Le Premier Sexe : un joyeux manifeste du masculin pluriel

Maman lui promet : « Toi aussi plus tard tu tromperas ta femme et tu la feras souffrir ». Papa le rassure : « J’aurais dû être PD comme toi. Mais les nichons m’auraient trop manqué ». Élevé par une « armée d’amazones », grandi entre des hommes pas souvent admirables et des femmes jamais admirées, pas facile de trouver sa place au masculin quand on « ressemble à Charlotte Gainsbourg dans L’Effrontée (si elle était vilaine et grosse) ».
« Le Premier Sexe », en écho au « Deuxième Sexe » de Beauvoir, dont il reprend les étapes pour structurer son seul-en-scène, en une allègre tentative de déjouer la grosse arnaque de la virilité.
 

© Marie Charbonnier

Mickaël Délis questionne masculinité, misogynie et homophobie, étaye son propos des réflexions de Bourdieu, Beauvoir, Héritier… d’une écriture vive, savante et pleine d’humour, dans une mise en scène modeste et élégante – un acteur, un tabouret, un texte, une lumière précise, un tableau noir pour en ap/prendre plein les zygomatiques, un trapèze pour s’envoler.
Se prenant comme sujet d’observation, il remonte le chemin de sa construction. Bambin-fillette, ado complexé, jeune homme tiraillé entre l’homophobie subie et son propre rejet des effeminés, jusqu’à l’adulte devant nous, corps, esprit et jeu déliés.
Autour de lui, des personnages pittoresques, joliment incarnés, chéri.e.s, famille… et – non des moindres – son psy, présent à intervalles aussi réguliers dans le spectacle que dans son agenda… Autant de soutiens ou de baffes qui l’ont fait avancer dans son acceptation de soi, sa compréhension de sa singularité comme de son appartenance à des grands schémas psychosociologiques.

Un spectacle d’une grande honnêteté dans son introspection sans fards, et d’une joyeuse intelligence. On se réjouit de sa fraîcheur et son acuité, de sa vitalité généreuse.

Marie-Hélène Guérin

 
 

LE PREMIER SEXE
De et avec Mickaël Délis
À voir à La Scala-Paris du 17 septembre au 27 novembre 2024
Mise en scène Mickaël Délis, Vladimir Perrin, collaboration artistique E. Erka, C. Le Disquay, E. Roth, collaboration à l’écriture C. Larouchi, lumière J. Axworthy

Herculine Barbin © Pierre Planchenault

Herculine Barbin, Archéologie d’une révolution : la grâce des demi-teintes

l y a 150 ans ou presque, un médecin parisien, appelé pour constater un suicide, découvre dans une triste chambre du Quartier Latin le corps sans vie d’Abel Barbin. Le corps sans vie, une lettre adressée à sa mère, et un manuscrit.
Quelques années plus tard, il confie ces Souvenirs à un confrère, Ambroise Tardieu, qui en publie en 1874 de larges extraits dans Question médico-légale de l’identité dans ses rapports avec les vices de conformation des organes sexuels. Un siècle plus tard, Michel Foucault redécouvre ces mémoires, les ré-anime et les ramène à la surface de cette fin de XXe.
Dominique Valadié, en 1985, les portera à la scène, sous la houlette de Françon. Au début des années 90, j’en ai vu une adaptation par Brigitte Foray, dans le beau théâtre à l’italienne de Chambéry. C’est Laura Benson qui incarnait Herculine/Abel. J’ai le souvenir d’un spectacle saisissant, sombre, sec et tendu.

En ouverture du texte des Souvenirs, Ambroise Tardieu note : « Les combats et les agitations auxquels a été en proie cet être infortuné, il les a dépeintes lui-même dans des pages qu’aucune fiction romanesque ne surpasse en intérêt. Il est difficile de lire une histoire plus navrante, racontée avec un accent plus vrai, et alors même que son récit ne porterait pas en lui une vérité saisissante, nous avons, dans des pièces authentiques et officielles que j’y joindrai, la preuve qu’il est de la plus parfaite exactitude. »

Herculine Barbin © Pierre Planchenault

C’est le corps sans vie d’Abel Barbin qu’on a trouvé et autopsié. Mais c’est Herculine qu’elle était née, grandie avec le surnom affectueux d’Alexina, et c’est Camille qui, âgé•e de 25 ans, rédige ses souvenirs.
C’est jeune, 25 ans, pour écrire ses mémoires. C’est jeune mais iel a déjà traversé le miroir et vécu plusieurs vies. C’est jeune, iel le sait, mais se sait aussi dans l’urgence. Je note « iel », le pronom n’existait pas il y a 180 ans, est-ce qu’il-elle l’aurait utilisé, on ne peut que supposer. Iel accorde les adjectifs tantôt au féminin, tantôt au masculin – « je suis née », « j’ai souffert, seul ! », « on me voyait comme son amie, alors que j’étais son amant » ; et s’est choisi un prénom de narration épicène, comme une réconciliation.

Catherine Marnas nous fait entrer avec une grande douceur, et beaucoup de délicatesse dans cette vie tourmentée.

En fond de scène, un écran alanguit des ombres de dunes, comme une échographie, une macrographie, un paysage indéchiffrable, lent et vaguement familier.
Un homme vêtu de noir, une bribe de plancher, des fantômes de lits, une bassine d’émail, des bruissements d’eau.
Bientôt l’étrange paysage ondulant va laisser place à des images patinées, nous projetant dans un autre rythme, un autre temps, d’autres lieux. Architectures, cour d’un pensionnat, enfants jouant, cornettes de religieuses et robes de demoiselles, arbres et voûtes, noir et blanc, sépia ; frissonnent dans l’air quelques notes presque liturgiques. Il y a quelque chose de rêveur, une mélancolie tranquille.

Herculine Barbin © Pierre Planchenault

Née en 1838, Herculine Barbin a été assigné.e femme, par négligence, ignorance, inconscience. Un médecin consulté en raison de douleurs à l’aine, causées par un testicule non descendu, stupéfait, l’enfer est pavé de bonnes intentions, a voulu réparer l’erreur par une autre erreur, faisant basculer d’Herculine en Abel, de jeune fille institutrice de 20 ans, aux traits un peu durs, aux joues couvertes d’un léger duvet, amoureuse et amante de la belle Sara, institutrice comme elle au pensionnat d’Archiac, confrontée, comme il se doit, aux abus de pouvoir des inspecteurs de l’Académie, en un jeune homme doté d’une voix menue, « armé de [sa] seule faiblesse et de [sa] faible expérience des choses ».

