Les Bijoux de pacotille, précieuse petite musique d’enfance

Le 19 juin 1985, à 3h30 du matin, il fait bon, c’est presque l’été; la nuit est claire et sereine. Le 19 juin 1985, à 3h30 du matin, un couple rentre d’une soirée gaie, entre amis. Le 19 juin 1985, à 3h30 du matin, une petite fille qui a presque neuf ans et son frère cadet dorment comme des enfants, guillerets de l’absence des parents, on a regardé un western avec le baby-sitter, on a traîné, on ne s’est pas brossé les dents.  
Le 19 juin 1985, à 3h30 du matin, une voiture sort de la route à l’entrée du tunnel de Saint-Germain-en-Laye. Tout a brûlé, le véhicule, les vêtements, les papiers, les peaux. Pour toute trace, ne restent plus de cette nuit-là qu’une boucle d’oreille en forme de fleur et deux bracelets en métal, noircis par le feu, bijoux de pacotille restitués à la famille, petit trésor qui tient au creux d’une main, minuscule, et immense comme ce qui compte.

Une voix “off” juvénile énonce d’un ton presque anodin, presque léger les circonstances de l’accident. Dans cette voix, c’est le début du printemps, le plaisir de la soirée qu’on entend, pas le crissement des freins, pas la brutalité de l’accident.

Cette voix, c’est celle de Céline Milliat Baumgartner, qu’on ne voit pas encore, et ces mots sont les siens, et cette nuit, c’est la sienne.

En 2013, la comédienne a ressenti le besoin, l’urgence d’écrire Les Bijoux de pacotille, pour renouer les fils de son histoire, redessiner ce moment de basculement, celui où une enfant chérie devient une enfant sans parent.

“Le livre est publié en février 2015.
Mes mots et mes morts, mes fantômes, sont ainsi rangés dans cet objet, ils ont trouvé une place et n’envahissent plus ma vie n’importe quand, n’importe comment.
C’est bien. C’est plus confortable”.

Les mots écrits petit à petit ont pris leur envol, et se sont tissés à sa vie de comédienne, jusqu’à arriver sur scène. C’est à Pauline Bureau, dont on a beaucoup aimé il y a quelques temps “Mon coeur”, que Céline Milliat Baumgartner va remettre cette part si intime d’elle, pour que la confidence devienne spectacle – tout en restant confidence.

Les Bijoux de pacotilles, écrit et interprété par Céline Milliat-Baumgartner, m.e.s. Pauline Bureau, photo Pierre Grosbois

Le plateau est nu, un cadre-miroir le surplombe, incliné, dans son reflet l’actrice semblera plus seule, un peu lointaine. La voix de Céline se déploie dans cet espace vide, l’absence de son corps capte l’attention, d’emblée. Puis elle va arriver, petite robe bleue, joli sourire dessiné rouge, frange noire, elle se tient droite comme une enfant sage.

Actrice et metteuse en scène ont trouvé un équilibre subtil, les gestes justes qui aiguisent le propos, la distance qui s’amenuise ou s’étire pour densifier l’air entre notre regard et elle, la trajectoire qui se dessine au sol – pour créer la fine chorégraphie, tremblante et douce, de ce chant de deuil et de vie.

Avec pudeur et discrétion, en transparence derrière le sourire, s’avancent la fragilité de l’enfance, la blessure de l’absence, la ténacité de la force de vie.

“On me dit parfois que je ressemble à ma mère. Oh, elle était plus grande, et si belle. Mais je lui ressemble, le menton, et le sourire, là. Je peux lui redonner corps, lui redonner vie.
Je ne peux rien donner à mon père, ni corps ni vie. Les souvenirs sont avec lui sous terre. Il faut que je creuse.”

Céline Milliat Baumgartner nous dessine le portrait de ses parents. La mère, la belle, la grande, ah, et quelle actrice !, la mère aux bracelets de pacotille s’entrechoquant à ses poignets. Le père aux yeux bleus, beau comme un acteur américain. Les parents aimés, qui s’aiment et se disputent, qui aiment leurs enfants et qui aiment les laisser quelques heures pour aller s’amuser chez leurs amis. Le tableau d’une famille vivante et mouvante, brossé de mémoire et d’invention par la petite fille devenue grande, qui fouille ses souvenirs, invente des histoires et comble les oublis, dans une langue mélodieuse, écrite, peaufinée, et pourtant souple comme une parole, ondulante, incarnée.
 

Les Bijoux de pacotilles, écrit et interprété par Céline Milliat-Baumgartner, m.e.s. Pauline Bureau, photo Pierre Grosbois

Elle s’assoit, quitte bottines et socquettes, passe des chaussons de danse, des pointes.

et comment tu feras quand on ne sera plus là ” demandait la mère à l’enfant qui a besoin pour s’endormir de son câlin, son verre d’eau, son encore un bisou maman…

Elle nous dit le futur de son passé.

Quand mes parents ne seront plus là, personne ne nous dira rien, personne n’osera nous dire la vérité, que c’est plié.
Quand mes parents ne seront plus là, je soufflerai neuf bougies, dix, onze, quatorze, quinze, et j’aurai 8 ans encore et encore.
Quand mes parents ne seront plus là, je marcherai quinze centimètres au-dessus du sol et de toute douleur.

Une musique de carillon, de cette sorte de métallophone dont on jouait en 6e, dans ces années-là; elle arrondit ses bras, s’élève sur ses pointes, elle flotte sur des nuages, elle est aérienne, vulnérable, courageuse.

À l’image de ce moment, dans ce spectacle, tout est délicat, gracieux, tendre. Dès le titre, ces “bijoux de pacotille”, ces bijoux à deux sous, si précieux parce qu’ils sonnaient aux bras de la mère aimée. La vidéo se fait seconde peau, ombre fugace – films super 8 aux saveurs nostalgiques et gaies, vagues lentes sur du sable blond, nuages cotonneux, les images glissent sur le décor, sous les pas de l’actrice, se fondent dans l’air avec la discrétion et la tenace présence d’un souvenir.

