Merlin, ou La Terre dévastée : une fantasmagorique et flamboyante épopée

Les toujours passionnants Plateaux sauvages portent particulièrement bien leur nom en ce moment, ensauvagés qu’ils sont par la fougueuse troupe d’élèves de l’Ecole supérieure de théâtre de l’Union, qui y offre avec générosité et aplomb un très ambitieux spectacle de sortie.
Merlin ou la terre dévastée, de Tankred Dorst, écrit dans les années 70’ avec la collaboration d’Ursula Ehler, compagne de vie et de création, est un texte monstrueux, pléthorique, métaphysique, épique, farcesque : Ambre Kahan et ces jeunes gens ci-devant élèves comédien.nes se jettent à corps perdus et éperdus dans une folle, majestueuse, baroque et barrée adaptation, pour en faire naître un spectacle des plus actuels.
Ce Merlin ou la terre dévastée nous entraîne comme un torrent tumultueux dans la légende arthurienne, celle qui se niche dans nos imaginaires d’enfance, en lui bouturant du passé et du futur, du politique et du charnel. Il y a de l’obscur, de la désespérance, dans ce théâtre qui nous mène en ces terres dévastées, ces terres où il n’y a plus de Graal à chercher. Mais il y a aussi un espoir punk – version hardcore de l’écobuage, terre brûlée-anéantie pour permettre de faire renaître de la vie, une pugnace vitalité, un humour fou.

Ambre Kahan a travaillé avec la troupe en leur donnant beaucoup de liberté, d’improvisation, d’autonomie : ils en ont fait un tout étonnamment cohérent dans sa multiplicité. Comme le récit lui-même, le spectacle est très protéiforme. Récit d’une tentative utopique de bâtir un monde nouveau, récit de guerres et d’amours, d’échecs, de prédation et d’amitiés, de quête et d’oubli, récit de conquêtes et d’errances, Merlin ou la terre dévastée n’est pas un spectacle-monde, mais un spectacle-corps, avec organes, chair, fonction cérébrale, parole, regard, muscles, nerfs, sang.

Télescopages de scènes, rock, transe électro, manifeste politique, gags visuels, grands élans romantiques, pudique et silencieuse scène d’amour, tonitruantes tueries, travestissements, chant baroque : le tragique alterne ou même se superpose à la gaudriole, le burlesque n’est pas loin du majestueux ; tout est bon et beau ici pour faire sens et faire théâtre.
Si les interprètes sont parfois encore un peu frais, iels insufflent une remarquable sincérité, une pertinence et une énergie plus que prometteuses à leurs personnages. Iels sont turbulents et sensibles, chantent, dansent, clament, s’enflamment de rage ou de passion. Tou.te.s savent faire chœur autant qu’affirmer leur personnalité. Une Monique Wittig tout de blanc vêtue se fait inlassable et cocasse commentatrice du mythe selon sa grille de lecture personnelle tandis qu’une grande ange d’une voix bluesy (magistrale Anna Budde, comédienne plus expérimentée) chante des hauts faits chevaleresque en anglais, Dieu répond au téléphone quand il n’est pas occupé ailleurs, pères et fils ne s’entendent guère (le Diable aux longs cils verts fluo ne comprend pas son trop moral rejeton Merlin, et Arthur aura bien du souci avec Mordret – interprété par le charismatique Baptiste Thomas), les femmes ont de beaux rôles, Guenièvre aux deux amours, Ellaine – qui a conçu Galaad (onirique apparition de Sidi Camara) avec Lancelot, Morgane – la nihiliste sœur d’Arthur, femmes puissantes remises au cœur de cette mâle épopée, tandis qu’Arthur est interprété avec beaucoup de justesse et de présence par une comédienne, Inès Musial.

Ambre Kahan, magnifiquement accompagnée par les belles créations lumière de Zélie Champeau, les costumes ultracontemporains et intemporels des Ateliers du Théâtre de l’Union et le riche univers sonore de Mathieu Plantevin, a su créer des images très fortes, des moments intenses qui font vibrer et restent en mémoire. Une épopée arthurienne pour notre siècle. Plus qu’un « spectacle de sortie » pour ces élèves « sortants », un vrai et formidable spectacle d’entrée dans la vie d’artistes.

Marie-Hélène Guérin

 

MERLIN OU LA TERRE DÉVASTÉE
Aux Plateaux sauvages du 22 au 26 septembre 2025
Spectacle de sortie des élèves de l’École Supérieure de Théâtre de l’Union, Séquence 11 (2022-2025)
Texte de Tankred Dorst avec la collaboration d’Ursula Ehler | Traduction René Zahnd et Hélène Mauleur
Mise en scène Ambre Kahan
Dramaturgie Louison Rieger | Création lumière Zélie Champeau | Création sonore Mathieu Plantevin
Décors et costumes Ateliers du CDN – Théâtre de l’Union
Remerciements aux Célestins – Théâtre de Lyon, au Théâtre national de Strasbourg et Almé Paris pour le prêt de costumes

Photos ©Thierry Laporte

À voir à partir de 15 ans

Avec les élèves de la Séquence 11 de l’École Supérieure de Théâtre de l’Union Ayat Ben Yacoub, Lilou Benegui, Sidi Mamadou Camara, Justine Canetti, Samy Cantou, Hector Chambionnat, Marcel Farge, Nils Farré, Anna Mazzia, Juliette Menoreau, Inès Musial, Barthélémy Pollien et Baptiste Thomas ainsi que les comédiennes Anna Budde et Cyrielle Rayet en remplacement de Chahna Grévoz et Lila Pelissier

Production École Supérieure de Théâtre de l’Union | Coproduction Théâtre de l’Union – Centre Dramatique National du Limousin et la Compagnie Get Out | Coréalisation Les Plateaux Sauvages | Avec le soutien et l’accompagnement technique des Plateaux Sauvages | Le texte est paru chez L’Arche Éditeur en 2005.