L’homme en noir va rompre sa solitude et faire place à Herculine. Elle était étendue, silencieuse et immobile dans un lit de blanc vêtu. Dans ce dévoilement, il y a beaucoup de douceur et de tendresse. La levée d’une absence, les retrouvailles avec l’enfance solitaire et calme.

L’homme en noir, c’est Mickaël Pelissier, masculinité flexible, gestuelle précise et précieuse, peut-être une rémanence de Michel Foucault, exhumant à nos yeux Herculine/Abel et ses souvenirs comme le philosophe a exhumé le texte des archives où il dormait. Il fera du drap qui couvrait Herculine un drapé antique, une robe élégante, la vêtira, dévêtira, lui passera son costume d’homme, accompagnant toutes ses métamorphoses de la chorégraphie légère de ses mains attentionnées. Il apporte de la malice et de la complicité. On l’entendra parfois dans quelques chansons aux sonorités décalées, Le 3e Sexe d’Indochine ou Les Pensionnaires de Verlaine devenant lieder aux sourdes orchestrations, d’un charme envoûtant.

C’est Yuming Hey, artiste singulier et charismatique qu’on avait aimé dans Un garçon d’Italie, qui prête son androgyne beauté, sa grâce touchante et rare à Herculine. Homme, femme, les deux et ni l’un ni l’autre, de genre fluide et de talent subtil, il ne force jamais la note, toujours juste et sensible. Il s’impose comme une évidence pour interpréter Herculine/Abel, première personne à avoir changer de genre à l’État civil en France, jeune être en perpétuel devenir.

Leurs deux voix parfois se mêleront, se superposeront, comme une voix à deux tons, hybride et se faisant écho à elle-même.

Herculine Barbin © Pierre Planchenault

Déclarée femme mais non-femme, déclaré homme mais non-homme, Camille a subi les assignations que la société et la médecine lui ont imposées. L’amour partagé avec sa consœur Sara lui a accordé un temps où la question de son genre ou de son sexe était abolie, noyée dans l’affection, effacée par la tendresse. Le corps médical s’en est mêlé, et puisqu’il faut être défini, si testicule il y a, homme il y a. Mais être un homme ne réparait pas l’erreur première d’assignation. Intersexe, entre l’une et l’autre, pas l’une puis l’autre. Intersexe, que son époque et son monde a poussé à se penser comme échouant à vivre les rôles de femme puis d’homme qu’on lui destinait.

Comme la vie d’Herculine/Abel, le spectacle est déchiré en deux par un cri de douleur et de rage qui brise le cœur. Et c’est la gorge nouée qu’on entend le rapport d’autopsie, la litanie poignante des anomalies physiologiques, de toutes ces petites distorsions du corps qui ont fait qu’Herculine Barbin aura eu besoin de tant de prénoms, de tant de pronoms, sans réussir à se rassembler – multiple et changeant•e, à être un•e, à être soi suffisamment pour continuer à vivre.

Par l’incarnation retenue et intense de Yuming Hey, par la partition de Nicolas Martel en contrepoint délicat, par l’élégance et la bienveillance de sa mise en scène, par la poésie de la scénographie et de la création sonore, Catherine Marnas offre à Herculine comme une consolation, comme une nouvelle peau après la plaie, fine et sensible mais reconstruite.
Cela pourrait être un manifeste, pour le Neutre (Roland Barthes le dit « fuite élégante et discrète devant le dogmatisme, bref le principe de délicatesse », et cela va bien à ce spectacle), pour la transidentité, l’entre-deux, l’acceptation de la complexité, de l’indéfini, du souple et du mouvant.
Ce n’est pas un manifeste, c’est du théâtre, là où le théâtre ouvre plus grand l’horizon, là où le théâtre dit le monde et les âmes.
Un spectacle utile, profond, pudique et violent, beau comme une perle baroque, dont c’est l’étrangeté qui fait la richesse, et la douceur la puissance.

Marie-Hélène Guérin

 

Herculine Barbin : Archéologie d’une révolution
Au Palace – Avignon jusqu’au 21 juillet
D’après Herculine Barbin dite Alexina B. publié et préfacé par Michel Foucault
Adaptation Catherine Marnas et Procuste Oblomov
Mise en scène Catherine Marnas
Avec Yuming Hey et Mickaël Pelissier (en entretien ici : L’Œil d’Olivier)
Avec la complicité de Vanasay Khamphommala et Arnaud Alessandrin
Conseil artistique Procuste Oblomov | Assistanat à la mise en scène Lucas Chemel |Scénographie Carlos Calvo | Son Madame Miniature | Lumière Michel Theuil | Costumes Kam Derbali
Photos © Pierre Planchenault

Il n’y a pas de Ajar

C’est quoi Delphine Horvilleur ?
Rabbin libéral, revuiste, animatrice, autrice plutôt d’essais, médiatisée, elle se colte dans Il n’y pas de Ajar à l’écriture de fiction théâtrale.
Elle est soutenue par la présence très impressionnante de l’actrice et metteuse en scène Johanna Nizard, qui seule en scène, magnifie, dans la cour des grands, le texte de Delphine Horvilleur.

L’idée de départ est d’imaginer qu’Emile Ajar alias Romain Gary aurait eu un fils imaginaire, reclus dans une cave, qui soliloquerait, avec philosophie comme on dit, pour un visiteur imaginaire, de son rapport avec son père, avec Dieu, avec sa judéité et avec sa laïcité, avec la société et beaucoup de questions identitaires qu’elle pose, comme par exemple, celle du genre ou des communautarismes ou du monde des « pareils », avec le langage, avec la psychanalyse, pour conclure sur l’esquive des assignations déterministes.

Mais il faut d’abord rappeler qui était Romain Gary. Romain Gary est un écrivain français qui a obtenu deux prix Goncourt (ce qui est impossible) en écrivant sous pseudonyme, celui d’Emile Ajar, son second prix Goncourt et d’autres livres. Il s’est également attribué d’autres pseudonymes dont la pièce de Delphine Horviller ne parle pas. Romain Gary s’est suicidé en se tirant une balle dans la gorge, révélant par ce fait le pot au rose de ses multiples identités.

