Virile et touchante Tendresse d’une jeunesse tourmentée

La Tendresse, mis en scène par Julie Berès, compose avec le premier spectacle Désobéir, un dyptique sur une jeunesse en rupture avec les modèles du passé et à la recherche de nouveaux repères. En 2016, elle proposait de rencontrer quatre femmes issues de l’immigration qui s’exprimaient sur le cadre familial et intime dans lequel elles évoluent en abordant de nombreux sujets encore tabous sur les scènes de théâtre ou mal traités par les médias (la religion, les relations entre hommes et femmes, la famille…).
Dans son nouveau spectacle, la metteuse en scène s’intéresse à la masculinité et à ses codes. Poursuivant sa démarche de terrain en allant récolter des récits dans le cadre de rencontres et d’entretiens, elle réunit huit jeunes comédiens sur le plateau, aux parcours, aux origines et aux milieux très différents, proposant ainsi un large panorama de la société française urbaine. À partir de la matière documentaire collectée, en collaboration avec les auteurs Kevin Keiss et Alice Zeniter, elle fait surgir des personnages et des récits qui parlent des hommes et les représentent dans leur diversité et leur complexité.

Nous sommes bien au théâtre pour raconter une histoire, des histoires. Il ne s’agit ni d’une leçon d’éducation civique, de genre ou de sexualité ni d’un documentaire. La parole, ou plutôt les paroles, jaillissent de manière très frontales, brutales parfois, comme si nous venions d’ouvrir une boîte de Pandore dont le contenu bouillonne et doit déborder pour évacuer un trop-plein. La scène devient alors une place libre et ouverte pour donner à chacun la possibilité de s’exprimer, de raconter son vécu, de témoigner et surtout de se confier. La frontière entre le récit et l’improvisation se brouille. Assiste-t-on au spectacle d’hier et à celui de demain ? Les personnages et les histoires seront-ils les mêmes ? On a le sentiment d’avoir mis le doigt dans un trou noir infini et que les vannes sont ouvertes, que le temps du grand témoignage est arrivé. Ouvrir son sac et dire, parler, mettre des mots pour soulager, nettoyer, vider puis soigner. Car si les personnages parlent du passé, des générations précédentes et de cet héritage dont ils sont trop lourdement chargés, c’est vers l’avenir qu’ils regardent, un avenir qui les effraient. Âgés d’une vingtaine d’années, ils se lancent dans la vie comme sur des sables mouvants. Les fondations du monde d’hier qui a forgé leur éducation et leur vision du monde viennent de s’écrouler. Ils doivent désormais écrire leur rôle, définir leur nouvelle identité, trouver leur place malgré le flou et le brouillard qui les enveloppent. La Tendresse interroge le poids de la responsabilité qui leur incombe, les doutes et les peurs qui les habitent. Le spectacle agit comme un parcours initiatique pour interroger ce nouveau monde, s’adresser à lui, le tâter avant de s’y plonger totalement.

La troupe formée sur scène prend des allures d’une bande de copains, de gamins même, qui se retrouvent dans un lieu interlope et neutre, tantôt un vestiaire masculin où la virilité s’exacerbe, un club où les corps et le désir s’expriment, un square ou une place publique où les adolescents se retrouvent pour traîner et finalement une tribune où chacun prend la lumière à tour de rôle pour déclamer son histoire. Dans un effet de brouhaha choral, les comédiens s’interpellent, se chamaillent, se charrient, se bagarrent comme des enfants dans une cour de récréation. De l’anecdote partagée timidement au sein du cercle masculin des potes, le récit se transforme en une confession publique, plus profonde, universelle, et le public, qui partageait la complicité du groupe à la manière d’un membre silencieux, se transforme en une assemblée populaire face à des orateurs, des grands témoins d’une génération malmenée et effrayée. Ce doute incessant face à l’avenir et au cadre que la société est censée nous offrir fait ressortir de manière saillante tous les paradoxes auxquels nous sommes confrontés. Les discours bien-pensants, les réactionnaires, les injonctions contradictoires, tout y passe.
Dans une époque où il semble ne plus y avoir de tabous, ici, la parole dérange, interpelle et éclate comme si elle faisait résonner haut et fort ces petites voix qui nous taraudent devant une actualité si complexe et si violente. Tout est dit frontalement, sans aucun filtre, et le spectateur se retrouve scotché dans son fauteuil. Acquiesçant souvent, parfois dérangé, intimidé de voir ses questionnements intimes déballés publiquement. On rit jaune aussi.

La Tendresse évite tous les lieux communs, les discours éculés et les leçons de morale. Avec une grande bienveillance et sans parti pris, le spectacle offre de la place à chacun dans un discours pluriel où rien n’est noir et rien n’est blanc et où l’incertitude, finalement, prend toute son importance. Il donne confiance et rassure pour aller de l’avant, affronter les jugements et la fausse morale.
L’énergie phénoménale déployée sur scène par les comédiens est galvanisante. Deux heures durant, c’est un tourbillon qui se répand sur scène et déborde, encore une fois, jusque dans la salle. Nous sommes tous pris à parti, concernés et impliqués. On ne peut plus faire semblant. La danse se mêle à la violence, les corps s’expriment.
On rit beaucoup aussi. Et cet humour simple, naïf et trivial parfois, révèle les paradoxes et les contradictions des situations, des débats et des stéréotypes. On souffle, on prend du recul, et le spectacle qui pourrait être écrasant et insupportable prend soudain une autre dimension, plus réflexive.
Julie Bérès et son collectif de comédiens et d’auteurs nous offrent un spectacle puissant et troublant d’une vive intelligence, courageux et libre. Il est bon d’entendre ces voix qui nous rassurent, nous donnent de la force et nous réconcilient.