Le Premier Sexe : un joyeux manifeste du masculin pluriel

Maman lui promet : « Toi aussi plus tard tu tromperas ta femme et tu la feras souffrir ». Papa le rassure : « J’aurais dû être PD comme toi. Mais les nichons m’auraient trop manqué ». Élevé par une « armée d’amazones », grandi entre des hommes pas souvent admirables et des femmes jamais admirées, pas facile de trouver sa place au masculin quand on « ressemble à Charlotte Gainsbourg dans L’Effrontée (si elle était vilaine et grosse) ».
« Le Premier Sexe », en écho au « Deuxième Sexe » de Beauvoir, dont il reprend les étapes pour structurer son seul-en-scène, en une allègre tentative de déjouer la grosse arnaque de la virilité.
 

© Marie Charbonnier

Mickaël Délis questionne masculinité, misogynie et homophobie, étaye son propos des réflexions de Bourdieu, Beauvoir, Héritier… d’une écriture vive, savante et pleine d’humour, dans une mise en scène modeste et élégante – un acteur, un tabouret, un texte, une lumière précise, un tableau noir pour en ap/prendre plein les zygomatiques, un trapèze pour s’envoler.
Se prenant comme sujet d’observation, il remonte le chemin de sa construction. Bambin-fillette, ado complexé, jeune homme tiraillé entre l’homophobie subie et son propre rejet des effeminés, jusqu’à l’adulte devant nous, corps, esprit et jeu déliés.
Autour de lui, des personnages pittoresques, joliment incarnés, chéri.e.s, famille… et – non des moindres – son psy, présent à intervalles aussi réguliers dans le spectacle que dans son agenda… Autant de soutiens ou de baffes qui l’ont fait avancer dans son acceptation de soi, sa compréhension de sa singularité comme de son appartenance à des grands schémas psychosociologiques.

Un spectacle d’une grande honnêteté dans son introspection sans fards, et d’une joyeuse intelligence. On se réjouit de sa fraîcheur et son acuité, de sa vitalité généreuse.

Parce que quand c’est bon, pourquoi s’en priver : à voir pour trois fois plus de plaisir en alternance avec les deux autres volets de La Trilogie du troisième type, dans le même théâtre : La Fête du Slip ou le pipo de la puissance et Les Paillettes de leur vie ou la paix déménage.

Marie-Hélène Guérin

 
 

LE PREMIER SEXE
De et avec Mickaël Délis
À voir à La Scala-Paris du 24 septembre au 30 décembre 2025
Mise en scène Mickaël Délis, Vladimir Perrin, collaboration artistique E. Erka, C. Le Disquay, E. Roth, collaboration à l’écriture C. Larouchi, lumière J. Axworthy

Vaslav, poignant et drôle « travelo d’obédience genetienne »

Elles sont belles, les fleurs échappées de la serre tropicale de Madame Arthur.
« Dépoté.e » du terreau fertile de ce cabaret et des autres où il œuvre au milieu de ses sœurs de fête et de cœur sous le nom de Vaslav de Folleterre, transplanté.e dans le terrarium cubique d’une salle de théâtre, Vaslav chatoie d’ombres et de lumières, de scintillements et de mélancolies.

Majestueuse et pétillante, la « travelote lettrée » passée par Normale Sup’ a la bouche scintillante et le regard taquin. Longue robe de velours noire, calot à pompon, épaules athlétiques, mains graciles, Vaslav a bien l’intention ce soir d’être la sirène et le marin. Lettrée mais pas snob, l’androgyne créature nous prend par la main pour nous emmener en voyage loin, ailleurs, genres, espaces et temps devenus fluides, ondulants, mêlés.

Olivier Normand, de son nom dans l’autre « vraie vie », celle hors-scène, a le goût et la science des lettres et des mots, du mouvement et du chant. Il balade sa voix juste et ample d’un fado langoureux à quelques mesures aériennes de Haendel, d’un air qui fut il y a des siècles entonné par des troubadours à une suave « Paloma triste ». Brigitte Fontaine, Marie Dubas, Jane Birkin, chanteuses matrimoniales, passent par ici, « Lithium » de Nirvana se mue en un déchirant et funèbre chant d’amour et de solitude, des poèmes aussi se glissent dans le tour de chant, Genet bien sûr pour cet auto-défini « travelo de spectacle d’obédience genetienne », Ginsberg en scansion hallucinée. L’interprétation intimiste, personnelle et profonde de Vaslav nous permet de ré-entendre comme neuves certaines chansons avec le temps devenus si familières qu’on ne les écoutait plus. Le lancinant bourbon de la shruti box, harmonium minimal venu d’Inde, « instrument modeste mais fascinant » dont il s’accompagne, envoûte.