@ Pauline Le Goff

L’ensemble de ce seule-en-scène a la profondeur des réflexions d’une intellectuelle qui se laisse aller au délire littéraire, ouvrant des portes que l’écriture sérieuse d’essais ne lui a pas permis jusqu’ici. Et sa puissance créative crée un personnage gouailleur à la logorrhée intarissable, sûr de lui, drôle, attachant et plein d’humanité.
Il s’agit du fils d’Emile Ajar, Abraham Ajar, initiales A.A, qui est interprété par Johanna Nizard, qui, elle aussi, se transforme sous nos yeux ébahis de spectateurs et nos oreilles attentives. Ses travestissements et ses dénudements, au sens propre comme au sens figuré, nous réjouissent et sa puissance vocale et oraculaire, passant d’une voix de fausset à une voix de stentor, au physique d’une reine toute-puissante à celui d’un baroudeur des sous-sol de la ville, en passant encore par des mystifications que je vous laisse la primeur de découvrir.

La multiplicité de la personnalité, le refus des assignations à un moi unique et fort qui nous enfermerait forcément, et l’acceptation d’être plusieurs, de ne pas se laisser déterminer, c’est la thèse de nombreux écrivains comme Virginia Woolf ou comme le philosophe Gilles Deleuze et le philosophe-psychanalyste Felix Guatari ou encore, l’écrivain Fernando Pessoa et ses nombreux hétéronymes. Mais ce sont tous des gens qui ont mal fini…

Ce que Delphine Horviller extrait de la pensée d’Emile Ajar, est qu’au-delà du sang et de l’inné, là où intervient l’acquis, et notamment la transmission littéraire, serait la voie royale contre les assignations et serait notre véritable identité. Nous sommes ce que nous lisons.

@ Pauline Le Goff

Le plateau évoque un no man’s land fait de poteaux de miroirs et de couvertures de survie chiffonnées en guise de sol, le tout reflétant la lumière sourde des projecteurs et nous plaçant dans un univers atemporel et glacé. On se serait presque imaginé près d’un fleuve, sous un pont ou quelque chose comme ça, mais il m’aura fallu l’explicitation du texte pour savoir que la scène se situe dans une cave.

Il y a beaucoup de choses sur « le fait d’être juif » dans ce spectacle et peut-être que ce n’aurait pas été la question centrale de Romain Gary s’il avait pu répondre, et pendant un bon moment, on a l’impression d’être justement dans une pièce traitant d’un problème communautaire.
Quelque chose du moi pré-penseur, de la peau analysée par Didier Anzieu, est en jeu dans ce texte et dans sa représentation théâtrale.

Un spectacle original, puissant, drôle, qui nous fait réfléchir, avec des partis pris à l’emporte-pièce, dans lesquels l’identification sera aisée à trouver.

Isabelle Buisson,
Les Ateliers d’Ecriture à la Ligne

Il n’y a pas de Ajar
Au 11 – Avignon du 2 au 21 juillet 2024
de Delphine Horvilleur
Mis en scène par Arnaud Aldigé et Johanna Nizard
Avec Johanna Nizard

Punk.e.s à La Scala-Avignon : bonbon acidulé

temps de lecture 6 mn

1976, « Le futur est tellement noir qu’il a disparu »

Leurs chemins vont bientôt se croiser dans les rues des nuits londoniennes. Le quatuor est éclectique, elles ont entre 14 et 21 ans, nées fin des années 50 début des années 70. Une brune lesbienne de Newcastle virée de la maison pour cause d’allergie paternelle à ses préférences affectives : Tessa Pollit (Kim Verschueren) ; une Espagnole militante antifranquiste qui a fait de la tôle : Paloma dite Palmolive (Salomé Dienis Meulien) ; une petite ouvrière débarquée d’Australie qui garde ses jobs deux jours – Viv Albertine (Camille Timmerman) ; une ado nourrie aux bonnes manières et à la contre-culture par sa maman Nora, fille de magnat de la presse allemande et future épouse de Johhny Rotten : Ari Up (Charlotte Avias). Quatre gamines (trop) vite grandies. Quatre indociles.

C’est Nora Forster, maman d’Ari Up et bientôt manager du groupe The Slits, qui sera la narratrice de l’aventure du quatuor, portée avec humour par Rachel Arditi, irrésistible en perruque et accent berlinois.

Elles veulent devenir Patti Smith, et n’ont plus ou moins jamais tenu un instrument. Ari Up et Palmolive fondent les Slits, bientôt rejointes par Tessa, Viv puis Budgie, futur batteur des Siouxie ans the Banshees. Les silex de leurs individualités se frottent et mettent le feu aux poudres. Elles se lancent dans la musique comme si leur vie en dépendait. Elles jouent vite et fort. Elles ne sont pas devenues Patti Smith, elles font du punk et vivent comme elles l’entendent. Dans cette Angleterre thatchérienne appauvrie et corsetée, elles jettent leur rage, leur insolence et leur fureur sur scène.
Leurs arguments rhétoriques favoris : tirer à la carabine (PalmOlive) ou s’immoler par le feu (Ari Up). Elles bosseront leurs instruments et affineront peu à peu leur pensée politique sous l’influence de Nora et de leurs « grands frères » des Sex Pistols ou des Clashs. Elles ne se revendiquent pas féministes, même pas “groupe de filles” (“– on est un groupe.” “– de filles” “– non, un groupe”) mais se vivent féministes, féroce liberté, sororité joyeuse et combative et pied de nez au patriarcat. Ça ne suffira pas à les inscrire durablement dans l’imaginaire collectif, mais les amateurs eux se souviennent qu’elles furent parmi les premières femmes à jouer du punk. Et qu’elles furent – car elles l’avaient vu venir avec ses gros sabots, leur producteur, qui voulait jouer à la poupée avec elle, leur choisir leurs tenues, leurs noms, leur répertoire… – le premier groupe au monde à obtenir le contrôle total de leur image auprès de leur maison de disque.

Ce sont les personnalités des membres du groupe qui font la matière de PUNK•E•S, plus que leur musique. Rachel Arditi et Justine Heynemann s’attachent à elles et leurs compères (tous interprétés avec justesse et fantaisie par James Borniche), font un portrait vivace et tonique de cette bande, sans passer sous silence leurs parts d’ombres et les heurts de la vie, mais sans s’y appesantir.
On les quitte adultes, car après le no future, il y a un futur… des enfants, la maladie, d’autres pays, de la musique encore, de la danse, de l’écriture, d’autres façons de continuer à vivre sa vie de femme et d’artiste.

Les six interprètes, tou.te.s fantastiques, jouent rôles et musique avec une belle énergie, et presque trop de technique pour cette musique un peu cracra que fut le punk. Où sont passés les morceaux des Slits, on ne sait pas trop, hormis leur titre le plus emblématique Typical Girl – qui moquait le mythe de “la fille standard“; mais on se réjouira d’un plaisir spontané d’entendre de bien bonnes reprises de standards de l’époque (playlist aux petits oignons croisant Clash, Sex Pistols, Iggy Pop et chanson anarcho-républicaine espagnole…), exécutées avec une jubilation communicative.
La mise en scène et l’écriture sont rythmiques et pétillantes, coup de chapeau aux maquillages et perruques très seventies, et aux costumes délicieusement insolents.

