Le Récital des postures : calligraphie de corps

Une surface blanche couvre le sol et se prolonge sur le mur de fond de scène : une page sur laquelle se dessinera la patiente partition de ce Récital.
Yasmine Hugonnet a créé il y a plusieurs années déjà ce solo, issu de sa réflexion sur le rapport entre forme, image et sensation, de sa recherche sur le processus d’incarnation et d’appropriation.

« J’aime envisager la forme du spectacle comme un rite chorégraphique : dans cet espace vibratoire entre l’interprète et le spectateur, on assiste à la naissance de l’Idée d’un Corps. Mais ce corps n’est pas celui de la danseuse, c’est un corps symbolique, archétype, social, un corps qui est le lieu de la communication.” Yasmine Hugonnet

 

@ Anne-Laure Lechat

Elle est en scène avant l’arrivée des spectateurs. Petite virgule immobile, la jeune femme, vêtue d’un justaucorps gris, attend, penchée en avant, les cheveux touchant le sol. Le corps imperceptiblement s’arrondit, glisse au sol, s’y allonge de tout son long. Pause. Pour seule musique, le grésillement des projecteurs, le presque imperceptible effleurement de son corps sur le sol. La silhouette ondule comme si chaque partie du corps respirait. Pause. Demi-pointes, attitudes. Pause. En quelques gestes simples, elle se dévêt, et dévoile aussi enfin son visage, resté jusque-là noyé dans ses cheveux ou blotti contre ses bras, entre ses genoux.
Avec une lenteur de taï-chi ou de demi-sommeil, Yasmine amène à la surface de son corps mille autres corps. Un vieillard voûté, une gracile danseuse, une silhouette brinquebalante aux gestes saccadés : une foule la traverse. Il y a parfois quelque chose de très joueur, de burlesque, dans la composition d’un personnage cocasse, une façon de coincer ses cheveux sous son nez pour parader bedaine en avant et moustache fière… mais est-ce le silence, est-ce sa nudité, les rires restent muets. Sa performance est minimaliste, l’œil guette des métamorphoses parfois microscopiques sous une lumière élégante et sans fioritures, mais son dépouillement est sans abstraction, elle est sensuelle, charnelle, parfois drôle. Fantasque au visage impassible, c’est en ventriloque que Yasmine Hugonnet, motus et bouche cousue, posture de scribe égyptien, annonce « we are going to dance ».

Dans le silence, dans ce rythme qui ne tient qu’à celui de sa respiration, sait-on si c’est de la danse, en tous cas, le geste est là, où la vie bat, où le spectateur peut projeter ses imaginations ; Yasmine Hugonnet écrit dans l’espace par son mouvement, elle dépose une infinité de signes sur la page blanche du plateau, inventant une calligraphie de son corps nu. Les spectateurs restent suspendus à ce discret miracle.

 

Le Récital des postures – aux Hivernales, Avignon, jusqu’au 30 juillet
Chorégraphie et interprétation : Yasmine Hugonnet
Collaborateur artistique : Michael Nick
Création lumières : Dominique Dardant
Photos : © Anne-Laure Lechat

Boxe Boxe : crochet du droit, crochet du gauche, direct en plein cœur !

Mourad Merzouki a été enfant de la boxe, de l’art des coups de pieds, coups de poings, dont il fut champion de France junior, adolescent, avant de donner à son corps d’autres bondissements, d’autres rythmes.

Dans un noir profond, on distingue des yeux quelques ballons de boxe tombant en grappe des cintres comme autant de globes d’un planétarium imaginaire, on distingue des oreilles la pureté et délicatesse des cordes, une envolée de Schubert ; la lumière se fait sur un décor de conte, inventé par Benjamin Lebreton et Mourad Merzouki, sol en échiquier, damier usé, portail de palais timburtonien, enfantin, baroque, forain, la ferronnerie comme une esquisse un peu brinquebalante. Sous les belles lumières et surtout dans les ombres ménagées par Yoann Tivoli, le voyage sera onirique et fantasque !

