Louise : du « théâtre d’objets et de personnages » spectaculaire, touchant, et vivifiant.

Attention, objet théâtral inattendu !

Un plateau tout de noir vêtu nous ferme son œil au ras de la scène. D’étranges ombres, pingouins dégingandés finalement plus patauds que lugubres, errent parmi le public, cousines des « Sans-visage » du Voyage de Chihiro et des Taupes de Philippe Quesne. Le rideau tombe bientôt, soyeux, avalanche de suie qui dévoile un décor tout de lignes, d’angles et de gris.

En fond de scène, une façade de bois clair percée d’ouvertures se fait boîte à malice d’où, en guise de présentation, surgissent – par tous les interstices possibles et sur un rythme effréné – une tignasse, des pieds, des jambes acrobates, une casquette de steward, des talons hauts : parcelles électrisées des Louise qui vont finir par envahir le plateau avec leur folle énergie et leurs personnalités échevelées.

Les Louise, filles-sœurs d’autres Louise, célèbres ou anonymes, passant en filigrane, Louise Michel, Louise Bourgeois, sans doute une Louise grand-mère paysanne, certainement une Louise danseuse de cabaret, femmes conquérantes, femmes en quête d’elles-mêmes, de liberté, de sororité, de leur place dans le monde.

C’est dans une sorte de « tentative d’épuisement des possibilités d’un lieu théâtral et de ses habitantes » que le Suisse Martin Zimmerman projette les quatre artistes.
L’escalier devient dangereusement toboggan, les godillots se font perruques, le sol se dérobe, le lampadaire fugue, le décor ne cesse de s’assembler et se désassembler, ouvert, fermé, bois clair, noir, miroir, laboratoire, nightclub, agora, coin de rue, salle de sport – recomposition permanente des lieux et de leurs usages en un mouvement perpétuel.
Comme l’espace qu’elles manipulent, transforment et investissent, Bérengère Bodin, Methinee Wongtrakoon, Marianna De Sanctis, Rosalba Torres Guerrero sont multiples et singulières. Chanteuses, danseuses, acrobates, d’âges, de silhouettes, de parcours divers, mais d’une même maîtrise de leur art, et d’une même généreuse folie. Lui et elles, interprètes et co-créatrices, dessinent leurs personnages par l’absurde, les poussant au bout de leurs obstinations, trouvant un équilibre dans un continuel déséquilibre, allant toujours presque trop loin, pour être exactement au bon endroit, celui où chaque Louise nous offre sa poésie, sa vérité, sa vulnérabilité et sa puissance.

Martin Zimmerman et ses quatre interprètes, toutes épatantes, nous invite à un cabaret contemporain, un « théâtre d’objets et de personnages », comme il le définit lui-même, une sorte de cirque dont les quatre artistes seraient tout à la fois les animaux, les dresseuses, les clowns, les acrobates, les écuyères et les agrès, les objets et les sujets. La danse y a une grande part, une brève citation de Fase d’Anne Teresa de Keersmaeker rappelle que Rosalba Torres Guerrero a passé une petite dizaine d’années dans la compagnie Rosas. Une chorégraphie ironique, et belle pourtant, offre un des moments de grâce du spectacle. Mais l’on y chante beaucoup aussi, et l’on y manie les arts circassiens tout autant, avec beaucoup d’humour, une virtuosité sans faille, et une immense tendresse.
On se délecte aussi de l’impeccable création sonore de Tobias Preisig, qui enveloppe le public de nappes sonores électro saturées de crépitements et vrombissements, alternant avec de réjouissantes ritournelles pop pseudo brésiliennes, des reprises décalées de tubes pop ou d’émouvantes envolées de cordes.

Tout est beau et drôle et poignant dans le monde de ces Louise, leurs dégaines post-punk, leurs grommelots et pépiements d’oiseaux, leurs tentatives de dompter leur monde, leur façon d’être uniques et de faire chœur. D’une beauté un peu sauvage, d’une drôlerie parfois pathétique, d’une émotion qui serre le cœur et finalement l’emplit de joie. Spectaculaire, touchant, et vivifiant.

Marie-Hélène Guérin

 

LOUISE
Au Théâtre du Rond-Point jusqu’au 24 mai 2025
Conception, mise en scène, chorégraphie : Martin Zimmermann
Créé avec et interprété par Bérengère Bodin, Methinee Wongtrakoon, Marianna De Sanctis, Rosalba Torres Guerrero
Création musicale : Tobias Preisig | Dramaturgie : Sabine Geistlich | Scénographie : Simeon Meier, Martin Zimmermann | Collaboration artistique et chorégraphique : Romain Guion | Création costumes : Susanne Boner | Création lumière : Ueli Kappeler | Création son : Andy Neresheimer
Création régie plateau : Doris Berger | Assistanat plateau : Noah Geistlich
Photos © Admill Kuyler

Mentions de production
Équipe technique Doris Berger, Franck Bourgoin, Jérôme Bueche, Ueli Kappeler, Lea Meierhofer, Andy Neresheimer, Jan Olieslagers | Administration Alain Vuignier | Productrice internationale Claire Béjanin assistée de Manon Lacoste
Bureau technique Ueli Kappeler | Communication MZ Atelier
Production : MZ Atelier
Coproduction : Schauspielhaus Zürich, Fabriktheater Rote Fabrik Zürich, Theater Winterthur, Theater Casino Zug | TMGZ, Les Théâtres de la Ville de Luxembourg,Théâtre de Carouge, Manège – Maubeuge, scène nationale transfrontalière, maisondelaculture de Bourges / scène nationale, Kurtheater Baden
Avec le soutien de Ernst Göhner Stiftung, Fondation Jan Michalski, Landis & Gyr Stiftung
Remerciements : Tanzhaus Zürich, Theater Neumarkt, Darko Soolfrank
Résidence de fin de création au Schauspielhaus Zürich – Schiffbau
Première le 30 novembre 2024 au Schauspielhaus Zürich Schiffbau
Martin Zimmermann bénéficie d’un contrat coopératif de subvention entre la Ville de Zurich Affaires culturelles, le Service aux affaires culturelles du Canton de Zurich et Pro Helvetia – Fondation suisse pour la culture.
Martin Zimmermann est artiste associé à la maisondelaculture de Bourges – Scène nationale.

Carte blanche à Fouad Boussouf au musée du Quai Branly

De Fouad Boussouf, on avait beaucoup aimé Fêu et plus encore Näss (les gens). On avait aimé la puissance, le charnel, la joie qui se dégagent de ces deux créations intenses et fiévreuses. On avait aimé des danseur.euse.s la beauté de leur engagement physique, leur façon d’être multiples et de faire corps, de faire groupe, leur technique puissante et vivante. On avait aimé les musiques hypnotiques, les couleurs vibrantes.