 

« J’oublierai l’odeur de mon père, j’oublierai la chaleur de leurs corps. Je veillerai sur mon petit frère. Je me ferai des talismans avec des petites choses retrouvées dans les cartons du déménagement.
Je n’ai pas à rendre compte de ma vie à mes parents; je n’ai pas à me justifier pour ne pas venir déjeuner avec eux dimanche; je n’ai pas à m’occuper d’eux, trouver le temps, être patiente. Je n’ai pas peur de les perdre.

J’envoie à la morgue toute personne aimée qui a plus de dix minutes de retard.
Je ne passe pas mon permis pour ne pas être responsable de l’accident, puis je le passe pour ne pas être victime de l’accident.
Je fais plein de petites choses bizarres, pour rester en vie.
J’ai désobéi à ma mère, je suis devenue actrice. 
»

 

Ces « bijoux de pacotille » nous laisseront au cœur une mélodie entêtante et touchante, triste et douce comme le souvenir de la musique des bracelets d’une mère cliquetant à son poignet.

 

Marie-Hélène Guérin

 

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Les Bijoux de pacotille
à l’affiche du Théâtre du Rond-Point à partir du 7 mars
Texte de Céline Milliat Baumgartner
publié aux éditions Arléa
Mise en scène Pauline Bureau
Interprétation Céline Milliat Baumgartner
Vidéo Christophe Touche

Photos : Pierre Grosbois

« Venez… on s’arrête là ! »

Ce n’est pas parce qu’il fait froid qu’il faudrait arrêter de sortir. Et « Nouveau(s) genre(s) » est un bon moyen de se divertir et de s’interroger.
 » Nouveau(x) Genre(s)  » met en scène une suite de séances de psychanalyse, très courtes, à la manière de Lacan, d’une femme, Caroline de Diesbach, ordonnées par thèmes cristallisant les moments clefs : la mère, le père, le savoir, la féminité, le désir, la jouissance, le manque, très peu l’absence malgré la mort du compagnon de l’analysante pendant son analyse, la transmission avec son lot d’aristo depuis l’an 1000, le langage, etc.
À chaque bon mot ou expression éloquente ou signifiante de l’analysante, la psychanalyste, Isabelle Gomez, archétype de la psychanalyste avec sa posture rivée à son fauteuil, son collier primitif, son animal sur le dos et ses pantalons marron, l’interrompt par un  » on s’arrête là  » sur lequel l’analysante repart pour mieux s’interroger sur elle-même. Le second leitmotiv de la psychanalyste sera  » Venez  » dès qu’elle s’apprête à recevoir sa patiente. Entre ces deux expressions qui bornent les temps de séances, une parole fluide passe de l’analysante à la psychanalyste et inversement et les premiers pas d’une danse organisent l’espace.

Nouveaux Genres, de Caroline de Diesbach à la Manufacture des Abbesses

L’ensemble est ponctué de chants, de projections, la pièce s’ouvre sur la projection de concepts psychanalytiques en toutes lettres qui serait comme le voile qu’on enlève pour peu à peu mieux découvrir qui est Caroline, de danses symbolisant forcément la féminité, d’ombres et de lumières comme dans l’inconscient du sujet, de masques et de dénudements. Mais à travers le voyage en inconscient de Caroline, les spectateurs s’introspectent et trouvent des correspondances à leurs propres interrogations d’être.  » Qui suis-je ?  » est le fil conducteur qui parcoure la pièce de bout en bout et  » Pourquoi je suis comme ça ? « , jusqu’à nous mener à  » Qu’est-ce que j’ai ? « . Et la réponse est délivrée comme dans une enquête sur soi-même et sur le genre humain.

Nouveaux Genres, de Caroline de Diesbach à la Manufacture des Abbesses

On pourrait remettre en cause la pertinence de montrer ainsi son  » trou du cul  » qui n’intéresse que soi-même… Mais Caroline de Diesbach qui relate ici son analyse, a su en tirer la substantifique moelle pour nous amener sur le terrain de l’universel à travers sa classification thématique.
Une pièce originale, clairvoyante, qui nous renvoie à nous-même en nous amusant, car Caroline de Diesbach n’oublie pas qu’on est ici au théâtre et malgré l’angle sciences humaines que prend la pièce avec sa batterie de concepts, on assiste tout de même à une histoire qui parfois nous fait rire. Et si vous désirez poursuivre votre investigation, retrouvez le dimanche, après la pièce, des discussions avec des psychanalystes venus débattre avec le public.

Nouveau(x) Genre(s) – Jusqu’au 7 mars 2018 (Dimanche 20h, du lundi au mercredi 21h) à la Manufacture des Abbesses
Texte et mise en scène Caroline de Diesbach
Avec Caroline de Diesbach et Isabelle Gomez

Une chambre en Inde : le monde dans une chambre

Voir une pièce au Théâtre du Soleil est un voyage en soi, on quitte les oripeaux du quotidien pour pénétrer dans l’îlot du Théâtre du Soleil niché dans l’îlot de La Cartoucherie niché dans l’îlot du bois de Vincennes… Là, des odeurs, des sons, des couleurs autres accueillent les spectateurs. Des divinités indiennes, bigarrées et bienveillantes, surplombent le foyer du haut de larges bannières, le curry mijote dans les marmites, le tchaï aux arômes suaves réchauffe les palais. Le spectacle n’est pas commencé, mais quelque chose, une atmosphère du spectacle, a déjà pris forme.
 

Une chambre en Inde - création collective du Théâtre du Soleil dirigée par Ariane Mnouchkine - photo © D.R.
 