Dans une scénographie joliment indus’ et graphique, faite d’échafaudages où des néons claquant couleurs primaires, précisent, comme tracés à main levée, un mât de bateau, une échelle, une alcôve, où neige de papier et nuages de bulles glissent un souffle de poésie, PUNK•E•S, bonbon acidulé aussi tendre que piquant, dresse en creux un tableau de l’époque, et surtout rend un enthousiasmant hommage à la soif de vivre, à la folle énergie et l’humour de ces enfants punkes. C’est jouissif, ragaillardissant, et salué d’une ovation debout tous les soirs par des spectateurs électrisés.

Marie-Hélène Guérin

 

PUNK•E•S
Ou comment nous ne sommes pas devenues célèbres

À La Scala – Avignon : du 29 juin au 21 juillet 2024 à 20h55
De Rachel Arditi et Justine Heynemann
Mise en scène Justine Heynemann
Avec Rachel Arditi, Charlotte Avias, James Borniche, Salomé Diénis Meulien, Camille Timmerman et Kim Verschueren
Photos © Arnaud Dufau

Assistantes à la mise en scène Stéphanie Froeliger et Marine Torre
Scénographie Marie Hervé | Compositeur Julien Carton  | Lumières Héléna Castelli | Chorégraphe Alexandra Trovato | Régie son Soizic Tietto | Costumes Camille Aït-Allouache | Perruques et maquillage Julie Poulain | Régie générale Fouad Souaker

Production : Soy Création et ZD Production
Co-production ville de St Quentin, Théâtre de St Maur et scène nationale de Chalon-sur Saône.
Soutiens : Fonds théâtre SACD, Région Île-de-France, ADAMI

Avant la terreur : danser sur les décombres

La fête est déjà finie.
Le public s’installe au milieu des ballons de baudruche qui dévalent la salle, des rubans de papier colorés… ici on s’est bien amusé, reste quoi ? Les stigmates de la fête ne sont jamais que des détritus.

Vincent Macaigne s’empare de Richard III, sinistre rejeton de lignées qui ont assis leur règne dans le sang. Il l’assaisonne au Henri VI, le dope au Macaigne, le customise à l’éternité de la soif de pouvoir et le fait muter en un précurseur pathétique et terrifiant des potentats de notre époque. Les siècles se télescopent, et c’est très bien ainsi, car qu’importe que le message arrive par porteur à cheval ou par téléphone, la férocité, l’avidité, la peur, la folie, n’ont pas d’âge.

L’ouverture du spectacle se fait dans une étrange mélancolie, plateau envahi de brumes des plus britanniques, sur un air de Purcell délivré avec une extrême délicatesse par la troupe au complet.
Elisabeth, sœur aîné de Richard, nous enjoint à fermer les yeux pour oublier, oublier trois fois
« Oublier Shakespeare
Oublier Richard III
Oublier notre avenir
»
Oublions, oublions, cela fait de la place, et n’ayons crainte, le spectacle se chargera de les ramener tous trois à l’esprit. De Shakespeare, de Richard et de notre avenir, Avant la terreur regorge, déborde, envahit. Vincent Macaigne ne fait pas du théâtre qui avance à pas feutrés. Macaigne, il pense, il lit, relit, repense, cérébralise, intellectionne, allez savoir, peut-être même a-t-il besoin de silence ? mais quand ça sort sur le plateau, faut que ça pulse, ça brasse, ça explose les tympans, secoue les cœurs.

« Je vous dépose le lourd fardeau de cette couronne et vous allez vous entretuer »
Madame Gloucester, Avant la terreur

Mais n’allez pas croire que parce que l’on y hurle on se contente de hausser la voix. Pour qu’un cri porte, il faut qu’il soit habité, il faut que l’interprète qui le porte puisse aussi bien ne pas le crier. Les interprètes d’Avant la terreur ont de la singularité, de la justesse, un jeu généreux et précis. Familiers du travail de Macaigne, tel Sharif Andoura ou nouveaux venus, ils sont à la hauteur de ce grand défi.
Entre les vociférations, naissent des silences intenses, des monologues sotto-voce tendus et bouleversants.
Douche écossaise qui force l’attention, déluges de fureurs et ondées de retenues.

Macaigne maîtrise le vocabulaire du théâtre contemporain et la grammaire de Shakespeare. Des caméras suivent les acteurs dans de faux dessous de scène, miroirs sorciers des entrailles des familles meurtrières, amoncellement de flingues, portraits grandeur nature de Trump et consorts, reproductions de caravagesques têtes de Saint Jean-Baptiste coupées et dégoulinantes. Les exactions d’hier tentent de nous mettre en garde contre celles d’aujourd’hui et de demain. Les protagonistes multiplient les adresses au public, les exhortations micro en main. La cage de scène (magistrale scénographie) est exploitée dans ces moindres recoins, dans toute sa hauteur, s’ouvrant ou se resserrant sur les errements et les affrontements des Plantagenêt.

« Les enfants crient tous d’effroi au moment de naître, c’est normal que le monde crie d’effroi au moment de venir au monde »
Clarence, Avant la terreur

Le corps des interprètes est mis à rude épreuve, celui des spectateurs aussi est sollicité, infrabasses qui font vibrer les cages thoraciques (des prudents bouchons d’oreille sont distribués…), odeur piquante des fumées, crépitements des stroboscopes. C’est un spectacle qui n’est pas de tout repos, un spectacle avec de la sauvagerie, du bruit et de la crasse. Mais puisqu’ici il s’agit de la boue de sang où poussent les racines du mal, eh bien, oui, la tragédie et le meurtre, le fratricide et la soif de pouvoir, oui, ça peut être sale et faire du bruit.

Macaigne a quelque chose d’adolescent dans sa fougue, ses emportements, son goût du grand-guignol et son romantisme punk, et cette jeunesse est revigorante, comme est hautement salutaire sa foi en la puissance du théâtre, de la fiction, et de l’espoir.
Du chaos, lui et ses interprètes font surgir de la beauté, des images puissantes et bouleversantes, qui resteront gravées dans les mémoires; et créent un théâtre spectaculaire, lyrique, poignant. Un théâtre de tête et de corps, avec de la sueur, des larmes, des grands éclats de rire, des murmures, du bruit et de la fureur, avec de la vie et de la mort. Un théâtre qui réveille.

