Trigger warning (lingua ignota), fin d’une adolescence

Hildegarde von Bingen, abbesse, poétesse, herboriste, au XIIe s. avait inventé une Lingua ignota. Grande mystique, elle a, suppose-t-on, reçu cette langue par inspiration divine. Elle en avait composé un glossaire, qu’on a retrouvé, d’un millier de mots. Elle en était l’inventrice et la seule locutrice. Ses mots sont morts avec elle.
La « lingua ignota » de Zed est son miroir inversé, une langue qui est née non d’une inspiration mais d’un usage, une langue qui n’est pas parlée, mais par des millions d’êtres, la langue du scroll et du swipe, la langue muette des doigts qui courent sur un écran de smartphone, qui zappent et qui tchattent. Une langue qui n’a pas de voix, mais qui a un rythme, une gestuelle, un sens propres.

Marcos Carames-Blanco, pas 30 ans, plus 16 ans mais ce n’est pas si loin, fait de Trigger Warning le premier volet d’un cycle d’écriture et de recherche, Portraits de la jeunesse non-conforme.
Trigger Warning nous embarque, en temps réel, dans une bribe de vie nocturne d’un.e ado d’aujourd’hui, Zed, autoproclamé.e « genderfuck, pronom ‘bitch’, pseudo @tothezed », perruque blonde pointes roses, cycliste gris, t-shirt noir, 3h58 et pas envie de dormir, étalé.e sur le grand lit blanc, écouteurs aux oreilles, regard scotché à l’écran, doigts glissant d’un site à l’autre, spotify, insta, youtube, Laetitia Casta lors d’un défilé Jacquemus 1997, Ariana Grande, infos fugaces, on bondit d’une recommandation à une notification, d’un whatsapp à un live insta, d’un MP à un message audio.

Avec beaucoup de malice et d’intelligence, Maëlle Dequiedt a confié à une unique comédienne, Orane Lemâle, feu follet à la réjouissante plasticité, le « rôle » du smartphone, contenu, descriptions des écrans – images, icônes, énoncé des URL, interprétation des vidéos consultées et des interlocuteurs. Évidemment, cela lisse la variété des interactions, Bae l’ami drag, la vlogueuse dans son plaidoyer contre les violences faites aux femmes, la bonne copine, les followers anonymes, le vilain troll, ad libitum, se retrouvant dans la même voix et le même corps – ce qui sans doute prive le spectateur d’un certain relief, mais rend perceptible une sorte de dépersonnalisation des contenus passés à la moulinette des algorithmes.
La mise en scène, qu’on aurait sans doute aimé plus tendue, use d’un vocabulaire très actuel – espace dépouillé, adresse au spectateur, micros sur pied, narration… – collant parfaitement au sujet et à la langue déployée. Elle est servie par une belle utilisation de la vidéo (création Grégory Bohnenblust), faussement en direct, dont on applaudit le noir et blanc très élégant, les légers décalages hautement poétiques, la proximité émouvante avec le visage de Zed.

« il est 4h12, on est 9000 sur le live,
mais plus personne ne dort ou quoi ? »
Bae, live tuto makeup drag

Plus personne ne dort, Zed alone dans sa chambre mais pas tout.e seul.e sur les réseaux, pour le meilleur et pour le pire. Pour le meilleur de l’adelphité, de la complicité, pour le meilleur de voir à vitesse grand V débouler sur son smartphone les amitiés noctambules, les camaraderies réconfortantes, pour le pire de voir à même vitesse grand V se répandre la saleté.
Solo sur son lit, on se croit dans son cocon, on choisit du bout du doigt les ramifications de sa balade virtuelle, la BO et les images, sur qui on s’attarde plus longtemps et qui on zappe, qui on cherche et qui on vire.
Mais le nouveau Grand Méchant Loup qu’on croise dans les contes d’aujourd’hui rôde, tapi dans la forêt des commentaires et des retweets : le harcèlement en ligne ouvre sa grande gueule vorace pour croquer les ados qui, à l’instar de la brave chèvre de M. Seguin, refusent de rester dans leur enclos et préfèrent vagabonder.
Pour ceux qui s’en souviennent, ça se termine mal pour la petite chèvre qui aimait la liberté, le goût des herbes sauvages et le vent de la nuit.
On aimerait bien que les ados qui aiment la liberté, le goût des herbes sauvages et le vent de la nuit ne se fassent pas croquer par le Grand Méchant Loup.

Lucas Faulong, qui interprète avec finesse Zed, retrouvera bientôt Marcos Caramés-Blanco dans une prochaine création, Gloria-Gloria, et il collabore avec lui en résidence à La Colline pour un travail de recherche autour de la jeunesse et de la marginalité. Tout jeune comédien, il a sans doute à peine plus que l’âge du personnage. Il a un jeu d’une souplesse très maîtrisée, la voix légère basculant par instant dans les graves, le regard presqu’indifférent s’illuminant d’un fugace et vif sourire, le corps fluide en énergie comme en genre.

On pourra rester interrogatif devant l’achèvement de cette (heure de) vie, le voyage accompli en compagnie de Zed ne donnant pas les clefs de sa réponse, qui restera assez hermétique – en dehors du fait qu’elle fasse écho à des faits de société marquants de l’époque où iel vit. La pièce serait-elle elle-même le « trigger warning/avertissement de contenu traumatisant » de l’adolescence d’aujourd’hui ?
Zed reste dans sa chambre, et nous peut-être en dehors. Mais pendant une grande heure on aura avec ellui basculé dans cet entre-deux, cet entre-temps où le monde virtuel est la réalité, faite d’êtres vivants aux rêves, aux peurs et aux névroses bien humaines ; on sera parti à la découverte d’un univers complexe, sans manichéisme, et d’une écriture singulière et sensible, à suivre de près.