Dans cette Chambre en Inde, sur l’immense et lumineux plateau du « Soleil » dévoilé dans toute son ampleur, c’est le monde qui s’engouffre. Le monde avec son goût du théâtre – de la représentation, du questionnement ; son goût de la guerre, son goût de l’oppression des femmes ; son besoin de joie, d’amitié et d’art ; son talent pour le partage et la fraternité…

Une troupe de théâtre part en Inde, perd son metteur en scène, perd ses repères, part en quête du Terukkuttu, d’idées, et du metteur en scène égaré, rencontre des femmes, des hommes, quelques singes, quelques verres de gin, des grains de folie épicés, des pas de danse martelés…

 

« Vous avez déclaré être un grain de sable.
Pourriez-vous préciser quel est l’impact réel de ce grain de sable sur l’état du monde ?
« 


Ariane Mnouchkine
a réuni une troupe sans faille, prête à se jeter avec fougue dans les plus invraisemblables péripéties burlesques comme à tenir au plus juste, au plus tendu, l’émotion des moments où la farce cède la place non pas au sérieux, mais à la gravité. Cette généreuse troupe fait corps autour de la formidable Hélène Cinque qui gambade, s’époumone, dépérit, hallucine.
Son personnage, Cornelia, se collette avec un sacré défi ! Le directeur de la troupe, Constantin Lear – un patronyme qui ne nomme pas les choses à moitié… -, resté dans la sidération après les attentats de Paris, disjoncte… Dans un accès de folie, il va escalader, nu comme au premier jour, la statue du Mahatma Gandhi – ce qui froisse évidemment les autorités locales… le voilà hors-circuit, laissant aux mains de Cornelia la troupe, et la mission de mener à bien la création du spectacle pour L’Alliance Française qui les accueille (et qui, ce qui a son importance, les finance).
Puisque subitement le moteur de la troupe fait défaut, les questions majeures ou mineures, qui sans doute flottent perpétuellement dans l’air du Théâtre du Soleil comme de toute troupe, s’imposent : pourquoi faire du théâtre ? pour quoi ? comment faire du théâtre, où, jusqu’où ? avec qui, sous quelle forme ? à quel prix ? de quoi parle-t-on, à qui ? peut-on rire de ce qui nous fait enrager ? de ce qui nous fait pleurer ? qu’est-ce qui rentre dans le théâtre et qu’est-ce qui en sort ? et qu’est-ce que les institutions viennent faire là-dedans ?
 

Une chambre en Inde - création collective du Théâtre du Soleil dirigée par Ariane Mnouchkine - photo © Michèle Laurent Une chambre en Inde - création collective du Théâtre du Soleil dirigée par Ariane Mnouchkine - photo © Michèle Laurent
 

« Si tous les théâtres du monde étaient détruits,
à qui manqueraient-ils ?
« 

Cornelia et ses acteurs, dans une urgence concrète autant qu’existentielle, rêvent, tâtonnent, tentent, dégagent des priorités, des combats… Parler du monde et des hommes qui le font – et le défont : c’est l’heure d’un théâtre vigoureusement politique, un théâtre qui prend part. Sans discours, sans didactisme, chacun va « au front », monte à « son » créneau contre ceux qui détruisent – la nature, les femmes, les peuples, la pensée, la liberté…

Les saynètes montées par la troupe pour essayer de créer ce fichu spectacle se succèdent, basculant d’un instant à l’autre de la dinguerie la plus débridée au silence le plus poignant…

Ici, une bande de djihadistes peu dégourdis va mal finir ; là, le comité des droits de l’homme d’Arabie Saoudite découvre qu’ils sont classés 131e en ce qui concerne les droits des femmes, sur 136, soit mieux que le Yemen et la Syrie, mais moins bien que l’Iran, ce qui les vexe un peu. Ils prennent conseil auprès de la nation la mieux classée, l’Islande… Le dialogue sera… disons… malaisé ! On s’étrangle, on s’esclaffe, les zygomatiques fourbus : Cornélia, soutenue moralement par William Shakespeare qui l’enjoint à « moquer les vilains » et épaulée par sa vaillante troupe, a décidé d’ébranler les méchants à grands coups d’éclats de rire dans leur face.
Mais maintenant, sur un coin de table, quelqu’un attache avec soin une ceinture d’explosifs sur un petit mannequin, pendant qu’une poupée à taille d’enfant reste debout au centre du plateau, les cheveux agités par les passages des comédiens qui la frôlent à vive allure : ce léger, minuscule mouvement, ce vent dans les cheveux de la poupée-enfant donne la troublante illusion de la vie, et la sensation violente de sa fragilité, et les gorges se nouent.

 

Une chambre en Inde - création collective du Théâtre du Soleil dirigée par Ariane Mnouchkine - photo © Michèle Laurent

Le docteur Tchekov, accompagné par trois sœurs délicates comme des oiseaux, va passer, en fugace effraction. Il apportera à une Cornélia épuisée par le spectacle qu’elle doit monter, mais plus encore par le monde qu’elle veut montrer, un moment de douceur et de légèreté, comme plein d’une consolation ; elle (ou son autrice…) avoue à Tchekov qu’il a compté beaucoup pour elle, même si elle ne l’a jamais joué ; avec tendresse, tandis que les trois sœurs rangent la chambre en désordre, aèrent, font entrer la lumière, il lui promet des retrouvailles, peut-être, un jour…
 

« Ceux qui disent que le théâtre n’est pas indispensable,
n’en déplaise au Mahatma Gandhi, on les zigouille !
« 

 

Le spectacle a été élaboré suite à un voyage en Inde de la troupe du Soleil pour aller en quête du Terukkuttu : spectacle dans le spectacle et cadeau magnifique de la troupe aux spectateurs, cette sorte d’opéra issu des traditions populaires tamoules surgit dans les rêves de Cornelia et sur scène à plusieurs reprises, déployé avec une générosité et une vitalité réjouissantes. Percussions, danseurs, chanteurs, costumes fastueux saturent le plateau de couleurs vives et de sonorités hypnotisantes.

C’est la voix de Chaplin qui, avec les mots du Dictateur, fera faire silence à toute cette folie, remplissant l’espace d’humanité chaleureuse.
« Les êtres humains sont comme ça, nous aimons la joie des autres, nous ne voulons haïr personne »… Heureusement, les dictateurs meurent, comme tout un chacun…

Ariane Mnouchkine encore une fois a fait de son théâtre du Soleil un lieu à part et pourtant qui sait intensément relier à tous les ailleurs, tous les ici, les hier et les aujourd’hui. Dans sa « Chambre en Inde », spectacle profus, multiple, militant et généreux, il y a des bougainvilliers aux fenêtres et de l’espoir au cœur.
On la quitte comme il se doit d’un théâtre : vivifiés.