Alban Wal de Tarlé

LA TENDRESSE
Un spectacle de la compagnie Les Cambrioleurs
Le texte est publié aux éditions Librairie Théâtrale – collection L’Œil du Prince.
Vu en mars 2022 au TGP, Théâtre Gérard Philippe de Saint-Denis
Actuellement aux Bouffes du Nord (du 6 au 23 décembre 2023)
Conception et mise en scène Julie Berès
Dramaturgie et écriture Kevin Keiss, Julie Bérès et Lisa Guez, avec la collaboration d’Alice Zeniter
avec Bboy Junior (Junior Bosila), Natan Bouzy, Charmine Fariborzi, Alexandre Liberati, Tigran Mekhitarian, Djamil Mohamed, Romain Scheiner, Mohamed Seddiki / Et en alternance Ryad Ferrad, Saïd Ghanem et Guillaume Jacquemont
Chorégraphe Jessica Noita – création lumière Kélig Lebars – assistante éclairagiste Edith Biscaro – création son Colombine Jacquemont – régie générale Quentin Maudet – régie plateau Dylan Plainchamp – scénographe Goury chef atelier de construction – Grand T François Corbal – création costumes Caroline Tavernier – régie de tournée Quentin Maudet et Loris Lallouette
Photos © Axelle de Russé
Dates de tournée et autres informations à retrouver ici

Production Compagnie Les Cambrioleurs, direction artistique Julie Berès
Coproductions et soutiens La Grande Halle de La Villette, Paris ; La Comédie de Reims, CDN ; Théâtre Dijon-Bourgogne ; Le Grand T, Nantes ; ThéâtredelaCité – CDN de Toulouse Occitanie ; Scènes du Golfe, Théâtres de Vannes et d’Arradon ; Les Théâtres de la Ville de Luxembourg ; Les Tréteaux de France, Centre Dramatique Itinérant d’Aubervilliers ; Points Communs, Nouvelle Scène nationale de Cergy-Pontoise / Val d’Oise ; Théâtre Public de Montreuil, CDN ; Théâtre L’Aire Libre, Rennes ; Scène nationale Châteauvallon-Liberté ; Théâtre de Bourg-en-Bresse, Scène conventionnée ; La Passerelle, Scène nationale de Saint-Brieuc ; Le Canal, Scène conventionnée, Redon ; Le Quartz, Scène nationale de Brest ; Espace 1789, Saint-Ouen ; Le Manège-Maubeuge, Scène nationale ; Le Strapontin, Pont-Scorff ; TRIO…S, Inzinzac-Lochrist ; Espace des Arts, Scène nationale de Chalon-sur-Saône ; Théâtre de Saint- Quentin-en-Yvelines, Scène nationale
Soutiens Fonds d’insertion de l’ESTBA et de l’ENSATT, avec la participation artistique du Jeune Théâtre National
La Compagnie Les Cambrioleurs est conventionnée par le Ministère de la Culture / DRAC Bretagne et soutenue par la Région Bretagne, le Conseil Départemental du Finistère et la Ville de Brest. Julie Berès est artiste associée du projet du Théâtre Dijon-Bourgogne, dirigé par Maëlle Poésy.
Nous remercions toutes les personnes qui ont accepté de nous partager des apports biographiques et artistiques pour ce projet.

Le décor a été construit par l’Atelier du Grand T, Théâtre de Loire-Atlantique-Nantes

Au Poche-Montparnasse, une Education sentimentale électrisée par la Fiancée du requin

temps de lecture 3 mn

Après une très réussie Écume des jours portée par une troupe de jeunes comédiens délicieux et un Madame Bovary qui nous avait enchantés, Sandrine Molaro et Gilles-Vincent Kapps continuent de creuser avec talent le sillon de l’adaptation de chefs-d’œuvre de la littérature.
Ils s’attaquent aujourd’hui à L’Éducation sentimentale, vaste roman d’apprentissage, ample autant que désabusé, tissant valses-hésitations intimes et historiques sur plusieurs décennies.

L’adaptation de Paul Emond, déjà complice sur Madame Bovary, se concentre sur les parcours de Frédéric Moreau, jeune provincial « monté à Paris » faire ses études de droit, et sa dulcinée, Marie Arnoux, épouse mal aimée d’un bourgeois filou, tout en rendant opportunément présents les mouvements de l’Histoire qui animent cette période troublée qui verra tomber la Monarchie de Juillet.
À déguster volontiers en compagnie d’ados : cela colle à leur programme d’Histoire, pour la peinture fine et détaillée de cette période du XIXe siècle. Et sans doute à leurs interrogations personnelles, sur les idéaux et leur mise en œuvre, sur le sentiment amoureux ou encore l’amitié.
Avec de la chair, du rythme et de l’humour, cette Éducation sentimentale nous rend proches et si vivants, si actuels, ses protagonistes, cette cohorte d’anti-héros aux illusions perdues dans un monde en plein mutation.
Du monument flaubertien, adaptateur et metteurs en scène-interprètes ont mitonné une piquante réduction, l’ont lu et relu, ont épluché, émincé, y ont ajouté de la musique sur scène en guise d’épices et en ont tiré des sucs des plus savoureux.
Interprétation incarnée et énergique, pimpants costumes très graphiques, scénographie simple et chaleureuse, poétisée par une très belle toile peinte, musique en direct qui électrise Flaubert, tout concourt à la qualité et à l’intelligence du spectacle et au plaisir des spectateurs.
Enthousiasmant, à déguster tout en attendant avec gourmandise leur prochaine pépite.

L’ÉDUCATION SENTIMENTALE
Un spectacle de la compagnie La Fiancée du requin
Au Théâtre de Poche-Montparnasse
De Gustave Flaubert
Libre adaptation Paul Emond
Mise en scène et interprétation Sandrine Molaro et Gilles-Vincent Kapps
Collaboration artistique David Talbot – Scénographie Esther Granetier – Lumières François Thouret – Costumes Sabine Schlemmer – Musique originale Gilles-Vincent Kapps
Photographies © Pascal Gely

Production Le Théâtre de Poche-Montparnasse et La Fiancée du requin

À huis clos : un duel intense

Six ans après À vif, Kery James revient au théâtre du Rond-point avec sa nouvelle pièce, À Huis clos, mise en scène par Marc Lainé, jouée du 15 novembre au 3 décembre.
Ici, plus de joute oratoire ou de débat mais le procès d’un juge et d’un de ses verdicts.
Soulaymaan, jeune avocat de À vif, se présente chez un juge avec la ferme intention de le tuer. Ce dernier a en effet jugé non coupable le policier meurtrier de son frère. « Une vie pour une vie ». S’engage alors un échange, tantôt abrupt, tantôt apaisé. Echange au-dessus duquel pèse une question comme une épée de Damoclès : Soulaymaan tirera-t-il vraiment ?
La pièce est politique et ne s’en cache pas. A travers le personnage de Soulaymaan, Kery James délivre un réquisitoire à charge contre les violences policières et la situation des quartiers qu’il préfère appeler « prolétaires », où vivent les pauvres, plutôt que « populaires », où vit le peuple. Il fait irruption dans ce salon bourgeois et y prend le dessus, inversant un rapport de forces pour questionner la responsabilité et l’impartialité de notre système judiciaire. Face à lui, les faibles arguments du juge, entendus maintes fois dans les médias, ne font pas le poids et sont aisément démontés.

