Letter to a man, quand un monstre sacré interprète un autre monstre sacré

“I like lunatics. I like lunatics because I know how to talk to them.”
“J’aime les fous. J’aime les fous parce que je sais leur parler.”

Des extraits du journal de Nijinsky nous parviennent en voix-off et par bribes, en anglais, en français et en russe. Le danseur hors pair du début du siècle dernier l’avait écrit en six semaines avant de se faire interner en asile psychiatrique. C’est seul en scène que Mikhail Baryshnikov interprète cette grande personnalité. Non pas en tant que personne, mais comme un personnage, comme une idée de la danse, de la folie, de la vie artistique, de l’artiste. À la fois acteur et danseur, Baryshnikov fait le lien entre les extraits de ce journal et la mise en scène acidulée, implacable et radicale de Robert Wilson.

Tout est calibré, rythmé, millimétré. La cadence de la musique et les jeux de lumières sont nets et les mouvements précis. On est ébloui par les sons, les images, les émotions qui s’en dégagent. On ne cherchera pas de naturalisme. Le visage peint en blanc de Mikhail Baryshnikov nous plonge à la fois dans l’univers clownesque et dans celui du cinéma muet. Toutes ses expressions en sont agrandies.

Letter To A Man, un spectacle de Robert Wilson avec Mikhail Baryshnikov inspiré de Diary of Vaslav Nijinski, critique Pianopanier au théâtre de la Ville© Lucy Jansch 

Malgré une certaine froideur dans cette mise en scène si incroyable et calculée, on est ému et impressionné de voir à quelques mètres de soi ce grand grand grand monsieur de la danse. On voit celui qui fait onze pirouettes dans le film “Soleil de nuit”, et dont l’histoire est finalement proche de celle du danseur qu’il interprète : quitter l’Union Soviétique pour danser aux Etats-Unis. Cet artiste respire la liberté et la grandeur de cœur dans ce qu’il accomplit sur scène. On assiste à une véritable leçon de plateau : tous ses gestes sont majestueux, incarnés, passionnés.

C’est puissant, c’est magique.
Le spectacle affiche complet jusqu’au 21 janvier à l’espace Pierre Cardin, mais avec un peu de patience, il est possible d’obtenir des places de dernière minute : cela vaut largement le coup, croyez-moi !

LETTER TO A MAN
Á l’affiche du Théâtre de la Ville  – du 15 décembre 2016 au 21 janvier 2017 (20h30 du mardi au samedi)
Mise en scène, décors & conception lumières : Robert Wilson
Avec : Mikhail Baryshnikov

Vu du Pont Odeon Théâtre de l'Europe Ateliers Berthier Charles Berling mise en scène Ivo van Hove reprise 2017 critique Pianopanier

Je suis venue, j’ai vu du pont, j’ai été convaincue…

“On voudrait parfois crier gare et dire sans ménagement à un homme de façon précise ce que lui réserve l’avenir.”
L’avocat Altieri – l’excellent Alain Fromager – fait figure de Chœur, de Cassandre.
Il s’apprête à nous exposer le destin d’Eddie Carbone, un docker new-yorkais qui travaille dur pour élever Catherine, la nièce de sa femme Béatrice. Un destin qui va prendre la forme d’un véritable drame antique. Ivo van Hove avait d’ailleurs déclaré s’être attaqué à la pièce d’Arthur Miller comme à une tragédie grecque.

Très vite, on se sent happé par l’intensité des rapports unissant les six personnages. Chacun d’eux défend des enjeux considérables. L’apparent dénuement de la scénographie nous recentre sur l’essentiel : les différents combats qui se livrent sous nos yeux. Combat d’un homme fou d’adoration pour celle qu’il ne lui est justement pas permis d’aimer. Combat d’une femme pour son mari qu’elle voit s’éloigner, se détruire et se perdre. Combat de deux immigrés italiens qui luttent contre la pauvreté et la mise à l’écart.

Vu du Pont Odeon Théâtre de l'Europe Ateliers Berthier Charles Berling mise en scène Ivo van Hove reprise 2017 critique Pianopanier© Thierry Depagne

Pour incarner ces combattants, ces guerriers, ces lutteurs aux pieds nus, Ivo van Hove a rassemblé une troupe d’exception. Charles Berling, troublant de désespoir, de sincérité, de colère rentrée, de passion jalouse, apparaît au sommet de son art. Face à lui, deux comédiennes se le disputent : une incroyable Caroline Proust – trop rare sur les scènes de théâtre – et la jeune et prometteuse Pauline Cheviller. Nicolas Avinée, le plus jeune des frères, impose une remarquable et saisissante figure de héros. Chacun d’eux prend place dans l’arène façon ring de boxe proposée par Ivo van Hove. Une arène qui se déploie au coeur même des spectateurs, grâce à un dispositif trifrontal extrêmement approprié.