Marie-Hélène Guérin

 


TRIGGER WARNING

Au Théâtre Paris Villette jusqu’au 3 juin 2023
Texte Marcos Caramés-Blanco / mise en scène Maëlle Dequiedt / jeu Lucas Faulong et Orane Lemâle / costumes Noé Quilichini / création lumières et régie générale Laurine Chalon / régie lumières Amandine Robert / son Joris Castelli / création vidéo Grégory Bohnenblust / régie vidéo Matéo Esnault / scénographie Coline Gaufllet et Rachel Testard / Photo © Emilie Zeizig

production : ENSATT-Lyon / production déléguée : Cie La Phenomena

La séduisante « Suzanne » d’Emanuel Gat

Au 104, le toujours passionnant festival Séquence Danse, s’est ouvert cette année par une représentation d’un gracieux spectacle chorégraphié par Emanuel Gat pour huit jeunes interprètes du Inbal Dance Theater de Tel Aviv.
Sur les puissantes chansons mais aussi les mots, les silences et les brouhahas du public extraits d’un concert de Nina Simone au Philharmonic Hall de New York en 1969, Suzanne offre une danse toute en fluidité, tel un ruisseau courant et bondissant.
Sur un plateau nu lacéré d’un rai de lumière, vêtements souples et clairs, robes et pantalons ondulant indifféremment sur les corps des femmes ou des hommes, les danseurs s’animent au seul rythme de leurs souffles, du bruit de leur pas, des claquements de mains sur leurs corps, en une danse vive, rapide, en mouvements de groupe crépitant comme un chaos d’électrons – puis la pénombre se fait, des individus se détachent, l’apparent désordre se structure, des ensembles se dessinent, la concentration des spectateurs se densifie.
Les corps ploient, ondulent, les groupes se font, se défont, les passages au sol ne sont qu’une étape vers la remontée, les fermetures qu’un passage vers l’ouverture, même l’immobilité qui parfois arrête l’un ou l’autre ou rassemble un petit groupe n’a rien de figé et semble n’être qu’un moment du mouvement. Les interprètes se coulent dans la musique, n’essaient pas de la dominer, laissent la juste place à l’émotion qu’elle dégage, s’en nourrissent et lui apportent leur pulsation, leur élégance, leur vitalité, leur souplesse.
Un spectacle séduisant, enjoué, plein de charme et de délicatesse, de légèreté et de douceur.

Marie-Hélène Guérin

 

SUZANNE
Vu au 104 dans le cadre du festival Séquence Danse
avec le soutien du service culturel de l’Ambassade d’Israël
Chorégraphie et lumière : Emanuel Gat
Avec Noam Deutsch, Eshed Weissman, Yehonatan Sa’al, Itai Meir, Roni Faigler, Romi Cohen, Celia Mari’, Yaniv Oirech
Musique : extraits du concert de Nina Simone au Philharmonic Hall de New York en 1969

Répétitions : Tamar Barlev \ costumes : Omri Albo \ régie technique : Ilan Shalom \ technicien lumière : Rotem Elroy \ directeur général et artistique : Eldad Grupy
 

La Disparition : un jeu de piste labyrinthique et réjouissant du Groupe Fantôme

Le 1er février 2017, un enfant venu avec sa mère assister à la création théâtrale Le Lac, disparaît avant la fin de la représentation.

A PianoPanier on aime Clément Aubert, Romain Cottard et Paul Jeanson, les auteurs et interprètes de cette Disparition. On les suit depuis des années, ensemble ou séparément. On les a vu séparément dans Le Maître et Marguerite, Intramuros, J’ai couru comme dans un rêve, ensemble dans Idem ou encore Notre crâne comme accessoire. Ils ont l’esprit alerte, un jeu vif et très naturel, et une science aigüe de l’échange avec le public.
Ils nous invitent ici à un jeu de piste labyrinthique et réjouissant, une enquête autant dans les faits que dans l’intime, où l’on ne sait plus qui d’eux ou de nous aident les autres à retrouver ce petit garçon.

@ Constance Gay

Ils ont imaginé avec Heidi Folliet un univers dépouillé pour faire place à toutes les strates de leurs récits. À cour et jardin, deux longues tables, régie son, ordis portables, évoquent d’emblée la fabrication, l’artisanat du spectacle. Un cadre blanc structure le plateau, y crée de l’abstraction. Trois hommes jeunes, trois chaises, un verre, une gourde, une carafe. Trois hommes jeunes, trois hommes de théâtre nous parlent de leur rencontre, de leur travail. Puis de l’écho profond qu’aura sur eux la disparition, ou exactement l’annonce de la disparition de l’enfant, à l’occasion de cette représentation du « Lac » qui devait être le fruit de leur collaboration.
Le spectacle nous entraîne aux côtés des trois protagonistes dans leur traumatisme, à la lisière de la folie et de la violence, nous frottant à leurs peurs les plus profondes. Pourtant, c’est aussi un vrai parcours en leur compagnie vers la consolation, vers la quête de la joie et de la douceur.
Les trois hommes jeunes, les personnages, utilisent les prénoms des acteurs pour se nommer. Qu’est-ce qui est fiction, qu’est-ce qui est création ? « Faites semblant de nous croire, jusqu’à ce que ce soit le cas » nous suggère l’un d’eux, à l’instar de Blaise Pascal… Cette fausse conférence de presse se trouble encore d’incises qui embarquent les spectateurs dans d’étranges expériences collectives. On y goûtera la saveur d’une obscurité partagée, d’un chant à l’unisson, du récit d’un rêve qui se mêlera insidieusement à la construction du spectacle.

À Asnières a lieu la 11e édition du festival de la jeune création théâtrale, Mises en Demeure, rebaptisé cette année Mises en Lumière. La Disparition y partage l’affiche avec Vie sans moi et Les Enfants du soleil : courez y savourer ce spectacle-puzzle, protéiforme, inventif, déroutant, entre conférence de presse, expérience immersive et excursion quantique !
Il y aura, comme chez les vrais clowns, dont les trois lascars ont l’âme, de la poésie, de la profondeur, beaucoup de drôlerie, et autant d’humanité.

Marie-Hélène Guérin

 

@ Constance Gay

LA DISPARITION
Une création du Groupe Fantôme
dans le cadre de Mises en lumière, festival de la jeune création théâtrale
À voir au Studio|ESCA du 17 au 19 mars 2023
Conception et texte Clément Aubert, Romain Cottard et Paul Jeanson
Scénographie Heidi Folliet | Création lumière Stéphane Deschamps | Création sonore et musicale Colombine Jacquemont et Émilien Serrault | Construction décor Jean-Luc Malavasi
Photo en-tête d’article © Pauline Le Goff
Production Le Groupe Fantôme Coproduction Scène Nationale de Sceaux – Les Gémeaux Coréalisation Les Plateaux Sauvages Avec l’aide de la DRAC île de France et de la Mairie de Paris Avec le soutien et l’accompagnement technique des Plateaux Sauvages Avec le soutien du Théâtre Gérard Philipe, centre dramatique national de Saint-Denis et d’ACME

Dicklove : « Corps poétique, corps politique »

Les Singulier.e.s, festival des « créations plurielles » invite chaque année à des voyages inattendus, à la découverte de formes atypiques et de personnalités rares. Les disciplines s’y croisent, s’y télescopent ou s’y métissent.

L’artiste de mât chinois Juglair, accompagnée avec une grande pertinence par le musicien Lucas Barbier, clôture en beauté cette édition avec Dicklove, spectacle transversal, transdisciplinaire, transgenre queer et réjouissant.

