Je vole… et le reste je le dirai aux ombres

 

« Au moment où il se jette par la fenêtre, Richard réalise enfin son rêve d’enfant.
Voler.
Cette pièce prend corps dans l’espace de sa chute.
Une seconde. »

 

Nous sommes le 28 mars 2002, il est 10 h. 20 minutes et 37 secondes.
Richard Durn se jette par la fenêtre de la salle d’interrogatoire et durant une seconde, dans sa tête, tout reprend vie : sa mère, son seul ami, la vendeuse d’armes, le professeur d’art dramatique, Roberto Zucco, l’amoureuse de Bosnie, Robocop, l’adjointe au maire et Brad Pitt. Il sera 10h 20 minutes et 37 secondes longtemps.

« Je m’appelle Richard, et j’ai un pouvoir extraordinaire. Je vole.
Je sais que cet envol ne durera qu’une seconde et qu’ensuite ce sera comme si je n’avais jamais existé,
mais cette seconde sera la chose la plus importante de ma vie. »

 

Jean-Christophe Dollé, dont on avait aimé Timeline ou il y a quelques années Mangez-le si vous voulez, est parti en quête de ce qui a pu être une réalité de Richard Durn, cet homme sans histoire qui un jour est entré dans la salle de Conseil municipal de sa ville et en a abattu les membres. Des bribes, des souvenirs des uns, des autres, des notes de journal intime, des fragments de rapport de police…
Parcelles de réalité, rassemblées pour tenter de trouver un fil, saisir le point de basculement.
Pas de réalisme pour traiter cette réalité, pas de réalisme car comment savoir ? comment représenter l’indicible ?

En fond de scène, une boîte noire, façade ouverte. C’est le lieu où les trois acteurs ne sont pas dans la vie de Richard, le lieu où on l’envisage, l’interroge, le remémore, l’enquête. Le lieu où on le reconstitue aussi. Les acteurs s’y changent, passent la perruque de la mère, le blouson de l’ami; y convoquent Hegel et Nietzsche pour théoriser la violence, Freud peut-être ? le rapport au père ? ou la mère ?; soupèsent le poids de la libido face à celui de la pression sociale, qu’est-ce qui peut faire pencher la balance irrémédiablement ?

Richard, celui qui est passé à l’acte, n’apparaît jamais. Son portrait est taillé en creux, par les échanges de ses interlocuteurs, dans leurs mots ou les réactions de leur corps. Celui qui a tué puis s’est tué restera une absence, un trou noir dans l’espace où ont sombré des vies brisées, celles interrompues de ceux qui sont morts, celles altérées à jamais de ceux qui restent.
Je vole... et le reste je le dirai aux ombres, un spectacle de la cie f.o.u.i.c Photo © JC Lemasson

« En une seconde il peut se produire une infinité de choses »

Le temps se déforme. En une seconde, il peut se produire une infinité de choses. JC Dollé a travaillé avec Arthur Chavaudret, pratiquant la « magie nouvelle » avec le Collectif 14:20, pour donner corps à ces distorsions du temps, et l’on voit des instants bégayer ou se suspendre, s’étirer ou se télescoper. Non pas comme le temps se mesure, mais comme le temps se perçoit. Des tremblements de la réalité. La poésie surgit au détour d’un étonnement, jamais décorative, toujours porteuse de sens.

Avec une pudeur immense, Jean-Christophe Dollé, Clotilde Morgiève et Julien Derivaz nous entraînent à leur suite dans les méandres de la psyché du tueur. Ce sont tous trois de fins acteurs. Ils ont le goût du jeu, et la conscience de l’humanité de leurs personnages. Clotilde Morgiève a un talent rare pour passer d’un personnage à l’autre, d’un âge à l’autre, d’un état à l’autre, faisant oublier d’un geste qui elle était la seconde d’avant, gardant toujours la même justesse, la même expressivité ultra-sensible.
L’écriture comme la mise en scène, étoffées par un travail sur le son et la composition musicale d’une qualité et d’une pertinence qui méritent d’être soulignée, sont d’une intelligence, d’une fluidité et d’une précision remarquables. Dollé a le sens des images puissantes, de celles qui persistent. Du réel, les f.o.u.i.c. font théâtre, et du théâtre, matière à vibrer et à penser.

Marie-Hélène Guérin

 

JE VOLE… ET LE RESTE JE LE DIRAI AUX OMBRES
Ecrit par Jean-Christophe Dollé
Mise en scène : Jean-Christophe Dollé et Clotilde Morgiève
Avec Jean-Christophe Dollé, Julien Derivaz, Clotilde Morgiève
et les voix de Félicien Juttner et Nina Cauchard
Musique Collectif N.O.E
Avignon Off 2019 : au Théâtre des Gémeaux jusqu’au 28 juillet à 10h

Les Passagers de l’aube : expérience de vie imminente

C’est troublant de terminer son festival d’Avignon par un fait du hasard, une attirance, une invitation toute en délicatesse à monter à bord, tel le dernier passager pressé de faire partie du voyage, avant que le vaisseau ne s’efface devant les murailles encore brûlantes qui l’ont vu naitre. Mais y a-t-il vraiment un hasard dans les attirances soudaines?