 

Une chambre en Inde - création collective du Théâtre du Soleil dirigée par Ariane Mnouchkine - photo © Michèle Laurent

 

UNE CHAMBRE EN INDE
À l’affiche du Théâtre du Soleil, création en novembre 2016 à La Cartoucherie, reprise à partir du 24 février 2018
Une création collective du Théâtre du Soleil
dirigée par Ariane Mnouchkine
Musique de Jean-Jacques Lemêtre
en harmonie avec Hélène Cixous
avec la participation exceptionnelle de Kalaimamani Purisai Kannappa Sambandan Thambiran

photos © Michèle Laurent (à l’exception de la photo du hall, perso)

 

Bienvenue à l’Interlope

Un cabaret imaginaire – L’Interlope, c’est le nom de ce cabaret qui nous accueille, lorsque le noir se fait. Un cabaret imaginaire, comme il en existait des dizaines, dans le Paris de l’entre deux-guerres, théâtre de la culture underground homosexuelle, où des femmes et des hommes travestis faisaient vivre un répertoire… pas toujours très délicat.
Point d’indélicatesse ici, tout est intelligence et sensibilité : Serge Bagdassarian, aidé par les arrangements toujours réjouissants de Benoît Urbain (qui œuvrait déjà dans les meilleurs cabarets du Français : Vian, Brassens, Ferré…), a choisi des titres d’époques différentes, parlant d’amour, de souffrance, de passion, de poésie, de vies… Quatre personnages, tout de suite attachants, nous embarquent avec eux à bord de ce cabaret formidable.

L'Interlope (cabaret) - Bagdassarian - Studio-Theatre

© Brigitte Enguerand

Des plumes, des voix, des comédiens… et beaucoup d’émotion.
La scénographie nous plonge instantanément dans les coulisses de l’Interlope – quelle belle idée d’avoir introduit les deux dimensions : la coulisse et ses angoisses, avant l’entrée en scène, flamboyante et lumineuse. Tout est extrêmement soigné dans ce spectacle qui passe trop vite : le jeu simple mais efficace des musiciens (piano/contrebasse), la direction des comédiens, sur scène comme au chant, les voix de ces comédiens (les précédents cabarets étaient parfois assez inégaux sur ce plan ; ici les quatre comédiens sont aussi de formidables chanteurs), le choix du répertoire et son agencement chronologique dans le spectacle, les textes écrits par Serge Bagdassarian qui révèlent des personnages tellement attachants…
Car c’est sans doute la grande trouvaille de ce cabaret : il s’y dessine en creux un portrait de quatre artistes, de différentes générations, qu’on est presque frustré d’accompagner sur un temps si court. Il y a là Axel (Véronique Vella), la directrice de l’établissement, âme de l’endroit, Camille (Serge Bagdassarian), la diva sensible et amoureuse, Pierre (Benjamin Lavherne), la meneuse égotique – marié par ailleurs à une femme – et Tristan (Michel Favory), le doyen, grave et émouvant.
Ce cabaret est une totale réussite : il renouvelle un genre qui semblait s’essouffler ces temps derniers au Français et place la barre très haut.
Gageons que le public va se presser en masse dans la petite salle du Studio-Théâtre, battre des mains, secouer les jambes, rire, pleurer… et vibrer au son de l’enthousiasmant Interlope.

L'Interlope (cabaret) - Bagdassarian - Studio-Theatre

Et s’il ne vous fallait que 3 raisons pour vous convaincre d’y courir :
1 – C’est une proposition artistique totalement originale que nous offre la Comédie-Française, en ouverture de sa saison 2016/2017. Ce n’est pas si courant.
2 – À l’issue de l’une des chansons, Pierre (Benjamin Lavernhe) suggère qu’en ces temps de crise, cela ne ferait pas de mal aux gens d’’aller s’encanailler aux « Tuileries »… Sans aller jusque là, un peu plus d’une heure à l’Interlope est un remède garanti contre la morosité.
3 – Nouveau pari réussi pour Eric Ruf qui inaugure ainsi en fanfare, – et en plumes -, sa deuxième saison d’administrateur avec cette commande que Serge Bagdassarian s’est manifestement beaucoup amusé à honorer.

L'Interlope (cabaret) - Bagdassarian - Studio-Theatre

L’INTERLOPE (CABARET) – spectacle vu le 18 Septembre 2016 au Studio-Théâtre de la Comédie-Française.
Du 17 Septembre au 30 Octobre 2016
Conception et Mise en scène : Serge Bagdassarian
Avec : Véronique Vella, Michel Favory, Serge Bagdassarian et Benjamin Lavernhe
Et les musiciens : Benoît Urbain en alternance avec Thierry Boulanger (piano), Olivier Moret (Contrebasse)

Le Jardin d’Alphonse : Kramer contre Kramer

« Le Jardin d’Alphonse » est une pièce délicieuse, qui parle de la famille et de ses affres et qui est à voir en famille. Outre l’histoire qui nous emmène en Bretagne après la crémation de l’aïeul, Didier Caron, l’auteur, évoque les sujets qui lui sont chers comme à l’accoutumée : la religion, la foi, la transmission et le mensonge.

Avec 9 comédiens sur scène, cette pièce renoue avec l’esprit de troupe et l’on saluera l’effort du Théâtre Michel de se risquer à monter une pièce avec autant de comédiens quand on sait l’investissement que cela engendre.