La scène-piste est lovée au milieu des spectateurs, c’est du premier rang qu’une voix légère et enjouée s’élève, pour quelques confidences d’enfance d’une écolière qui courait trop vite, et qui laissait toujours passer un ou deux garçons devant, parce que, quand même, « les pauvres ! ». Mais la jolie-voisine-toute-simple quitte les rangs des spectateurs, met les pieds sur scène et entame une folle succession de transformations, dont chaque étape contient toujours des traces des autres.

On rit beaucoup. Car Juglair, joueuse, taquine nos repères, bouscule les genres, glisse de l’une à l’un, de l’un.e à l’autre en un mouvement de bassin, un déplacement d’épaule, et c’est un rire d’étonnement qui crépite dans la salle. Mais on jubile aussi de franches scènes de comédie – l’évacuation du Président par hélico pour fuir une horde de féministes en mauve (et de Gilets jaunes en gilets jaunes) est irrésistible !

On y est surtout intensément ému par la grâce et la beauté de quelques fragments, un lent tournoiement au mât chinois, un maquillage dont les spectateurs sont le miroir; on y est saisi par une transe électro, un pole dance acrobatique, une chanson hypnotisante ; on y est peut-être aussi troublé ou impressionné par la fluidité des métamorphoses de l’artiste.
« Je suis femme qui se déguise en homme qui se déguise en femme, femme qui se ressemble à un homme quand elle s’habille en femme, homme qui se déguise en femme, drag, personnage, une fiction, un clown, un danger, un rêve, ou toi, ou toi, … » Juglair, brouillant les frontières, est tout cela, successivement ou en même temps. Elle interroge son genre, son expressivité, mais avant tout notre regard, nos regards, aux un.e.s et aux autres, sur le genre.

Performance circassienne, théâtrale, intime et politique, manifeste festif pour la multiplicité, expression singulière, chant libératoire et inclusif, Dicklove est une fête du multiple, de l’altérité – celle des autres, et celles de soi. Ce n’est sans doute pas militant : c’est tout simplement nécessaire, vivant et joyeux !

Marie-Hélène Guérin

 

 

DICKLOVE
Vu au 104 dans le cadre des Singulier.e.s
Création et interprétation : Juglair
Création et interprétation sonore : Lucas Barbier
Regards extérieurs et dramaturgiques : Claire Dosso et Aurélie Ruby
 | création et régie lumière : Julie Méreau
 | construction : Max Heraud, Etienne Charles et La Martofacture | 
costumes : Léa Gadbois-Lamer
 | administration, montage de production, diffusion : AY-ROOP | remerciements à Marlène Rostaing, Jean-Michel Guy et Johan Piémont alias Luna Ninja
Photos © Aurélie Ruby

À voir au festival SPRING les 24 et 25 mars à Cherbourg (50)

Rambert aux Bouffes du nord : Perdre son sac, Ranger, aux deux extrémités de la vie d’adulte

Perdre son sac : la force d’un coup de poing rageur contre un mur
À 19h, on peut voir, interprété avec fièvre par Lyna Khoudry (déjà interprète pour Rambert dans Actrice, remarquée notamment pour son beau premier rôle dans Papicha), Perdre son sac, un court monologue, une diatribe lancée à la face du monde, où se jouent la colère contre le père, contre la société des pères – monde ultracapitaliste qui réduit une jeunesse fougueuse à l’esclavage des « bullshit jobs », contre l’abêtissement à portée de télécommande, mais aussi le sentiment amoureux comme arme de la lutte des classes, et la puissance du langage. C’est compact, touffu, on aurait aimé trouver plus de reliefs, de clarté et de complexité dans le texte comme dans le jeu, mais on peut aussi voir dans cette opacité monolithique la force désespérée d’un coup de poing rageur contre un mur.


Ranger : leçon d’humanité et de théâtre

Dans l’univers lisse, anonyme et chic d’une chambre d’hôtel de luxe, Jacques Weber (qui fut patriarche dans Architecture pour Rambert) s’empare avec maestria de la magnifique partition qu’il lui a composée.
De la puissance du langage, et du sentiment amoureux, il sera aussi question dans Ranger. De la singularité des êtres, de la façon de se trouver une place dans la société, de l’amour des pères et des mères. Ces récurrences traversent l’œuvre de Rambert, la hantent, y reviennent en discrètes allusions ou grandes lignes de force. Rambert n’apporte pas de réponse, mais confronte inlassablement ses personnages à ses interrogations.
On est à Hong-Kong, de nos jours. Dans une chambre immaculée, le grand écrivain est venu recevoir un Prix couronnant son œuvre, il est seul. Il est très seul, ou plutôt pas du tout : l’ombre de sa femme, morte il y a juste un an, l’accompagne. C’est à elle qu’il s’adresse, ils ont eu 55 ans de compagnonnage, un si long dialogue, ça ne s’interrompt pas comme ça. Mais un an sans elle, maintenant c’est assez.
« Ranger », ce n’est pas ce qui l’occupait durant sa vie, mais désormais, sa bien-aimée partie, il s’y attelle. Mettre de l’ordre dans les papiers, dans les souvenirs.
 
 

 
Le grand écrivain est fatigué de voir ce monde qu’il a rêvé plus beau, qu’ils ont rêvé de transformer, lui échapper, et ne pas être plus beau, plus en paix. Il est fatigué de ces combats menés en vain, et de l’absence de l’aimée. Ils ont été très amoureux, très complices, très insouciants, ont partagé la littérature, la drogue, les voyages, la politique, l’alcool, « un goût féroce pour la liberté ». Ils ont partagé la jeunesse et la vieillesse. « Deux choses que nous n’aurons pas trompées : notre couple et la littérature ».
Le grand écrivain ce soir a envie, besoin, d’encore une fois, comme autrefois, raconter sa journée à sa femme. Sa journée, et leur vie.
Avec une grande douceur, et une immense drôlerie.
Cachets, whisky, rail de coke, beaucoup de whisky, encore de la drogue… le grand auteur a choisi sa destination et son mode de transports. Mais rien de sordide ou d’amer en cela, Rambert sait alléger le tragique de tendresse et d’humour, et sa mise en scène de velours tient le glauque à distance. La modernité clinique de la chambre se réchauffe de quelque objet chargé de couleur ou d’affection – baroque bouquet de rose, ours en peluche venue de l’enfance de sa femme, bouteille de whisky mordorée, des pénombres enveloppantes rompent la lumière crue, de délicates parenthèses musicales sont subtilement tressées au récit. On écoute avec le grand auteur fatigué, salle et scène plongées dans la même nuit et la même attention, une chanson d’Aznavour ; sur un Stranglers suave et sépulcral, il danse, à nouveau jeune, souple, léger, d’une élégance chaloupée. Instants de grâce dans un spectacle intense.
 