Tandis que, dans les délicates lumières composées par Vincent Brunol, Vaslav nous enlace de son romantisme sombre, Olivier Normand, lui, traverse le « quatrième mur »  et aère le spectacle de confidences et de menues leçons fines et malicieuses (« pourquoi les chanteuses à texte comme Piaf et lui-même portent-elles une robe noire ? », « quelle est la différence fondamentale entre la drag queen et le travelo – outre la hauteur des sourcils ? » – entre autres interrogations existentielles…).

C’est poignant et drôle, léger, émouvant, c’est beau, triste et gai, on y rit, sourit, et le cœur y bat la chamade. On est bien heureux que les noctambules créatures des cabarets viennent rendre visite aux vespéraux spectateurs des théâtres…

Au Rond-Point à Paris, c’est complet, mais on peut s’y inscrire sur liste d’attente – ou guetter d’autres dates, d’autres lieux, pour découvrir cet élégant, poétique et flamboyant artiste.

Marie-Hélène Guérin

 

VASLAV
Conception et interprétation Olivier Normand
Son Pablo Da Silva | Lumières et collaboration artistique Vincent Brunol |Regard dramaturgique Anne Lenglet | Robe Hanna Sjödin
Photos couleur © Félix Glutton | Photos noir&blanc © Cécile Dessailly

Rencontre avec Olivier Normand :

À voir :
12 – 14 novembre 2025 Maison de la Danse / Lyon (69)
16 – 22 novembre 2025 La Garance / Cavaillon (84)
16 décembre 2025 L’Étincelle / Rouen (76)
3 avril 2026 Théâtre de Boulogne-sur-mer (62)

Production :
Production déléguée de la tournée Retors Particulier
Production et accompagnement au développement La Compagnie
Accueil en résidence de plateau Performing Arts Forum et le LoKal
Accompagnement à la diffusion Margot Quénéhervé et Alma Vincey, bureau Retors Particulier

Derrière : les virtuoses du vide

On s’installe, un gars, une fille, à l’échauffement, s’étirent et se concertent. Jean gris chemise noire, jean noir chemise grise. Minimal, contemporain.

Sur le vaste plateau presque vide, deux chaises, une table, elle déambule, lui – le genre à faire des grands pliés pendant les blancs de la conversation – repasse une séquence d’une chorégraphie, enchaîne pas et attitudes, lance des esquisses de diagonales et des débuts de sauts, rate et reprend.

Nicolas (Chaigneau) – le danseur – et Claire (Laureau) – la chorégraphe – sont les personnages et les auteur.rices de cette farfelue variation autour de l’acte de création, de sa représentation et de sa réception.

Un impeccable duel dansé sur du clavier bien tempéré, un bout de répèt’ par-ci, un échange avec le public par-là, de vrais moments de danse, de faux départs : le spectacle se joue perpétuellement de lui-même et joue de notre position de spectateur, se décrit, se fabrique, dérive, se déglingue, revient sur ses pas et parfois dans le droit chemin.

Après Les Galets au Tilleul sont plus petits qu’au Havre, présenté au 11 • Avignon en 2022, Derrière est le second volet du diptyque Le Vide. Métathéâtre halluciné, Derrière pourrait coller au plus près à la définition kantienne « le rire vient d’une attente qui se résout subitement en rien », à moins que ce ne soit exactement l’inverse, du rien qui se résout intensément en une attente…

Nicolas Chaigneau et Claire Laureau baladent le public dans leur explicitement fausse tentative de créer un spectacle, multipliant les accidents et les ratages, mettant les spectateurs en perpétuelle instabilité, sur un fil tendu entre banalité et étrangeté.

Une citation de Partita 2, mais sans Bach et avec des polos pailletés, assène un coup fatal au bon sens qui aurait pu encore subsister sous forme de traces dans l’esprit des spectateurs, le public lâche prise et c’est bon !

 

On se délecte des dialogues délicieusement banals et absurdes, de l’inventivité sonore incessante, et de leur humour très visuel. Ces clowns blancs à l’humeur blagueuse ont un sens aigu de la rupture de rythme, une grande maîtrise de l’art du plateau, un goût savoureux du malaise. S’appuyant sur une partition gestuelle et sonore millimétrée, ils poussent le bouchon toujours un peu trop loin, crée un petit vertige d’insécurité et des grands fous-rires libérateurs. Leur ode à l’échec se fait poésie, ils sont légers et profonds comme le sont les vrais clowns, c’est un peu dingue et très réjouissant !

Marie-Hélène Guérin

 

DERRIÈRE
Un spectacle de la compagnie pjpp
Au 11 • Avignon jusqu’au 24 juillet 25
Conception et interprétation Nicolas Chaigneau et Claire Laureau
Regard extérieur (et bien plus) Aurore Di Bianco, Marie Rual | Créatrice lumière Valérie Sigward | Régisseur son Jean-Baptiste Cavelier | Administration, production et diffusion Laëtitia Passard
Photos © Loïc Seron

Production pjpp

Coproductions Le Trident, scène nationale de Cherbourg-en-Cotentin ; Le Phare, centre chorégraphique national du Havre Normandie (direction Emmanuelle Vo-Dinh) ; CHORÈGE, CDCN de Falaise ; Le Tangram, scène nationale d’Évreux-Louviers ; le Rive-Gauche, scène conventionnée de Saint-Étienne-du-Rouvray ; L’ARC, scène nationale Le Creusot
Résidences L’Étable, Beaumontel ; Le Triangle, Cité de la Danse, Rennes ; AKTÉ, Le Havre ; Le Phare, centre chorégraphique national du Havre Normandie (direction Fouad Boussouf) ; Le Wine & Beer, La BaZooKa, Le Havre ; Théâtre de l’Arsenal, scène conventionnée de Val-de-Reuil
Soutiens La Région Normandie, le Département Seine-Maritime, la Ville du Havre et l’ODIA Normandie

pjpp est conventionné pour l’ensemble de son projet par le Ministère de la Culture (DRAC Normandie)

Señora Tentación : un duo sensuel, enjoué et tendre

À la Manufacture, un délicieux « théâtre dansé », comme on dirait du théâtre musical, où le geste dansé s’ajoute aux mots pour raconter.
De la compagnie Toujours après minuit, on avait déjà beaucoup aimé Salti.