Campé avec justesse par Jérôme Kircher, ce dernier se montre d’abord pathétique et s’enlise dans une défense creuse et fébrile. Mais au fil de la discussion, quand les deux hommes s’engagent sur d’autres sujets, le ton change et la parole lui est partiellement rendue. Sur un registre plus personnel, inimaginable au premier abord, chacun se dévoile et expose ses douleurs, ses interrogations, nous faisant presque oublier le contexte. Ces moments d’échanges, intimes lorsqu’il évoquent un frère ou une mère, une femme ou une fille, ou plus philosophiques lorsqu’il est question d’amour, de résilience ou de réparation, réduisent la distance entre les deux protagonistes et servent le rythme de la pièce. Ils n’empêchent pas pour autant la tension de ressurgir et de s’intensifier jusqu’à la fin de la pièce.
Sur ce plateau circulaire où s’opposent deux mondes et deux points de vue diamétralement opposés, de nombreuses questions surgissent sans débat ni argumentation méthodique mais plutôt dans l’urgence née de la situation.
Qui est en position de pouvoir ? Celui qui tient le pistolet ? Celui qui juge ? Quelle violence est légitime et faut-il lui préférer la résilience ? Et surtout, qui des deux hommes s’en sortira vivant ?

Louise Dauron

À HUIS CLOS
Au Théâtre du Rond-Point
15 novembre — 3 décembre 2023, 20h30
Un spectacle de Kery James
Mise en scène et scénographie Marc Lainé
Dramaturgie Agathe Peyrard
Avec Kery James et Jérôme Kircher
Photos © Koria

Assistant à la mise en scène Olivier Werner – Collaboration artistique Naïlia Chaal – Création vidéo Baptiste Klein – Costumes Marie-Cécile Viault

Production Astérios Spectacles & Otto Productions
En coproduction avec Chaillot – Théâtre National de la Danse (Paris), Les Quinconces et L’Espal – Scène Nationale du Mans, Le Radiant-Bellevue à Caluire-etCuire, La Machinerie – Théâtre de Vénissieux, Maison de la Musique de Nanterre, Théâtre de Dreux, Théâtre Jean Vilar (Vitry-sur-Seine), La Filature – Scène nationale (Mulhouse), La Comédie de Valence – CDN Drôme Ardèche, le Théâtre-Sénart – Scène nationale
Avec le soutien du Théâtre du Rond-Point (Paris)
Parution du texte le 18 octobre 2023, aux éditions Actes-Sud
Kery James est auteur associé de Chaillot – Théâtre National de la Danse

Wall Street malgré moi : une fable moderne folle et drôle, au Funambule Théâtre

Le petit et accueillant Funambule Théâtre, perché dans le XVIIIe arrondissement de Paris, accueille un seul-en-scène jouissif qui s’arme d’absurde, d’humour et de tendresse contre la mécanique vorace de l’ultralibéralisme.
2028. Elu manager du siècle, l’homme le plus riche de la planète a Wall Street à ses pieds, et est le dos au mur. Bondissant de succès industriels en overdose d’argent, il doit se démener pour rompre ce « cercle vicieux de la win » qui le mène à l’AVC (accident vénal cérébral) et l’éloigne de sa famille et ses valeurs de jeunesse. Pas si simple…

Dans une mise en scène rythmée d’Anne Bouvier, Christophe de Mareuil, drôle, grave, joueur, cynique, attendrissant, incarne le piteux et flamboyant héros et la dizaine de personnages qui l’entoure. Il campe avec une précision et une allégresse délectables sa piquante épouse, le vice-président de son empire tout en veulerie, la farfelue richissime Mouna… Le texte composé à six mains et trois têtes affutées par l’interprète, Stéphane Guignon et Carole Greep, est brillant, on rit beaucoup et de toutes les couleurs, jaune tant le fond est inquiétant et réaliste, vert comme les billets qui lui servent de drogue…
Antoine Lhonoré-Piquet a offert à cette vive « fable morale » une élégante scénographie qui envoie notre héros dans une BD en crayonné noir et blanc réalistico-baroque, nous baladant des habitacles feutrés des bagnoles de luxe de Rusquin aux méandres de son cerveau en surchauffe. Pour Richard Rusquin, moderne roi Midas, pas de Dyonisos pour lever le miracle-malédiction : il va devoir se débrouiller tout seul. Croisons les doigts pour qu’il trouve le moyen de s’extraire de la « matrice financière » qu’il nourrit et qui le nourrit – et l’empoisonne, en même temps que le reste de la planète : de son salut dépend le nôtre !
En attendant l’issue fatale ou heureuse (allez voir, vous saurez !), savourons ce seul-en-scène jouissif qui pousse l’absurdité d’un système jusque dans ses derniers retranchements, et, sur le terreau de l’ironie et de la farce, fait finalement place à l’émotion.

WALL STREET MALGRÉ MOI
Au Théâtre le Funambule les mercredis jusqu’au 4 janvier
Texte de Stéphane Guignon, Carole Greep et Christophe de Mareuil
Mise en scène Anne Bouvier
Avec Christophe de Mareuil
Création lumières et animation graphique Antoine Lhonoré-Piquet
Un spectacle de la compagnie Le Théâtre des Possibles
Photos © Manu Marques

J’aurais voulu être Jeff Bezos

Il était une fois, dans un royaume pas si far away que ça, disons, l’Occident des années 20 (du XXIe siècle, of course). Il était une fois, donc, une race de TechnoSeigneurs au front ceint de couronnes de dollars. Leurs terres infinies, colonisées « jusque dans le ciel, jusque dans les cœurs, sans armes ni violences », sont irriguées de rivières d’algorithmes et l’on s’y repaît de cookies odorants.

Arthur Viadieu, dont c’est la première pièce – texte et mise en scène, s’en donne à cœur joie pour trousser une comédie assez folle, au rythme aussi effréné que le cours des actions Amazon période covido-confinement.