Les deux week-ends à venir (17-18 et 24-25 mai), le musée du quai Branly – Jacques Chirac invite le chorégraphe, danseur et directeur du Phare, Centre chorégraphique National du Havre Normandie à programmer deux week-ends au musée. Un programme de spectacles, performances et ateliers qui célèbre la virtuosité, la puissance des corps et rend hommage à la diva égyptienne Oum Kalthoum. Il y aura des danseurs dans les jardins ou dans les coursives du musée, des acrobaties aériennes au ras du sol, des sensations fortes, de la poésie dans l’air… Et le bonheur, le plaisir de découvrir ou revoir Feû les 17 et 18 : dix femmes puissantes, magiciennes-sorcières, dans une exploration palpitante de la force vitale du mouvement perpétuel, et Oüm, les 24 et 25 : six danseur.euses, et deux musiciens rendent hommage à Oum Kalthoum et à Omar Khayyam, poète persan du XIe siècle qui célébrait l’ivresse, la transe et l’amour, dans une création où chant, poésie, danse et musique s’unissent pour célébrer le temps présent.

Pour en savoir plus : Invitation à Fouad Boussouf, programme complet
 

Fouad Boussouf © Musée du quai Branly-Jacques Chirac / photo Mehrak Habibi

Un somptueux Peter Pan, par la compagnie Théâtre Amer

Peter Pan, Peter comme tous les petits garçons de sa génération, Pan comme le dieu Pan, paradoxal dieu de la fertilité qui donne son nom à l’enfant éternel, à celui qui ne féconde que des rêves et qui empêche de grandir ; Peter Pan, pas adulte, pas enfant non plus, figé entre les deux – figé, ce qui est l’inverse de l’état d’enfance. Peter Pan, né des jeux des enfants Llewelyn Davies sous l’œil attentif et attendri de James Matthew Barrie (il deviendra leur tuteur à la mort de leurs parents), support infini d’imaginaire, petit diablotin si familier qu’il a donné son nom à un trouble psychologique…

La compagnie Théâtre Amer en offre un tableau somptueux, d’une esthétique gothique sophistiquée, tout en soignant des dialogues dont l’humour et la vivacité ravissent petits et grands.

Ça gronde et ça fumerolle sur le plateau du Théâtre Paris-Villette, du rouge tranche sur le noir de la scène. C’est Sir James Matthew Barrie en personne, maquillage expressionniste et robe de chambre soyeuse, qui ouvre la porte du Never land.

Il y a de la magie, de l’enfance, et de la sauvagerie dans ce Peter Pan.

Car Peter Pan n’est pas une histoire gentillette : le dieu Pan est un sacré sacripant, Peter a l’égoïsme d’un chiot mal sevré, Clochette a le cœur à double tranchant. Le Capitaine Crochet est un être cultivé, poétique et plein de fureur. Les Enfants perdus sont sans pitié. L’amour d’une mère est infini, Wendy et ses frères savent que leur mère laissera toujours la fenêtre ouverte pour qu’ils puissent rentrer. Mais Peter Pan sait que non, lui était revenu, il n’avait pas voulu rentrer, c’était trop tôt. Et quand il est revenu à nouveau, la fenêtre était fermée, sa mère était penchée vers un autre berceau. Alors maintenant, c’est trop tard. « Rentrer ? Pour quoi faire ? devenir un adulte ? non merci ! »
Car oui, qu’est-ce que ne pas être Peter Pan, qu’est-ce que quitter le pays des Enfants perdus ? Quitter le rêve ? Apprendre que l’amour d’une mère se partage, ne pas pouvoir assouvir sa voracité absolue, perdre sa place de tyran bien-aimé ? Sortir de la roue éternelle de la répétition, retrouver le cours du temps qui s’écoule…
Peter Pan, c’est la matrice des jeux éternels, le foyer vivifiant de l’imagination, c’est « la jeunesse et la joie », mais c’est aussi l’avidité, la tyrannie, un dévoreur d’âme, celui qui évince sans hésiter de son royaume les enfants qui grandissent. Absolu de l’enfance et interdiction d’en sortir. Liberté et prison.

Mathieu Coblentz fait de Peter Pan un conte féroce et fiévreux, dont un humour gamin désamorce la cruauté, secouant par surprise enfants et adultes de grands éclats de rire. De la dualité de Peter Pan, il fait logique et matière de jeu, où obscurité et fantaisie se télescopent sans cesse.

La scénographie très stylisée joue des arts de la scène, des artifices assumés. On y trouve des élégances et des exacerbations de théâtre nô, du faste baroque, une utilisation de la mécanique du théâtre et un dépouillement très contemporains. La robe de velours carmin de Wendy semble un rideau de scène, des guindes tombées des cintres seront les barreaux de la cage où le capitaine enfermera les enfants sur son navire. Les cordages dessinent aussi bien des haubans de vaisseau qu’un chapiteau de cirque, dont le capitaine Crochet en frac, canne et chapeau serait un Maître Loyal gothique.
Les interprètes sont fantastiques. Mi-timburtoniens mi-clowns, ils jouent la comédie, chantent, dansent, se métamorphosent avec un sens du théâtral et du rythme impeccables.

Du théâtre d’ombre, quelques pas de danse, du sérieux et du potache, du clavecin et des guitares électriques, des madrigaux et du rock. Des fumigènes et une balançoire. Des pluies de bulles ou d’étoiles, des figurines volantes se découpant en ombres chinoises, une fée Clochette qui virevolte au-dessus du public dans un crépitement d’ailes, tout fait sens et poésie dans ce spectacle flamboyant, admirablement maîtrisé, baroque et punk, ténébreux, merveilleux et émerveillant.

Le Capitaine Crochet quittera son manteau de pirate pour redevenir Sir James Matthew Barrie et conclura, en un retour à la douceur tout en délicatesse, par un bel hommage à la fois au Capitaine Crochet, du Neverland l’adulte, le mal-aimé, et à l’enfant, celui qui invente et imagine, celui qui peut être la fée, le crocodile, Peter Pan et même le Capitaine Crochet.