E l’historia de un amor, comme dit une chanson… l’histoire d’un amour tout simple, raconté en mots et en mouvements par les deux amoureuses.
Elles ont la soixantaine, c’est bien bon de voir des femmes de cet âge être belles, s’aimer et danser, rire et vibrer ! Elles se sont rencontrées dans un bar « aux fenêtres obstruées, où les femmes de tous types et de tous genres » s’enlaçaient de paroles et de caresses. La femme de ménage et la concierge, la fine et la ronde, l’enivrée et la romantique, depuis s’aiment en secret, font semblant de boîter pour marcher corps à corps, se cachent des billets doux, se retrouvent un week-end par mois – cent ans par mois ! – pour boire du champagne dans des coupes, nouer leurs jambes et leurs rêves.

Elles nous disent leur histoire dans la langue charnelle de l’autrice Marie Dilasser, langue elle aussi dansante, gorgée d’enrobantes répétitions, de poétiques inventions. Elles nous flamenquent leur histoire, nous la tanguent et nous la valsent douce aussi. Dans un joli décor où poussent phrasiers et motsdamouriers, Roser Montlló Guberna, Brigitte Seth, l’une plus danseuse, l’autre plus comédienne, toutes les deux joueuses, gaies, nous emmènent dans l’intime et le quotidien de ces deux femmes amoureuses et secrètes, qui se chérissent et se disputent, se protègent et se libèrent. Un spectacle sensuel, enjoué et tendre.

Marie-Hélène Guérin

 

SENORA TENTACION
À voir à La Manufacture du 6 au 13 juillet
Texte Marie Dilasser
Chorégraphie et mise en scène Montlló-Seth
Lumières Guillaume Tesson
Scénographie Montlló-Seth
Musiques Chavela Vargas, Ruben Gonzalez, Hugues Laniesse
Interprètes Roser Montlló Guberna et Brigitte Seth
Photos Christophe Raynaud de Lage

Production Toujours après minuit
Coréalisation Les Plateaux Sauvages
Avec le soutien et l’accompagnement technique des Plateaux Sauvages
Avec le soutien de Florence Magnen et de la briqueterie CDCN du Val-de-Marne

La compagnie Toujours après Minuit est conventionnée par le Ministère de la Culture – DRAC Île-de-France et la Région Île-de-France, et reçoit le soutien du Département du Val-de-Marne.

La Colère : Il était une fois, dix fois, mille fois, la colère des femmes… un spectacle d’une furieuse et joyeuse générosité

Il était une fois, deux fois, dix fois, mille fois, la colère des femmes…

Laurent Vacher fait du théâtre pour comprendre le monde, pour déceler les mécaniques sociales. On avait aimé son travail déjà avec Le Garçon incassable et Soudain, Chutes et Envols, le regard aigu et tendre qu’il pose sur les êtres, sans les juger. Il rêvait d’un spectacle sur, autour, rempli de Louise Michel. Zoom sur son enfance de fille bâtarde, on ne sait qui du père ou du fils châtelain l’a engendrée, sur son éducation, ses combats, sur ses colères. Dézoom, la figure historique passe à l’arrière-plan, élargissement du champ, questionner la source de sa colère, à elle la communarde, la lettrée rebelle, c’est ouvrir la voie/la voix à la colère des femmes d’aujourd’hui.

Ce pourrait être des colères humaines, mais ce sont précisément des colères de femmes, longtemps ravalées, héritées de celles des mères avant elles, universelles et particulières, qui grondent parfois avec indignation, parfois avec amertume, souvent avec le sourire, qui racontent des identités, des individualités, et une époque.
Les colères des femmes sont intersectionnelles, intimes, familiales, elles sont traversées par l’écologie, la politique, l’économie, ce sont celles d’une société et celles d’un corps de chair, celles d’épouses, de mères, de travailleuses, de résiliantes, d’écorchées vives, de désobéissantes civiles, de rieuses, de vivantes.
 

 
Laurent Vacher, parfois avec ses interprètes, est allé à la rencontre de femmes de tous âges, toutes origines et tous milieux sociaux. Edmée, Zou, Madame Li, des lycéennes en survêt, Aïcha, Rebecca, des jeunes, des vieilles. À Chelles, à Pont-à-Mousson, ailleurs, dans des trains, des bus, des abribus, des snacks, des jardins publics ou des jardins privés… Partout où une oreille bienveillante peut se tendre, partout où une femme peut prendre un moment pour dénuder un peu, beaucoup, son cœur et ses colères.

