIN DU DÉBUT
Vu au Théâtre 13
Jeu et conception Solal Bouloudnine
Texte Solal Bouloudnine et Maxime Mikolajczak, avec la collaboration d’Olivier Veillon
Mise en scène Maxime Mikolajczak et Olivier Veillon
Création lumière et son, régie générale François Duguest
Musique Michel Berger
Costumes et accessoires Elisabeth Cerqueira et François Gauthier­ Lafaye
Photo en-tête © L’Outil

À voir en tournée cet hiver :
22 novembre > 3 décembre • Théâtre des Célestins – Lyon
13 janvier • Théâtre de Chelles, Festival Solo
17 et 18 janvier • Théâtre d’Angoulême – Scène Nationale
20 janvier • L’Odyssée, Scène conventionnée 
de Périgueux
24 janvier • L’Equinoxe, Scène Nationale 
de Châteauroux
26 > 28 janvier • Moulin Du Roc, Scène nationale de Niort

Tout ça pour l’amour ! : un bain de vitalité et d’intelligence

Ce soir-là, le Petit Montparnasse nous avait semblé bien grand.

La petite salle, nichée au bout de sa ruelle pavée, accueillait une des surprises les plus passionnantes de la saison. On la retrouve avec gourmandise au Théâtre de l’Œuvre.

Dans le noir qui se fait, encore bruissant des affairements du public, une belle voix surgit, nous embarque dans une de ces lugubres chansons réalistes début XXe, l’attention est captée, l’atmosphère a une gravité crépusculaire…
Solennité immédiatement brisée en éclats de rire par l’irruption en roulé-boulé d’une improbable professeur de « littérature et latin ». Acrobaties, jambes en l’air, accent suisse marqué, grosses lunettes, débit de mitraillette. Et vlan, c’est parti mon kiki !
 


 

« POUR BIEN RÊVER,
IL NE FAUT PAS DORMIR »

« Pour bien rêver, il ne faut pas dormir », beau programme clamé et tenu par Edwige Baily et Julien Poncet, les co-auteurs de cette pépite.

Assoiffés de théâtre, pour se dégager de la sidération de la pandémie, par goût de la vie et de leur métier, Edwige Baily et Julien Poncet se jettent au printemps 2021 dans la création de ce texte. Pour transformer l’attente et l’immobilité en temps de travail, pour faire ce que fait l’art et le spectacle vivant : ajouter au monde une palpitation supplémentaire, même infime.

Brassant dans leur chaudron d’alchimistes faits réels, souvenirs d’enfance, bulletins d’information, grands mythes fondateurs, culture savante et populaire, ils concoctent une potion des plus revigorantes.

Gainsbourg se frotte à Camus, Barbara fredonne avec Aragon, Jean Ferrat, le Che Guevara, Sgnanarelle, le Petit Chaperon rouge, Sophocle et Bettelheim déboulent en cascades, en torrents, chantés, dits, narrés, cités. Autant de grains de sel savoureux bondissant dans cette parole érudite et cocasse – déclaration d’amour échevelée à l’amour, à la littérature, à l’ivresse (« de vin, de poésie ou de vertu, à votre guise », disait Baudelaire…).
 

 
Deux fils s’entrecroisent pour tisser ce spectacle inattendu : celui de l’extravagante enseignante sans âge et sans inhibition, celui de la douce et jeune professeur. Seule en scène, mais deux voix, deux rythmes, presque deux corps distincts.

On reconnaît l’histoire de Gabrielle Russier, déjà portée à l’écran ou gravée sur quelques microsillons au fil des décennies. Professeur de lettres, à la fin des années 60’ elle avait aimé son élève mineur, fut emprisonnée pour cette liaison illicite, et se suicida, à l’âge de 32 ans, des suites de cette condamnation.

Edwige Baily interprète ce double fictionnel de Gabrielle Russier avec finesse et retenue, fait percevoir son enthousiasme, son romantisme et son intelligence sans forcer le trait, avec une belle justesse, sobre, chaleureuse et gaie.
En contrepoint, une pythie fantasmagorique, une Gabrielle Russier libérée de ses entraves, une sorcière de l’enseignement vient bousculer la narration, déployant le mythe d’Antigone pour parler de ce qui portait Gabrielle Russier et l’a jetée aux gémonies. Pour parler des femmes d’hier et d’aujourd’hui, pour parler de littérature, de soif d’absolu, de liberté, d’intégrité. Beaucoup des femmes. Surtout de liberté. Edwige Baily se transforme alors en gargouille, en corbeau, en sphinge farfelue et furieuse, dans une effervescence un brin punk. La tranquillité du plateau s’en trouve tout aussi chamboulée que celle du spectateur ! Sur scène elle fait des choses qui « ne se font pas », comme Gabrielle Russier, comme Antigone, faisaient des choses qui « ne se faisaient pas ».
 