À voir à partir de 8 ans (validé par mon accompagnant-référent, 8 ans)

Marie-Hélène Guérin

 

PETER PAN
au Théâtre Paris Villette jusqu’au 28 avril
Un spectacle de la compagnie Théâtre Amer
D’après l’œuvre de Sir James Matthew Barrie
Traduction d’Yvette Métral, Flammarion, 1981
Mise en scène, adaptation et scénographie Mathieu Coblentz
Avec Judith Périllat, Florian Westerhoff et Jo Zeugma (création avec Philippe Gouin)
Collaboration artistique, lumière et scénographie Vincent Lefèvre | Dramaturgie Marion Canelas | Création sonore Simon Denis et Nicolas Roy | Régie son Clément Combacal | Création musicale Jo Zeugma | Costumes Sophie Bouilleaux-Rynne | Décor et accessoires Jérôme Nicol | Construction Philippe Gauliard
Remerciements Philippe Gouin pour les masques, le regard chorégraphique et la participation à la création musicale (Brief Candle)
Photos © Bouky

Durée : 1h
Tout public à partir de 8 ans

Production : Théâtre Amer
Coproduction : Théâtre National Populaire, Villeurbanne ; L’Archipel, Pôle d’action culturelle de la ville de Fouesnant/Scène de territoire pour le Théâtre de Fouesnant-les Glénan ; Centre culturel Athéna, Auray ; Maison du Théâtre, Brest ; Centre culturel de Fougères agglomération ; Théâtre du Champ au Roy, Guingamp ; Théâtre du Pays de Morlaix-Scène de territoire pour le théâtre ; Les Bords de Scènes-Grand-Orly Seine Bièvre ; Théâtre de Cornouaille, scène nationale de Quimper ; Très tôt Théâtre, scène conventionnée jeunes publics, Quimper ; Le Canal, scène conventionnée d’intérêt national art et création pour le théâtre, Redon ; La Paillette-Rennes.
Aides et soutiens : DRAC Bretagne, Région Bretagne, Conseil départemental du Finistère et Théâtre Paris-Villette.

Le texte intégral de Peter and Wendy, traduit de l’anglais par Yvette Métral, est disponible en Librio.iant

Deux pas vers les étoiles : ode au rêve !

Deux pas vers les étoiles : un titre poétique et une affiche rêveuse nous prennent par la main pour nous emmener vers un fantastique spectacle jeunesse délicat et intelligent, plein de tendresse et de rire, profond comme une question d’enfant et léger comme un sourire.

Junior et Cornelia, dix ans, encore des petits, au bord de se sentir des grands, vont faire ensemble deux pas vers les étoiles.

« Mais toi aussi
t’es bizarre »

Ils sont persuadés qu’ils ne sont pas amis, vu qu’ils n’ont pas d’amis.
Deux mômes un peu singuliers « – Toi tu fais toujours tout comme il faut – Et toi tu es toujours dans la lune », qui vont, le temps d’une esquisse de fugue, se découvrir l’un l’autre et soi-même, et grandir un peu.

Junior, c’est celui qui fait « tout comme il faut ». Premier de la classe. Jamais pris en défaut. Surtout qu’il rêve de devenir astronaute, et que « pour être astronaute, il faut être parfait, c’est tout ». Et surtout que, pour ne pas décevoir son héros de papa, il faut être parfait, c’est tout…
Mais Junior vient de rater un examen de math. Pas moyen d’annoncer ça à l’exigeant paternel, plutôt en profiter pour réaliser tout de suite son rêve, et rallier Houston, USA, depuis sa province canadienne, pour intégrer la NASA. Un sac à dos avec des provisions, des papiers d’identité au nom de son père pour être officiellement majeur, une lampe torche, un guide touristique des USA… et bientôt une complice imprévue, la fûtée Cornélia, qui ne compte pas laisser son camarade fuguer tout seul.
Cornélia, c’est celle qui « est toujours dans la lune », la pas carrée, la pas mignonne, la pas-tout-comme-il-faut, la pas-complètement-là, celle qu’on ne voit pas quand elle lève la main en classe.

« – Sur la lune, les mers sont des déserts de poussière
Mais pourquoi on continue à les appeler comme ça ? demande Cornélia
– Parce que souvent on rêve avant de savoir. »

Lui rêve d’être astronaute « pour aller dans des endroits tout neufs, où tout est possible », elle rêve d’être « belle pour être vue, pour être aimée ; pour exister tout le temps ».
En partageant leurs secrets, en remontant par les mots et la confiance accordée à l’autre à la source de leurs rêves, ils vont trouver le chemin vers un lieu où tout est possible, où l’on existe tout le temps, un lieu qui est pile à l’intersection entre l’acceptation de soi et l’affection de l’autre, un lieu qui rend plus fort quand on y a trouvé sa place, et qu’on peut emporter partout, où qu’on soit.

 

 
Dans une scénographie, tout en simplicité, modeste et maline, où les protagonistes dessinent au feutre blanc à même le sol la géométrie de leurs discussions ou pérégrinations – marelle, lignes et cercles, rails de train, Manon Lheureux et Quentin Ballif incarnent avec justesse et précision ces deux gamins, évoquant avec fraîcheur l’enfance sans jamais la surjouer. La mise en scène de David Antoniotti, joueuse, tout en mouvement, offre une partition très visuelle dont on se régale ; petits et grands s’amusent de bon cœur des péripéties de la mini-fugue, et on apprécie tout autant les parenthèses plus intimes, chorégraphiques (signées Sarah Locar) ou oniriques.
Jean-Rock Gaudreault, auteur québécois, a donné une langue très vivante à Junior et Cornelia, une langue vraie et juste, rythmique et rapide comme la pensée des deux petits héros. La poésie qui l’enrichit et la fait décoller du quotidien l’aère et la densifie.

C’est un bien joli chemin initiatique et aventurier qu’auront suivi Junior et Cornelia, une invitation à rêver, car rêver fait exister les rêves et donne la force de faire.
« Le théâtre comme déclencheur d’humanité », professe la compagnie du Crépuscule, qui produit ce spectacle. Le théâtre comme déclencheur d’humanité, et le rêve comme déclencheur de vie !
Et si la fugue n’a (peut-être) pas conduit jusqu’à Houston, Junior et Cornélia ont fait leur mue, l’un quittant son habit de « tout comme il faut » l’autre sa cape d’invisibilité, ils ont marché sur des sentiers nouveaux, ont défriché leurs possibles et fait deux pas vers les étoiles… et nous avec. Un spectacle bref (moins d’une heure, parfait pour le jeune public) mais un grand voyage ! on y rit, on s’y émeut, on en ressort avec le cœur souriant.

Marie-Hélène Guérin

 

DEUX PAS VERS LES ÉTOILES
un spectacle de la Compagnie du Crépuscule
vu au Théâtre Darius Milhaud
Une pièce de Jean-Rock Gaudreault
Mise en scène David Antoniotti
Avec Manon Lheureux, Quentin Ballif
Chorégraphie Sarah Locar
Photos © Judith Policar et AM_pixel

Durée : 50 mn

 

Sans faire de bruit : un seule-en-scène sensible et précieux

À la Péniche Pop les 2, 3 et 4 avril on a pu voir un précieux et inattendu petit bijou : Sans faire de bruit, un seule-en-scène qui nous plonge au creux d’une famille bouleversée par la tombée en surdité de la mère de famille.