La scène finale est aussi belle que bouleversante, elle referme la page ouverte par Alfieri au tout début du spectacle. On comprend d’où vient cette pluie mystérieuse. On la voit après l’avoir entendue. On sort de là un peu sonné, comme si l’on avait pris place sur ce fameux ring, et le combat orchestré par l’un des plus grands metteurs en scène nous restera longtemps en mémoire…

VU DU PONT
A l’affiche de l‘Odéon Théâtre de  l’Europe  – du 4 janvier au 4 février aux Ateliers Berthier (20h)
Une pièce d’Arthur Miller
Mise en scène Ivo van Hove
Avec : Nicolas Avinée, Charles Berling, Pierre Berriau, Frédéric Borie, Pauline Cheviller, Alain Fromager, Laurent Papot, Caroline Proust

C’est noël tant pis… de Pierre Notte tant mieux !

“Pense un peu à ta mère, c’est son dernier noël – ça lui fait tellement plaisir qu’on soit tous là chez elle pour lui fêter son dernier noël”.

Dans cette famille quelque peu cabossée – mais n’importe quelle famille ne l’est-elle pas un minimum ?- il y a d’abord le père qui n’a jamais rien décidé de sa vie et qui n’appelle pas sa femme autrement que “maman”. Ensuite, il y a la mère, la fameuse “maman” du père, devenue méchante à force d’être triste, qui comble un vide intérieur en se bourrant de sucreries. Il y a aussi Nathan, l’ainé des fils, “celui qui prend toute la place de fils modèle unique flanqué d’un petit frère”. Et puis il y a Tonio, le petit frère en question qui se sent mal aimé (“je voudrais savoir s’il y a quelqu’un ici pour qui je suis autre chose qu’à peu près rien”). Enfin, il y a Geneviève, la femme de Tonio, la pièce rapportée “qui en a sa claque de prendre des claques”.

C'est noël tant pis, Pierre Notte, Théâtre du Rond-Point, avec Bernard Alane, Brice Hillairet, Sylvie Laguna, Chloé Oliviers, Renaud Triffault, Romain Apelbaum, critique Pianopanier
© Claire Fretel

Tout ce petit monde se retrouve le soir de noël pour le traditionnel et hélas incontournable repas de famille, chez la grand-mère plus réellement vaillante. Un sapin auquel il manque ses boules, des cadeaux qu’il faut désempaqueter, une dinde pas encore décongelée, une galette des rois en guise de bûche… tout semble déjà mal embarqué lorsqu’on découvre la grand-mère gisant nue sous la table.
Grâce à la scénographie ingénieuse, le sapin qui s’était transformé en table de salle à manger devient lit d’hôpital, et c’est dans cette chambre, autour d’une aïeule mourante, qu’aura lieu la veillée de la Saint-Sylvestre.

cest-noel-tant-pis-2©Giovanni Cittadini Cesi

De  chambre d’hôpital en alcôve mortuaire, de tentative de suicide en règlements de comptes et autres lavages de linge sale, de reproches en insultes et de bousculades en jérémiades, la soirée perd en rituel et gagne en dramaturgie. C’est le grand déballage : on se dit tout, en criant, hurlant, pleurant et même en chantant…car il y a toujours des chansons dans l’univers de Pierre Notte.

“Pour finir l’amour l’emporte sur tout, surtout quand les suicides ratent et que les enfants acceptent de bien vouloir suivre l’ordre normal des choses et de ne pas mourir avant leurs parents”.

S’il y a des ritournelles dans les spectacles de Pierre Notte, il y a surtout des textes plein de finesse, de subtilité, d’humour et de verve. Un texte porté ici par cinq excellents comédiens qui s’emparent des névroses de leurs personnages, provoquant souvent le rire, mais le rire de Beaumarchais. Continuons de rire grâce à des artistes comme Pierre Notte : ses créations sont de véritables cadeaux…de noël.

 


C’EST NOEL TANT PIS
Du 29 novembre au 30 décembre 2016, 21h au Théâtre du Rond-Point
Texte, mise en scène et chansons : Pierre Notte
Avec : Bernard Alane, Brice Hillairet, Sylvie Laguna, Chloé Oliviers, Renaud Triffault, en alternance avec Romain Apelbaum

Dark Circus : chapiteau sur écran blanc

“Venez nombreux, devenez malheureux !”