Pour nous conter l’épopée besossienne et nos propres soumissions plus ou moins volontaires, l’auteur-metteur en scène et ses acolytes interprètes du Collectif P4 s’amusent. Dans un décor façon cabaret bric-à-brac, rimes et alexandrins de spectacle de fin de cycle, sitcom dysfonctionnelle, clownerie overtestostéronnée, unboxing (dire que cela existe…) de vide, souvenirs d’enfance façon Guignol sous LSD, vaudeville avec mari falot, femme outragée tout éventail dehors et borne Alexa dans le rôle de la maîtresse cachée, talkshow laudateur, entretien docu réaliste, rap malin, conférence de développement personnel (« La clef du succès », menée par un inénarrable Pascal Richard), tout y passe pour dévoiler les multiples facettes de l’hydre amazonienne et ses tentaculaires imbrications dans nos vies.

Une visite à la droguerie L’Amazone ramène les comportements de vente numérique dans le réel, que ce soit un vendeur en pompidolienne blouse grise qui sollicite la cliente et non une interface web en souligne par l’absurde le caractère violent et invasif, et on ne sait plus si on s’en étrangle d’effroi ou d’hilarité… D’autant plus que cette comédie, toute parodique qu’elle soit, s’appuie sur des faits parfaitement documentés, et que tout y est vrai.

Certaines séquences révèlent plus que d’autres le talent des très agiles comédiens, et au détour d’une saynète l’on est surpris par la fantaisie de l’un.e ou la sensibilité de l’autre.
La forme composite et éclatée restreint peut-être la possibilité d’une intensité, mais ça ne gâche pas le plaisir qu’on prend à ce feu d’artifice satirique et corrosif, efficace et plein de drôlerie.

Marie-Hélène Guérin

J’AURAIS VOULU ÊTRE JEFF BEZOS
Un spectacle du Collectif P4
Au Théâtre de Belleville du dimanche 8 au mardi 31 septembre 2023
Texte et mise en scène Arthur Viadieu
Avec Roma Blanchard, Chloé Chycki, Bob Levasseur, Mathias Minne et Claire Olier
Création lumière Maxime Charrier – Création musicale Antoine Mermet – Scénographie Lucie Meyer – Costumes Clémence Amand et Anaëlle Leplus
Photographies Avril Dunoyer

Administration et production Carole Benhamou Production Collectif P4 Remerciements La ville de Riom Saison Culturelle Accès-Soirs – Scène Régionale Auvergne-Rhône-Alpes, Théâtre de l’Echangeur – Bagnolet, Nouveau Gare au théâtre Vitry-sur-Seine, SPEDIDAM, ADAMI Mention Spéciale du jury du concours jeunes metteurs en scène du Théâtre 13 en juin 2021

Misericordia d’Emma Dante : immense gravité et folle drôlerie

Misericordia, en italien comme en français, noue à nos oreilles la misère et le cœur, comme la misère et le cœur se nouent dans l’histoire de ces femmes et de l’enfant pour qui elles sont des mères.
La miséricorde, c’est ce qu’Emma Dante appelle de la part des spectateurs pour ces êtres bousculés, et ce qu’elle appelle de la part des êtres humains envers les plus vulnérables d’entre eux. La miséricorde, cousine de la pitié, de la compassion, un mouvement du cœur qui accepte, pardonne, soutient. Mais rien de doux ni de mièvre dans Misericordia : Emma Dante brasse les émotions avec vigueur, électrise la sensibilité, n’a pas peur du désordre, ne craint pas de dessiner des personnages aux reliefs profonds, où joie et âpreté se télescopent.

Il y a 4 ans, Emma Dante devenait mère, et que ce soit par l’adoption et non par la procréation, ne change rien à l’urgence qui s’est imposée à elle de questionner le thème de la maternité.
Dans le même temps, une scène mettant en jeu un enfant l’a frappée : dans un hôpital, un petit garçon autiste tournoyait, sans céder au vertige et dans un grand rire. Cet enfant tourbillonnant est devenu le pivot de son travail, l’axe autour duquel elle a inventé une famille. Alors, autour de cet étrange oisillon qu’est Arturo, l’enfant de Misericordia, elle construira le nid d’une famille sacrément brinquebalante.
Il faut dire que l’enfant débarque en avance, à 7 mois, jeté dans le monde sous les coups de latte du père – féminicide ordinaire qui laissera à la mère génitrice juste assez de vie pour donner naissance à Arturo et le confier à ses frangines de peine, ses collègues en péripatéticiennerie. Car, oui, les trois femmes qui entourent Arturo sont matrones tricoteuses d’écharpes pépiantes le jour, et érogènes ondulantes putains la nuit – puisque c’est ce que la misère leur laisse comme moyen de (maigre) subsistance.
 

 
Pas de décor, Emma Dante ne s’encombre pas de murs ou de portes pour déployer son théâtre : le plateau nu laisse tout l’espace nécessaire aux temporalités d’hier et d’aujourd’hui, aux vivants et aux morts, aux souvenirs et aux fantasmes – aussi présents que le quotidien. Quatre chaises en fond de scène, et du bric-à-brac derrière, voilà qui suffit.
Cliquetis rythmique, les tricoteuses sont musiciennes. Un essor malhabile, Arturo est danseur. Quelques sons, quelques pas, la scène s’emplit de bruit et de vie.
C’est un prologue burlesque, bavard et muet comme du cinéma d’avant le « parlant », qui ouvre la pièce, dans une immense gravité et une folle drôlerie.
 

 
Trois femmes féroces bousculées par la violence du monde et des hommes, un gamin sans-mots poussé de traviole, c’est un drôle d’attelage, ça fait pourtant une vraie famille, bancale et aimante, et c’est ce que raconte Emma Dante : la dureté que peuvent avoir la société et les êtres envers d’autres êtres – bien souvent envers des femmes, la puissance irrépressible de la joie et de l’amour et, à travers tout ça, les chemins que tracent les êtres pour se découvrir à eux-mêmes.

Simone Zambelli, danseur confirmé, pâleur de lune et silhouette dégingandée, invente à Arturo un langage corporel aérien, vif, léger, tout en rupture, tantôt pantin anguleux, tantôt derviche tourneur, mû par ses émotions qu’on devine intenses – perplexité, affection, jubilation. Italia Carrocia, Manuela Le Sicco et Leonarda Saffi – toutes trois familières de l’univers d’Emma Dante – apportent chair, âme et cœur aux trois femmes, qu’elles incarnent avec une sincérité, une malice, une justesse réjouissantes.