Marie-Hélène Guérin

 

AVANT LA TERREUR
À La Colline
Ecriture, mise en scène, conception visuelle et scénographique Vincent Macaigne
très librement inspiré de Richard III de William Shakespeare
Avec Sharif Andoura, Max Baissette de Malglaive, Candice Bouchet, Thibault Lacroix, Clara Lama Schmit, Pauline Lorillard, Pascal Rénéric, Sofia Teillet et des enfants en alternance : Camille Amétis, Clémentine Boucher-Cornu et Mia Hercun
Photos © Simon Gosselin

assistanat à la mise en scène Clara Lama Schmit | lumières Kelig Le Bars assistée de Edith Biscaro | accessoires et régie générale adjointe Lucie Basclet | vidéo Noé Mercklé-Detrez, Typhaine Steiner | son Sylvain Jacques, Loïc Le Roux | costumes Camille Aït Allouache | régie générale François Aubry dit “Moustache”, Sébastien Mathé | collaboration scénographique Carlo Biggioggero, Sébastien Mathé
régie lumière Edith Biscaro | régie accessoires Manuia Faucon | régie plateau Tanguy Louesdon | régie vidéo Laurent Radanovic, Stéphane Rimasauskas | régie son Jonathan Cesaroni, Vincent Hursin, Loïc Le Roux, Baptiste Tarlet
administration de production Florian Campos et Lucila Piffer
construction du décor Atelier de la MC93
collaboration à la mise en scène Francesco Russo | stagiaires à la mise en scène Noémie Guille, Nathanaël Ruestchmann
stagiaire à la production Nine Martin, Luwen Solomon et Hannah Starck
stagiaire aux accessoires Anna Letiembre-Baës

production
MC93 – Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, Compagnie Friche 22.66
coproduction La Colline – théâtre national, Théâtre national de Bretagne, Les Théâtres de la Ville de Luxembourg, TANDEM – Scène nationale Douai-Arras, Bonlieu – Scène nationale d’Annecy, Festival d’Automne à Paris, Les Célestins – Théâtre de Lyon, Le Quartz – Scène nationale de Brest, Domaine d’O Montpellier – Cité européenne du théâtre, Théâtre de Liège
avec le financement de la région Île-de-France

Le Tigre bleu de l’Euphrate : Triste désir…

Triste désir morbide empli de terreur

Connaissez-vous l’histoire d’Alexandre le Grand. Comme beaucoup de Grand, il est devenu Grand par ses actes de guerre. C’est un bâtisseur de la civilisation grecque envahissant l’empire perse.

L’épure est de mise, Emmanuel Schwartz, le comédien qui joue les dernières heures d’Alexandre le Grand, est seul en scène, sur un lit immaculé placé au centre du plateau, tout le pourtour représente les paysages brouillés des hauteurs des crépuscules et des aubes d’Alexandre.
Un long monologue déclamatif va nous narrer les gloires morbides du grand Alexandre pendant 1h30.
La voix d’Emmanuel Schwartz a le métal et le débit d’un Vicky Messica, dans « La Prose du Transsibérien et la petite Jheanne de France » de Blaise Cendras, dans une bonne première partie du monologue et son corps, la dislocation du squelette d’un vieillard.

La première description de champs de bataille qu’évoque Alexandre m’a rappelé les descriptions de Flaubert de champs de bataille après la bataille décrites dans « Salammbô ».

La description de la traversée marine m’a renvoyée au passage central de « Océan Mer » d’Alessandro Barrico ou encore à l’œuvre de Joseph Conrad.

La vie d’Alexandre est vraiment horrible, triste, terrible, la terreur et la fureur mènent le texte et le personnage de bout en bout.
Le désir, bien que cité et évoqué à plusieurs reprises, n’apparait pas sous le flot de morbidité et la présence discontinue d’Adès. S’il y a désir dans la représentation que Laurent Gaudé se fait d’Alexandre le Grand, c’est un désir de destruction perpétuelle, la pulsion de mort au service de l’anéantissement.

J’ai eu du mal à entrer dans le texte que j’ai trouvé difficile, un temps d’adaptation aurait été nécessaire. L’effort à fournir pour la compréhension du texte et la chronologie de la vie et l’oeuvre d’Alexandre est important. Le lyrisme nous emporte parfois, mais le public est laissé sur la brèche bien souvent et on se perd un peu dans toutes ces batailles et leurs atrocités.

C’est encore une fois la voix du comédien qui nous capte et ses performances vocales. Son débit de parole, compte tenu de la densité du texte, est à la fois surprenant, j’ai eu parfois l’impression d’entendre une pub à la radio, au débit hypersonique, et en même temps, on est sous le charme de cette hystérie. Il fallait bien entrer tout le texte en 1h30, se dit-on ! Qu’ont véritablement voulu montrer le metteur en scène et le comédien par ce choix ? L’ensemble des fluctuations sonores donne un rythme étrange, déjà d’entre les tombes.

Le mode narratif oscille entre l’épopée, le mythe, une parole d’entre les tombes, comme si Alexandre le Grand était déjà enterré quand il nous parle et qu’il le faisait depuis son tombeau.

Il est beaucoup question de boire, métaphore du désir babylonnien d’Alexandre et bizarrement, il se nourrit peu ou pas. Tandis que moi, toute humble face au Grand Alexandre, ce qui m’est venu du désir d’Alexandre et de son interprétation par Laurent Gaudé, c’est la faim et non la soif. Peut-être parce que mon désir est plus solide et moins morbide que celui de la rencontre entre Alexandre le Grand et Laurent Gaudé.
Le Tigre bleu de l’Euphrate est le symbole du désir de puissance assouvi d’Alexandre le Grand. Il m’est presque apparu ce tigre bleu, fugacement, quand il s’est retourné pour me regarder, sur le bord de la rive. Je l’imagine d’un bleu presque gris, mais tout de même bleu.

La salle était comble ce soir-là, mais le public était dépité, ennuyé en sortant de la petite salle du Théâtre de la Colline.
Dommage, moi, qui aime tant les romans de Laurent Gaudé.