Louve Reiniche-Larroche, initiatrice du projet, magnifique interprète, et coautrice avec Tal Reuveny (qui signe l’impeccable mise en scène), nous embarque dans ce qui semble être du théâtre documentaire. Quelques années après que sa mère, Brigitte, ait brutalement perdu ses facultés d’audition, Louve a entamé un travail d’enquête dans sa famille, interrogeant Brigitte, ses parents, ses enfants, sa belle-fille, sa petite-fille Ava, 3 ans au moment du « basculement », 5 ans au moment de l’enquête. De riches extraits de ses entretiens constituent la trame du spectacle, étoffés d’enregistrements de vie de famille.
 


 

Mais, en un geste théâtral subtil et très beau, Louve Reiniche-Larroche métamorphose cette matière documentaire. Elle la rend au présent en faisant traverser son corps par les voix de sa famille. Il y a comme un vertige à entendre ces hommes, ces femmes de tous âges parler par la bouche de Louve, en parfaite synchronisation labiale. Comme un envoûtement. C’est une chamane douce et subtile qui fait vivre d’autres êtres et d’autres temps à travers elle, si finement que les deux passés, celui des jours où Brigitte puis les siens ont commencé à vivre avec cette surdité et celui des jours où Louve a mené les entretiens, celui de l’événement et celui de l’interrogation – et la contemporéanéité de la restitution sont comme fondus en un seul temps. Voix absentes rendues présentes par sa corporalité.
 


 

C’est un voyage dans le cœur mouvant d’une famille, où un repère – cette mère « pilier » – qui, se transformant, va faire bouger chacun.
C’est aussi dans un voyage dans la puissance du son et du silence.
La création sonore, palpitante, de Jonathan Lefèvre-Reich, nous fait savourer la force d’évocation des bruits du quotidien, conversations indistinctes, rires, couverts qui s’entrechoquent – on a tous ces sons familiers quelque part dans notre mémoire -, cris d’animaux, interjections – souvenirs très personnels et pourtant très partagés, et nous fait effleurer du bout des oreilles l’étrangeté et la violence des sons qu’a pu percevoir Brigitte avant de ne plus entendre, et du bout du cœur le désarroi qu’a ressenti cette psychanalyste privée de son outil de travail.
 


 

C’est aussi un splendide travail visuel (mise en scène Tal Reuveny, scénographie Goni Shifron, création d’objet Doriane Ayxandri, lumières Louise Rustan), où des mouchoirs en papier, un abat-jour, une chevelure peuvent devenir des marionnettes, et faire vivre devant nous une belle-fille, un fils, une mère…
L’acte est esthétique mais aussi effectif : plongé dans le noir, le public écoute autrement, partageant brièvement cette sensation de modification intime quand un sens fait défaut.

Sans faire de bruit est une expérience sensorielle troublante et rare, un spectacle puissant et doux, d’une drôlerie folle – les protagonistes n’en manquent pas ! – et d’une poésie infinie.
À voir de toute urgence (dates de tournée ci-dessous).

La Péniche Pop qui l’accueille est un lieu de création artistique pluridisciplinaire où, par le théâtre, des performances, des conférences, on interroge les rôles et fonctions que jouent la musique et les sons pour l’individu, les communautés, la société ou les écosystèmes : un lieu foisonnant, à découvrir !

Marie-Hélène Guérin

 

SANS FAIRE DE BRUIT
Un spectacle de la compagnie Nachepa
Vu le 3 avril à la Péniche Pop
Création, texte Louve Reiniche-Larroche et Tal Reuveny
Mise en scène Tal Reuveny
Interprétation Louve Reiniche-Larroche
Création sonore Jonathan Lefèvre-Reich | Scénographie Goni Shifron | Création d’objet Doriane Ayxandri | Création lumière Louise Rustan
Photo Fred Mauviel
Attaché de presse Olivier Saksik – Elektronlibre

→ Ce spectacle n’est pas accessible aux personnes sourdes et malentendantes, une version inclusive est en création pour la saison 2025-2026.
→ spectacle lauréat du prix du jury du Festival Impatience 2024

À VOIR EN TOURNÉE :

21 avril au 4 mai 25- festival Komidi, La Réunion
29,30,31 mai 25 – CDN Bourgogne, festival en mai

2025-26 (en construction)
15 novembre 25 – La Courée, Collégien (77)
du 17 au 20 novembre 25 – Les Bains douches, le Havre
24,25 novembre 25 – Supernova, Sorano, Toulouse
27 novembre – Manufacture CDCN Nouvelle Aquitaine
4 et 5 décembre 25- co-accueil Université de Tours et T°
10 janvier 26 – Espace Michel Simon, Noisy le grand
4 et 5 février 26 – le Pommier, Neuchâtel, Suisse
6-7 mars 26 – La Paillettes MJC, Rennes
10-11 mars 26 – Théâtre de Guingamp
du 16 au 20 mars 26 – Théâtre du Beauvaisis
Du 3 au 12 avril – L’estive Ariège Foix – tournée itinérante (dates exactes à confirmer)
23 avril 26 – Théâtre des 4 Saisons, Gradignan
28-29 avril 26 – Théâtre d’Angoulême
du 6 au 9 mai 26 – Théâtre Nanterres-Amandiers

En partenariat avec le Théâtre Paris-Villette, qui a présenté le spectacle du 6 au 15 mars 2025

Assis : un voyage tendre et drôle avec Jérôme Thomas, jongleur de rêves

Il y a quelques décennies, conjuguant jonglerie et pratique de la danse contemporaine, y alliant mise en scène et lumières de théâtre, il inventait avec d’autres jeunes gens de sa génération le jonglage contemporain. Aujourd’hui, Jérôme Thomas nous donne rendez-vous dans la petite salle de la MC93, où une jauge réduite, un dispositif trifrontal et un plateau de plain-pied créent une atmosphère de grande proximité propice à la complicité.
Assis ? drôle de titre pour un voyage… Sur une estrade, Christian Maes, doux compagnon de route, à l’accordéon chromatique, distillera un jazz manouche métissé d’orient, des notes parfois presque punk, une mélodie mélancolique, une basse continue hypnotisante : un peu dans l’ombre, mais vrai partenaire de jeu, teintant l’atmosphère de couleurs nuancées ou dialoguant en un scat frénétique avec Jérôme Thomas ; deci-delà quelques chaises parsèment le plateau, une poignée de balles à leurs pieds.
 