 

 
Une lettre d’amour sera lue, la première lettre de leur histoire. Était-elle belle ? sans doute. Mais, au fond, c’est des décennies qui ont suivi qu’elle est belle. Voilà un cadeau précieux que de voir cela sur une scène, ce que le temps apporte de beauté à la vie, sachons en gré à Pascal Rambert.
C’est un texte d’une grande maîtrise, aux moirures changeantes, aux ombres fluctuantes, entre folle légèreté et tendre gravité qu’il a inventé pour Jacques Weber. Et de son grand corps qui a vécu, de sa voix au grain de rivière charriant des cailloux, l’acteur déambule dans sa chambre d’hôtel comme dans les mots de Rambert, avec une puissance lente, des gestes denses, une incarnation d’une évidence palpable.
Ranger, c’est un chant d’amour et d’adieu pudique et poignant, une immersion dans une intimité large comme un monde. Jacques Weber a de la retenue et de la générosité, une présence magnétique, la malice qu’il faut pour que le grave reste léger. Une leçon d’humanité et de théâtre.

Marie-Hélène Guérin

 

PERDRE SON SAC
Aux Bouffes du Nord à 19h jusqu’au 18 février
2023
Texte, mise en scène et installation Pascal Rambert

Collaboration artistique Pauline Roussille
Régie générale Alessandra Calabi
Régie lumière Thierry Morin
Répétitrice Hélène Thil

Avec Lyna Khoudri

RANGER
Aux Bouffes du Nord à 21h jusqu’au 18 février
2023
Texte, mise en scène Pascal Rambert

Collaboration artistique Pauline Roussille
Création lumières Yves Godin
Costumes Anaïs Romand
Espace Pascal Rambert et Aliénor Durand
Répétiteur José-Antonio Pereira

Avec Jacques Weber

Photos Louise Quignon

« en son lieu », portrait d’un danseur par un chorégraphe

Sol blanc, clôture de pendrillons noirs, un rocher sombre de lave à cour, une paire de bottes en caoutchouc à jardin, autour du tapis de sol une lisière de hauts trépieds noirs, et dans l’air un grésillement lointain de ligne à haute tension.

Baskets, shorts amples, longues chaussettes vertes, une veste un peu baroque, une silhouette disparate, comme si on avait passé à la hâte, au frisson du soir, un vêtement chaud, tant pis s’il est trop élégant, sur la tenue qu’on portait pour vaquer au jardin.

Une brassée de tournesol dans les bras grande comme une gerbe funéraire; une lumière blanche et faible d’aube; un nuage de fumée dont la lenteur à se mouvoir est déjà mouvement et poésie.

L’appel du dehors

Des nappes de son sans mélodie ni rythme, faites d’intensité et de vibration – ruche bourdonnante ou saturation électrique. Des voix cousinant aux mélopées de Dead can Dance comme aux incantations bouddhistes. Des cloches d’alpage manipulées par le danseur. Le spectacle a été répété en extérieur, et l’extérieur s’y retrouve désormais enfermé – ou bien au contraire s’y retrouve fenêtre ouverte ?

Dans la matrice sonore d’ « en son lieu », si électronique, et si frémissante de ces gouttelettes de pluie, crissements de sable, chants d’oiseaux, comme dans les détails scénographiques, se lit nûment le projet de Christian Rozzi de dresser le portrait dansé de son interprète Nicolas Fayol : « C’est sa technique hip-hop, fille de la rue, et son choix, à première vue paradoxal, de vivre en dehors des villes qui ont convaincu Christian Rizzo de proposer au danseur d’être son compagnon de route. Ils sont alors partis à la dérive pour « répondre à un appel du dehors » et s’imprégner de l’environnement. Ce pour mieux revenir, en son lieu, entre les murs du théâtre. »
 

photo de répétition
 
Nicolas Fayol, de son corps sec, de son visage comme absent, trace dans l’espace d’étranges signes, sa silhouette se fait alphabet, lettres ramassées ou dressées se succédant en mots brefs.

Jouant des rapports équilibre / déséquilibre, sacrifiant sa verticalité pour en créer une nouvelle, inversée, tête en bas ou mains devenant nouvel axe du corps, plantées l’une au sol l’autre au ciel, le danseur est très mobile, léger, ses pas sont silencieux, effleurent à peine le sol, comme une feuille secouée par le vent le frôlerait fugacement.

Même posé un instant au sol il semble toujours prêt à s’en détacher.

Autant la musique et l’atmosphère sont sourdes, ont une épaisseur très physique, autant la danse est légère, presque joyeuse dans ses fugaces spirales à la virtuosité hip-hop.

Revenir « en son lieu »

Beaucoup de manipulations d’objet pourraient peut-être sembler obstacle à la danse, mais les images créées sont belles et sont geste esthétique et récit.

Le rocher noir fume, les tournesols maintenant jaillissent des bottes, les trépieds se sont resserrés sur le plateau en une forêt malingre mais dense.

Dans des crépitements dont on hésite à les entendre de vie ou d’apocalypse, compteur Geiger ou coassements de batraciens, tandis que le plateau se métamorphose, le danseur se fait étrange animal aux déplacements circonspects, à la lenteur de bûto. Danseur et chorégraphe se et nous promènent sur cette frontière poreuse, entre sauvagerie des forêts et sauvagerie des villes, entre dehors et dedans, ou – plutôt qu’ « entre » : « là » où cela se mêle, dans le corps du danseur, dans la graphie du chorégraphe, dans la respiration des spectateurs, là où justement s’écrit le spectacle.

Marie-Hélène Guérin

 

EN SON LIEU
Vu au 104 en 2021 dans le cadre du festival Les Singulier·e·s
à retrouver en tournée : le 29 novembre à L’Empreinte, Scène nationale de Tulle, puis dates à suivre ici
Chorégraphie : Christian Rizzo
Danse : Nicolas Fayol
Création lumière : Caty Olive
Création musicale : Pénélope Michel et Nicolas Devos (Cercueil / Puce Moment)
Direction technique : Thierry Cabrera

Echo : hybride et joyeuse entreprise de dissolution des chagrins d’amour

Dans les grésillements d’un ampli Vox, quelques signes griffent l’espace.
Ecran blanc, sol blanc, calligraphie d’un pied de micro noir, de longs cheveux sombres, d’une silhouette hiératique à l’immobilité de pierre.
Quelque chose de solennel se promet. On respire au rythme de l’artiste, l’attention s’aiguise.
Mais… une lueur espiègle pétille au coin de l’œil de Vanasay Khamphommala, une esquisse de sourire affleure… Sur grand écran, des témoignages défilent, avec une esthétique vlog entre journal intime et micro-trottoir, c’est toujours Vanasay face caméra, plus ou moins réveillée, plus ou moins échevelée, qui nous fait le portrait puzzle d’une histoire d’amour ratée, d’un syndrome de « la pauvre fille ». Derrière elle, à Paris ou ailleurs, clin d’œil des noms de rue – rue du Petit Cupidon, rue de la Gaîté, rue des Filles du Calvaire – qui dessine une géographie mélo des états d’âme de notre héroïne désabusée.