Isabelle Buisson,
Atelier d’écriture À la ligne

 

Le Tigre bleu de l’Euphrate
de Laurent Gaudé (texte est paru en 2002 aux éditions Actes Sud-Papiers)
mise en scène Denis Marleau
Avec Emmanuel Schwartz
vu au Théâtre National de la Colline
Photos © Yanick Macdonald

Collaboration artistique et conception vidéo Stéphanie Jasmin
scénographie Stéphanie Jasmin et Denis Marleau assistés de Stéphane Longpré
lumières Marc Parent | musique Philippe Brault | costumes Linda Brunelle | maquillages et coiffures Angelo Barsetti | design sonore Julien Eclancher | coordination et montage vidéo Pierre Laniel | assistanat à la mise en scène Carol-Anne Bourgon Sicard

Production UBU – compagnie de création
Coproduction Théâtre de Quat’Sous – Montréal
La compagnie UBU est subventionnée par le Conseil des arts et des lettres du Québec, le Conseil des arts du Canada et le Conseil des arts de Montréal
 
avec le soutien de la Délégation générale du Québec à Paris 
 
Le spectacle a été créé le 19 avril 2018 au Théâtre de Quat’Sous à Montréal

Le Prix de l’or, chronique sensible d’une passion

Le Prix de l’or : presqu’une conférence dansée, mais plus que cela, un spectacle inattendu, fragmentaire, patchwork, qui raconte – d’un homme, d’une discipline, d’un pays – les victoires et les fragilités, avec générosité et pudeur.

Un couple – femme et homme -, satiné de noir, d’un chic un peu ostentatoire, entre, salue avec élégance, sort. En fond de scène, en lettres sobres, une concise et précise présentation de la danse sportive défile sur un écran.
Eugen Jebeleanu, metteur en scène et réalisateur roumain, entre à son tour, silhouette amollie par une tenue sportswear, français teinté d’un léger accent. Il sera le narrateur de cette autobiographie protéiforme. Ce n’est pas un comédien, mais c’est un passeur, un conteur, dont la sincérité et la sensibilité touchent.

C’est l’histoire d’un enfant de la Révolution roumaine, l’histoire d’un enfant en quête de reconnaissance, qui va réaliser les rêves des autres – de ses parents, de sa nation.
Dans ce pays récemment délivré du joug de Nicolae Ceaușescu, la danse de compétition fait son nid, répondant aussi bien à la libération des corps qu’à cette nouvelle ère de la performance. Pour Eugen, la danse sportive sera une façon de chercher à amener du bonheur dans sa famille, où la dépression et la violence du père jetaient une ombre lourde, et son moyen de découverte – de soi, de son homosexualité, des autres, de l’ailleurs, corps et âme.

Les photos d’enfance défilent, les vidéos aussi : pour filmer l’enfant champion, le père avait acheté une caméra, et engrangé des images, des images, encore des images, images d’enfants dans des gestes et des costumes d’adultes, petites princesses et petits princes, souvenirs glorieux de ces années de labeur et de prestige, abondante matière documentaire qui nourrit ce Prix de l’or.

La forme de cet étonnant spectacle est des plus composites ; Eugen Jebeleanu, en danseur agile, ne craint pas les déséquilibres, les voltes et les ruptures de rythmes. Images d’archives, entretien visio, démonstrations de danse, leçon de cha-cha, moment d’échange avec le public, restitution d’une lettre de son père. Il réserve sa langue natale pour un dialogue avec son défunt père, il s’adresse aux spectateurs en français.

« Valse lente », one two three, instructions en anglais, compte la danseuse, distille le danseur, Eugen glisse sur le sol, one two three…
Les dix danses réglementaires vont se succéder, tango, slow fox, valse lente, cha-cha, samba, paso doble, quickstep, rumba, jive, valse viennoise, chapitrant le spectacle en séquences auxquelles elles donneront parfois leurs teintes, leurs rythmes, enflammés ou langoureux.
Laura et Stefan Grigore, beau couple de danseurs – sur la piste comme dans la vie – les illustreront avec précision, élégance mais aussi humour.
Leur présence ne s’arrête pas à la démonstration. Contrepoint, ils accompagnent Eugen dans son parcours, l’observent, l’incluent, défont leur duo pour lui faire une place, l’accueillent dans leurs pas, inventent un trio.

Le couple dansant ne montre que l’aisance, l’apparente facilité, les sourires.
Le prix de l’or, cela ne doit pas se voir.
Le prix de l’or, ce sont les efforts, les humiliations, les privations. Le prix de l’or, c’est l’isolement à l’école, les moqueries. Le prix de l’or, c’est l’argent aussi. Qui s’échange entre familles aisés et modestes pour que la riche demoiselle ait le meilleur cavalier. Qui paye les meilleurs entraîneurs, les plus belles tenues, l’argent qui met en haut du podium. Le prix de l’or, c’est le sexisme, la mainmise des hommes sur le corps des femmes – vérifications de la couleur de la culotte, de l’espacement des bonnets de soutien-gorge, toujours pratiquées par des hommes. Le prix de l’or, c’est l’âpreté de la compétition, la triche, les artifices. La pression familiale ; la pression nationale. Voilà ce que coûte l’or.

Mais dans l’autre plateau de la balance, il y a la passion, l’exultation, la liberté du corps, la complicité entre les partenaires. Le plaisir. La fébrilité. La sensation de puissance de la victoire. La fierté dans les yeux de ses proches. La sensation d’accomplissement.
Voilà pourquoi Eugen, Laura, Stefan, ont dansé, dansent encore.

Eugen Jebeleanu avait arrêté la compétition à 15 ans, à la mort brutale de son père. Plus besoin de ramener des trophées à la maison pour maintenir l’illusion d’une famille heureuse. Plus d’envie, trop de peine. Mais aujourd’hui, apaisé, il danse à nouveau sur scène.
Sur le bouleversant Feelings, tout en sentiments tremblants portés par la voix débordante d’humanité de Nina Simone, Eugen valse en jogging devant les plastiques spectaculaires, dents ultra blanches, cheveux ultra coiffées, peaux ultra lisses, tenues ultra sexy-sophistiquées, déhanchés irréels, pieds filant si vite, jambes levées si haut ; Eugen danse, beau de réel et de joie.