 
Un long homme en noir, santiags dorées, chevelure blanche, s’installe, l’Ulysse de Joyce en main… Jérôme Thomas ne nous laisse pas trop le temps d’être impressionnés et confesse malicieusement en être toujours page 18 de ce texte-monde, ce texte-vie, avant de nous en faire joliment lecture de quelques paragraphes. Jonglant assis des mots d’un autre, il se glisse dans nos esprits pour les aérer de poésie, avant de se glisser dans l’espace pour le modeler de ses mouvements.

C’est un dandy délicat, jongleur de corps, danseur d’objets, dresseur de plumes, dompteur de sachet plastique, magicien qui transforme l’usuel en poésie. Jongleur de sons aussi – lui qui a toujours créé avec la musique, avec des compagnons artistes musiciens : une table « préparée », frottée, martelée, un tube siffleur, des talons qui claquent, des balles qui rebondissent, des onomatopées qui sonnent, quelques graines dans un ballon… des outils du quotidien, simples, familiers, qui font naître une matière sonore riche, surprenante.

 

 
Jérôme Thomas parcourt son histoire d’homme de scène, perpétue son répertoire, fluide et puissant comme le saumon de son ami Philippe Avron il remonte le courant, retourne à la source, rejoue les gestes inscrits dans le temps et les revivifie par l’acte au présent. Jonglage de notes, de quilles, de balles, de bâton, de mots ou d’air, jonglage de souvenirs, de lieux… Osaka, Addis Abeba, Peshawar – cap à l’est, cap au sud : de ses années de tournée, Jérôme Thomas égrène les anecdotes amusantes, étonnantes, percutantes. Parfois si incroyables qu’elles ressemblent à des légendes, elles racontent un parcours et des mondes, des instants où l’éloignement culturel, la distance linguistique, la différence, ne furent pas des frontières mais des ponts.

Les souvenirs s’entremêlent aux numéros ; mémoire et présent, récit et jonglage, fusionnent dans la belle et émouvante image en noir et blanc d’un tout jeune homme, mince et vêtu de noir, souple et pétillant, lui autrefois, projeté sur son torse, sur lui aujourd’hui, toujours mince, à peine étoffé par les années, toujours vêtu de noir, souple et pétillant.

Séducteur et séduisant, charmant et virtuose, Jérôme Thomas, entouré de son impeccable assistant Valentin Lechat, d’une irrésistible Pomme, et du magnifique accordéoniste Christian Maes, offre un spectacle enchanteur, technique et poétique, empreint de tendresse, d’humour et d’émotion. On a du bonheur à suivre cet équilibriste délicat, ce clown facétieux et gracieux, ce conteur rêveur, dans ce voyage assis.

Marie-Hélène Guérin

 


 

ASSIS
À la MC93 (Bobigny) – du 29 mars au 4 avril 2025
Un spectacle de la compagnie Cie Jérôme THOMAS
Texte et jonglage Jérôme Thomas
Accordéon Christian Maes
Accompagnement artistique Hélène Ninerola
Musique Christian Maes
Lumière et régie générale Dominique Mercier-Balaz, Bernard Revel
Assistanat à la création et interprétation Valentin Lechat

Photographies © Christophe Raynaud de Lage, que salue Jérôme Thomas dans son spectacle, invitant le public à aller rendre visite aux photos de cet artiste exposées régulièrement lors du Festival d’Avignon

Production ARMO / Cie Jérôme THOMAS, Région Bourgogne-Franche-Comté
ARMO / Cie Jérôme Thomas est conventionnée par la DRAC Bourgogne-Franche-Comté – ministère de la Culture et le Conseil régional de Bourgogne-Franche-Comté.
Elle est soutenue par le Conseil départemental de la Côte d’Or et la Ville de Dijon.

Grinioteçocette : une ode à la joie, pour les tout-petits (et les grands)

Au Théâtre Dunois, on découvrait ces derniers jours la nouvelle création de Naéma Boudoumi, dont on avait aimé la précédente Solitude des mues. Tournée vers les plus jeunes spectateur.ices, mais belle et bonne à voir à tout âge, Grinioteçocette offre une bien délicate et joyeuse réflexion sur l’altérité, sur la possibilité d’une porosité entre les êtres, entre les mondes, sur la beauté de l’échange.
À retrouver en tournée ! Dates en bas d’article.

Matelas gris, vêtements gris, meubles gris, bonhomme gris dedans et gris dehors. Par la fenêtre, il fait gris, il pleut il mouille, c’est pas la fête à la chaussette…
Chez Grangry, oui, tout est gris, tout est carré, les angles sont tout droits, les chaussettes sont noires ou blanches, bien rangées par paire, on n’est pas là pour rigoler. Grangry préfère les bruits de la ville aux rires des enfants, et fermer la fenêtre plutôt que regarder dehors.

Manipulée avec précision et sourire par Elie Baissat ou Victor Calcine (en alternance), marionnette à main quasi ventriloque, une de ses chaussettes, désabusée, lessivée par une longue vie de d’ennui et d’essorages à 1200 tours/minutes nous confie son amertume et ses rêves d’évasion…

Mais que se passe-t-il, un tremblement du cœur, un coup de vent malicieux s’engouffre dans le quotidien de Grangry. Des petites boules de couleur bondissent dans la chambre de Grangry pour une bataille rangée, ou plutôt dérangée, entre socquettes pastel et chaussettes en noir et blanc. Du bleu ! Du rose ! Du orangé ! Grangry se réfugie sous son matelas, glisse un regard circonspect à l’extérieur de sa cache… et ce petit coup d’œil en douce ouvre la porte à deux nouveaux venus qui vont s’immiscer dans son triste train-train, deux drôles de personnages ronds et roses qui apportent le dehors et le pas-pareil dans sa maison.

Grinioteçocette est un rigolard bébé-boule grignoteur de gris, Maison-Maman une mère-grand moelleuse et organique aux jupes briochées. Le marionnettiste – délesté de sa chaussette dépressive – garde une bizarrerie très élégante dans la dodue marionnette-costume de Maison-Maman.
Sarah Topalian, qui avait créé déjà pour La Solitude des mues de magnifiques et mystérieuses créatures textiles, offre à Grinioteçocette et Maison-Maman des corps couleur de chairs et de pivoines aux formes viscérales, accueillantes dans leur étrangeté et leur familiarité.
Grangry se frotte au courbe, s’imprègne du tendre, se noie dans le rose et le beige, s’assouplit. Une plume glissée entre deux doigts de pied il se fait léger et doux comme une tourterelle, danse comme si l’air le portait, comme si les chants du vent et de la mer qui entrent enfin par sa fenêtre lui aéraient le cœur et l’âme.