 
Passant d’un registre à l’autre avec une grande fluidité, Edwige Baily excelle dans les deux, avec une grande liberté de jeu, précise et généreuse aussi bien dans l’outrance que dans la délicatesse. La création sonore et les lumières sont soignées, pleines de pertinence, lui offrant un espace de jeu très élégant et actuel, à l’image de la mise en scène, qui a le muscle sec, fine, vive et nette.

Tout ça pour l’amour, c’est un de ces spectacles qui rappelle pourquoi on aime le théâtre.
Tout ça pour l’amour, ça pulse et ça émeut, on rit, on se fait secouer les neurones, on rit encore, on a du beau dans les yeux, les oreilles et dans la tête.
On en sort avec l’envie de le partager, les yeux pétillants, l’âme en joie, le cœur encore ému du destin fracassé de cette femme débordante d’amour, et l’esprit revigoré par ce joyeux bain de vitalité et d’intelligence.

Marie-Hélène Guérin

 

TOUT ÇA POUR L’AMOUR !
Au Théâtre de l’Œuvre, du 20 octobre au 31 décembre 2022
D’Edwige Baily & Julien Poncet
Mise en scène Julien Poncet
Avec Edwige Baily
Scénographie et costumes Renata Gorka
Lumières Julien Poncet
Sound design Raphaël Chambouvet
 

Il n’y a pas de Ajar

C’est quoi Delphine Horvilleur ?
Rabbin libéral, revuiste, animatrice, autrice plutôt d’essais, médiatisée, elle se colte dans Il n’y pas pas de Ajar à l’écriture de fiction théâtrale.
Elle est soutenue par la présence très impressionnante de l’actrice et metteuse en scène Johanna Nizard, qui seule en scène, magnifie, dans la cour des grands, le texte de Delphine Horvilleur.

L’idée de départ est d’imaginer qu’Emile Ajar alias Romain Gary aurait eu un fils imaginaire, reclus dans une cave, qui soliloquerait, avec philosophie comme on dit, pour un visiteur imaginaire, de son rapport avec son père, avec Dieu, avec sa judéité et avec sa laïcité, avec la société et beaucoup de questions identitaires qu’elle pose, comme par exemple, celle du genre ou des communautarismes ou du monde des « pareils », avec le langage, avec la psychanalyse, pour conclure sur l’esquive des assignations déterministes.

Mais il faut d’abord rappeler qui était Romain Gary. Romain Gary est un écrivain français qui a obtenu deux prix Goncourt (ce qui est impossible) en écrivant sous pseudonyme, celui d’Emile Ajar, son second prix Goncourt et d’autres livres. Il s’est également attribué d’autres pseudonymes dont la pièce de Delphine Horviller ne parle pas. Romain Gary s’est suicidé en se tirant une balle dans la gorge, révélant par ce fait le pot au rose de ses multiples identités.

© Pauline Le Goff

L’ensemble de ce seule-en-scène a la profondeur des réflexions d’une intellectuelle qui se laisse aller au délire littéraire, ouvrant des portes que l’écriture sérieuse d’essais ne lui a pas permis jusqu’ici. Et sa puissance créative crée un personnage gouailleur à la logorrhée intarissable, sûr de lui, drôle, attachant et plein d’humanité.
Il s’agit du fils d’Emile Ajar, Abraham Ajar, initiales A.A, qui est interprété par Johanna Nizard, qui, elle aussi, se transforme sous nos yeux ébahis de spectateurs et nos oreilles attentives. Ses travestissements et ses dénudements, au sens propre comme au sens figuré, nous réjouissent et sa puissance vocale et oraculaire, passant d’une voix de fausset à une voix de stentor, au physique d’une reine toute-puissante à celui d’un baroudeur des sous-sol de la ville, en passant encore par des mystifications que je vous laisse la primeur de découvrir.

La multiplicité de la personnalité, le refus des assignations à un moi unique et fort qui nous enfermerait forcément, et l’acceptation d’être plusieurs, de ne pas se laisser déterminer, c’est la thèse de nombreux écrivains comme Virginia Woolf ou comme le philosophe Gilles Deleuze et le philosophe-psychanalyste Felix Guatari ou encore, l’écrivain Fernando Pessoa et ses nombreux hétéronymes. Mais ce sont tous des gens qui ont mal fini…

Ce que Delphine Horviller extrait de la pensée d’Emile Ajar, est qu’au-delà du sang et de l’inné, là où intervient l’acquis, et notamment la transmission littéraire, serait la voie royale contre les assignations et serait notre véritable identité. Nous sommes ce que nous lisons.