Misericordia, une heure compacte, dense, généreuse, haute en couleurs, en ombres et en lumières. Emma Dante aime de grande tendresse les gens des faubourgs, les humains de la débrouille. Et sait montrer la vie qui va, la vie qui palpite, comme elle peut, dans les replis de la société, hors des rues bien éclairées et bien ordonnées. Et c’est beau, sombre et gai. Un spectacle farcesque et poignant.

Marie-Hélène Guérin

 

 
MISERICORDIA
Vu au Théâtre du Rond-Point (qui a d’ailleurs fait jolie peau neuve à l’occasion du changement de direction)
Texte et mise en scène Emma Dante
Avec Italia Carroccio, Manuela Lo Sicco, Leonarda Saffi, Simone Zambelli
Lumière Cristian Zucaro
Photographies © Christophe Raynaud de Lage

Production et diffusion Aldo Miguel Grompone – Surtitrage Franco Vena – Traduction en français pour le surtitrage Juliane Regler
Production Piccolo Teatro di Milano – Teatro d’Europa, Atto Unico / Compagnia Sud Costa Occidentale, Teatro Biondo di Palermo – Avec le soutien de l’Institut culturel italien de Marseille

Charlotte Piazza

Charlotte, d’après une histoire vraie

À l’âge de 20 ans, Charlotte Piazza, jeune femme embringuée dans un mauvais plan par de mauvaises fréquentations, est condamnée à une peine de 3 ans de prison ferme.
Elle y découvrira que là on n’est pas privé seulement de sa liberté. Intimité, santé, dignité, individualité, respect, droit du travail, ad libitum : plusieurs droits fondamentaux restent à l’extérieur des murs des prisons… La violence de la situation, les injustices et mauvais traitements, perturbent l’équilibre de la jeune femme, qui décompense une schizophrénie. Un an après sa remise en liberté, une crise l’amène à être internée sur ordre de la préfecture dans une unité fermée de soins psychiatriques, où on conditionnera sa sortie à l’administration d’un traitement aux effets secondaires très durs, le Xéplion, sans l’accompagner ni par des explications ni par des analgésiques. Pour échapper à la douleur, l’ultime évasion de Charlotte sera le suicide.

Sur la large scène nue et vide qui se peuplera des rêves, souvenirs, peurs et fantasmagories de la jeune femme, un petit recoin est pleinement habité de réel – lit, lettres en vrac, menus objets, poupée venue de l’enfance – encore proche, fringues en tas, cabas, poste radio. C’est dans cette bulle de désordre, dans cette « boîte noire » comme elle appelait sa cellule, que vivra devant nous Charlotte, jusqu’à ce que la frontière entre l’espace mental et l’espace concret ne s’efface et que Charlotte ne quitte sa bulle pour se mêler aux personnages qui hantent son esprit.
Julia Beauquesne, qui porte le personnage de Charlotte, et surtout sa folie, avec beaucoup de pudeur et de sensibilité, se tient fort justement en équilibre entre la fraîcheur de la jeunesse et l’opacité d’une gravité venue trop vite, avec les épreuves. Elle est entourée par Lilou Lefranc et Laetitia Lemaire, incarnant joliment – entre naïveté et instants de grâce –, la mère et l’enfant-Charlotte invoquées en esprit par la jeune femme. Rémi Picard a l’ingrate charge de représenter tout ce qui enferme et brise Charlotte, démons intérieurs comme figures extérieures de l’ « ordre » (moral, médical…). Chloé Delest, concrète, émotive, incarne avec une belle densité Gina, l’amie, la « sœur de cellule ».

La mise en scène exploite parfaitement l’espace du théâtre du Nord-Ouest, jouant des niveaux et des profondeurs de champs, des dégagements et des escaliers, sous des lumières qui découpent et structurent élégamment l’espace.
Malgré quelques maladresses, c’est un spectacle digne et poignant, traversé d’étincelles de poésie, qui rend un bel hommage à Charlotte, jeune femme qui avait des talents et des envies, à son combat pour la vie, ainsi qu’à toutes les victimes des institutions carcérales et psychiatriques.
Un hommage d’autant plus touchant que c’est sa mère, Patricia Piazza, actrice et autrice, qui le porte à nos regards et à nos cœurs. On imagine les forces qu’elle a dû rassembler pour transformer cette épreuve en œuvre, ce déchirement si intime en représentation publique.
S’appuyant sur les lettres, les notes, les croquis, ses propres souvenirs de moments partagés ou de conversations avec sa fille, elle compose un texte vibrant, qui sait tenir à distance le pathos pour laisser place à la vie, avec ses douceurs et ses ombres, ses joies et ses cruautés.
C’est l’histoire de Charlotte, mais, en arrière-plan, c’est aussi l’histoire d’une mère qui a perdu sa fille de trop de façons ; et qui lui redonne l’espace et la lumière où elle n’aurait pas dû cesser de vivre.

Marie-Hélène Guérin

Charlotte Piazza-affiche

CHARLOTTE
Un spectacle de la troupe Les Filles de Gaïa
Au Théâtre du Nord-Ouest
Une pièce de Patricia Piazza, d’après l’histoire vraie de Charlotte Piazza
Avec Julia Beauquesne, Chloé Delest, Laetitia Lemaire, Rémi Picard, Lilou Lefranc
Costumes Anne Poitral | Lumières Elvire Flocken-Vitez | Musique Dinah Ekchajzer, Magali Goblet, Nicolas Rayappa

À retrouver à partir d’octobre 2023 dans ce même théâtre,
plus d’infos ici

Herculine Barbin © Pierre Planchenault

Herculine Barbin, Archéologie d’une révolution : la grâce des demi-teintes

l y a 150 ans ou presque, un médecin parisien, appelé pour constater un suicide, découvre dans une triste chambre du Quartier Latin le corps sans vie d’Abel Barbin. Le corps sans vie, une lettre adressée à sa mère, et un manuscrit.
Quelques années plus tard, il confie ces Souvenirs à un confrère, Ambroise Tardieu, qui en publie en 1874 de larges extraits dans Question médico-légale de l’identité dans ses rapports avec les vices de conformation des organes sexuels. Un siècle plus tard, Michel Foucault redécouvre ces mémoires, les ré-anime et les ramène à la surface de cette fin de XXe.
Dominique Valadié, en 1985, les portera à la scène, sous la houlette de Françon. Au début des années 90, j’en ai vu une adaptation par Brigitte Foray, dans le beau théâtre à l’italienne de Chambéry. C’est Laura Benson qui incarnait Herculine/Abel. J’ai le souvenir d’un spectacle saisissant, sombre, sec et tendu.