Enfants et adultes, amusés et épatés, se régalent des pirouettes, chutes et déséquilibres, rétablissements et rebonds, de Pierre Maël Gourvennec, circassien aérien, virtuose et burlesque.Formé au Centre des Arts du Cirque Balthazar et à l’Académie Fratellini, flegme busterkeatonien, silhouette nette et visage imperturbable, il traduit le cheminement émotionnel de Grangry du désarroi à la surprise, de l’enfermement à la libération, par une danse acrobatique pleine de finesse et d’expressivité.

Naéma Boudoumi s’est entourée de créateurs dont on avait déjà apprécié les talents dans La Solitude des mues : Anna Rodriguez pour la gracieuse chorégraphie, Sarah Topalian pour la scénographie et et les marionnettes particulièrement jouissives, Thomas Barlatier pour l’évocatrice création sonore, tressée de mélodies rappelant dans leur pétillante subtilité René Aubry ou Henry Torgue, Charlotte Gaudelus pour la judicieuse création lumière. Elle a confié à Zoé Laulanie la création des superbes illustrations diffusées au fond de la scène. Les dessins au fusain et à l’encre de Chine faisant place aux pastels, aux crayons, à l’aquarelle, peintures faussement enfantines et vraiment poétiques, sont décor et rêveries, support de narration autant que d’imagination, tout à la fois extérieur et intérieur, vue de la fenêtre et états d’âme.

Ce beau langage sensoriel aux multiples formes – visuel, physique, pictural, sonore… – tout autant que le texte malin et vif embarquent les plus petits dès 2 ans avec subtilité et humour dans la métamorphose de ce Grangry enfin grisé de bonheur.

Le monde de Grangry qui a accueilli la couleur s’en trouve tout enchanté, tout barbouillé de joie, et les spectateurs avec.

Marie-Hélène Guérin

 

GRINIOTEÇOCETTE
Création 2025 / à partir de 2 ans (durée 35 mn, idéale pour les tout-petits !)
Texte et mise en scène Naéma Boudoumi
Avec Pierre Maël Gourvennec, Elie Baissat ou Victor Calcine (en alternance)
Anna Rodriguez chorégraphie | Zoé Laulanie création image | Sarah Topalian scénographie et marionnette | Thomas Barlatier création son | Charlotte Gaudelus création lumière

Photos © Christophe Raynaud de Lage
Illustration d’en-tête © Zoé Laulanie

PRODUCTION
Une production de la Cie Ginko, en coproduction avec La Faïencerie, Le Quai des Arts, La Cidrerie-Beuzeville, en coréalisation avec le Théâtre Dunois

DATES DE TOURNÉE
Avril 2025 – Creil – Scène Nationale : 5 représentations
Nov/déc 2025 – Ville de Bobigny : 35 représentations dans les écoles maternelles, médiathèque et crèches et au CC Pablo Neruda
Février 2026 – Le Volcan – Scène Nationale du Havre : 10 représentations
Festival Off Avignon 2026

Lost in Stockholm : des vivants et des morts, comédie métaphysique

Derrière le rideau de fil blanc qui sépare le rationnel de l’irrationnel, on distingue quelques stèles disséminées du « cimetière boisé de Stockholm »
Un groupe de touristes avance cahin-caha comme les aveugles de Bruegel, en file cahotante et la main sur l’épaule du prédécesseur : six Français anxieux, yeux bandés dans le Skogskyrkogården, le-dit « cimetière boisé », cornaqués par deux grands et toniques travel planners. Un chagrin d’amour, le deuil d’un jeune frère, une thérapie de couple, plusieurs crises existentielles et autres dépendances aux psychotropes, à sa môman ou au déni de réalité… : on n’a pas lu le catalogue promotionnel de l’agence de voyage Sverige Creative Travel, mais le public cible semble avoir bien besoin de changer d’air ! Alors, quoi de mieux pour retrouver le sens de la vie qu’une bonne expérience scandinave mêlant nature, culture, fromage en tube, épreuves physiques et saine camaraderie de nuit dans un cimetière boisé ?
 

 

« Au début j’ai trouvé que c’était gai et ludique, ce colin-maillard, que ça nous ramenait à cette part d’enfance qu’on enfouit trop vite » dit Antoine de Lavalette, perdu à Stockholm

Tatiania Breidi et Paul Desveaux, les codirecteurs du Studio | ESCA s’attachent à « inscrire le Studio | ESCA au centre de la fabrication d’un théâtre contemporain, non seulement en confiant l’écriture d’une pièce à un.e auteur.rice confirmé.e, mais aussi en choisissant des sujets qui pourraient questionner notre temps ». Les jeunes interprètes sont ainsi plongés au cœur de l’élaboration d’un texte.
Après Samuel Gallet (En répétition – Expérience #1 de Samuel Gallet a été publié le 18 janvier 2024 aux Éditions Espace 34.) et Pauline Sales, c’est Fabrice Melquiot qui rencontre les apprenti.e.s et la comédienne Anne Le Guernec. Trois jours de dialogues et de travail. De leurs confessions, photos, anecdotes et envies partagées, l’auteur nourrira une farce métaphysique, métaphore légèrement dépressive et très drôle de la société française actuelle.

 

 
Le duo de travel planners suédois se tient droit, articule net et pense pragmatique ; les Français se chamaillent, trébuchent, se relèvent, re-trébuchent et se plaignent de tout ; les fossoyeurs, jumeaux vampires élégants, mélancoliques et quantiques, creusent des tombes, philosophent, oublient ou se souviennent.
Jumeaux quoi ? ah, oui, hum, je n’avais pas précisé : nous sommes dans le cimetière boisé de Stockholm, y résident évidemment quelques vampires et les pullulantes mouches noires typiques de la région.
Les vivants et les ni vivants ni morts se croisent et se télescopent sur les chemins initiatiques de ce lieu des morts, les uns comme les autres à la recherche de la source de leur vitalité.

Les Français égarés dans leurs tourments psychologiques en quête de mieux-être se sont remis entre les mains vigoureuses des tour operators de l’agence Sverige Creative Travel.
Chacun perdu dans son trouble émotionnel ou psychologique, ils tâtonnent de l’esprit et du cœur comme ils tâtonnaient plus tôt yeux bandés pour trouver où poser leurs pas. Les 2 heures de la pièce (qui passent bien vite !) leur laisseront le temps d’avancer sur leur chemin, et entrevoir ou construire des issues possibles. Les Suédois, eux, savent d’où ils viennent, ce qu’ils veulent et comment l’obtenir… Déambulation erratique contre pas de charge. On verra bien qui atteindra son but !
 