« Ceci est (une tentative / de rompre la malédiction d’) Echo »

Pour aller fouiller au jadis des peines de cœur, Vanasay Khamphommala fait appel à l’amoureuse malheureuse archétypale, la jolie et fraîche nymphe Écho, qui fut punie de sa bavardise par la femme du Big Boss. Petit rappel : Héra l’acariâtre cocue épouse de Zeus, pour être sûre de ne plus entendre les encombrants pépiements d’Écho, la priva de parole; ne lui resta plus que la possibilité de répéter ce que d’autres disent avant elle. Envoûtée par la beauté du narcissique Narcisse, Echo se languissait de lui avouer ses sentiments – ce qui n’aurait de toutes façons rien changer puisque Narcisse n’entendait que ses propres mots doux. Finalement, les deux amoureux de Narcisse – donc, Narcisse lui-même et Echo – mourront de chagrin, desséchés. De l’un il restera une fleur, de l’autre une voix.

© Pauline Le Goff

Comment faire pour libérer Echo de la prison de la répétition, que faire de nos chagrins d’amour ?

Dans ce spectacle protéiforme et baroque, Vanasay Khamphommala, artiste performeuse subtile et intense, très gracieusement entourée par les talentueuses personnalités de Caritia Abell, Natalie Dessay et Pierre-François Doireau, questionne avec érudition et malice notre rapport à la souffrance amoureuse.

Elle y met de la solennité et de la cocasserie.
Ça n’a pas l’air comme ça, mais ça se fait du bien réciproquement.
Mozart et boy’s band, Sappho et Britney Spears.
Lapsus chevelü, la compagnie de Vanasay Khamphommala « affiche crânement son identité trans : transculturelle, transdisciplinaire, transgénérationnelle, transcendentale surtout. Tout❤e trans❤e est pour elle un moyen autant qu’une fin. » Echo s’en fait l’écho, spectacle-performance, spectacle-rituel de guérison, spectacle-silence, spectacle-jeu, où les corps mon(s)trés ont des beautés pleines et in-attendues, où les langues se superposent, français, anglais, laotien, allemand, où le sérieux et le facétieux ont autant de valeur, où la tombe et la nappe du pique-nique voisinent chaleureusement, où le vide est empli et le chaos est doux…

Un bulbe de narcisse, une compresse sur le cœur
Une fleur piquée sur une poitrine
L’odeur du terreau sous lequel Echo, son cœur brisé et le corps de Vinasay sont enterrés
Le goût du raisin picoré
Tous les sens sont en alerte

La matière sonore, inventée, sculptée par Gérald Kurdian, est organique, dense et émouvante – boucles sonores, voix multiples nées toutes du même corps – hautes, ténues, sourdes, graves -, bruissements, amplifications des souffles, nappes électroniques hypnotiques entrelacées de chansons populaires ou d’airs classiques.
Un troublant duo bouleverse : la voix enregistrée de Natalie Dessay emplit l’air, parfaite, aérienne, tandis que doucement, comme pour elle-même, comme fredonnant, elle-même reprend sa mélodie, superposant sa voix intime, sa voix familière à celle de la chanteuse lyrique.

© Pauline Le Goff

Une veuve tout de noir vêtue plante des narcisses sur le monticule formé par le corps recouvert de terre, les arrose, chanterait bien, car « elle chante bien aux enterrements » – si un faune rouquin, fulminant (Pierre-François Doireau), ne l’interrompait sans cesse, interpellant Echo, ou son interprète ?, envahissant le recueillement de la veuve de mots, et le plateau d’artefacts de nature, rochers, mousses, arbres, figurines d’animaux.

Les mots saturent l’écran – palimpseste où c’est la superposition et non la disparition qui fait l’effacement, le plateau qui fut nu se couvre de désordre, c’est à dire de vie.

Des majestueuses ailes d’ange passent, portées par le vaste dos nu de Caritia Abell. On entend la légende laotienne de la création de l’écho, presque miroir inverse du mythe grec, puisque l’écho est né là pour guérir une absence, faire qu’à l’appel d’un être aimé il n’y ait jamais seulement du silence pour réponse.

© Pauline Le Goff

« Quand nous nous embrassons, les morts prennent part à nos baisers
Il y a dans nos bouches les baisers qu’Echo n’a pu donner à Narcisse, dans nos baisers Echo embrasse à perdre haleine
Echo ne répète plus les paroles des amants éplorés, sa langue a mieux à faire, elle fouille ta bouche »

C’est beau, c’est drôle, c’est poétique et grave, c’est intelligent, c’est joyeux et romantique, ça brasse et ça émerveille : Echo est un spectacle rare et étonnant, c’est aussi une expérience à laquelle il faut savoir s’abandonner, pour partager un moment hors de l’ordinaire.
Un hymne étrange, tonique, sacrificiel et vivifiant à la vie et l’amour.

Marie-Hélène Guérin

 

ÉCHO
Un spectacle de la compagnie Lapsus chevelü
Dramaturgie et textes Vanasay Khamphommala (à retrouver ici en entretien pour RFI)
Avec Caritia Abell, Natalie Dessay, Pierre-François Doireau, Vanasay Khamphommala et la participation de Théophile Dubus
Collaboration artistique Théophile Dubus et Paul B. Preciado
Création musicale et sonore Gérald Kurdian
Scénographie Caroline Oriot
Création lumière Pauline Guyonnet
Costumes Céline Perrigon

Vu aux Plateaux sauvages
À retrouver en tournée :
Du 4 au 7 octobre 2022 au Théâtre Olympia – CDN de Tours
Du 18 au 22 octobre 2022 au TnBA – Bordeaux
Du 6 au 7 décembre 2022 à la Halle aux Grains – Scène nationale de Blois
Du 13 au 14 décembre 2022 à la MCA – Scène nationale d’Amiens

Soudain, Chutes et envols : C’est quoi, l’amour ?

Soudain, Chutes et envols, Librement inspiré des Fragments d’un discours amoureux, de R. Barthes.
L’intitulé laisse envisager le spectacle à thèse, un petit air universitaire, une chansonnette à langage abscons… Loin de là ! et ça va d’autant mieux à Barthes, philosophe et universitaire qui avait les pieds, la tête et la chair dans la vie.

Laurent Vacher avait envie d’explorer le rapport des enfants et ados au sentiment amoureux. Une évidence : s’appuyer sur les Fragments d’un discours amoureux de Roland Barthes – sorte d’abécédaire hautement subjectif et palpitant, voyageant de A comme Absence à V comme Vérité, en passant par le C de Corps et le J de Jalousie dans une moderne carte du tendre.