Très vite, la torpeur de l’après crématorium est remplacée par une électricité communicative, qui va faire péter les plombs à chacun, où les retrouvailles exacerbent des rancunes et font naître des règlements de compte. Tout démarre avec la fille, Sandrine Le Berre, présente avec sa petite amie, Gaëlle Lebert. Dès le début, cette dernière nous annonce par voie de pendule et de communication avec l’arbre centenaire du jardin du mort, que de mauvaises ondes circulent ici et que des choses terribles s’y sont produites. La fille en veut à son père, Michel Féder, de ne pas avoir joué son rôle de père, mais dès lors, les secrets se révèlent enfouis depuis bien longtemps. Et cette étincelle de haine et de rancœur ne sera plus jugulée et passera d’un membre à l’autre du duel au truel.

C’est souvent dans ces moments de désarroi qu’explosent les ressentiments, que les mots dépassent la pensée et qu’on découvre des secrets et également la joie des réconciliations. Et on est servi par l’avalanche de conflits ouverts, de départs et de retours, de trahisons, d’accusations et d’explications.

On pourra reprocher à la structure de la pièce d’emboîter les conflits de manière un peu trop systématique, on aurait apprécié un tressage ménageant des vitesses et des lenteurs, et on pourra reprocher à l’auteur, Didier Caron, de ne pas y aller de main morte dans l’afflux de répliques acerbes, mais, d’un autre côté, ceci est fait pour le plus grand plaisir des spectateurs qui de se gausser passent carrément à l’éclat de rire incontrôlable.

Karina Marimon, dans le rôle de « Suzanne », excelle dans son profil de bourgeoise juive séfarade fustigée par les récriminations de son mari.

Et pour finir, on pourra regretter que tous les personnages soient sauvés sauf un, qui d’une certaine manière, portera le fardeau de tous.

Un spectacle drôle, efficace et réussi, à voir en famille.

Le Jardin d’Alphonse
Une pièce écrite et mise en scène par Didier Caron
Avec Julia Dorval, Sandrine Le Berre, Gaëlle Lebert, Michel Feder, Jérémy Malaveau, Didier Caron, Karina Marimon, Christiane Ludot, Romain Fleury

[youtube https://www.youtube.com/watch?v=DEaah4WrkcM&w=560&h=315]

Jamais seul : grandeur des petits

C’est parce que les critiques de théâtre contemporain lui reprochent sa longueur, parfois son écriture, son manque de rythme… qu’on a envie de vous parler de Jamais Seul.

Au contraire, on n’a pas vu passer les 3h30 !! Et quand il y a de rares scènes où les minutes se font sentir, c’est pour mieux nous rappeler la langueur et la déprimante vie des laissés pour compte. Ce sont eux le sujet de la pièce : les petites gens des zones pavillonnaires fantômes, les abonnés à Pôle Emploi, les migrants, les migrés, les immigrés, les sdf, les simplets, les simplettes, les simples, les vrais gens qui existent pour de vrai.

Jamais Seul, de Mohamed Rouabhi, mise en scène Patrick Pineau, coup de coeur Pianopanier@Eric Miranda

Les comédiens sont touchants de vérité. Ils sont 15 à interpréter 40 personnages. Le temps de ces 3h30, on a copiné avec chacun d’entre eux et chacune d’entre elles : au groupe de parole des sans-emploi, sur un canapé de HLM, en poussant un caddie de supermarché hard-discount, sur un quai de RER, en traversant un no man’s land au pied des barres de la cité, sur la table en Formica de la cuisine familiale, dans un jardin mal entretenu, dans l’ombre d’un garage ou à la lumière d’un téléviseur.

La mise en scène de Patrick Pineau est efficace. Elle ne laisse pas de place à autre chose que l’idée. Pourtant dans son efficacité elle n’est pas mécanique. Il y a un aiguillage sophistiqué qui permet au spectateur de se mettre automatiquement à la bonne fréquence dans cette succession de rencontres en des lieux variés : sans effort on devient l’intime d’un groupe de parole, le membre d’une équipe de foot alpaguée par son coach, le copain de boisson, le paumé fasciné par les révélations d’un prophète, l’ami impuissant face à un geste fatal, l’accoucheur qui tient un bébé mort, le fan d’Eric Cantona même si on n’a jamais aimé le foot… c’est magique !

amais Seul, de Mohamed Rouabhi, mise en scène Patrick Pineau, coup de coeur Pianopanier

Les décors, l’utilisation du hors-scène, la vidéo, la musique, la lumière, viennent parfaire cette fresque politico-sociétale. Ils viennent souligner et mâcher le texte de Mohamed Rouabhi. On a aimé ces mots, d’une simplicité apparente, mais ô combien efficaces dans leur révolte, leur misère, leur poésie et leur espérance. Ces héros populaires peuvent être taiseux, mais quand ils parlent, c’est pour vous dire 3 choses en même temps. Il y a la réalité de leur situation, les raisons de leur désespoir, et les lueurs de leur espérance.  On ne peut rester insensibles à ces facettes que Patrick Pineau voulait mettre en relief. Les gens même les plus simples et les plus insignifiants sont moins seuls que nous.

Enfin, gros coup de foudre pour le personnage d’Emilie la simplette, ou même la folle… mais tellement en prise avec la réalité. Elise Lhomeau l’incarne avec splendeur et nous montre des étoiles qu’on ne regardera plus jamais de la même façon. Valentino Sylva en Jimmy comme en clown nous élève lui aussi ! On ne veut pas redescendre de l’orbite céleste sur laquelle ces gens si simples nous ont envoyés. Les pieds liés et les mains dans la merde, ces personnages de la vraie misère nous touchent par tous les sentiments déployés en nous. Le rire jaune convoque la légèreté, la haine la poésie, le réalisme le rêve, et la peur l’espérance.

On a envie de les inviter à bouffer chez soi ces anonymes, juste pour les écouter, et être moins seul !