En ouverture du texte des Souvenirs, Ambroise Tardieu note : « Les combats et les agitations auxquels a été en proie cet être infortuné, il les a dépeintes lui-même dans des pages qu’aucune fiction romanesque ne surpasse en intérêt. Il est difficile de lire une histoire plus navrante, racontée avec un accent plus vrai, et alors même que son récit ne porterait pas en lui une vérité saisissante, nous avons, dans des pièces authentiques et officielles que j’y joindrai, la preuve qu’il est de la plus parfaite exactitude. »

Herculine Barbin © Pierre Planchenault

C’est le corps sans vie d’Abel Barbin qu’on a trouvé et autopsié. Mais c’est Herculine qu’elle était née, grandie avec le surnom affectueux d’Alexina, et c’est Camille qui, âgé•e de 25 ans, rédige ses souvenirs.
C’est jeune, 25 ans, pour écrire ses mémoires. C’est jeune mais iel a déjà traversé le miroir et vécu plusieurs vies. C’est jeune, iel le sait, mais se sait aussi dans l’urgence. Je note « iel », le pronom n’existait pas il y a 180 ans, est-ce qu’il-elle l’aurait utilisé, on ne peut que supposer. Iel accorde les adjectifs tantôt au féminin, tantôt au masculin – « je suis née », « j’ai souffert, seul ! », « on me voyait comme son amie, alors que j’étais son amant » ; et s’est choisi un prénom de narration épicène, comme une réconciliation.

Catherine Marnas nous fait entrer avec une grande douceur, et beaucoup de délicatesse dans cette vie tourmentée.

En fond de scène, un écran alanguit des ombres de dunes, comme une échographie, une macrographie, un paysage indéchiffrable, lent et vaguement familier.
Un homme vêtu de noir, une bribe de plancher, des fantômes de lits, une bassine d’émail, des bruissements d’eau.
Bientôt l’étrange paysage ondulant va laisser place à des images patinées, nous projetant dans un autre rythme, un autre temps, d’autres lieux. Architectures, cour d’un pensionnat, enfants jouant, cornettes de religieuses et robes de demoiselles, arbres et voûtes, noir et blanc, sépia ; frissonnent dans l’air quelques notes presque liturgiques. Il y a quelque chose de rêveur, une mélancolie tranquille.

Herculine Barbin © Pierre Planchenault

Née en 1838, Herculine Barbin a été assigné.e femme, par négligence, ignorance, inconscience. Un médecin consulté en raison de douleurs à l’aine, causées par un testicule non descendu, stupéfait, l’enfer est pavé de bonnes intentions, a voulu réparer l’erreur par une autre erreur, faisant basculer d’Herculine en Abel, de jeune fille institutrice de 20 ans, aux traits un peu durs, aux joues couvertes d’un léger duvet, amoureuse et amante de la belle Sara, institutrice comme elle au pensionnat d’Archiac, confrontée, comme il se doit, aux abus de pouvoir des inspecteurs de l’Académie, en un jeune homme doté d’une voix menue, « armé de [sa] seule faiblesse et de [sa] faible expérience des choses ».

L’homme en noir va rompre sa solitude et faire place à Herculine. Elle était étendue, silencieuse et immobile dans un lit de blanc vêtu. Dans ce dévoilement, il y a beaucoup de douceur et de tendresse. La levée d’une absence, les retrouvailles avec l’enfance solitaire et calme.

L’homme en noir, c’est Nicolas Martel, masculinité flexible, gestuelle précise et précieuse, peut-être une rémanence de Michel Foucault, exhumant à nos yeux Herculine/Abel et ses souvenirs comme le philosophe a exhumé le texte des archives où il dormait. Il fera du drap qui couvrait Herculine un drapé antique, une robe élégante, la vêtira, dévêtira, lui passera son costume d’homme, accompagnant toutes ses métamorphoses de la chorégraphie légère de ses mains attentionnées. Il apporte de la malice et de la complicité. On l’entendra parfois dans quelques chansons aux sonorités décalées, Le 3e Sexe d’Indochine ou Les Pensionnaires de Verlaine devenant lieder aux sourdes orchestrations, d’un charme envoûtant.

C’est Yuming Hey, artiste singulier et charismatique qu’on avait aimé dans Un garçon d’Italie, qui prête son androgyne beauté, sa grâce touchante et rare à Herculine. Homme, femme, les deux et ni l’un ni l’autre, de genre fluide et de talent subtil, il ne force jamais la note, toujours juste et sensible. Il s’impose comme une évidence pour interpréter Herculine/Abel, première personne à avoir changer de genre à l’État civil en France, jeune être en perpétuel devenir.

Leurs deux voix parfois se mêleront, se superposeront, comme une voix à deux tons, hybride et se faisant écho à elle-même.

Herculine Barbin © Pierre Planchenault

Déclarée femme mais non-femme, déclaré homme mais non-homme, Camille a subi les assignations que la société et la médecine lui ont imposées. L’amour partagé avec sa consœur Sara lui a accordé un temps où la question de son genre ou de son sexe était abolie, noyée dans l’affection, effacée par la tendresse. Le corps médical s’en est mêlé, et puisqu’il faut être défini, si testicule il y a, homme il y a. Mais être un homme ne réparait pas l’erreur première d’assignation. Intersexe, entre l’une et l’autre, pas l’une puis l’autre. Intersexe, que son époque et son monde a poussé à se penser comme échouant à vivre les rôles de femme puis d’homme qu’on lui destinait.

Comme la vie d’Herculine/Abel, le spectacle est déchiré en deux par un cri de douleur et de rage qui brise le cœur. Et c’est la gorge nouée qu’on entend le rapport d’autopsie, la litanie poignante des anomalies physiologiques, de toutes ces petites distorsions du corps qui ont fait qu’Herculine Barbin aura eu besoin de tant de prénoms, de tant de pronoms, sans réussir à se rassembler – multiple et changeant•e, à être un•e, à être soi suffisamment pour continuer à vivre.