C’est ainsi que nous sommes invités à venir assister à une représentation du Dark Circus. D’un coup, la voix du Monsieur Loyal – celui-là même que l’on retrouvera sur la piste – nous fait remonter le temps. À coup de mégaphone, cette voix nous ramène en enfance, plus précisément à nos vacances d’enfants, et encore plus précisément à cet instant où la caravane passait. Annonçant clowns, trapézistes, lions et autres personnalités surprises, cette voix était synonyme de bonheur à venir.

Dark Circus, Compagnie STEREOPTIC, Romain Germond, Jean-Baptiste Maillet, d'Avignon 2016, Monfort Théâtre
© Christophe Raynaud de Lage

Alors pourquoi ce message ? Qu’a-t-il de particulier ce cirque ? Qu’a-t-il de dark ce circus ? Cet “anti-cirque” ? Aussi noir que nos souvenirs de cirque d’enfance sont colorés, il laisse s’écraser au sol les acrobates et dévorer les dompteurs. Les numéros s’enchainent au rythme des catastrophes. Il semble que pas un artiste ne sorte indemne de cette funeste piste aux étoiles. Jusqu’à ce que jaillisse du chapeau d’un jongleur une touche de couleur. Rouge sur noir, rouge sang, rouge du nez rouge du clown, rouge salvateur qui chassera la tristesse et nous remettra sur la véritable route de l’enfance.

 

Dark Circus, Compagnie STEREOPTIC, Romain Germond, Jean-Baptiste Maillet, d'Avignon 2016, Monfort Théâtre
© JM Besenval

Romain Germond et Jean-Baptiste Maillet les ont gardés, leurs yeux d’enfants. Grâce à ces yeux-là, avec trois fois rien -du carton, des fusains, des feutres, du papier-, ils donnent vie à l’univers de Pef. On a parfois du mal à croire qu’ils ne sont que deux pour créer autant de féérie : les esquisses succèdent aux dessins animés qui laissent eux-même place à des marionnettes. Une profusion d’images qui n’a rien à envier aux compositions sonores du spectacle. Multi-instrumentiste, Jean-Baptiste Maillet ajoute de la magie à la magie, allant même jusqu’à métamorphoser sa guitare en dompteur aux allures de gitan.

Nous ne sommes plus au théâtre mais au cirque ; chaque numéro qui se termine, aussi sombre soit-il, nous fait taper des mains pour réclamer le suivant. Merci STEREOPTIK de nous rappeler que nous sommes à jamais des enfants.


DARK CIRCUS
Du 29 novembre au 17 décembre 2016, 20h au Monfort Théâtre
Création et interprétation : Romain Germond et Jean-Baptiste Maillet de la Compagnie STEREOPTIK
D’après une histoire originale de PEF
Ce spectacle sera accueilli dans le cadre du PULP Festival à la Ferme du Buisson du 21 au 23 avril 2017

M’man, ou les muets cris du cœur

Au centre du large plateau du Théâtre du Petit-Saint Martin, peut-être une caisse de transport(s), pas vraiment des murs, plutôt des cloisons… – une cube aux parois largement ouvertes, grandes baies face au public et côté jardin; quelque chose comme une boîte de Pétri dans laquelle on observerait ces étranges bactéries qui composent une cellule familiale…

La pièce s’étire sur une dizaine d’année, de dîners d’anniversaire en cornet de glace à la plage, cinq conversations comme autant de condensés de vie, entre Gaby, jeune homme mal grandi, trentenaire encore célibataire, toujours sans emploi, toujours au domicile familial, et sa « M’man », Brunella, mère fantasque et impitoyable, femme (« – Toi aussi tu es une femme, m’man – Ah oui, depuis quand ? ») inquiète et passionnée, quittée il y a bien longtemps par le père.

Fabrice Melquiot, auteur apprécié des scènes françaises et européennes, sait parler d’aujourd’hui. Il est né à Modane, ville savoyarde frontière de l’Italie. Il y campe “M’man”, comédie douce-amère, portrait d’une famille d’entre-deux, ni aisée, ni déclassée, dans cet espace d’entre-deux, petite ville sans grand charme nichée au creux de la magnifique Vanoise, où l’on peut oublier que l’on est français “Depuis l’annexion de la Savoie ! ça fait 150 ans m’man !”, où l’on va encore, de génération en génération, faire le marché à Bardonecchia, de l’autre côté de la frontière… On est au XXIe siècle puisqu’on paye (trop cher) le panettone en euro, mais un XXIe siècle d’entre-deux aussi, avec un petit air désuet, où le téléphone fixe est mural, à fil et beige, où l’on écoute des cassettes sur un walkman…

Le décor a du charme, une bribe d’appartement, une cuisine, un coin canapé, un endroit simple et chaleureux. Pour figurer le temps qui passe, l’idée est jolie de faire tourner ce décor sur lui-même, en une littérale volte des saisons ; on pourra cependant sans doute trouver la manipulation envahissante, donnant beaucoup de poids, de présence, à ce bout de maison, le surchargeant d’une signification peut-être un peu volontariste.