Géraldine Vasse

 

Texte : Mohamed Rouabhi
Mise en scène : Patrick Pineau –  Cie Pipo
Avec : Birane Ba, Nacima Bekhtaoui, Nicolas Bonnefoy, François Caron, Morgane Fourcault, Marc Jeancourt, Aline Le Berre, Elise Lhomeau, Nina Nkundwa, Fabien Orcier, Sylvie Orcier, Patrick Pineau en alternance avec Christophe Vandevelde, Mohamed Rouabhi, Valentino Sylva, Selim Zahrani

La Pluie d’été

Il y a des soirs comme ça où on se fait cueillir délicatement par l’émotion d’un spectacle inattendu qui vous attire là, par une sorte de hasard magnétique. Ernesto a entre douze et vingt ans. « Il ne retournera pas à l’école parce qu’à l’école on lui apprend des choses qu’il ne sait pas… et qui ne valent pas la peine. » Le conte de Marguerite Duras écrit en trois étapes, une histoire pour enfants, un film et un roman, résonne comme une œuvre testamentaire.

La Pluie d'été, d'après Marguerite Duras, Compagnie Pavillon 33@Flore Prebay

Au théâtre, « la créativité ne peut naître que dans le calme et la confiance » confie Peter Brook. Sylvain Gaudu a peut-être entendu ses conseils pour réussir avec « La pluie d’été » une mise en scène et une direction d’acteurs toute en complicité et en sensibilité. Son regard sur l’œuvre de Marguerite Duras respire la passion. Le petit coup de baguette magique de la compagnie Pavillon 33 donne naissance à des poupées russes bienveillantes, se vivifiant du regard de l’autre et se donnant la main pour mieux veiller les unes sur les autres. Je ne sais pas pourquoi, mais ce soir-là sur scène, j’ai vu la silhouette réjouissante de Forrest Gump, j’ai vu l’esthétisme brut d’une scénographie qui m’a rappelé celle de Julie Deliquet et de son inoubliable « Vania ».

La Pluie d'été, d'après Marguerite Duras, Compagnie Pavillon 33, coup de coeur Pianopanier

J’ai aussi aperçu l’ombre de Nietzsche planer au-dessus du plateau. Lui et Ernesto doivent bien se comprendre. La quête de Dieu étant inutile, puisqu’elle entrave toute remise en question et empêche de regarder ailleurs, il ne reste plus qu’à se détourner de l’imposture imposée par l’humanité et à danser dans le miracle de l’instant. Danser et chanter dans le miracle de l’instant pour vitaliser sa réalité, se laisser porter par la magie d’un « A la claire fontaine » cristallin qui se glisse sous notre épiderme de spectateur frissonnant et conquis. L’interprétation des six acteurs est simple, troublante d’authenticité et d’émotion. Leur complicité est belle à regarder. Ils se sont bien trouvés. On comprend pourquoi le jury du 8ème festival de Nanterre leur a décerné son Grand Prix en 2017.

Jean-Philippe Renaud

 

LA PLUIE D’ETE de la Compagnie Le Pavillon 33
D’après Marguerite Duras
Mise en scène : Sylvain Gaudu
Avec Simon Copin, Antoine Gautier, Morgane Hélie, Pierre Ophele Bonicel, Anne-Céline Trambouze, Jérémy Vliegen

 

 Night and Day : pailleté et étincelant

Dorothy Parker était une femme de lettres, nouvelliste, poétesse et scénariste des plus grands (Hitchcock, Preminger) qui mena à New-York, pendant les années folles, une vie dissolue dans l’alcool, de soirées mondaines en corbeilles de théâtre. Elle écrivit des critiques théâtrales mordantes et jubilatoires. Elle fut sympathisante communiste et se retrouva sur la liste noire sous McCarthy puis fut oubliée.

Gaëlle Lebert s’en est emparée pour créer un spectacle contemporain fait de scènes fragmentaires côtoyant envoûtante musique originale de Jeff Cohen mêlée à des standards, de Count Basie à Jean-Sébastien Bach, pour composer une ambiance de nuits new-yorkaises ou tout simplement de nuits citadines.

Il s’agit de « Night and Day » même si le jour n’apparait qu’en filigrane pour mieux montrer la nuit. Sur ce spectacle règne la nuit et ses vies délurées. L’univers dans lequel les personnages évoluent est celui de la nuit avec son atemporalité, ses trous de mémoire, sa folie et ses scènes de ménage.

C’est un récit de l’ellipse, à la chronologie incertaine, qui met en exergue les relations personnelles de Dorothy Parker, un récit parcellaire et fragmentaire, comme le serait l’esprit de Dorothy, où chaque personnage passe toujours à côté de son désir.

Côté jardin, on a un piano, avec Jeff Cohen et sa musique originale, déguisé en femme et maquillé à outrance, tantôt pianiste, tantôt barman, qui chante Dorothy Parker et ponctue les scènes que Dorothy Parker alias Gaëlle Lebert nous donne à voir.

Côté cour, on a un bar qui, comme les alcools qu’il accueille, Champagne et Whiskys, est un des personnages principaux de l’histoire que nous raconte Gaëlle Lebert, avec également la cigarette. Elle dira « Je ne suis pas un écrivain avec un problème d’alcool, je suis une alcoolique avec un problème d’écriture ».

A l’arrière-scène dresse un écran comme une porte géante, comme un paravent derrière lequel disparaît et réapparait Dorothy, avec ses apparats de nuit, ses robes étincelantes et pailletées. Sur cet écran seront diffusées des phrases tirées des œuvres de Dorothy Parker égrenant la pulsation de ses états d’âme.

On comprend peu à peu les liens qui unissent les personnages : Dorothy et son futur mari, Dorothy et un écrivain célèbre qui deviendra son second mari et qui reste pendant toute la pièce comme un homme idéal qu’elle voudrait atteindre, elle voudrait qui l’emporte ailleurs devisant avec lui « Je peux vous poser une question indiscrète ? » leitmotiv qui les unit, Dorothy et ses hommes de la nuit, tous joués par Gwendal Anglade, le charmeur.

A travers la nuit, des thèmes sont abordés : la fête, la création, le racisme, le féminisme, le communisme, à une époque où il ne faisait pas bon s’y acoquiner, qui montrent tantôt une Dorothy simple et écervelée, tantôt une penseuse désabusée, tantôt une midinette rêvant que sa vie change, toujours à la recherche désespérée de l’amour, but ultime inatteignable. Dorothy est définitivement anticonformiste et libre, libre surtout quand elle est simple et candide.