C’est presque du documentaire, pas loin de la sociologie ; Laurent Vacher en fait du théâtre : une mise en scène toute simple, des lumières, quelques instruments de musique, des micros sur pied, quelques accessoires, un peu de rouge, un peu de noir, couleurs de drapeaux réfractaires. Et surtout deux comédiennes fantastiques à l’engagement contagieux, on sent à chaque instant leur respect pour celles dont elles transmettent la parole mais aussi la justesse et la finesse de leur incarnation : Odja Llorca grande bringue brune, Marie-Aude Weiss amazone à la crinière blanche, toutes deux sororales complices de longue date de Laurent Vacher. Il n’y pas besoin de plus pour faire résonner et vibrer ces paroles recueillies.

De ces entretiens, on goûte la matière presque brute restituée avec une furieuse et joyeuse générosité par Odja Llorca et Marie-Aude Weiss, les mots qu’on imagine à peine retouchés, avec les aspérités de leur oralité, avec la petite voix de chacune en filigrane derrière la voix des interprètes. Laurent Vacher en fait théâtre, et il en fait chanson aussi, dégageant de la gangue du réalisme la poésie et la rage, la fraîcheur et l’humour de ces paroles de femmes, sur les musiques de Philippe Thibault, qui électrise les mots de sa guitare incisive et la scène de sa présence solide, espiègle et chaleureuse.
 

 
Une Colère salutaire, qui porte une parole trop souvent tue, sincère, tonique et vivifiante, et milite pour une révolte par le plaisir et le rire !
Il y a eu tant de rencontres, tant à dire, que Laurent Vacher a dû s’interroger sur sa pertinence à choisir, à occulter, pour aboutir à une double proposition, deux spectacles, choisis par une main innocente au début de chaque représentation : une bonne raison de voir le spectacle, et le revoir.

Marie-Hélène Guérin

 


 
LA COLÈRE,
un spectacle de la Compagnie du Bredin
vu en juin au Studio BeauLabo de Montreuil
à retrouver à Avignon du 5 au 26 juillet 2025 à 13h (relâches les jeudis), à Présence Pasteur
Texte et mise en scène Laurent Vacher
Composition musicale Philippe Thibault
Avec Odja Llorca, Marie-Aude Weiss et Philippe Thibault
Dramaturgie Pauline Thimonier | Lumière Victor Egéa
Photographies © Christophe Raynaud de Lage
 

 
Une coproduction Château-Rouge – Annemasse, Nest – CDN de Thionville-Grand Est
Accueil en résidence Maison d’Elsa – Jarny, Nest – CDN de Thionville-Grand Est, Centre Pablo Picasso-Homécourt en partenariat avec l’OLC
La Cie du Bredin est conventionnée par le Ministère de la Culture – DRAC Grand Est et par la Région Grand Est
Remerciements aux théâtres de Chelles, d’Aurillac, la maison d’Elsa, le Nest, la Mission Locale de Briey, le lycée Louis Bertrand de Briey, le Lycée Fabert de Metz, l’OLC.
Merci à Bernadette Papin qui a contribué à faciliter des rencontres et Catherine Vales du Val de
Briey.

Wasted : portrait d’une jeunesse en feu (et en cendres). Un texte vibrant de Kae Tempest porté par une jeune et belle troupe.

En mars 2023, on découvrait WASTED (Dévasté.e.s) de Kae Tempest, mis en scène par Martin Jobert, dans la petite salle du Nouveau Théâtre de l’Atalante (NTA). Depuis, le spectacle a poursuivi son beau chemin, et il fait cet été partie de la bouillonnante programmation du 11.Avignon.

« Il n’y a pas si longtemps, on avait 13 ans, on avait peur de rien. On était jeune, tout était romantique et vrai. Puis quelque chose a changé »
Wasted parle de ce moment particulier de la jeunesse où tout n’est plus possible ; mais où tout est encore à advenir. Une ligne de crête, un point de tension. Ce moment où on se rend compte qu’on est passé à côté de son « ancien futur glorieux ». C’est sûr, on ne sera pas footballeur professionnel, on ne sera pas rock star, c’est sûr, on ne sera pas agent secret. Mais on a à peine plus de 25 ans, on en a encore, de la vie devant soi.

Charlotte, Ted, Dany se retrouvent ce soir-là pour célébrer la mort de leur copain Tony. Ils les a quitté ils étaient ados. Ils le fêteront comme on peut fêter à pas trente ans, dans l’ivresse, les stupéfiants, la musique, la danse, dans les confidences éméchées, les souvenirs flous, les perspectives d’un âge adulte qu’on craint gris, dans les joies et les tristesses folles de l’alcool et de l’amitié.
Ils sont tragiques et poignants, beaux, dérisoires et drôles.
Simon Cohen, Tristan Pellegrino, Kim Verschueren, très joliment accompagnés par les compositions musicales électro et le chant de tête hypnotique de Raphaël Mars, ont l’âge et la fièvre des personnages.
Le jeu est parfois encore un peu frais, ça se comprend, les quatre jeunes gens sortent à peine de l’école, déjà au fil de la représentation ils gagnent en assurance et en liberté, mais ils sont déjà justes et vibrants, ils ont une belle énergie, ils donnent vie à leurs personnages. J’y retrouve ma jeunesse, ma bande de potes, nos craintes, nos rêves, nos indéfectibles liens, notre soif d’absolu, nos failles et nos consolations.