Et pif, et paf ! le voyage sera ludique aussi ! Une tribu de gants de boxe aux petites bouilles curieuses émerge d’un ring-boîte noire, foule agitée, minuscule et compacte ; l’arbitre est rond et rayé et bondissant comme un ballon ; on fait des pas-de-deux avec son punching-ball ; Mourak Merzouki, en lutin malicieux et sage qui sait que la violence et la douleur arriveront bien assez tôt, accueille les spectateurs avec généreuses brassées d’humour et de légèreté.

© D.R.
Les musiciens, parés entre fanfare et frac de soirée par Émilie Carpentier, font corps et offrent à la musique une ampleur particulière par leur présence sur scène, orchestrée avec justesse, à la bonne distance, parfois tendrement enveloppants, parfois presque invisibles. Schubert, Gorecki, Philipp Glass, les créations originales d’AS’N… : ce mariage multiculturel, dont l’évidence s’impose, invente un espace sonore à haute sensibilité où les gestes des boxeurs-danseurs pourront se déployer dans toute leur amplitude.

« De la boxe à la danse, comme une pirouette. »
Mourad Merzouki

La boxe n’attendait que d’être poussée un peu dans ses retranchements pour danser. Les pieds effleurent à peine le sol, les coups de poings s’allongent en hip-hop et s’arrondissent en envolées de bras. Sueur, effort, répétition, dépassement de soi, écoute du mouvement de l’autre, mobilité : vocabulaire commun !
Les danseurs, fauves, coqs, jeunes chiots joueurs, costumes mi-circassiens, mi-footballeurs du Douanier Rousseau, sont vifs, toniques, précis, avec une présence au ras du sol puissante autant qu’un bel élan qui en rend certains comme aériens. Ces jeunes hommes et femme véloces et puissants ont une danse acrobatique, athlétique et fluide.

© M. Cavalca

Mourad Merzouki raconte de la boxe la vivacité, le rebond, l’aérien et le terrestre, la souplesse et la fougue, le collectif, la puissance et le contrôle. L’allégresse et la fraternité jettent des couleurs vives et chaudes sur ce beau spectacle ; l’arbitre jette un œil satisfait sur l’harmonie de sa troupe à l’entraînement, on est heureux avec lui. La fantaisie et l’inventivité y glissent des souriantes légèretés. Des images fortes resteront gravées longtemps, sans doute, dans les mémoires : ce moment compact, dense, d’énergie concentrée, duo-combat haletant du danseur avec son sac de frappe, pas-de-deux en fond de scène dont l’intensité traverse tout le plateau en ondes puissantes pour aller marteler la salle, au rythme des respirations et sifflements du boxeur. Ce grand « ensemble », comme une vague, comme un mouvement perpétuel d’énergie, porté par le flamenco hypnotique d’AS’N. Ce solo où les cordes poignantes de Schubert mèneront le danseur jusqu’au bout de ses forces.
Les gants retirés, tous les combats menés, c’est l’émotion qui fera ce soir-là se lever d’un bloc les spectateurs aux dernières notes, et c’est la vitalité, force bouillonnante qui traverse tout l’opus, qui les accompagnera sur le chemin du retour.

Marie-Hélène Guérin

 

Boxe Boxe
À l’affiche du Théâtre du Rond-Point jusqu’au 18 juin 2017
Direction artistique et chorégraphie : Mourad Merzouki
Conception musicale : Quatuor Debussy, AS’N
Avec Diego Alves Dos Santos dit Dieguinho, Rémi Autechaud dit RMS, Guillaume Chan Ton, Aurélien Chareyron, Aurélien Desobry, Frédéric Lataste, Cécilia Nguyen Van Long, Teddy Verardo
Musiciens : Christophe Collette, Cédric Conchon, Vincent Deprecq, Marc Vieillefon

Maguy Marin, BiT : le rythme comme arme de combat

Pour décor, une muraille inclinée, sept pans gris béton. S’avancent dans l’obscurité, petits pas après petits pas, la file des six danseurs, enfantins, main dans la main ; s’élèvent d’intenses nappes électro – envoûtantes, telluriques, comme une onde gonflée de tremblements de terre, d’orages antédiluviens, d’éclairs secs… Une inquiétude pourrait sourdre de ces grondements sans âge, mais elle est rompue par les sourires francs qui bientôt illuminent les visages des danseurs : leur farandole n’est pas procession macabre mais fête.