Gaby, tu arrêtes de te promener dans ma cuisine
comme si c’était le centre-ville ! »

Ce soir, on fête l’anniversaire de Gaby. Il a mis le couvert, préparé le souper, fait un gâteau, un peu de ménage, 30 ans ça se fête ! Brunella, sa « m’man », bichonne un passé qu’elle aimerait oublier… « fallait pas nettoyer les photographies ; les photographies doivent se couvrir de poussières, les lèvres des photographiés bleuirent, les visages devenir gris, c’est normal ».

Ils se taquinent, se chamaillent, se confient, se réconcilient, parlent beaucoup, mais pas suffisamment, au fond : elle, à lui : « tu as mal au ventre parce que tu y ranges des phrases à l’intérieur, au lieu de déranger les gens avec ».

Cristiana Reali, mère-Médée magistrale et si humaine

Yeux trop maquillés, leggings et chemise à carreaux (c’est le metteur en scène qui a choisi les très pertinents costumes), blondeur approximative, Cristiana Reali rencontre ici un rôle qui permet à son talent et son humanité de se déployer bellement. Elle compose avec une précision remarquable et surtout une grande générosité cette Brunella, Médée rancunière, dévorante comme il se doit, et chaleureuse, débordante de tendresse… « Tu me fais penser à un vieux baromètre déréglé qui passe du beau temps au mauvais en un instant » s’en amuse et s’en fatigue son rejeton… Mère à 17 ans d’un fils trop grand, presque jumelle de Sara Forestier, dans La Tête haute d’Emmanuelle Bercot, de ces mères dont l’adolescence semble si près. Brunella/Gaby, une génération au-dessus, mais finalement quelle différence – sinon que son fils est déjà un adulte – mais un adulte-enfant, lui aussi décalé, les deux âges en lui, que l’on sent en lutte l’un contre l’autre, chacun mécontent, l’enfant buté toujours captivé et captif des rets maternels, pas prêt encore à couper le cordon, l’adulte engoncé, bridé, qui aimerait ouvrir ses ailes mais ne s’y résout pas.

Robin Causse, jeune comédien à la silhouette longiligne, donne à Gaby de sa fraîcheur, sans doute même de ses maladresses, et une gestuelle retenue qui raconte beaucoup de ce personnage emprunté, entravé par l’amour débordant de sa mère et par ses propres tabous. Ce fils couvé trouvera une virilité inattendue en costard de velours bleu, voix de velours et œillades assorties, lors d’une échappée – aussi au sens strict : un des rares moments hors de la boîte/maison -, un karaoké où se mêlent malice et émotion, où l’on passe du sourire à une curieuse et nostalgique tendresse.

Vacillements de l’âme

Vie restreinte, enclose entre ces quatre murs, enserrée par les nœuds relationnels de la mère et son fils, mais aussi contrainte par l’horizon fermé de cette ville en bout de pays, Modane, ville à la frontière, à la lisière : pas une ville-carrefour traversée de mille courants, plutôt une ville-couloir que ceux qui viennent de plus loin traversent sans émoi. « Tu aurais pu passer le concours de la SNCF. Vivre à Modane et ne pas passer le concours, c’est suspect ».
Ville assez grande pour qu’on n’ait pas besoin d’ailleurs « Ici on a les montagnes », mais trop petite pour y rêver : quand Gaby tombera amoureux ce sera d’une jeune femme de l’autre bout du continent, de loin.

Dans des brumes d’alcool, un secret sera dévoilé, l’ombre qui hante Gabriel a enfin un nom, le décor s’est petit à petit dénudé, le récit aussi, ce qui devait être tu (ou ce qui devait être dit ?) a été dit. On flanche avec eux, est-ce qu’ils seront plus seuls, ou moins, maintenant que le secret a surgi, est-ce qu’ils sauront mieux s’aimer, mieux s’entendre. On hésite ; ce qui est sûr, c’est que Brunella et Gaby nous semblent moins adolescents, subitement – on ne sait pas encore si c’est une bonne nouvelle. Le cœur un peu serré, on le leur souhaite. Deux beaux comédiens, pleins de douceur, dirigés avec justesse et sensibilité par Charles Templon, ont donné vie à deux personnages à l’humanité fragile, personnages qui semblent de peu, de vies modestes, mais dont les vacillements de l’âme ne sont pas moins troublants et touchants que ceux de la flamme qui hésite entre s’éteindre ou se raviver de plus belle.