Par l’incarnation retenue et intense de Yuming Hey, par la partition de Nicolas Martel en contrepoint délicat, par l’élégance et la bienveillance de sa mise en scène, par la poésie de la scénographie et de la création sonore, Catherine Marnas offre à Herculine comme une consolation, comme une nouvelle peau après la plaie, fine et sensible mais reconstruite.
Cela pourrait être un manifeste, pour le Neutre (Roland Barthes le dit « fuite élégante et discrète devant le dogmatisme, bref le principe de délicatesse », et cela va bien à ce spectacle), pour la transidentité, l’entre-deux, l’acceptation de la complexité, de l’indéfini, du souple et du mouvant.
Ce n’est pas un manifeste, c’est du théâtre, là où le théâtre ouvre plus grand l’horizon, là où le théâtre dit le monde et les âmes.
Un spectacle utile, profond, pudique et violent, beau comme une perle baroque, dont c’est l’étrangeté qui fait la richesse, et la douceur la puissance.

Marie-Hélène Guérin

 

Herculine Barbin : Archéologie d’une révolution
Au Théâtre 14 jusqu’au 3 décembre
D’après Herculine Barbin dite Alexina B. publié et préfacé par Michel Foucault
Adaptation Catherine Marnas et Procuste Oblomov
Mise en scène Catherine Marnas
Avec Yuming Hey et Nicolas Martel
Avec la complicité de Vanasay Khamphommala et Arnaud Alessandrin
Conseil artistique Procuste Oblomov | Assistanat à la mise en scène Lucas Chemel |Scénographie Carlos Calvo | Son Madame Miniature | Lumière Michel Theuil | Costumes Kam Derbali
Photos © Pierre Planchenault

on n'est pas là pour disparaître © Christophe Raynaud de Lage

On n’est pas là pour disparaître

Au Théâtre des Halles, en ce moment, brille une pépite, précieuse, aux froids et doux reflets de nacre : On n’est pas là pour disparaître. Un spectacle puissant qui s’insinue dans l’esprit et y creuse un chemin profond, porté par l’insaisissable et saisissant Yuming Hey.

On démarre sur une fausse piste, comme un polar. En fond de scène, sur un vaste tulle blanc, se projettent en phrases incisives le déroulé de ce qui semble un fait divers, une date, des coups de couteau, une tentative de meurtre, une victime, un coupable ? L’interrogatoire policier dérive et nous entraîne ailleurs, vers d’autres interrogations.

On n'est pas là pour disparaître © Christophe Raynaud de Lage

« À l’asile où il est placé, monsieur T. attend, ou plutôt il ne sait pas qu’il attend. »

Monsieur T. est atteint de la maladie d’Alzheimer. Monsieur T. est dépossédé de lui-même, de son intériorité, de son futur, de son passé par la maladie de A.
De son présent même. De ses mots, de ses liens.
Aux phrases nettes, lettres blanches sur fond noir, qui nous apportait faits et informations sur le crime, sur la maladie, succède un étrange et beau paysage vidéo (création Justine Emard), évoquant de l’imagerie médicale aussi bien que des territoires mouvants et rhizomiques, où l’on sent qu’il est facile et risqué de s’égarer. Nous entrons dans l’espace mental de monsieur T., dans les méandres du cerveau altéré et de la vie brouillée de monsieur T.

Noir. Lumière. Apparaît Yuming Hey qui se fait narrateur, enquêteur, monsieur T., la femme de monsieur T, le corps médical.
Débit de mitraillette, murmure fébrile, cheveux ras, la silhouette comme son jeu : fine et souple.
Comme il faisait vivre à l’intérieur de sa chair et de sa voix les multiples strates d’être d’Herculine Barbin (m.e.s. C. Marnas), il se fait porte-parole, porte-sens, porte-sensation des un•e•s et des autres protagonistes avec la même justesse, la même acuité. De Monsieur T. il se laisse traverser par la logorrhée entre folle lucidité et déroute éperdue ; à madame T., broyée et solide, il donne une concentration toute en retenue ; aux autres personnages il prête la bonne distance.

Pieds ancrés au sol, il a le corps statique mais mobile – voix, expressions, tension du corps, rythmes, regard, tout se meut et s’ajuste au gré des personnages. La métamorphose est minimale mais saisissante.
Yuming Hey a une maîtrise remarquable de son art, sa virtuosité de chaque instant jamais ne passant devant la finesse et la sensibilité de son incarnation.
Il se fait ombres et lumières, poursuivant de son jeu délicat la belle qualité d’absence de jugement qu’on trouve dans le texte.

On n'est pas là pour disparaître © Christophe Raynaud de Lage

« Vous ne pouvez pas savoir ce que c’est,
de ne pas pouvoir nommer les choses »

Dans la mise en scène limpide et tendue de Mathieu Touzé, tout concourt à densifier la représentation. La création lumière rigoureuse de Renaud Lagier et Loris Lallouette, atmosphère blanche, crue, d’hôpital, est troublée de projections vidéos très évocatrices, alternant séquences de chiffres, lettres, mots, pendant les voix off, ou ombres fluctuantes, comme des lumières sous des branchages, pendant les monologues ou les soliloques des personnages. Quelques notes de guitare, sèches, sourdes, comme trois coups de théâtre, comme des battements de cœur, happaient le spectateur dès l’ouverture du spectacle. Rebecca Meyer accompagnera en direct ce voyage d’une guitare électrique hypnotique, rôdant en sourdine ou égrenant des mélopées discrètement répétitives.
Rien ne surligne, ne paraphrase, tout est écho, caisse de résonance, amplificateur.

Il y a de la violence dans ce texte, dans les profondeurs de l’égarement de monsieur T, dans le désordre qu’il crée autour de lui. Pourtant, échappant salutairement à tout pathos, l’adaptation du texte de la passionnante autrice Olivia Rosenthal par Mathieu Rouzé laisse place à un contrepoint piquant, porté par la voix (off) ample et presque rieuse de Marina Hands, qui s’amuse de la liste des maladies portant le nom d’un médecin, ou propose d’un ton badin de petits exercices cruels… « Imaginez que vous ne puissiez pas ne pas oublier une personne de votre entourage. Qui oublieriez-vous ? »

« Il m’oublie.
Je me demande s’il peut se servir de la maladie pour avoir une vie neuve,
avec des moyens limités, certes, mais une vie légère », dit madame T.