« C’est quand même dommage qu’on ne puisse pas être heureux », dit Emile Louis, qui vit mal son patronyme

Dans ce conte contemporain, on goûte l’écriture qu’on aime de Melquiot, son prosaïsme et sa poésie, si habile à restituer la trivialité comme à instiller du lyrisme, et on apprécie qu’elle aille ici musarder plus franchement sur les rives de la comédie qu’à l’accoutumée.
Le langage est quasiment un sujet en soi de cette pièce dont on savoure le malin et réjouissant travail sur l’oralité. Chaque groupe a son propre registre linguistique, permettant d’astucieux jeux de contraste : la langue quotidienne, familière, très spontanée, des Français, chacun dans son style ; le français des tour operators délicieusement déformé de barbarismes et d’approximatives traductions littérales; les échanges sophistiqués et aériens des fossoyeurs vampires, clowns blancs qui citent comme si de rien n’était Einstein et Thoreau, dissertant sur la relativité de l’espace-temps et l’opposition (ou non) de penser versus agir, et s’interrogeant sur la condition humaine et le menu de ce soir.
Au commencement était le verbe, et l’on rit et philosophe de bon cœur dans cet étrange et bavard espace game aux protagonistes farfelus. Mais le corps a la part belle aussi, et la mise en scène de Paul Desveaux est alerte et physique, tout en mouvements, chutes, courses, enlacements et frictions, sac et ressac du groupe s’atomisant ou se ressoudant au gré des épreuves. Il a aussi accordé à ses interprètes (et son public) quelques parenthèses joliment chorégraphiées par Jean-Marc Hoolbecq, rafraîchissantes comme une page blanche entre deux chapitres ou une lamelle de gingembre entre deux sushis.
Les comédiens sont encore en apprentissage – à l’exception d’Anne Le Guernec, qui incarne la suédoise Agneta et a étoffé la troupe de son expérience : l’épreuve du plateau fera bientôt gagner en liberté de jeu à certains qui sont encore un peu appliqués, mais on reçoit avec délectation le talent de cette troupe issue de la formidable pépinière qu’est l’ESCA. Coup de cœur personnel pour les interprètes d’Emile Louis, Antoine et Lola, mais toute l’équipe est fantastique, on aime la plasticité de leur jeu, leur rigueur mais aussi la générosité de leur engagement physique, la justesse de leur incarnation et le plaisir qu’ils ont à habiter leurs personnages et la scène.
Au-delà d’un travail d’école, et du régal de découvrir ses interprètes plus que prometteurs, c’est un vrai spectacle abouti auquel on assiste, une comédie métaphysique, jouissive, décalée et stimulante, à voir aussi avec des adolescents, qui apprécieront la drôlerie et le rythme du spectacle, autant que la fougue et la jeunesse des interprètes.

Marie-Hélène Guérin

 

LOST IN STOCKHOLM
de Fabrice Melquiot
Mise en scène Paul Desveaux
Avec Johmereena Baro : Jade Mathurin, Valentin Campagne : Hugo al-Charif, Maïa Laiter : Eve Robinson, Anne Le Guernec : Agneta Johnasson, Omar Mounir Alaoui en alternance avec Ilan Benattar : Fouad al-Charif, Côme Paillard : Antoine de Lavalette, Maéva Pinto Lopes : Lola Bacha-Martins, Rosa Pradinas : Mona Pirelli, Simon Rodrigues Pereira : Ingemund Johnasson, Alexis Ruotolo : Emile Louis

Assistanat à la mise en scène Lucie Baumann, scénographie Paul Desveaux, chorégraphie Jean-Marc Hoolbecq, lumières Laurent Schneegans, costumes Philippine Lefèvre, musique Emmanuel Derlon, construction de décors Les Ateliers du Spectacle, régie Emmanuel Derlon, presse Elektronlibre / Olivier Saksik accompagné de Sophie Alavi et Mathilde Desrousseaux
Photos répétitions (noir & blanc) Paul Desveaux / Photos Laurent Schneegans

Yongoyely, de Circus Baobab : femmes puissantes

A la fin de Yongoyely, devant l’ovation debout qui salue le spectacle, Yann Ecauvre, metteur en cirque et scénographe du spectacle, prend la parole pour parler du Cirque social guinéen Circus Baobab. Et c’est admirable et passionnant, cette structure qui permet à des jeunes gens hors des circuits scolaires, parfois même hors des circuits sociaux et familiaux, d’entrer dans cette belle aventure du cirque, d’y trouver un cadre et d’y développer des compétences.

Mais ce n’est pas la démarche sociale qui a fait se lever la salle : c’est un spectacle abouti, riche de sens, de valeurs et de prouesses. Ce sont des artistes accomplis, beaux et enthousiasmants. Ce sont les émotions partagées, le plaisir, la surprise, l’admiration, les yeux qui brillent.

Après le très remarqué, Yé ! (l’eau), qui puisait son inspiration dans la richesse de l’eau, Yongoyely se nourrit à la source du cœur des hommes, et surtout des femmes, ici mises à l’honneur.
C’est une rumeur urbaine qui enfle avant que le spectacle ne démarre, un brouhaha de ville, des klaxons, des stridences citadines et mécaniques, des cris et des interpellations. Une atmosphère sonore des rues de Conakry, d’où est originaire la troupe. Neuf jeunes gens s’avancent – jupettes, brassières, joggings, fluo et wax, matières et couleurs actuelles, des silhouettes très contemporaines – six femmes, trois hommes qui vont se percher hiératiquement sur neuf parpaings verticaux, comme une statuaire d’aujourd’hui.
Avant de se déchaîner, s’empiler à deux, trois, cinq, six sur un parpaing, chuter, se relever, s’envoler, danser, chanter.
 

 
En voix off des témoignages de vie intimes, des interrogations de femmes sur le quotidien, le labeur, les rites d’initiation et l’excision (le titre signifie « l’exciseuse », en langue sosso), s’entrelacent aux numéros d’acrobatie les plus spectaculaires. Chants séculaires et danses urbaines racontent un univers à la trame dense et foisonnante, tissage serré d’une modernité tonique et fiévreuse, et d’une tradition très vivante – avec ses richesses qui nourrissent et ses archaïsmes dont on cherche à s’affranchir.
Le cirque se déploie devant nous sur un plateau nu, les parpaings se feront assises, muret, les agrès – barres asymétriques, poutres – sont tenus à la main par les artistes : puissance du collectif, virtuosité des individus. On est ainsi saisis devant ces deux colonnes, deux fois trois êtres humains sur les épaules les uns des autres, qui soutiennent un portique sur lequel évoluera une cordiste vive comme une flamme, saisis d’une sensation conjuguée de solidité et de fragilité, de précarité et d’équilibre.
 