Marie-Hélène Guérin

 

M’MAN
À l’affiche du Théâtre du Petit Saint-Martin jusqu’au 31 décembre
Une pièce de Fabrice Melquiot
Mise en scène Charles Templon
Avec Cristiana Reali, Robin Causse

 

The Valley of Astonishment : voyage au centre du cerveau

Un spectacle de Peter Brook aux Bouffes du Nord, c’est toujours un petit événement. C’est comme un rendez-vous joyeux. Le retour du maître dans sa maison. Et lorsqu’on a manqué le premier rendez-vous – car il s’agit d’une reprise – on est forcément plus impatient.

Passées les premières minutes quelque peu déroutantes -qui sont ces trois personnages en scène ? de quoi nous parlent-ils ? de qui, de quoi la langue de Shakespeare se fait-elle l’écho ?- on plonge dans les mystères de ce spectacle hors du commun. À la rencontre de Sammy Costas -formidable Kathryn Hunter-, ce petit bout de femme énergique à la voix rocailleuse et hypnotique. La voici débarquée de nulle part, face à deux éminents neurologues qui s’intéressent à son cas peu banal. Car Sammy n’est pas seulement hypermnésique; elle est également synesthète. Dans son cerveau, chacune des lettres de l’alphabet est associée à une couleur, les chiffres et les nombres peuvent se superposer à l’infini. Ce don lui permet de mémoriser la moindre information par un phénomène d’association d’idées : pour chaque mot qu’elle entend elle invente des images, sa mémoire est sans fin.

The Valley of Astonishment, Peter Brook, Marie-Hélène Estienne, Théâtre des Bouffes du Nord, Kathryn Hunter© Pascal Victor / ArtComArt

Comment fait-on pour oublier?

Jusqu’où ce don sera-t-il source de joie, de plaisir, et même de revenus ? -engagée par le Magic Show, Sammy utilisera sa mémoire prodigieuse dans un numéro à succès. Y a-t-il des risques, et quels sont-ils, à exploiter ainsi une mémoire illimité ?  À partir de quand cela devient-il une souffrance ? Est-il possible d’apprendre à oublier, à ne plus se souvenir, à perdre la mémoire ?

Sammy à peine disparue du plateau, un autre “cas” vient exposer son expérience de proprioception : suite à un accident, cet homme ne peut plus guider ses membres qu’en les regardant. Sensationnel Marcello Magni qui semble avoir emprunté le corps d’un autre. Le cerveau humain est tellement déconcertant, inouï, inexplicable, impénétrable, sensationnel…

Déconcertante et sensationnelle : telle est cette “vallée de l’étonnement” que nous proposent Peter Brook et Marie-Hélène Estienne. Moyennant une scénographie toute simple -trois chaises, une table, un porte-manteau sur lequel s’accrochent les blouses blanches au gré des changements de rôles- trois incroyables comédiens et un musicien nous font toucher du doigt l’ordinaire et l’extraordinaire dans un espace temps unique, magique et inoubliable.

The Valley of Astonishment, Peter Brook, Marie-Hélène Estienne, Théâtre des Bouffes du Nord, Marcello Magni

THE VALLEY OF ASTONISHMENT
Du 24 novembre au 23 décembre 2016, 21h au Théâtre des Bouffes du Nord
Texte et mise en scène : Peter Brook et Marie-Hélène Estienne
Avec : Kathryn Hunter, Marcello Magni et Pitcho Womba Konga
Musicien : Raphaël Chambouvet

La violente fragilité de “la nuit juste avant les forêts”

J’avoue que je ne connaissais pas Bernard-Marie Koltès, ou très peu. Son nom bien-sûr, je le connaissais. Je connaissais aussi les sujets de prédilection de cet auteur mort jeune à la fin des années 80 et régulièrement mis en scène par Chéreau. Alors je suis descendu au sous-sol du Théâtre de Poche-Montparnasse avec l’excitation d’enfin découvrir sur scène ce dramaturge emblématique, et avec aussi la peur d’être déçu par un texte que j’avais envie d’admirer a priori.

Je n’ai pas été déçu. « La Nuit juste avant les forêts » est un choc, et cela commence dès l’entrée dans la salle. On ne peut pas tout dire ici, mais avant de rejoindre sa place, chaque spectateur doit traverser une partie du plateau où le comédien est déjà installé. On frôle cet être fragile, contorsionné de douleur.

La Nuit juste avant les forêts, Bernard-Marie Koltès, Jean-Pierre Garnier, Eugène Marcuse, Théâtre de Poche Montparnasse@DR-JPG

C’est un tas, accroupi par terre, qui tord son corps élastique. Le noir se fait dans le public, et le jeune homme prend la parole. C’est un appel sans réponse, une main puissamment tendue, une révolte continue et circulaire, répétitive comme une chanson. Il nous jette à la figure la solitude, l’exclusion, la fuite, l’inadaptabilité. Il nous envoûte par ses gestes, sa sensibilité, sa voix, son charme rugueux. Il est à la fois d’une grande violence et d’une fragilité extrême.