Avec une certaine économie de moyens et des idées gracieuses, soutenu par les décors et les lumières très graphiques de Louis Heiliger et Gauthier Le Goff, Martin Jobert trouve le bon rythme et crée des images discrètement spectaculaires, où des poussières d’étoiles enivrent ses personnages et irisent les spectateurs…
L’abrupte poésie de l’écriture de Kae Tempest, dont on aime la pulsation, la rugosité, dont on aime le désespoir bouillonnant et la fébrilité, dont on aime la ville et les êtres dont iel la peuple, est restituée telle quelle, accent français mais débit fluide et timbre plein, par des apartés en anglais (surtitrés); les dialogues et les relations entre les personnages ont de la vérité et de la chair. Ces jeunes gens, nerveux et doux, pleins de larmes, de fous rires, d’amitié et de désirs, touchent.

Marie-Hélène Guérin

 


WASTED

De Kae Tempest
Un spectacle de la compagnie Méchant Méchant
Vu au Nouveau Théâtre de l’Atalante en mars 2023,
à retrouver au 11.Avignon du 5 au 24 juillet 2025 à 15h05
Traduction Gabriel Dufay et Oona Spengler – La pièce Fracassés (WASTED) de Kae Tempest est éditée et représentée par l’ARCHE – Editeur & Agence théâtrale
Mise en scène Martin Jobert, assisté de Fabien Chapeira
Avec Simon Cohen, Tristan Pellegrino, Kim Verschueren en alternance avec Chloé Zufferey
Musique Raphaël Mars
Photo Paul Desveaux

Il n’y a pas de Ajar

C’est quoi Delphine Horvilleur ?
Rabbin libéral, revuiste, animatrice, autrice plutôt d’essais, médiatisée, elle se colte dans Il n’y pas de Ajar à l’écriture de fiction théâtrale.
Elle est soutenue par la présence très impressionnante de l’actrice et metteuse en scène Johanna Nizard, qui seule en scène, magnifie, dans la cour des grands, le texte de Delphine Horvilleur.

L’idée de départ est d’imaginer qu’Emile Ajar alias Romain Gary aurait eu un fils imaginaire, reclus dans une cave, qui soliloquerait, avec philosophie comme on dit, pour un visiteur imaginaire, de son rapport avec son père, avec Dieu, avec sa judéité et avec sa laïcité, avec la société et beaucoup de questions identitaires qu’elle pose, comme par exemple, celle du genre ou des communautarismes ou du monde des « pareils », avec le langage, avec la psychanalyse, pour conclure sur l’esquive des assignations déterministes.

Mais il faut d’abord rappeler qui était Romain Gary. Romain Gary est un écrivain français qui a obtenu deux prix Goncourt (ce qui est impossible) en écrivant sous pseudonyme, celui d’Emile Ajar, son second prix Goncourt et d’autres livres. Il s’est également attribué d’autres pseudonymes dont la pièce de Delphine Horviller ne parle pas. Romain Gary s’est suicidé en se tirant une balle dans la gorge, révélant par ce fait le pot au rose de ses multiples identités.

@ Pauline Le Goff

L’ensemble de ce seule-en-scène a la profondeur des réflexions d’une intellectuelle qui se laisse aller au délire littéraire, ouvrant des portes que l’écriture sérieuse d’essais ne lui a pas permis jusqu’ici. Et sa puissance créative crée un personnage gouailleur à la logorrhée intarissable, sûr de lui, drôle, attachant et plein d’humanité.
Il s’agit du fils d’Emile Ajar, Abraham Ajar, initiales A.A, qui est interprété par Johanna Nizard, qui, elle aussi, se transforme sous nos yeux ébahis de spectateurs et nos oreilles attentives. Ses travestissements et ses dénudements, au sens propre comme au sens figuré, nous réjouissent et sa puissance vocale et oraculaire, passant d’une voix de fausset à une voix de stentor, au physique d’une reine toute-puissante à celui d’un baroudeur des sous-sol de la ville, en passant encore par des mystifications que je vous laisse la primeur de découvrir.

La multiplicité de la personnalité, le refus des assignations à un moi unique et fort qui nous enfermerait forcément, et l’acceptation d’être plusieurs, de ne pas se laisser déterminer, c’est la thèse de nombreux écrivains comme Virginia Woolf ou comme le philosophe Gilles Deleuze et le philosophe-psychanalyste Felix Guatari ou encore, l’écrivain Fernando Pessoa et ses nombreux hétéronymes. Mais ce sont tous des gens qui ont mal fini…

Ce que Delphine Horviller extrait de la pensée d’Emile Ajar, est qu’au-delà du sang et de l’inné, là où intervient l’acquis, et notamment la transmission littéraire, serait la voie royale contre les assignations et serait notre véritable identité. Nous sommes ce que nous lisons.

@ Pauline Le Goff

Le plateau évoque un no man’s land fait de poteaux de miroirs et de couvertures de survie chiffonnées en guise de sol, le tout reflétant la lumière sourde des projecteurs et nous plaçant dans un univers atemporel et glacé. On se serait presque imaginé près d’un fleuve, sous un pont ou quelque chose comme ça, mais il m’aura fallu l’explicitation du texte pour savoir que la scène se situe dans une cave.

Il y a beaucoup de choses sur « le fait d’être juif » dans ce spectacle et peut-être que ce n’aurait pas été la question centrale de Romain Gary s’il avait pu répondre, et pendant un bon moment, on a l’impression d’être justement dans une pièce traitant d’un problème communautaire.
Quelque chose du moi pré-penseur, de la peau analysée par Didier Anzieu, est en jeu dans ce texte et dans sa représentation théâtrale.