Avec simplicité et tendresse, il nous emmène dans cette émouvante déclaration d’amour à ses parents, à la danse, qui l’a mu et le meut encore, quelque part entre récit de soi et tableau d’une époque, entre confidence et conférence. Pensée, vie et savoir sont mêlés intimement, matière complexe et sensible de ce spectacle empreint de délicatesse.
A voir aussi en famille avec un.e ado, pour le fructueux dialogue qui pourra s’ouvrir, sur la transmission, les rapports parents-enfants, les rêves et les ambitions…

Marie-Hélène Guérin

 

LE PRIX DE L’OR
Au Théâtre Ouvert jusqu’au 20 juin
Texte et mise en scène Eugen Jebeleanu
Avec Eugen Jebeleanu et deux danseur·ses Stefan Grigore, Laura Grigore
Collaboration artistique Yann Verburgh
Chorégraphie Stefan Grigore, Laura Grigore
Assistanat à la mise en scène Ugo Léonard | Consultation dramaturgique Mihaela Michailov | Scénographie
Vélica Panduru | Conception vidéo Elena Gageanu | Création lumière Sébastien Lemarchand
Crédits photographiques © Christophe Raynaud de Lage

Crédits vidéo © Philippe Ulysse

PRODUCTION Théâtre Ouvert – Centre National des Dramaturgies Contemporaines, Centre du Théâtre Educationnel Replika, Compagnie des Ogres, La Halle aux grains – Scène nationale de Blois, la Maison de la Culture d’Amiens – Pôle européens de création et de production
AVEC LE SOUTIEN de l’Institut Français – Ville de Paris
Et le Fonds de dotation Porosus

La Réunification des deux Corées, re-création au Théâtre de la Porte Saint-Martin

La pièce a pour thème l’amour, les couples. On ne peut pas dire que le parti pris soit léger. Peut-être parce que l’amour reste une idée et que son application est toujours un peu décevante. On s’imagine, on croit des choses et puis, en réalité, on tombe toujours des nues. Quoi qu’il en soit, des échos nous sont renvoyés et les problématiques des couples mis en situation nous interrogent et ne nous donnent que peu de réponses, si ce n’est le désespoir et la folie. Rends-moi ce que je t’ai donné, dira-t-elle, rends-le moi ce cœur… Le symbolique disparaît, la folie s’installe…

S’enchaînent une dizaine de scènes de la vie quotidienne, souvent banales, parfois plus dérangeantes, plus questionnantes, mettant en situation des couples, de nos jours, avec leurs difficultés, leurs illusions, quelque soit leur catégorie sociale ou leur âge, leurs ententes préalables. Ça se passe en France.

L’écriture de Joël Pommerat et de ses compagnons de théâtre est sans fioritures, elle va droit au but, elle montre avec efficacité des situations, souvent des points de rupture entre les couples, des séparations, des crises, des scènes, de la violence verbale et physique, des incompréhensions. « Arrête, arrête » est le leitmotiv qui scande toutes les scènes, que ce soit dans la bouche des femmes ou dans celle des hommes.

Une femme internée – dit-on encore ce mot aujourd’hui ? – dans un hôpital psychiatrique atteinte d’Alzheimer et son mari, qui vient la voir chaque jour et chaque jour, elle lui pose les mêmes questions : nous nous connaissons ? Vous dîtes que nous sommes mariés ? Vous dîtes que nous avons des enfants ? Vous êtes bien sûr de ces affirmations ? Et chaque jour, son mari lui répète le même discours, dans un calme exemplaire, parfois, ils font l’amour dans sa chambre d’hôpital.
Une prostituée, également, de luxe plutôt, qui reçoit chaque jour son client favori, avec qui elle a construit une histoire au fil du temps, depuis de nombreuses années. Et quand celui-ci lui annonce qu’il a rencontré quelqu’un et qu’il ne peut plus venir la voir, elle ne comprend pas. Elle, qui a dévoué sa vie, le meilleur de sa vie, à cet homme. Elle reste flegmatique et stratège et demande en contrepartie de son infidélité, qu’il vienne la voir chaque midi et que chaque déjeûner, il le passera avec elle.
Un couple si perturbant. Tout semble joie, ils s’apprêtent à sortir pour passer une soirée en amoureux, ils ont engagé une baby-sitter pour garder leurs enfants en bas-âge. Quand ils reviennent, les enfants ont disparu. La scène dure un moment sans qu’on sache tout à fait où se place la folie. Est-ce la baby-sitter qui serait une criminelle ou ce couple qui serait dérangé et qui n’aurait pas ou plus d’enfant ?
Il n’est pas seulement question d’amour entre hommes et femmes, même si c’est le gros du questionnement, il est également question de l’amour filial et de la place des animateurs socio-cultuels et de leurs gestes physiques envers la détresse des enfants et de la folie des parents.

Le plateau de la porte Saint-Martin est immense et les comédiens évoluent sur fond noir, dans une immensité où ils semblent tout petits, comme pris au piège. Le décor est minimaliste, les lumières souvent blafardes. C’est une ambiance pleine de brouillard et d’angoisse. La lumière n’entre que peu dans cet espace-là.

On en sort assez bouleversés et silencieux, surtout si on y est allé en couple. Que ce soit ce qui nous est dit et la manière dont cela nous est dit, ce qui nous est montré, le jeu des comédiens, souvent à bout de souffle, à bout de nerfs, souvent à hurler, sans qu’on se dise, le trait est trop appuyé, ils en font trop, non, leur cri nous touche comme une déchirure de leur âme et de leur impasse. Les questions évoquées, les troubles de la société lisibles dans les relations de couples, ne nous laissent pas indifférents.

Le public, ce soir-là, comme certainement de nombreux soirs, a applaudi à tout rompre.

Isabelle Buisson,
Atelier d’écriture À la ligne

 

« La Réunification des deux Corées » de Joël Pommerat
Un spectacle de la Compagnie Louis Brouillard
Au Théâtre de la Porte Saint-Martin Jusqu’au 14 juillet 2024
Une création théâtrale de Joël Pommerat
Avec Saadia Bentaïeb, Agnès Berthon, Yannick Choirat, Philippe Frécon, Ruth Olaizola, Marie Piemontese, Anne Rotger, David Sighicelli, Maxime Tshibangu
Photos © Agathe Pommerat

Distribution complète, partenariat, production : ici

Qui a peur : une farce politique et intime férocement drôle (et drôlement féroce)

Deux acteurs belges, l’un flamand, l’autre wallonne, il y a trente ans, amoureux, plein d’audace et de goût du jeu, sont descendus avec panache de leur piédestal de théâtre subventionné pour lancer sur les routes des provinces comme un défi une mise en scène de Qui a peur de Virginia Woolf ?
Leur charisme, leur drôlerie, l’air du temps… leur mise en scène est devenue un hit.

Deux acteurs sur le retour ce soir baissent le rideau une nième fois sur une représentation de la même pièce qu’ils traînent encore et encore, puisque c’est leur « hit » que les foules (de plus en plus clairsemées) leur réclament. Un Shakespeare ? Une création ultrasophistiquée à la Jan Fabre, Jan Lauwers, JanJanJan ? non, non, non, laissez-tomber, on veut votre « Qui a peur ».
Ils sont crevés, plus ou moins éméchés, rangent le plateau et attendent comme des rapaces – à l’instar des personnages de « Qui a peur de Virginia Woolf » – les jeunes qui vont remplacer leurs partenaires pour la prochaine saison. Ahah, de la chair fraîche !