Le comédien, c’est Eugène Marcuse. Il est encore élève au Conservatoire et il nous prouve que le talent n’a pas d’âge, puisqu’il est magnifique d’humanité dans ce rôle très difficile. Il n’en fait jamais trop, il joue sa partition en respectant le ton d’un soliloque qui a souvent des accents céliniens. On assiste à ce cri sourd pendant un peu plus d’une heure et on en sort un peu vidé, mais grandi. On a envie de dire merci à Koltès et merci à Eugène Marcuse de nous montrer ce qu’est l’art de servir un grand texte.

La nuit juste avant les forêts, Jean-Pierre Garnier, Bernard-Marie Koltès, Théâtre de Poche-Montparnasse, Eugène Marcuse

LA NUIT JUSTE AVANT LES FORETS 
Un texte de Bernard-Marie Koltès
Mise en scène : Jean-Pierre Garnier
Avec : Eugène Marcuse
Du 8 novembre 2016 au 7 janvier 2017 à 19h au Théâtre de Poche-Montparnasse

Une légère blessure, une comédienne “poids lourd”

Une athlète. Une sprinteuse qui se jetterait dans une course folle, désespérée et inéluctable. C’est ainsi qu’apparaît Johanna Nizard, seule sur scène, avec les mots de Laurent Mauvignier. Il ne fallait pas moins que l’immense talent de cette comédienne pour tenir sur la longueur un texte aussi dense, percutant, incisif, intense. L’étendue de sa palette, la finesse et la sensibilité de son jeu lui permettent d’interpréter cette partition brillante, étoffée, éclatante. En quelques secondes, elle passe d’une infinie douceur, d’une touchante fragilité à une dureté rageuse, explosive, inquiétante. Elle nous surprend par tant de colère contenue. Une violence aussi peu légère que cette fameuse blessure qui ne sera dévoilée qu’à la fin.

une-legere-blessure Johanna Nizard

©Giovanni Cittadini Cesi

“Moi je peux gaspiller mon temps à tout dire, rien ne me touche plus assez pour que j’ai peur de le perdre.”

Qui donc est cette femme ? La quarantaine, une certaine classe sociale. Elle attend à dîner ses parents qui ne sont pas venus depuis longtemps. Elle s’adresse à une autre femme, une femme de ménage qu’on ne voit pas, qu’on n’entend pas, qui ne parle pas la même langue qu’elle. Tout au long de ce dialogue – ce monologue – elle libère une parole, des choses difficiles à dire. Comme une sorte d’introspection, elle évoque ses rapports avec les hommes, avec son père, sa mère, son frère, les enfants qu’elle n’a pas eus…

une-legere-blessure Johanna Nizard

“Une souris qui déplace une montagne, dans le regard des gens ça reste une souris.”

La course effrénée de Johanna est rythmée par les mot de Mauvignier. Et les mots de Mauvignier dessinent un cercle de plus en plus étroit. De plus en plus vicieux… En débutant la course, elle a ouvert les vannes, et le secret qu’elle cache, cette “légère blessure”, elle va finir par le dévoiler.
Othello Vilgard retrouve ici Johanna Nizard, qu’il avait déjà mise en scène dans Trois Ruptures de Rémi de Vos. Il lui fait occuper tout l’espace, telle une lionne en cage. Une cage qui aurait des allures de ring de boxe, tant la puissance qu’elle dégage nous fait l’effet de véritables uppercuts.
Quand on vous dit que Johanna est une incroyable athlète de la scène…

 

UNE LEGERE BLESSSURE
Du 6 au 29 juillet 2018, 19h30 au Théâtre des Halles 
Salle Chapiteau
Texte et dramaturgie : Laurent Mauvignier
Mise en scène : Othello Vilgard
Avec : Johanna Nizard

Le Personnage désincarné à La Huchette : l’auteur, le personnage et le destin

 

« D’où parlez-vous ? Vous êtes en dehors ? »

Dans la petite et charmante salle de La Huchette, Arnaud Denis signe, pour sa première pièce en tant qu’auteur, un troublant thriller théâtral.
En pleine représentation, un personnage se révolte contre son auteur. Il refuse le destin qui lui a été tracé. S’engage alors un rapport de force entre l’écrivain et sa créature.
 
lepersonnage-lot-01-bd © Lot

Sur scène, un dispositif astucieux, emboîtement de portes s’ouvrant les unes sur les autres pour mener sur un au-delà du plateau ; manifestation simple et efficace du jeu du théâtre dans le théâtre qui va s’engager là sous les yeux des spectateurs – y jouant de bonne grâce le rôle… des spectateurs.