Un spectacle original, puissant, drôle, qui nous fait réfléchir, avec des partis pris à l’emporte-pièce, dans lesquels l’identification sera aisée à trouver.

Isabelle Buisson,
Les Ateliers d’Ecriture à la Ligne

Il n’y a pas de Ajar
Au 11.Avignon du 5 au 24 juillet 2025 à 15h45
de Delphine Horvilleur
Mis en scène par Arnaud Aldigé et Johanna Nizard
Avec Johanna Nizard

Conversation entre Jean ordinaires : d’extraordinaires Jean ordinaires.

En fond de scène un grand tableau blanc, une estrade (blanche), des projecteurs tendus d’un tulle (blanc) créent un espace théâtral ouvert et mobile. Trois gars en caleçon blanc (ou sans), chaussettes et chapeau d’aviateur y trônent, stoïques : « tu trouves ça normal, toi » ?
Il est bien possible qu’on soit dans le pire cauchemar du comédien Jean-Claude Pouliquen : comédien en situation de « hum tu vois quoi » (comme le précise, faussement pudique, Jean-François Auguste – ici metteur en scène et partenaire de jeu), mais comédien de toutes façons, avec un bon vieux pire cauchemar de comédien « rentrer en scène tout nu, ne pas savoir mon texte, ne pas savoir dans quelle pièce je joue ».

Jean-Claude et Jean-François se connaissent et travaillent ensemble depuis 20 ans, c’est la première fois qu’ils jouent ensemble. Jean-Claude avait intégré dans les années 90 l’aventure de l’Atelier Catalyse lancée par Madeleine Louarn à Morlaix, Jean-François l’a rencontré en 2007 à l’occasion d’un spectacle qu’il co-mettait en scène avec Madeleine Louarn.
Nos deux « Jean » sont accompagnés parfois, c‘était le cas de la représentation à laquelle j’ai assistée, d’un Yoann Robert (Yoann c’est Jean aussi, en breton par exemple, ouf, la cohérence est sauve) pour l’adaptation et l’interprétation en Langue des Signes Françaises : sa présence, parfaitement intégrée au duo, offre un contrepoint très intéressant, qui apporte une touche graphique autant qu’expressive.

L’autrice Laëtitia Ajonohun a fait de leurs histoires personnelles et communes, de leurs réalités et de leurs cheminements, un matériau de théâtre : avec sa complicité, ils nous entraînent dans leur « conversation entre Jean ordinaires », interrogeant leur amour des mots des autres et de la scène, leur relation artistique et amicale, et les grandes questions de la normalité et de l’altérité.

Jean-Claude et Jean-François dialoguent, soliloquent, dansent, dessinent, s’autoportraitisent, s’autofictionnent, partagent, revendiquent, rêvent… Ils se sont inventés une chorégraphie d’échos et résonnances, de symétries et de dissonances pour créer un univers scénique très vivace fourmillant d’eux-mêmes et du monde.
Parfois, dans cette pièce-mosaïque, fragmentaire et colorée, Jean-Claude et Jean-François créent une bulle théâtrale, un moment à part, un magnifique monologue de roi, des Ailes du désir qui frémissent des mots d’un Jean qui s’appelle Peter Handke.
Parfois Jean-Claude reste en suspens, Jean-François reprend le geste ou le mot arrêtés pour ranimer le dire, relancer l’élan, le spectacle piétine d’un pas, s’imperfectionne et c’est émouvant et poétique comme ces céramiques japonaises auxquelles la fêlure donne encore plus de valeur.

Confidences et questionnements existentiels, fragments de grands textes ou karaokés de chanteurs populaires, quizz des citations de Jean (Racine, -Baptiste Poquelin, Seberg, Cocteau, -Claude van Damme) et jeu des « Monsieur et Madame ont un fils » (ou Monsieur et Monsieur, ou Madame et Madame, car les Jean ici présents aiment que les gens s’aiment et parentèlent à leur guise) : miscellanées terriblement drôles, facétieuses, poignantes, à leur(s) image(s). Un spectacle farfelu, pétillant et tendre. Une déclaration d’amour à l’a-normalité, à la beauté des Jean et des gens ordinaires et extra-ordinaires.

Marie-Hélène Guérin

 

CONVERSATION ENTRE JEAN ORDINAIRES
Vu au Théâtre Ouvert le 24 mai 2025
Texte Laëtitia Ajanohun
Mise en scène, scénographie Jean-François Auguste
Avec Jean-François Auguste, Jean-Claude Pouliquen
et Yoann Robert pour l’adaptation en LSF
Création lumière Nicolas Bordes | Création sonore Antoine Quoniam | Collaboration artistique Morgane Bourhis
Photos © Christophe Raynaud de Lage

À voir à partir de 12 ans

À retrouver les 5 et 6 juin à l’Espace des Arts à Chalons-sur-Saône (71)

2025/2026 :
Semaine du 6 octobre – Théâtre Silvia Monfort à Paris (75)
Semaine du 24 novembre – Les Passerelles Scène de Paris Vallée de la Marne à Pontault Combault (77)
Semaine du 15 décembre – La Filature Scène nationale de Mulhouse (68)
4 et 5 février – Le Point du jour à Lyon (69)

Production For Happy People & Co
Co-Production CNCA – Centre National pour la Création Adaptée de Morlaix, La Comédie de Caen CDN de Normandie,

Dans le cadre d’une commande d’écriture et de résidence d’auteurs dans le cadre du dispositif de soutien aux auteurs dramatiques du Ministère de la Culture et du projet Parcours en Actes de la Comédie de Caen en partenariat avec l’IMEC
— Lauréat des Plateaux 2023 collectif Scènes 77

La compagnie est soutenue par la Direction des Affaires Culturelles d’Ile-de-France au titre du conventionnement. La compagnie est soutenue par la Région Ile-de-France au titre de la Permanence Artistique et Culturelle.