On n’est pas là pour disparaître nous plonge dans les interstices entre ce qui reste ancré et ce qui s’enfuit. La maladie n’est pas une fin, la maladie est un mouvement. Monsieur T. a des peurs et des envies. Monsieur T. a en lui de la mort, et de la vie.
« On n’est pas là pour disparaître », rugit monsieur T. Non, vraiment, on n’est pas là pour disparaître. Et c’est dans un mouvement de vie que ce spectacle poignant et lumineux nous entraîne.

Marie-Hélène Guérin

On n'est pas là pour disparaître © Christophe Raynaud de Lage

ON N’EST PAS LÀ POUR DISPARAÎTRE
Au Théâtre des Halles, du 7 au 26 juillet
Un spectacle du Collectif Rêve concret
D’après le roman d’Olivia Rosenthal
Mise en scène et adaptation Mathieu Touzé
Avec Yuming Hey
Musique live Rebecca Meyer
Et avec la voix de Marina Hands, de la Comédie-Française
Assistanat à la mise en scène Hélène Thil, Thibaut Madani | création lumière Renaud Lagier et Loris Lallouette | création vidéo Justine Emard
Texte publié aux éditions Gallimard
Photos © Christophe Raynaud de Lage

« Pupo di zucchero » : la flamboyante et poignante danse macabre d’Emma Dante

Un vieillard scrute une pâte à pain, grommelle tout seul – cette satanée pâte ne lève pas, dodeline du chef et en lâche son chapelet. Trois jeunes Parques perchées au-dessus de son épaule guettent son dernier souffle, le sourire serein de qui a bien accompli sa tâche quand la tête vénérable s’effondre (raté pour cette fois ! Le vieillard pique du nez pour un roupillon et les trois demoiselles en sont toutes dépitées).

Telles les déesses latines présidant aux destinées humaines, les trois brunes entourant notre brave papi sont sœurs, ses sœurs, Rosa, Primula et Viola, l’une priait l’autre dansait la troisième chantait. Elles faisaient tout ensemble. Le typhus les a emportées d’un même mouvement.

La pâte à pain, c’est pour préparer le « Pupo di zuccaro », la poupée de sucre en napolitain. On est le 2 novembre, c’est la fête des morts. Dans le sud de l’Italie, la veille on dresse une table, on y dispose quelques victuailles appétissantes autour d’un Pupo di zucchero, statuette de sucre colorée. À la nuit tombée, les défunts viendront s’en régaler et en contrepartie déposeront quelques cadeaux pour les enfants.
Emma Dante, palermitaine, enfant de ces traditions païennes autant que des deuils qui ont jalonné sa construction, aime cette tradition. On y lit un double mouvement, des vivants vers les morts, des morts vers les vivants, chacun nourrissant l’autre, tressant les nœuds des souvenirs pour que ce qui fait une famille traverse les strates du temps.

« Le 2 novembre est le seul jour de l’année
où il y a un peu de vie dans cette maison »

En une joyeuse et violente ronde, vont débouler ceux qui composaient la famille du vieil homme.
La maison se meuble, chacun amène son fauteuil, son lit, sa table, et sa propre langue.
Le père, qui plus tard prendra la mer et le large, lit le journal, les sœurettes jouent, le brutal oncle Antonio alterne coups et douceurs sur son épouse Rita, qui se croit aimée, tantôt fuyant la main méchante tantôt se jetant dans les bras cajolants, le fiancé espagnol de la fille aînée plastronne et roucoule…, la mère – française, « la seule du quartier », juronne à tout va, et pourchasse le vorace cadet qui pique des biscuits dans le placard à provision – un marmot ivoirien « qu’un navire chargé de doux amour a déposé dans ses bras », consolant la mamma du départ de son bien-aimé époux.
Toute une vie domestique, familière : car tout morts qu’ils soient, c’est bien de la vie que ces fantômes trimballent avec eux. Les souvenirs des êtres aimés défunts sont toujours des souvenirs de vie, alors ces retrouvailles d’outre-tombe sont aussi animées que la vie l’était.

Emma Dante et ses interprètes, tous formidables d’intensité et de justesse, en font une fête parsemée de musiques, de bavardages, de cris et de rires.
Les belles voix aigrelettes, un peu nasales, des chants traditionnels (on reconnaît La Carpinese, tarentelle de la région des Pouilles) donnent ce frisson venu de loin, d’il y a longtemps, ainsi chantaient les grands-mères de nos grands-mères et quelque chose de nous s’en souvient et s’en émeut. Il y aura aussi du piano et des cordes en tempêtes sombre de tango, en mélodies nostalgiques ; il y aura des danses, modern jazz à paillettes, sarabande déchaînée ; il y aura de la joie et du chagrin, car tous ont vécu et tous sont morts.

Toute la famille est derrière le vieillard pendant qu’il met en forme son pupo, sa poupée de sucre. Le petit bonhomme de pain sucré bariolé comme un sapin de noël, dérisoire, kitsch et sacré, naît de leurs mains à tous, celles du vivant et celles des trépassés.
Quand il sera l’heure que chacun retourne de son côté, les défunts apporteront chacun leurs corps de mort, poupées magnifiques et décrépites, momies splendides et macabres, merveilleux travail du sculpteur Cesare Inzerilloqui. À l’image du spectacle, si poétique et vivace, d’une gaité désespérée mais tenace. C’est poignant et flamboyant.

Marie-Hélène Guérin

PUPO DI ZUCCHERO
Au Théâtre de la Colline jusqu’au 18 juin, en diptyque avec La Scortecata, du 17 au 28 juin
texte et mise en scène Emma Dante
librement inspiré du Conte des contes de Giambattista Basile
avec Tiebeu Marc-Henry Brissy Ghadout, Sandro Maria Campagna, Martina Caracappa, Federica Greco, Giuseppe Lino, Carmine Maringola, Valter Sarzi Sartori, Maria Sgro, Stéphanie Taillandier et Nancy Trabona
collaboration artistique Daniela Gusmano | costumes Emma Dante | assistanat aux costumes Italia Carroccio
sculptures Cesare Inzerillo
lumières Cristian Zucaro
traduction du texte en français Juliane Régler | surtitrage Franco Vena
coordination et diffusion Aldo Miguel Grompone