« Pour l’écriture de ce projet, j’ai de suite proposé à Marie Dilasser de faire partie de cette aventure pour ses qualités d’autrice : son irrespect des conventions, des clichés, sa pertinence, son humour cinglant, son non conformisme, son sens de l’observation. Sa dramaturgie éclatée, l’entrelacement de ses idées, les ruptures et fantaisies qui ne quittent jamais le service du sens, un sens poétique, aiguisé et léger qui me paraissait essentiel pour traiter ce sujet. » écrit Laurent Vacher, metteur en scène et initiateur du projet.

Le spectacle et le texte se sont nourris de confrontations, de rencontres, les Fragments de Barthes s’entrechoquant aussi bien au Banquet de Platon, aux mots de Nan Goldin, qui sera citée, qu’aux témoignages recueillis pendant une longue enquête, pour faire jaillir questions, interrogations et inventions.

C’est perché au cœur du beau Parc des Buttes-Chaumonts, à Paris, qu’en ce mois de mai Soudain, Chutes et Envols nous a emporté au cœur de son parc archétypal, l’endroit idéal pour s’aimer, parce c’est « un trou dans la ville, parce qu’il y a assez d’espace entre les gens, un endroit où il y a de la place pour que les rêves fassent irruption ». À Avignon, il se nichera dans les Jardins de Saint-Chamand.

Les trois jeunes comédiennes, streetwear bigarré, leggings, jeggings, minikilt gentiment post punk, sacs à dos, smartphones. 3 grandes gamines, Cookie, dite Poupée (Ambre Dubrulle), Guido (Inès do Nascimento), Jo (Constance Guiouillier). Trois grandes gamines-gamins car, comme dans les Fragments, l’être aimé n’est pas d’un genre déterminé. Guido fut autrefois une petite fille nommée Trixi, Jo n’est pas un garçon, Cookie, blonde princesse 2.0 aimera l’un et l’autre.

Guido rechigne qu’on puisse lui dire qu’iel est une fille « vous dites ça juste parce que j’ai une jupe et des seins ! », Jo la sapiosexuelle préfère remplir sa vie de livres, découvrir le monde, Cookie demoiselle dépressive – « Pas d’envie. Pas de désir. Pas de problèmes. Rien » – retrouvera le goût d’être aimée afin de pouvoir retrouver celui d’aimer…

Ambre, Constance, Inès, se métamorphosent à vue, sur un jean une robe apparaît, un blouson disparaît, un jupon tombe, Jo et Cookie brièvement deviennent les géniteurs de Trixi/Guido, des pages deviennent tulipes, bleuets, anémones, un bouquet devient fontaine.

Comme à l’adolescence, comme en amour, tout devient tout autre.

« J’ai des visages que je n’aurais pas eu
si je ne t’avais pas rencontré.e »

Soudain, Chutes et Envols : car sans doute dans l’amour il y a du soudain, des chutes et des envols. Soudain soi accueillant l’autre devient autre qu’avant, soudain on se prend les pieds dans le tapis du rêve ou celui de la réalité, ou à la jonction des deux, et nous voilà falling in love, chutant en amour, tombant amoureux, et sentant cœurs, âmes et corps frémissants s’envoler, s’élever, s’aérer…

On parle du désir et de peau qui appelle l’autre, de chemins où l’on se promène, tracés par les mains de l’autre, d’un corps qui est devenu la carte du parc où l’on se retrouvait – à moins que le parc ne fût la carte par anticipation du corps qu’on apprendra à aimer, bientôt.

L’air de rien, tout en délicatesse, en légèreté, en humour et en mouvement, on met en jeu la fluidité des genres, la construction de soi, l’estime de soi, l’ouverture à l’autre, les aspirations et inquiétudes menues ou immenses d’une jeunesse d’aujourd’hui.

Les comédiennes ont de la justesse et de la fraîcheur ; l’écriture est alerte, parfois littéraire, toujours vive ; la mise en scène se fait fantaisiste pour raconter une quotidienneté foisonnante. Le public, multiculturel, multigénérationnel, quitte le parc réel et son double théâtral avec une petite pétillance de plus au coin de l’œil et quelque chose de guilleret en plus au coin du sourire ! C’est réjouissant et rafraîchissant, d’une intelligence vivace et gaie, et sans doute, si on partage ce moment en famille avec des jeunes ados, ce sera une jolie porte d’entrée pour le dialogue.

Marie-Hélène Guérin

 

P.S.
Un monsieur à la belle barbe blanche, visage buriné, anorak décati et chaussures râpées, un vieux cabas à ses pieds, sur un banc en périphérie de l’espace scénique s’est rapproché. On est venu déranger l’ordre de son havre, on s’est invité en plein sur son aire. Manifestement, ça valait le coup ! Ce spectateur à la dérobade, regard clair et vigilant, mains tranquilles croisées sur les genoux, est un discret témoin du pouvoir et de la magie du théâtre.

SOUDAIN, CHUTES ET ENVOLS
Vu au Parc des Buttes-Chaumont à Paris XIXe
À retrouver dans le cadre de la programmation toujours passionnante de La Manufacture, toujours en plein air (Jardin de St Chamand), du 7 au 26 juillet 2022
Texte de Marie Dilasser
Mise en scène Laurent Vacher
Avec Ambre Dubrulle, Constance Guiouillier, Inès Do Nascimento.
Une production Compagnie du Bredin – Laurent Vacher avec la participation artistique du Studio d’Asnières – ESCA et le soutien du Festival Aux quatre coins du Mot (La Charité-sur-Loire)

Donnez-moi un coupable au hasard, de Gaëlle Lebert : on va s’en tenir aux faits

Traiter de la domination masculine sans avoir l’air d’une harpie féministe pénible qui exagère et nous fatigue avec ses propos est exactement ce que Gaëlle Lebert réussit à faire dans Donnez-moi un coupable au hasard.

La pièce s’ouvre sur une citation de Simone de Beauvoir : « Le corps n’est pas une chose, il est une situation : c’est notre prise sur le monde et l’esquisse de nos projets ». Gaëlle Lebert va nous montrer pendant 1heure 40 de quelle manière notre corps est une situation.

Dès le début, elle nous explique ce qu’est le pouvoir : « La place que j’occupe ici sur scène me donne sur vous tous un ascendant…Je pourrais tout aussi bien me taire… Vous auriez beau vous impatienter sur votre siège, … il vous faudrait un certain courage pour prendre la décision de quitter la salle. Alors vous vous tenez cois, bridés par la paresse, la gêne, les conventions sociales. Et je peux deviner dans le silence épais si vous croirez ou non à ma version des faits. ». Mais les places de pouvoir sont la plupart du temps tenues par les hommes et elle nous montrera rapidement le pouvoir en action dans le monde du travail, dans les arts, dans les transports en commun, au cœur des foyers, dans l’architecture et bien sûr, elle mettra en scène la domination de l’argent et la domestication quotidienne des femmes dans leur foyer, car c’est acquis que les femmes doivent se charger des tâches domestiques ou encore, elle nous montrera l’impunité des créateurs ou l’annihilation de celles qui ne comptent pas, comme les femmes de ménage.