Qui a peur ? mais tout le monde, mes chers, tout le monde ! de son ombre, de l’avenir, des autres, de vieillir, de ne pas être drôle, de ne pas être aimé, pas être reconnu, pas à la hauteur… La peur est bien utile pour éviter de tomber des falaises et de mettre sa tête dans la gueule du loup, mais aussi comme disent les grands-mères « la peur est mauvaise conseillère ».
Alors c’est prédation et carnage à tous les étages, chacun se joue de chacun, fait le beau, manipule, exerce son pouvoir. Tous ont quelque chose à perdre ou à gagner. Une subvention, un rôle, la fierté d’être soi.

Les personnages ont le nom des comédiens qui les interprètent et les rouages des personnages qu’ils interprètent dans la pièce dans la pièce… Mises en abyme et jeux de miroirs à l’infini. Les quatre comédiens, impeccablement dirigés, donnent chair et cœur à ces êtres pas si facilement aimables, mi-grotesques, mi-flamboyants, parfois minables, qui grattent leurs plaies et celles des autres sans vergogne ni pudeur.

L’écriture de Tom Lanoye est vive, la langue acerbe, triviale, musclée.
Face à face, deux générations, deux façons d’aborder le métier d’acteur, deux moments de la société. Quatre êtres pour raconter un monde, pour parler d’aujourd’hui. Les joutes verbales – en « pas de deux » tendus ou en quatuors animés – questionnent l’art et la politique culturelle, mais aussi le racisme ordinaire des êtres et des institutions, les compromis, mais aussi la passion du théâtre, et ce qu’on est prêt à laisser de sa peau pour ce métier.

Aurore Fattier, actrice, metteuse en scène et directrice de la Comédie de Caen CDN de Normandie depuis janvier 2024, a composé une mise en scène très réaliste, avec une volonté quasi-documentaire, qui reste au plus proche du sujet et du texte. Avec la scénographe Prunelle Rulens elles ont inventé un plateau inversé, décor vu de dos, sièges vides en gradin en face : le spectateur s’y fait voyeur de cette farce politique et intime féroce, parfois drôle, souvent cruelle, servie par un quatuor d’acteurs parfaits d’intelligence, de liberté et d’engagement.

Marie-Hélène Guérin

 

QUI A PEUR
Un spectacle de la compagnie Solarium
Au Théâtre 14 jusqu’au 25 mai
Mise en scène Aurore Fattier
Texte Tom Lanoye
Avec Claire Bodson, Leïla Chaarani, Koen De Sutter et Khadim Fall

Scénographie et Costumes Prunelle Rulens
Images & Vidéo Gwen Laroche
Son Laurent Gueuning
Lumière Franck Hasevoets
Régie Lumière Tom Van Antro | Régie son Jean-Philippe François
Coach Vocal Saskia Brichart
Photos Prunelle Rulens

Production : une création de Solarium | Production déléguée Comédie de Caen – CDN de Normandie | Coproduction Dadanero, le Théâtre Varia, Kulturcentrum Mamer (Luxembourg), La Coop asbl et Shelter Prod.
Avec l’aide du Théâtre des Doms (Avignon) et du Centre des Arts Scéniques. Avec le soutien de taxsHelter.be, ING et du tax-shelter du gouvernement fédéral belge. Solarium est une compagnie associée au Théâtre Varia.
Création au Théâtre VARIA le 17 février 2022.

Festival Silence, musique et cinéma, à Rosny-sous-Bois : le festival qui s’écoute aussi avec les yeux.

Assister au festival Silence, musique et cinéma, au théâtre et cinéma Georges Simenon, à Rosny-sous-Bois, est toujours un plaisir pour les sens.

Voici 3 années consécutives que je m’esbaudis à lire, voir et entendre un ou deux spectacles de ce festival qui dure 5 jours, tous les ans, fin mai, et j’en suis toujours enchantée.
Toujours une tête d’affiche le premier soir, mais ce n’est pas ce qui retient mon attention et l’originalité de ce festival. C’est plutôt le dernier soir, le dimanche après-midi, que j’affectionne d’emmener ma petite famille au ciné-concert.

La première année, j’y ai découvert un film culte «  Le Petit Fugitif » réalisé par Raymond Abrashkin, Ruth Orki et Morris Engel, sorti en 1953. Une caméra portative de 35 mm fut spécialement conçue par Charles Woodruff. Il lui aura fallu 1 an pour construire cette caméra expérimentale munie d’un système optique à deux objectifs. Le film en noir et blanc est sous-titré, tandis que, sur scène, Iñigo Montoya revisite en musique les aventures de Joey, avec Clémentine Buonomo au cor anglais, les musiciens nous embarquent dans des boucles électroniques et bruitages psychédéliques, comme si elles avaient été crées en 1953, tant la symbiose est adéquate.

L’année dernière, c’était « 16 levers de soleil » où Thomas Pesquet jouait du saxophone depuis la coupole de ISS, lors de son voyage dans l’espace. Sur scène, 90’ de musique électronique, groove, pulsations urbaines et orientalistes, orchestrées par Guillaume Perret, avec Martin Wangermée à la batterie, Yessaï Karapetian aux claviers et Julien Herné à la basse.

Et cette année, le festival ne m’a pas déçue. Un docu-concert de Merlot « Nouveaux voisins, nouveaux amis ». Des portraits bruts d’enfants, pour la plupart. Filmés au téléphone portable en train de chanter, dans leur langue maternelle, des chansons de leur pays : Roumanie, Irak, Corée, beaucoup d’enfants venus de l’Est du monde. Des bouffées de vie et d’émotion, une pomme à la main, symbole du Nord du monde, ils chantent et jouent. Les adultes, en plus de chanter, racontent l’exil, l’arrivée en France. Prendre le métro est déjà une aventure quand on vient d’un pays où il n’y a jamais eu de métro. Et dormir dans un lit, dans un centre d’accueil de la porte de la Chapelle, est un bonheur, quand on n’a pas dormi depuis longtemps.
Je vous avoue que la musique de Manuel Merlot, Cedryck Santens et Thibaut Brandalise est plus que parfaite et rapidement, la transe m’a parcourue, tant l’émotion visuelle et l’émotion sonore se sont rencontrées en moi.

L’année prochaine, il y aura le prolongement de la ligne 11 qui vous amènera à Rosny-sous-Bois et vous n’aurez plus aucune raison de ne pas découvrir ce festival d’exception.

Isabelle Buisson,
Atelier d’écriture À la ligne

 

En savoir plus sur l’édition 2024 : lien ici