Gaëlle Lebert a beaucoup de dérision et d’ironie envers son personnage et elle nous communique beaucoup de ses failles, passant du rire aux larmes en un instant, d’un chant à une danse, à une nuit qui n’en finirait pas, malmenée comme une poupée de chiffon. Gaëlle Lebert et Dorothy Parker font, à bien des égards pendant ces 1h30 de spectacle, une seule et même femme, une seule et même voix, qui revendique dans l’enchevêtrement des paroles et des musiques.

On assiste parfois à des parodies dans lesquelles Gaëlle Lebert entraine son personnage comme l’« Happy birthday » chanté par Marilyn Monroe, où ces clins d’œil nous amusent et parlent au plus grand nombre.

De manière général, ce qui nous fait rire, ce n’est pas ce qui est raconté, qui serait plutôt terrible et désespéré, non, ce qui nous fait rire, ce sont les trouvailles de mise en scène : des chaussures sorties d’un frigo, le pianiste déguisé en femme fatale, des répliques pleines de candeur.

On a l’impression qu’à chaque instant Aïon et Kaïros se donnent la main pour accompagner Dorothy, jusqu’à la scène finale où elle trouve enfin un autre homme qui semble davantage la considérer que tous les hommes qu’elle a rencontrés jusqu’ici, et ainsi la pièce, car il s’agit bel et bien d’une pièce de théâtre, se termine sur une note d’espoir.

Un spectacle hors du commun, où tout est pensé, où tout est rodé et huilé, comme dans une comédie musicale américaine, pour mieux montrer le chaos en puissance, un spectacle singulier, qui nous emporte dans une autre époque et peut-être bien la nôtre aussi, avec une personnalité rocambolesque : Dorothy Parker.

Night and Day
ou Les tribulations nocturnes de jeunes gens pleins d’esprit

D’après les nouvelles de Dorothy Parker,
musique originale Jeff Cohen
Adaptation et mise en scène Gaëlle Lebert
avec Jeff Cohen, Gwendal Anglade, Gaëlle Lebert
collaboration artistique et assistanat Rama Grinberg
scénographie Blandine Vieillot
Lumière Bruno Brinas
Création vidéo: Jean-Christophe Aubert
Image Yuta Arima
Son Jean-Louis Bardeau
Costumes Pauline Gallot

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Saigon : larmes d’exil

La première sensation lorsque le rideau dévoile le prodigieux décor imaginé par Caroline Guiela Nguyen, c’est un mélange de respect, d’admiration, presque d’engouement. On est directement projeté dans ce restaurant vietnamien du 12ème arrondissement parisien, cadre unique de toutes les histoires qui s’enchevêtreront au fil du spectacle. L’un de ces restaurants typiques, reconnaissables, un brin kitsch, fleurs en papier aux couleurs vives et mobilier en métal. Ce type d’établissements qui semblent intemporels, à tel point que rien ne parait moins étonnant que de voir ce même décor traverser 40 années et plusieurs continents au cours du spectacle.

40 ans qui séparent le Saigon de 1956 du Paris de 1996. 40 ans d’histoires sur fond d’Histoire. Des histoires d’amour, de séparations. Des histoires emplies de larmes… Avec en toile de fond la guerre du Vietnam, l’indépendance de l’Indochine, l’exil, le retour au pays, le manque de sa patrie…

Saigon, de Caroline Guiela Nguyen, Les Hommes Approximatifs, Odéon Théâtre de l'Europe, coup de coeur Pianopanier@Jean-Louis Fernandez 

“ Vous étiez au bord des larmes, vous avez parlé pendant 40 minutes, vous parliez de quoi ?“

En fond sonore, la voix off de Lam (Thi Thanh Thu Tô) qui n’est pas sans rappeler le ton de la narratrice du Cendrillon de Joël Pommerat nous rappelle ce contexte particulier de 1996 : la fin de l’embargo sur le Vietnam autorise le retour des Viet-kieus (Vietnamiens d’outre-mer) au pays. Cette question du retour, du départ, des adieux et retrouvailles est le fil conducteur du spectacle.  Nous sommes dans le restaurant parisien de Marie-Antoinette (poignante Anh Tran Nghia), qui a émigré à Paris en 1956. Ce restaurant qui est donc la copie conforme de celui qu’elle tenait à Saigon en 1956 est le lieu de rencontre de plusieurs personnages. Il ya  Hao (troublant Hoàng Son Lê) et sa fiancée Mai, qui le quittera parce qu’il chante pour les Français. Et puis Linh (la déchirante Phu Hau Nguyen), qui s’apprête à partir pour la France avec un soldat dont elle est tombée amoureuse (excellent Dan Artus) mais qui angoisse de quitter les siens. On retrouvera tout ce petit monde à Paris en 1956. Puis, au même endroit, 40 ans plus tard : Linh et son fils qui la presse de s’envoler vers le Vietnam sur les traces de son passé, et le vieux Hao (très émouvant Hiep Tran Nghia) qui le fera, lui le voyage, et ne comprendra plus la langue parlée par les jeunes Vietnamiens.

Saigon, de Caroline Guiela Nguyen, Les Hommes Approximatifs, Odéon Théâtre de l'Europe, coup de coeur Pianopanier

“Saïgon ne concerne pas les Vietnamiens, ni même les Français qui seraient partis en Indochine, elle concerne notre mémoire collective et s’est déposée dans le rhizome de nos affects et de nos imaginaires. Saïgon appartient à tous. » – Caroline Guiela NGyuen

C’est bien de langue qu’il est question aussi, et c’est la langue qui ajoute tant de beauté au spectacle. Onze acteurs sur le plateau, des Vietnamiens, des Français, des professionnels, des amateurs qui parlent français et vietnamien.
Certaines scènes semblent tout droit sorties d’un film de Wong Kar Waï, dans leur lenteur, leur infinie délicatesse, leur majesté quasi hypnotique.
On comprend le succès immédiat que recueillit Saigon au dernier Festival d’Avignon. Car au travers de ces destins croisés, Caroline Guiela Nguyen nous parle d’exil, d’amour, de nostalgie, de douleur… Saigon appartient à tous, Saigon est le réceptacle de nos larmes d’exil…