Même si elle nous raconte une histoire, si elle nous raconte plusieurs histoires à travers des fragments de vie, à travers des corps en situation, qui forment un tout très cohérent, Gaëlle Lebert s’appuie avant tout sur des faits et sur des chiffres pour constater la violence de la domination masculine : « 155 000 enfants en France victimes de viol ou de tentative de viol. 2 enfants par classe. 3 millions de personnes incestées en France ».

La situation des corps sur scène est la suivante : cinq comédiens, la plupart du temps assis, se retrouvent pour la lecture d’une pièce autour d’une table, sur le thème de la domination masculine. C’est déjà la pièce dans la pièce, puisqu’en tant que spectatrice ou auditrice, ce jour-là, j’assistais à une des toutes premières lectures de la pièce à la SACD, d’un texte sur la domination masculine.

Tout au long du texte et ce, dès le début, Gaëlle Lebert s’amuse à superposer les strates temporelles et les strates de situations : un coup on est à la lecture de la pièce que des comédiens jouant des comédiens lisant une pièce jouent sur scène, un coup, on est dans le texte, dans les situations racontées, les scènes montrées, un coup on est hors-champs, avec la vision de la metteuse en scène comme des arrêts sur images ou des intercessions ou encore des conclusions, des constats de situations. Tout est poupées russes donc, emboîtements, un comédien qui joue un comédien est soudain déstabilisé : « Mais non. Je n’ai pas violé. Pas moi. Tu rigoles ou quoi ? Une fois seulement c’est vrai, j’ai insisté. Une toute petite fois. Un tout petit peu. Je ne dirai pas que j’ai violé, pas vraiment. Tu déconnes ou quoi. Je dirai que j’ai été… convaincant » Les rôles, les assentiments, les habitudes, tout est remis en question ici. Les comédiens qui ne veulent pas endosser les rôles de salauds trop salauds. La limite du jeu et de l’empathie nous est également montrée.

C’est d’abord la scène de la rencontre du jugement des hommes sur les femmes ou plutôt sur les jeunes femmes, sur celles qui sont encore innocentes, qui ne savent rien du pouvoir et de ce que leur corps renvoie aux hommes. Ce serait comme une scène primitive des relations entre les hommes et les femmes « 1 verre = une discussion. Deux verres c’est le bisou avec la langue. Trois verres, c’est un rencard pour la semaine suivante. Quatre verres, c’est le parking. Si tu choisis le parking t’as encore le choix entre la pipe et la pénétration, mais je te déconseille vivement la pénétration le premier soir : tu fais une croix sur ta réputation et sur une relation stable. Si tu choisis la sodomie, tu finis sur le trottoir le mois suivant ». Avec encore des superpositions temporelles dans les dialogues : « Albertine : On ne dit plus « Mademoiselle » depuis la circulaire de Matignon de 2012. Etienne : On est en 1993 ». Et à travers toutes ces superpositions du temps, Gaëlle Lebert nous montre comme les temps ont changé, comme c’est possible de faire changer les choses, les regards et les comportements, comme la loi oblige les peuples a changé leur mentalité, car malheureusement, on en n’est pas encore a changé les comportements, a éradiqué le viol.

Elle casse les clichés sur le viol, avec une scène qui nous amènerait à penser qu’un viol va avoir lieu, et non, ce n’est pas ce qui arrive.

Elle fait se mélanger les places, les rôles, les réalités en jouant avec le texte et avec ses comédiens.

On pourrait se dire que tout ça confine à la caricature, que c’est trop facile d’accumuler les scènes de violence pour accuser les hommes, mais Gaëlle Lebert a prévu cet écueil et elle invente le rôle de Teddy, celui qui constate que les femmes peuvent aussi se laisser dominer, qu’elles peuvent jouer le jeu de la domination masculine, qu’elles peuvent prendre le parti des hommes. C’est ce que, par exemple, nous montre Alice Ferney dans La Conversation amoureuse ou encore la psychanalyste Jacqueline Schaeffer dans Le Refus du féminin. Mais que les choses soient claires, Gaëlle Lebert est à l’opposé de ce parti pris, elle sait bien ce que peuvent les corps, elle sait bien que les hommes sont physiquement plus forts que les femmes et qu’en cas de confrontation physique, elles n’auront jamais le dernier mot. Teddy a le rôle de celui qui se dégage des partis pris binaires et qui est dans d’autres problématiques et c’est celui qui amènera la morale de l’histoire.

Les « affaires » d’abus et de viols sont évoquées, à commencer par l’affaire Gabriel Mazneff, protégé de presque tout temps par le germanopratin et le monde politique. La littérature est immorale alors on pourrait tout faire et tout se permettre. On peut se demander ce que cet individu sait pour avoir autant été mis hors d’atteinte, alors que c’est évident qu’enculer des gamines à peine pubères quand on a 65 ans, c’est intolérable.

La manière dont elle fait parfois l’impasse sur des dialogues qui auraient pu être écrits, mais qu’elle choisit de résumer, ce qui apporte encore un autre regard et une manière différente de raconter et d’envisager le temps : « Etienne : Il s’en est suivi une engueulade assez musclée. Au cours de cette engueulade, il a été évoqué, pêle-mêle : – La supériorité de Virginie Despentes sur tout autre auteur contemporain. – La nécessité pour la pérennité d’un Contrat Social de faire respecter La Loi. – Des chiffres trouvés sur Wikipédia… Teddy et Adèle ont soutenu qu’il s’agissait certainement d’une lutte des classes plus qu’une lutte des sexes dans cette affaire. Les autres ont hurlé que ça n’avait aucun rapport. – Puis sans aucune raison apparente, Verlaine a eu des mots blessants envers moi, je lui ai dit d’aller se faire foutre et de ne plus m’adresser la parole. – Suite à quoi Adèle a égrené une liste de noms de femmes artistes en hurlant que ces femmes étaient aussi puissantes que leurs collègues mâles.»

Quand arrive la scène à propos d’un vieux pervers envers les enfants, on n’est plus à se dire qu’il s’agit de féminisme, plus du tout. On est pris aux tripes. On est pris dans sa chair et on n’a pas du tout envie de rire de la situation.