Wonnangatta : un road-movie âpre porté par deux magnifiques interprètes

C’est un fait-divers réel qui nourrit le texte d’Angus Cerini, dont la percutante traduction de Dominique Hollier nous transmet la langue sèche et rocailleuse, la poésie abrupte et sauvage des descriptions de la nature, l’envoûtement des litanies, les ellipses qui compressent ou diluent le temps.
Wonnangatta aux sonorités lointaines est le nom d’une bourgade au fin fond du bush où s’est déroulé le crime non élucidé le plus célèbre d’Australie.
1917. Harry rend une visite chaque mois à son ami Jim Barclay, pour lui amener son courrier. Ce jour-là, Jim a laissé un mot « Serais là ce soir ». Le mois suivant, le mot est toujours là. Rien n’a bougé. Jim a disparu. Le garçon de ferme a disparu. Deux qui manquent, le compte est vite fait pour Harry, une victime, un coupable.
Le chien de Jim mènera Harry et son comparse Riggall jusqu’au lit de la rivière, où affleure le crâne du cadavre de Jim, enterré jusqu’au cou. Harry et Riggall débutent alors un périple à la recherche du garçon de ferme.
Le fait-divers réel se mue en road-movie déréalisé, aux limites du fantastique, dans un espace abstrait créé par le metteur en scène Jacques Vincey lui-même et Caty Olive, qui signe aussi une création lumière qui fait elle-même décor.

Le chemin vers la cabane du garçon de ferme est long, tout est loin de tout dans le bush, les distances se comptent en heures, en jours de route à cheval, en errements et en divagations.

Vincent Winterhalter et Serge Hazanavicius vont parcourir ce trajet côte à côte, dans ce décor de briques anthracites – noir goudron, gris poussière – avec lesquelles ils creusent la berge de la rivière, montent des colonnes de pierre, bricolent des sièges, formant eux-mêmes le paysage au gré de leur avancée, et c’est une belle et intelligente idée que cela, ce paysage métamorphosé, modelé, par les voyageurs, par leurs besoins et leurs peurs. Le chaos gagne en même temps que la colère d’Harry gonfle, et que Riggall doute.

L’espace abstrait se charge de menus gestes concrets, on tient des rênes, on creuse une fosse, on tapote la tête d’un chien, on trébuche dans des broussailles, on renoue un lacet.
Dialogues et narration circulent de l’un à l’autre, d’une langue rustique mais heureusement d’un jeu sans pittoresque. Vincent Winterhalter et Serge Hazanavicius, fringues fatiguées aux couleurs éteintes, debout au milieu de la roche et du vent, offrent leurs corps solides et leurs voix râpées à Harry et Riggal – l’un tenu par la rage l’autre retenu par la peur, deux solitudes marchant à l’aveugle au bord d’un précipice.

D’une séduction aride, dans une remarquable économie de gestes et d’images, soutenu par une création sonore riche, pleine de textures musicales ou concrètes, se déploie ce road-movie âpre et brumeux. Le spectacle se dissout finalement dans l’irrésolu de l’enquête et le brouillard des hauts plateaux. Il en restera le charnel de la langue roulant comme cailloux au fond d’une rivière, et surtout une magnifique incarnation, dense, précise, des deux acteurs, « deux hommes à cheval et un chien debout tout au sommet de la terre, et de tous côtés l’univers qui se déploie ». Sobres et puissants.

Marie-Hélène Guérin

 

WONNANGATTA
Un spectacle de La compagnie Sirènes
Aux Plateaux sauvages jusqu’au 24 mai 2025
Texte Angus Cerini
Traduction Dominique Hollier
Mise en scène Jacques Vincey
Avec Serge Hazanavicius et Vincent Winterhalter

À partir de 15 ans

Collaboration artistique Céline Gaudier | Scénographie Caty Olive et Jacques Vincey | Création lumière Caty Olive | Création musicale Alexandre Meyer | Costumes Anaïs Romand | Regard chorégraphique Stefany Ganachaud
Régie générale Sébastien Mathé | Régie son Maël Fusillier | Régie lumière Thomas Cany
Photographies © Christophe Raynaud de Lage

Production Compagnie Sirènes | Coproduction Centre dramatique national de Tours – Théâtre Olympia et Halle aux grains – Scène nationale de Blois | Coréalisation Les Plateaux Sauvages | Avec le soutien et l’accompagnement technique des Plateaux Sauvages
Le texte a reçu le soutien à la traduction de la Maison Antoine Vitez et d’Artcena.
La Compagnie Sirènes est conventionnée par le Ministère de la Culture. Jacques Vincey est artiste associé à la Maison de la Culture de Bourges.
Wonnangatta a été produit pour la première fois par la Sydney Theatre Company le 21 septembre 2020 au Roslyn Packer Theatre.