Le sujet et le procédé ne sont pas neufs – hier, en illustre prédécesseur, Pirandello et ses insatisfaits Personnages en quête d’auteur, aujourd’hui, en voisins quasiment, au « paradis » du Théâtre du Lucernaire, Monsieur Kairos*, où Yann Collette, voix douce, et Fabio Alessandrini (l’auteur, et aussi l’interprète pertinent de… l’auteur) tessiture plus basse, accent italien légèrement chantant – mêmes têtes nues, mêmes petites lunettes rondes, ombres de barbe, silhouettes presque jumelles, jumeaux aussi dans le doute comme l’entêtement -, donnent vie avec beaucoup de malice et de sensibilité à la confrontation entre un auteur de roman et son personnage – rétif, comme il se doit, à son destin.

Mais qu’importe l’innovation, Le Personnage désincarné parle de théâtre, de destin et donc de liberté, de création, de transmission, de pouvoir, d’amour, de mort, de peur de la mort : interrogations de toujours. Arnaud Denis, acteur séduisant, metteur en scène reconnu, nourrit son texte avec honnêteté de sa culture, de son intelligence, et des ses propres interrogations d’artiste – sans doute ; sans concession, il ne cherche pas d’échappatoires dramatiques, pas de fioritures, on reste concentré sur les questions centrales.
 
lepersonnage-lot-03-bd © Lot

Auteur et personnage : deux miroirs face à face

Dos aux spectateurs, deux silhouettes immobiles, une femme debout, côté jardin, un homme assis, côté cour. Du fond de la scène s’engouffre par l’enfilade des portes un nuage de fumée. Le jeune homme qui le traverse, déboulant essoufflé, en panique, voit son élan coupé net. Personnage de théâtre, il se fait tancer par son auteur, installé aux côtés du public. Le personnage est sorti de son rôle, de sa vie, du « cours des choses » – semble-t-il.

Semble-t-il, car ici tout est écrit, l’auteur le répétera à plusieurs reprises. Incrédulité du personnage face à sa conception, refus obstiné face à l’irréductibilité de son destin ; le personnage revendique même une autre identité, une personnalité plus fougueuse : « Vos mots m’ennuient, vous m’ôtez toute spontanéité »
Mais le doute du personnage, son rejet, tout est dans le « cours des choses », tout est écrit, texte imprimé en main l’auteur persiste à proclamer cette « réalité » au personnage.
Pourtant jusqu’où l’auteur est-il maître de la rébellion de sa créature, jusqu’où contrôle-t-il failles et fissures ?

Egoïsme contre égoïsme, celui de l’auteur qui soumet son personnage à la nécessité dramaturgique de son propos, contre celui du personnage qui refuse sa destinée. Pouvoir contre pouvoir : qui crée l’autre, qui façonne la vie de l’autre ?… Arnaud Denis fêle le miroir. Les reflets se difractent, rebondissent l’un sur l’autre – qui de l’auteur ou du personnage révèle l’autre ou l’expose, qui emprisonne et qui libère ?
 

Le Personnage désincarné 01 © Lot © Lot

Pour donner chair à l’affrontement : trois générations, trois talents

Marcel Philippot incarne l’auteur, et ce verbe ici n’est pas usurpé : acteur rompu à la comédie, il met ici sa maturité de comédien et d’homme au service d’un rôle presque austère. Evident, juste, investi, il apporte sa sensibilité au cérébral et cruel auteur, aux peines anciennes pétrifiées sous un rigide masque d’exigence et de dureté.
« J’ai vingt ans », dit le personnage, et Audran Cattin a l’âge du personnage, sa fraîcheur, sa spontanéité, sa fougue, son envie de vivre. Il lui offre son jeune talent, plus que prometteur, déjà d’une précision et d’une intensité qui donne des ailes à son rôle.
Grégoire Bourbier, tendre, pertinent, pugnace, interprète avec vivacité le régisseur, qui interviendra à plusieurs reprises, dans ou contre le « cours des choses », rappel du monde concret, du monde « humain », celui où ce n’est pas la question de la création et du créé qui prend le dessus mais celle de ce qui est ressenti, de ce qui est partagé, celle de l’empathie et du désir d’insoumission.
 

« Le théâtre répond à des règles très précises
que tout le monde ignore. »

On effleure, sans s’y égarer, la piste psychanalytique, le temps pour le personnage de s’inventer un fils, le temps pour l’auteur de souffrir de l’absence du sien, le temps pour un homme au cœur de chair de regarder, les yeux flottant au ras du public, par une fausse fenêtre, le souvenir d’un fils passer.