Parce qu’il faut dire qu’on rit beaucoup de bout en bout malgré la gravité du thème. On rit beaucoup parce que Gaëlle Lebert manie avec virtuosité la langue française, ses nuances et qu’elle aime ses personnages quoi qu’ils soient, quoi qu’ils aient fait. De la même manière qu’elle aime ses comédiens qu’elle sert avec justesse, dans des répliques précises qui claquent et qui se moquent et que ses comédiens le lui rendent bien. Et de la même manière que son intention est d’être légère sur un thème grave et elle y parvient complètement. L’écriture de la pièce est très structurée, avec un titre à chaque scène, qui accompagne le spectateur et le cadre, avec mon titre préféré, le 5eme : « Mon Dieu, protégez-nous du meurtre, protégez-nous de la vengeance, et ne nous soumettez pas à la légitime tentation de l’émasculation »

La morale de Gaëlle Lebert arrive par la voix de Pierre Grammont alias Teddy : « J’ai fait ce que j’ai pu. Je l’ai accompagnée au bout du couloir, en lui murmurant tout bas que le geste auquel elle pensait serait irréversible, qu’il y avait des lois pour punir ça, que le pardon était plus fort que la vengeance… Si les artistes ne défendent plus l’humanité des monstres, alors qui le fera ? ». Je ne suis pas persuadée que le pardon soit plus fort que la vengeance et peut-être que la prochaine pièce de Gaëlle Lebert pourrait porter sur ce thème qui me semble tout trouvé et qui pourra ébranler sa morale. Cependant, à ce moment-là de l’écoute du texte, quelque chose en moi a également été ébranlé, je me suis reconnue dans le monstre, peut-être parce que j’ai souvent été forcée et que victime et bourreau deviennent tour à tour des monstres.

La dernière scène fait basculer la pièce dans le burlesque et le théâtre sacré et c’est l’humour, la folie et la cruauté qui semblent l’emporter alors, comme pour contrebalancer la morale émise par la bouche de Teddy et nous montrer une dernière fois, qu’on n’en a pas fini avec les archaïsmes.

J’espère que cet article servira la compagnie Vagu’Only/Gaëlle Lebert et que Donnez-moi un coupable au hasard aura de beaux jours devant lui. Je l’espère d’autant plus, que par ces quelques mots en faveur de ce spectacle, ce sont mes derniers mots en tant que commentatrice de spectacles vivants pour le blog Pianpanier. Et j’espère ne pas avoir été trop laborieuse, car ce qui m’a dominée à l’écoute de Donnez-moi un coupable au hasard, ce matin-là, à la SACD, c’est une émotion vive et partagée.

Isabelle Buisson,
Atelier d’écriture À la ligne

 

DONNEZ-MOI UN COUPABLE AU HASARD
De Gaëlle Lebert
Compagnie Vagu’Only
Écriture et mise en scène Gaëlle Lebert
Assistanat et collaboration artistique Rama Grinberg
Avec Gwendal Anglade, Claire Chastel, Pierre Grammont, Rama Grinberg, Gaëlle Lebert, Bruno Paviot ou David Talbot (en alternance)
Images et photos Yuta Arima | Création vidéo Jean-Christophe Aubert | Musique Bruno Fleutelot | Son Jean-Louis Bardeau | Lumières Bruno Brinas

en savoir plus : ici

Le Monde à l’envers : mission : sauver le monde !

À l’envers le monde ?
Et si pour le remettre à l’endroit, le monde, il nous fallait écouter les secrets d’enfants ? Ceux qui hantent, qui chantent, qui dansent. Qui obsèdent les cœurs et développent les imaginations ? Les secrets joyeux, fous, tendres, éberlués, stratosphériques, douloureux… Mais comment entendre ces secrets, puisque par définition, le secret ne se communique pas, le secret reste secret ? Comment écouter encore et malgré tout, les échos lointains de l’innocence, dans un monde ou les préoccupations d’adultes semblent seules avoir autorités ? Comment se faire comprendre lorsque, déjà loin de l’enfance mais pas encore tout à fait mûrs nous devons admettre que nous ne sommes pas un super-héros ?
Un répondeur téléphonique (auquel Denis Podalydès prête sa voix), joue le rôle du messager. Du super amplificateur ! C’est lui, qui restitue pour notre plus grand plaisir, la parole des enfants qui livrent leurs précieux messages, leurs secrets !
Et déjà les spectateurs, petits ou grands, enfants eux-mêmes, profitent de ces mots pour imaginer un monde ré-enchanté, un monde un peu moins de traviole, un monde un peu plus à l’endroit.

La chorégraphe Kaori Ito et ses trois interprètes s’emparent de ces secrets d’enfants, pour les mettre en espace, en matière, en danse ! Comme un mantra, la phrase de Pina Bausch, « dansez, sinon nous sommes perdus » s’impose au long du spectacle. Tous les thèmes délivrés par ce drôle de répondeur téléphonique d’un autre temps, sont prétexte à danse, à rire, à peine, à joie, à rêve, à révolte, à effroi, à partage… L’enthousiasme et le talent des jeunes interprètes (deux danseuses et un danseur à la générosité contagieuse) nous dépeignent certes, ce monde qui n’est plus droit depuis longtemps, ce monde qui a cessé d’entendre ses émois de culotte courte, de cour de récré, de super petits héros, ce monde dans lequel grandir c’est renoncer parfois, avoir peur souvent, se révolter pourtant, mais qui nous laisse deviner que tout reste possible tant que la part d’enfance de chacun reste en éveil. Le ré-enchantement par la liberté, la fantaisie, le partage… la danse ! Le miracle de la danse qui se fait messagère. La danse qui donne à voir et à comprendre. Avec pour arguments premiers l’envie, l’authenticité, le don ! Merci.

Les enfants ouvrent des billes enchantées et les parents chaussent leurs plus grands sourires comme preuve que tout est encore possible pourvu que ce tout soit partagé.
Pendant les quarante minutes de spectacle notre monde était bel et bien à l’endroit et dansait sur ses deux pieds !

LE MONDE À L’ENVERS
Vu au 104 dans le cadre du festival Séquence Danse
Direction artistique et chorégraphie : Kaori Ito
Interprètes : Morgane Bonis, Bastien Charmette et Adeline Fontaine
collaboration artistique : Gabriel Wong | aide à la dramaturgie : Taïcyr Fadel | composition : Joan Cambon | création lumière et direction technique : Arno Veyrat | design sonore : Adrien Maury | conception téléphone : Stéphane Dardet | aide pour les costumes : Aurore Thibout | regard extérieur : Michel Ocelot
Photos : © Anaïs Baseilhac

Durée indicative : 35/40 min, à partir de 4 ans

À retrouver en tournée :
du 6 au 8 mai 2022 • TOURCOING (FR) • Théâtre du Nord CDN Lille, Tourcoing Hauts-de-France
du 1er au 2 juin 2022 • COGNAC (FR) • L’avant-scène
du 8 au 9 juillet 2022 • VITRY-SUR-SEINE (FR) • Nouveau Gare au Théâtre