“Taper dans les mains, les percussions, les subtilités du jeu d’un batteur, tout ça c’est du plaisir pour moi. Le rythme, c’est ce que l’on voit tout le temps dans la rue, comment une vie est scandée par des évènements très rapides à certains moments, ou plus lents à d’autres. …La danse peut être une forme d’oubli de soi, le corps est pris dans un inconscient, dans une folie, il prend le pouvoir.” Maguy Marin

 

@ Hervé Deroo

Trois hommes, trois femmes, silhouettes juvéniles ou plus mûres, sèches ou souples, jolies robes, costumes et chapeaux noirs, tenues et corps individués, mais rôles indistincts. Quelques pas de danses populaires – une façon pinabauschienne de danser la danse, de s’accorder le plaisir des sardanes d’hier, une esquisse de tango, un rond de jambe, un demi-plié… Sous un déluge de musique métallique, composée par Charlie Aubry, sonorités d’aujourd’hui, techno sans concession, c’est la joie d’une ronde échevelée. L’immuable enchaînement de pas s’affole et s’accélère, en jubilation sans bornes. La chaîne rompt, s’interrompt, se désorganise pour un slam ou un pogo joueurs, on escalade les pans inclinés : les six danseurs à l’énergie sans faille bravent la gravité à tous les sens du terme !

Maguy Marin n’y va pas par quatre chemins : l’exultation est brutalement rompue quand le pacte est brisé. Cet homme contant fleurette qui nie le refus de la femme convoitée, la violence ancestrale d’un homme sur une femme, c’est la fin du jeu et de la bienveillance, c’est la dévoration du plus faible par le plus vorace.

Une lente chute de corps dénudés au visage figé le long d’une pente rouge sang : la puissante beauté de l’image et sa charge d’effroi saisissent. C’est le premier pas en enfer, la plongée dans le versant obscur des pulsions humaines, là où elles se font bestiales, là où l’appétit de vie tourne à la curée. Reptations d’animaux archaïques, lézards ou cobras. Sexe à la fois cru et pudique. Dans ce monde-ci, hommes et femmes ne font plus « ensemble », les uns et les autres s’affrontent… Des femmes-fileuses, inexorables Parques, brandissent d’anodins et menaçants petits ciseaux ; des hommes-moines – poupées sans visages effrayantes et lubriques – condamnent et violent, reprenant les pas de la précédente farandole, qui était si fantasque et vive aux temps légers, en une pantomime grossière et funèbre; des couples en habit de soirées tournoient, monsieur menant la danse sans élan, madame suivant le mouvement sans gourmandise, précautionneux, guindés, en équilibre précaire sur le pan si incliné : on a mis ses beaux habits, mais l’ambiance n’est pas à la fête…

@ Hervé Deroo

Le manifeste est à larges traits, mais d’une tonicité réjouissante. Maguy Marin a le regard sombre mais gorgé de vitalité. Avec une rageuse et contagieuse fougue, elle oppose à l’acide destructeur de l’indifférence, de l’hypocrisie, de l’avidité ou du pouvoir, la gaieté de la liberté, le goût intense du bonheur, la force de la danse et du plaisir partagé. Une heure dense, brutale et revigorante.

@ Christian Ganet

BiT
Un spectacle du Théâtre de la Ville au Théâtre du Rond-Point jusqu’au 11 février 2017, puis en tournée
Conception : Maguy Marin
Avec Ulises Alvarez, Kaïs Chouibi, Laura Frigato, Daphné Koutsafti, Françoise Leick, Cathy Polo, Ennio Sammarco, Marcelo Sepulveda
Musique : Charlie Aubry