© Pauline Le Goff

Le plateau évoque un no man’s land fait de poteaux de miroirs et de couvertures de survie chiffonnées en guise de sol, le tout reflétant la lumière sourde des projecteurs et nous plaçant dans un univers atemporel et glacé. On se serait presque imaginé près d’un fleuve, sous un pont ou quelque chose comme ça, mais il m’aura fallu l’explicitation du texte pour savoir que la scène se situe dans une cave.

Il y a beaucoup de choses sur « le fait d’être juif » dans ce spectacle et peut-être que ce n’aurait pas été la question centrale de Romain Gary s’il avait pu répondre, et pendant un bon moment, on a l’impression d’être justement dans une pièce traitant d’un problème communautaire.
Quelque chose du moi pré-penseur, de la peau analysée par Didier Anzieu, est en jeu dans ce texte et dans sa représentation théâtrale.

Un spectacle original, puissant, drôle, qui nous fait réfléchir, avec des partis pris à l’emporte-pièce, dans lesquels l’identification sera aisée à trouver.

Isabelle Buisson,
Les Ateliers d’Ecriture à la Ligne
 

Il n’y a pas de Ajar
de Delphine Horvilleur
Mis en scène par Arnaud Aldigé et Johanna Nizard
Avec Johanna Nizard.

Jusqu’au 29 septembre, aux Plateaux Sauvages, création.
A voir ensuite :
8 novembre, Théâtre de Suresnes Jean Vilar.
18 novembre, Théâtre de Sens.
Du 29 novembre au 3 décembre, Théâtre Romain Rolland de Villejuif dans le cadre du festival des théâtrales du Théâtre Charles Dullin.
Du 13 décembre au 23 décembre, Théâtre du Rond-Point.
28 janvier, Théâtre de Chelles.
Les 3 et 4 février, Théâtre Montansier de Versailles.
Du 7 au 9 février, Théâtre Liberté, Scène nationale de Toulon.
16 février, Théâtre de Maison-Alfort

Le Champs des possibles : l’épopée tendre et drôle d’une vraie fille d’aujourd’hui

Nous avions laissé Elise à treize ans et demi dans Pour que tu m’aimes encore, deuxième volet d’un triptyque autofictionnel initié avec La Banane américaine. PianoPanier l’avait interviewée alors (entretien ici). Après son enfance et son adolescence, la voici donc à dix-neuf ans, dans cet espace flou où le passage à l’âge adulte semble encore loin, en même temps que les questions autour de ce « champ des possibles », qui s’ouvre à elle, la percutent de plein fouet. Car comme Elise le démontre pendant tout le spectacle, ce nouvel horizon s’avère aussi grisant que vertigineux. À elle maintenant de décider du cours de sa vie et de la personne qu’elle veut devenir. La jeune bachelière prend donc la décision de quitter sa Poitou-Charentes natale pour débarquer à Paris et commencer des études de lettres.

Seule en scène, Elise Noiraud interprète brillamment toute la galerie de personnages venus traverser la nouvelle vie de l’héroïne : de la professeure de théâtre enthousiaste à l’excès, au président de l’association humanitaire étudiante qu’elle intègre – chèche en tissu recyclé et corps en chewing-gum –, en passant par la maman bobo-hautaine du petit Agamemnon qui l’emploie comme baby-sitter ou encore un ami québécois apprenti prêcheur au sein d’un groupe de prière pour le moins exalté. Au-delà de l’imitation, c’est un véritable talent d’incarnation que la comédienne déploie, basculant en quelques secondes d’une corporalité à une autre, dans une dynamique aussi maîtrisée que jouissive. Reposant sur un merveilleux sens des dialogues et des situations, le texte – édité, comme les deux autres volets, chez Actes Sud sous le titre ELISE – transfigure le quotidien de la jeune fille en une véritable épopée, à la fois (très) drôle et tendre.

Pour autant, l’autrice et comédienne n’en oublie pas les parts d’ombres et de difficultés qui sont le lot de cet âge. Parmi tous les rites de passage qui attendent en effet la jeune Elise, il en est un qui va prendre plus de temps et de difficultés que d’autres : la séparation avec ses parents et notamment sa mère, avec laquelle une relation aussi fusionnelle qu’asphyxiante a été tissée au fil des années. Les repères bougent, les modèles aussi. Simone de Beauvoir ou la parfaite Tiphaine rencontrée en amphi… A qui faudrait-il plus ressembler ?

La sobriété de la scénographie – une chaise et quelques accessoires – laisse toute la place à la mémoire d’une jeune fille pas très rangée, et même un peu foutraque, de se déployer. Elise c’est moi, c’est nous, ce sont toutes les jeunes filles qu’on a croisées ou avec lesquelles on a grandi. Une vraie fille d’aujourd’hui.