-Sabine Aznar-

À l’affiche de L’Odéon-Théâtre de l’Europe – Berthier du 12 janvier au 18 février 2018 (mardi au samedi 19h30, dimanche 15h)
Texte et mise en scène : Caroline Guiela Nguyen – Les Hommes Approximatifs
Avec : Caroline Arrouas, Dan Artus, Adeline Guillot, Thi Truc Ly Huynh, Hoàng Son Lê, Phú Hau Nguyen, My Chau Nguyen Thi, Pierric Plathier, Thi Thanh Thu Tô, Anh Tran Nghia, Hiep Tran Nghia

Olivier Marchal en olibrius

Alors voilà, entrer au Déjazet, seul théâtre rescapé du « boulevard du crime », c’est tout un programme. Des couloirs, des escaliers dans tous les sens, des tapis rouges, des parquets qui grincent, des portes capitonnées, une très belle salle avec balcons et corbeille et des fresques au plafond et aux murs d’Honoré Daumier. Déjà, on se sent ailleurs, dans un monde à part, celui du théâtre où se produisirent ici tant Mozart que Coluche.

Ensuite, aller voir « Nénesse », c’est une aventure. Nénesse (Olivier Marchal), c’est un type paumé qui se croit dur et qui passe ses journées à picoler et à construire des discours xénophobes. Nénesse est « un mec de culture populaire », qui défend sa race, qui croit au clan, au jambon-beurre, au pinard et aux jeux à gratter dans lesquels il dépense le peu d’argent qu’il n’a pas laissé à des prostituées.

Nenesse, d'Aziz Chouaki mise en scène Jean-Louis Martinelli au théâtre Déjazet, critique Pianopanier

Seulement voilà, Nénesse a fait deux AVC ces douze derniers mois. Il a beau être entretenu par sa femme Gina (Christine Citti) qui s’éreinte à faire des ménages et qui a été élue « Meilleure travailleuse de sa région », l’argent manque à la maison, d’autant qu’il refuse de faire valoir ses droits et d’aller chercher ses allocations. Parce que Nénesse ne veut rien devoir à personne, il ne veut pas « faire de la lèche ». Lui vient alors une idée : sous-louer une pièce de son appartement – une espèce de bunker sans fenêtres ni toilettes ni aération – à des sans-papiers. Y vivent Aurélien (Geoffroy Thiebaut), un Français de deuxième génération, d’origine russe, lettré, cultivé, qui a perdu sa nationalité française en l’absence d’un papier indispensable ; et Goran (Hammou Graïa), un Syrien, quasi analphabète, qui s’exprime sans utiliser d’articles devant les noms communs. Musulman comme dans les fables, rêvant du paradis et des 72 vierges qui l’y attendent, Goran a connu DAESH : il y a été entraineur pendant un moment, jusqu’à être dégoûté par l’exploitation des « jeunes vierges, blondes, yeux verts, 15 ans et tout » prostituées jusqu’à l’épuisement à 1€ la passe.

Nenesse, d'Aziz Chouaki mise en scène Jean-Louis Martinelli au théâtre Déjazet, critique Pianopanier

Tout ce petit monde cohabite, avec des heures de sorties pour Aurélien et Goran, qui peuvent jouir des toilettes et d’un peu plus d’espace. Nénesse projette de placer d’autres sans-papiers dans son bunker pour améliorer ses gains, atteindre 5000€ par mois, pour enfin dépenser autant qu’il le veut dans ses jeux à gratter.

L’auteur, Aziz Chouaki, au parcours déjà éblouissant, dresse ici les portraits pathétiques et décalés, dans une langue gouailleuse, où se télescope la syntaxe. Il nous fait rire parfois, mais d’un rire jaune. On rit davantage de la virtuosité de la langue et des situations exagérées que d’un vrai rire franc. Car ici on aurait plutôt affaire à un drame qui nous montre la bêtise dans toute sa splendeur et dans tout son débraillé de langue comme d’allure. On ne vous raconte pas la fin qui surprend et vous glacera.

Nenesse, d'Aziz Chouaki mise en scène Jean-Louis Martinelli au théâtre Déjazet, critique Pianopanier

Olivier Marchal interprète Nénesse avec la force de sa nature qui le caractérise. Tout en nuances de jeu, passant de l’extrême violence à la douceur du petit enfant, il hurle, il nous emporte dans sa folie. Même si l’on s’attache à lui par bien des côtés, on manque un peu d’empathie pour ce personnage odieux. On pourra se demander si les personnages d’Aurélien et de Goran, qui ne sont que faire valoir au discours de Nénesse, n’auraient pas pu être évoqués plutôt qu’incarnés, car celui qui tient le pavé et qui ne le lâche pas, c’est bien Nénesse. Gina, plantureuse et malmenée, n’a pourtant rien d’une femme soumise. Elle se rebelle, elle se révolte, mais restera jusqu’au bout avec cet olibrius de Nénesse… par amour ou pour des raisons plus obscures. Une mise en scène et un décor qui pourraient rappeler le classique des vaudevilles, des pièces de boulevards (et on y est !), avec un fauteuil roulant en guest star et une musique de fond perpétuelle comme dans les westerns. Une pièce qui fait la part belle aux personnages et au texte, où l’on pourra regretter la faiblesse de l’intrigue, il n’y a pas vraiment d’histoire, l’auteur nous livre plutôt une succession de monologues qui font mouche.

À voir, dans l’air du temps…

Nenesse, d'Aziz Chouaki mise en scène Jean-Louis Martinelli au théâtre Déjazet, critique Pianopanier

À l’affiche du Théâtre Déjazet du 9 janvier au 3 mars 2018 (mardi au samedi 20h30, samedi 16h)
Texte : Aziz Chouaki
Mise en scène : Jean-Louis Martinelli
Avec : Christine Citti, Olivier Marchal, Hammou Graia et Geoffroy Thibaut