Qui gagne la bataille de ces combats de mots, de ses affrontements ? Monsieur Kairos au Lucernaire comme Le Personnage désincarné d’Arnaud Denis font la part belle au personnage, à l’œuvre, qui restera libre et vivante, même lorsque l’auteur, lui qui s’arroge droits de vie et de mort, lui qui est vivant, ne sera plus. Façon paradoxale et humble de saluer tout de même le pouvoir du créateur.
 

Le Personnage désincarné – spectacle vu le 28 octobre 2016
À l’affiche du Théâtre de La Huchette
Ecriture et mise en scène Arnaud Denis
Avec Marcel Philippot, Audran Cattin, Grégoire Bourbier

 

*Kairos – A l’affiche du théâtre Le Lucernaire jusqu’au 3 décembre – Écriture et mise en scène Fabio Alessandrini – Avec Yann Collette et Fabio Alessandrini
 

La Nuit où le jour s’est levé : une nuit solaire…

“Lancer un caillou sur la carte du monde”

Puis ramasser le caillou tombé sur le Brésil et décider de s’envoler vers ce pays lointain, inconnu, inédit, secret et forcément fascinant.
C’est sur ce coup de tête que Suzanne quitte la France, son frère Gino, et une vie sans doute un peu trop dénuée de sens…
Arrivée à Belo Horizonte – une ville dont le nom même est une invitation au voyage – Suzanne devient bénévole dans un couvent au sein duquel viennent parfois se réfugier des femmes sur le point d’accoucher.
Une nuit – l’une de ces “nuits où même dormir te donne chaud” – Suzanne aide Soeur Maria Luz à mettre au monde un enfant. Cet enfant-là que sa mère sera forcée d’abandonner à peine le premier cri jailli. Cet enfant-là pour lequel Suzanne éprouvera une sorte de coup de foudre. Cet enfant-là qui éveillera à jamais son instinct maternel. Cet enfant-là, Tiago, qu’elle décidera, coûte que coûte, d’adopter et de ramener en France.

La nuit où le jour s'est levé Olivier Letellier
© Christophe Raynaud de Lage

“Se perdre pour mieux se retrouver”

Aucun obstacle ne sera assez fort pour empêcher Suzanne de devenir mère. Ni la hargne de la police brésilienne, ni les lourdeurs kafkaïennes de l’administration. Ni même la terreur de se faire enlever Tiago au poste frontière entre l’Espagne et la France. Pour cette femme que le cri d’un enfant a métamorphosée en une seconde, plus rien ne compte que l’amour infini, éternel, illimité… Maternel…
Pour que Suzanne puisse un jour raconter à Tiago “son histoire vraie vivante”, il lui faut aller jusqu’au bout du parcours.
Un parcours initiatique, un parcours de vie qui chavire le spectateur. Lentement, doucement, délicatement. À l’image de la roue Cyr maniée par l’un des trois comédiens mais dans laquelle s’imbriquent si habilement les deux autres. Car ils ne sont que trois sur scène, pour interpréter ce texte écrit à six mains. Trois auteurs, trois comédiens, pour clore la trilogie d’Olivier Letellier “Maintenant que je sais/Je ne veux plus/Me taire”, qui avait été présentée à Chaillot la saison dernière et dans laquelle on croisait déjà certains personnages de La Nuit où le jour s’est levé.

la nuit où le jour s'est levé Olivier letellier

“Je serai un arbre généalogique à moi toute seule”

Trois formidables acteurs (Clément Bertani, Jérome Fauvel et Théo Touvet) passent d’un rôle à l’autre, se les échangent, les font tourner à la manière de cet immense cerceau qui est l’un des seuls accessoires au plateau. Car la scénographie est toute simple, épurée, brillante, pénétrante. Elle fait la part belle aux jeux de lumière signés Sébastien Revel et à la création sonore de Mikael Plunian. Le résultat bouleverse petits et grands, chacun s’appropriant l’histoire de Suzanne par un niveau de lecture différent. Olivier Letellier est un formidable conteur, et lorsqu’il nous raconte l’évidence d’être une mère, tout le monde, absolument tout le monde est touché au cœur.

la nuit où le jour s'est levé Olivier letellier

LA NUIT OÙ LE JOUR S’EST LEVÉ – spectacle vu le 3 Novembre 2016 au Théâtre des Abbesses
Du 3 au 10 Novembre 2016
Texte et co-écriture au plateau : Sylvain Levey, Magali Mougel, Catherine Verlaguet
Mise en scène : Olivier Letellier
Avec : Clément Bertani, Jérôme Fauvel, Théo Touvet