Constance Trautsolt

LE CHAMPS DES POSSIBLES
À voir en trilogie (La Banane américaine + Pour que tu m’aimes encore + Le Champ des possibles)
au Transversal Théâtre du 7 au 26 juillet
Écriture, interprétation et mise en scène : Élise Noiraud
Collaboration artistique et photos : Baptiste Ribrault
Création lumière : François Duguest

Pour que tu m’aimes encore, ou l’enfance de l’art

Vous avez envie de vagabonder sur les chemins de l’enfance ? Elise Noiraud se propose de vous prendre par la main et vous emmenez en balade. Seule en scène, puisant dans ses souvenirs pour en faire la matière d’une enfance archétypale, une enfance-miroir de nos enfances de petits Français de la classe moyenne d’après le baby-boom.

Pour_que_tu_m'aimes@Baptiste Ribrault Elise Noiraud © Baptiste Ribrault

« Pour que tu m’aimes encore »

ou « de Céline Dion en tant que symbole des affres adolescents entre 1995 et 1998
(on se souviendra fort à propos de « Mommy », de Xavier Dolan) »

Elise a 13 ans et demi. C’est elle sur l’affiche, c’est elle qui, en ces années 90’, adule Cécile Dion, c’est elle qui fera une « choré » sur « Pour que tu m’aimes encore » avec ses meilleures copines pour la fête de fin d’année de l’école, c’est d’elle dont on nous promet le portrait.
Et c’est bien elle qui avancera vers l’adolescence au fil de ce solo tonique et sensible. Pourtant c’est autant sa mère et tout son monde de collégienne qui vont se déployer sur le plateau nu, habillé simplement d’une chaise et des lumières judicieuses de Manuel Vidal. Elise Noiraud croque avec justesse et une grande expressivité Tony, l’amoureux secret, les professeurs, les meilleures copines, une chargée de mission du Conseil régional, s’attarde sur la maman à la maturité tourmentée, laissant à chacun le temps d’exister, de prendre forme – au risque de s’éloigner – peut-être sciemment ? – de l’émotion, de prendre de la distance avec le cœur du sujet, cette demoiselle en pleine construction qu’elle était alors.
Difficulté de communication, mais aussi fugace tendresse partagée, avec sa mère, complicité du trio des copines, comment faire avec l’autorité, avec les premiers émois amoureux, avec son propre corps, Elise tâtonne, cherche, expérimente… Deux acmés de son apprentissage de la liberté, deux pics d’intensité du spectacle aussi : la boum : « y’a des grands qui fument des cigarettes » – l’exaltation de la danse, la jouissance du regard admiratif des autres – ah encore une fois on se retrouve happé par un moment de danse sur du Céline Dion, Xavier Dolan, Elise Noiraud, cessez cette conspiration !, la frustration d’en être arrachée prématurément par une mère dont on ne sait si elle est plus inquiète qu’envieuse, ou l’inverse… et le voyage scolaire : « on est en Pologne, tout près de la Russie, et je ne veux pas rentrer – tout est différent, même la pluie est différente ». Le voyage est raconté au mégaphone, petit drapeau rouge à la main, sur l’air de la Maknovtchina, c’est le premier voyage « de grande », tout est neuf, ce qu’on voit comme son propre regard, c’est la femme libre qu’elle deviendra qui transparaît sous sa carapace d’ado, c’est le goût de l’ailleurs qui naît.

« De l’extraordinaire des vies normales »

Elise Noiraud – extravertie, ludique, avec une approche un brin sociologique dans son « portrait de groupe » autour de la figure centrale d’Élise, 13 ans et demi, nous dessine des vies « de tous les jours », dont chacun des spectateurs a vécu une bribe, des pans, peut se reconnaître dans le détail ou les grandes lignes, les airs populaires qui traînent dans un coin de la tête, les timidités, les fous-rires, les errements, les heures d’ennui, les enthousiasmes, les colos… Et, au bout de cette enfance « comme tout le monde » : une artiste ! qui sait faire voir l’extraordinaire, les saveurs riches, variées, partagées et particulières de ces vies normales.

Marie-Hélène Guérin

 

À voir en trilogie (La Banane américaine + Pour que tu m’aimes encore + Le Champ des possibles)
au Transversal Théâtre du 7 au 26 juillet
Un spectacle écrit et interprété par Elise Noiraud
Avec la collaboration artistique de Baptiste Ribrault
PianoPanier avait interviewé Elise Noiraud au moment de la création de Pour que tu m’aimes encore : entretien à retrouver ici : CLIC