 
Les femmes, colonne vertébrale inébranlable et membres souples, portent des parpaings sur leur tête, portent la famille, le travail, les hommes, la religion, le poids du passé, l’envie du futur.
Ce sont elles les puissantes de Yongoyely, les forces vives. Les hommes assument avec le sourire de détourner le mythe de leur prétendue supériorité. Toutes et tous sont extraordinairement agiles, font montre d’une incroyable technique : acrobaties, voltige, portés, mas chinois, barre russe, banquine, fouet enflammé… les numéros se succèdent avec maîtrise et brio. Krump, hiphop et danses traditionnelles, rap et chants s’y intercalent ou s’y superposent. Des parpaings, elles et ils érigent des murs, que d’un coup de talon elles et ils dépassent et abattent. On a souvent le souffle coupé devant l’audace et la beauté de ces artistes, de leurs hautes voltiges et de leur message d’espoir et de liberté.
Un spectacle féministe et flamboyant, qui prend aux tripes et au cœur.

Marie-Hélène Guérin

 

YONGOYELY
À La Scala – Paris jusqu’au 2 mars 2025
Direction artistique Kerfalla Camara
Mise en Cirque et Scénographie Yann Ecauvre
Avec Kadiatou Camara, Mamadama Camara, Yarie Camara, Sira Conde, Mariama Ciré Soumah, M’Mah Soumah, Djibril Coumbassa, Amara Tambassa, Mohamed Touré
Intervenants cirque Julie Delaire & Mehdi Azéma | Création musicale Yann Ecauvre et Mehdi Azéma
Chorégraphie collective Yann Ecauvre, Mehdi Azéma, Julie Delaire, Mouna Nemri & les artistes
Création de costumes Solenne Capmas | Lumières et son Jean-Marie Prouvèze | Producteur délégué Richard Djoudi

Découvrez l’univers de Circus Baobab :

Sans tambour : Être drôle n’empêche pas d’être triste. Et réciproquement. Un réjouissant désastre !

Samuel Achache poursuit avec Florent Hubert, déjà complice sur Le Crocodile trompeur – libre adaptation de Didon et Enée d’Henry Purcell, salué d’un Molière du Spectacle musical en 2014, son exploration des liens entre théâtre et musique.
Un piano resté suspendu au-dessus d’un plancher absent, des chaises de velours rouge, une bâche de chantier, une maison dont on ne sait encore si elle est en construction ou en destruction : le beau décor fracassé de Lisa Navarro invente d’emblée un espace de jeu poétique et chaotique.
Dans cette apocalypse encore tranquille, Léo-Antonin Lutinier, en chef d’orchestre échevelé, dégingandé et lunaire, lance avec emphase un 45-tours, qui sera interprété, grésillements, rayures et ralentis inclus, par un petit ensemble instrumental hétéroclite aux couleurs chaudes (flûte traversière alto, clarinette basse, violoncelle, saxophone, accordéon) : le prologue, bref et rieur, sème les premiers grains de folie.

© Jean-Louis Fernandez

Des coups de marteau, comme les trois coups du lever de rideau au théâtre : les cloisons de placo de la cuisine s’effondrent, dévoilant tuyauteries, gravats, mises au point, corps à corps et ruptures. La femme qui fut amoureuse passionnée dit : « partir à l’aventure », il répond : « payer le Renault Scénic », elle aurait aimé entendre : « partir à l’aventure en Renault Scénic », car elle aurait aimé encore l’aimer. Mais, malgré le combat acharné que mène l’homme, gants de vaisselle et arguments aux poings, les verres sales et les reproches s’entassent dans l’évier, et l’heure n’est plus au rafistolage : Sans tambour procède avec jubilation à la démolition de la maison et du couple.
Eve Risser traduit au piano préparé les angoisses de l’homme, Léo-Antonin Lutinier, comédien au chant encore plus émouvant de sa fragilité, se fait clown blanc mélancolique et farfelu : la musique et le théâtre sans cesse s’entremêlent, finissent par ne faire plus qu’un – diction rythmique ou chant déclamé, parole redoublée ou poursuivie par le chant clair de la soprano Agathe Peyrat, lieder en parenthèses gracieuses ou créations contemporaines en contrepoint de l’action. Les interprètes – au jeu, au chant, aux instruments – sont tous également fins, justes, précis.

© Christophe Raynaud de Lage

Les lieder de Schumann fendent l’âme et Tristan et Yseult nous rappellent que les philtres d’amour sont des poisons. Mais ici, on fait du laid le beau, on déguise le pathétique en burlesque et « si le monde ne tourne pas rond, on va en changer le sens ». Dans un étrange institut, on combat la maladie du désir – en comblant le manque par des éboulis – de murs, de chansons d’amour… L’homme quitté, Lionel Dray, « raté magnifique », massue à l’épaule, finit par se tenir en équilibre précaire sur les montants du guéridon qu’il a méticuleusement détruit ; un autre romantique désolé plonge dans un piano empli de ses propres larmes pour y noyer son chagrin et le forcer à remonter vers le lobe frontal (où on devrait mieux savoir quoi en faire qu’en le laissant se prélasser dans les méandres du cœur)…
Être drôle n’empêche pas d’être triste. Être triste n’empêche pas d’être drôle. Et être drôle et triste n’empêche pas d’être beau.
C’est la magie de ce délicieux spectacle inattendu, incroyablement maîtrisé et parfaitement déglingué, poignant et joyeux, où des ruines finit par naître l’apaisement, où entre les gravats il y a place pour la rêverie, où sur la maison désossée peut enfin se lever une lumière pleine de douceur et riche d’attente. On en sort étonnamment réjouis et ensoleillés.

Marie-Hélène Guérin

 

SANS TAMBOUR
Au Théâtre des Bouffes du Nord du 25 février au 9 mars 2025
Mise en scène Samuel Achache
Direction musicale Florent Hubert
Arrangements collectifs à partir de lieder de Schumann tirés de : Liederkreis op.39, Frauenliebe und Leben op.42, Myrthen op. 25, Dichterliebe op.48, Liederkreis op.24
Compositions d’Antonin-Tri Hoang, Florent Hubert et Eve Risser
De et avec Gulrim Choï, Lionel Dray, Antonin-Tri Hoang, Florent Hubert, Sébastien Innocenti, Sarah Le Picard, Léo-Antonin Lutinier, Agathe Peyrat, Eve Risser
Scénographie Lisa Navarro | Costumes Pauline Kieffer | Lumières César Godefroy | Collaboration à la dramaturgie Sarah Le Picard, Lucile Rose | Assistante costumes et accessoires Eloïse Simonis