D’abord, il y a le synopsis : Noé est un brillant neurologue qui termine sa thèse et vit une passion amoureuse avec Alix, photographe dans le milieu musical. Ils sont beaux, heureux, plein de vie et d’envies. Mais Noé va être confronté à plusieurs cas et témoignages de mort imminente, patients en situation de mort clinique avérée, revenus du « couloir », imprégnés de sensations. Tous les préceptes scientifiques cartésiens sur lesquels reposent ses études s’en trouvent déstabilisés. Noé ressent alors la nécessité indicible de creuser, de chercher, de remettre en cause ce qu’on lui a appris, quitte à devoir affronter ses pairs et à délaisser l’amour de sa vie. Mais y a-t-il vraiment un hasard dans ces attirances soudaines ?

Si Noé arrête ses recherches, il se renie, renonce à ses rêves, un peu comme on arrêterait de vivre en ayant peur de la mort, en prenant au final le risque de mourir sans avoir vraiment vécu. Alors Noé se risque, fait le choix de sa vie et de sa liberté.

Le sujet grave et concernant est une possible remise en cause de notre médecine occidentale, dont l’éthique est fissurée de toute part par le lobby des certitudes et des intérêts financiers. Médecine moderne, qui porte par sentiment de supériorité un regard condescendant sur les autres façons de soigner le corps et l’âme… Alors que nous savons si peu et qu’il nous reste tant à apprendre et à découvrir… Alors que notre façon de traiter la maladie et de regarder la mort fait probablement sourire ces chamanes de l’autre monde qui choisissent leurs plantes médicinales en leur parlant et en les écoutant.

Violaine Arsac nous offre un texte précis, travaillé, documenté, enchanté par cette « matière dont sont faits les rêves » : les dialogues nous transportent sans nous perdre, nous interrogent et nous bouleversent.

Passion intellectuelle et passion amoureuse se regardent, se séduisent, s’affrontent, se trahissent, exultent. Et comme au théâtre tout est plus dense et plus intense, c’est dans la vie que ces passions explosent pour façonner la tragédie promise. Grandiose déséquilibre, qui confère son vertige à notre existence. C’est au-delà de la mort qu’elles se rejoindront, dans un tourbillon de danse et de musique, comme un éclat d’éternité, sublimé par une mise en scène brûlante de lumières et d’émotions.

Expérience de théâtre imminent, expérience de vie imminente, vous ne serez plus un simple spectateur devant la pièce de Violaine Arsac, plutôt le passager d’un voyage pas comme les autres qui vous emmènera bien plus loin que vous ne pouvez l’imaginer. Comme Bernard Giraudeau, je la trouve belle l’aube des voyages, alors je relis ses mots irrésistibles en me plaisant à penser qu’ils les avaient aussi dédiés à ces passagers là: « C’est l’aube qui est belle parce qu’elle embellit. C’est l’annonce de l’éblouissement, la naissance de la vie incompréhensible. Tu regardes l’aube, mon amour, non, tu la vis, tu es en elle, tu t’abîmes pour renaitre. Le bonheur du voyage, c’est de faire tout pour la première fois. »

Au théâtre, tout est plus dense, plus intense. Vraiment. Le décès accidentel brutal du directeur du théâtre de la Luna en juin 2017, quelques jours avant la toute première représentation de ce spectacle qu’il aura soutenu et voulu, a laissé à l’évidence des orphelins aux joues humides. Mais il aura donné naissance à une lumière bien singulière, comme un dernier clin d’œil malicieux à ceux qu’il a aimés. « L’inverse de la mort c’est la naissance… c’est un passage ». Il doit être écrit quelque part que cette aube-là est un voyage qui n’aura pas de fin.

Mais y a-t-il vraiment un hasard dans les attirances soudaines ?

LES PASSAGERS DE L’AUBE Compagnie Le théâtre des possibles
Écriture et mise en scène : Violaine Arsac
Avec Grégory Corre, Florence Coste, Mathilde Moulinat, Nicolas Taffin

Spectacle créé au Festival Off d’Avignon 2017.

Reprise Avignon Off 2019 au Théâtre de la Luna à 12h40

AVEC LE PARADIS AU BOUT

Comme devant une grande fresque contemporaine, de la chute du Mur de Berlin à aujourd’hui, les souvenirs reviennent, les émotions aussi. Ou étais-je quand j’ai appris que le rideau de fer se levait, qu’ai-je ressenti quand j’ai vu à la télé les allemands arracher le mur de la honte et chanter « Wir sind das Volk » ? Les espoirs de paix n’ont alors jamais été aussi grands.

Depuis, c’est comme si la terre n’en finissait plus de convulser, de regretter d’avoir ainsi pu espérer naïvement mettre un terme final à ces années de froid, et elle tremblera plus fort encore, vomissant ses débris à la face de ceux qui avaient tant espéré.

Tableaux de ces 3 dernières décennies où tout est allé plus vite, plus sale, plus anxiogène et plus vertigineux. Un monde, le nôtre, qui nous est raconté par ses enfants devenus adultes, et qui en rapportent les craquements avec leur joie, leur désespoir et leurs envies.

Dans tout cela il y a de la belle étoffe pour le théâtre, de la matière à rêver, à chanter, à rire et à pleurer, que Florian Pâque et ses complices ont magnifié en symphonie scénique… avec le paradis au bout ?

 »Toutes les bonnes choses ont une fin, les mauvaises n’en ont jamais » … mais il y a des exceptions!

Trois bonnes raisons (non, quatre plutôt) d’aller voir AVEC LE PARADIS AU BOUT:

1. C’est un miroir de couleurs, de rythme et d’émotions, qui nous plonge dans nos 30 dernières années avec le regard de ceux qui sont nés dedans

2. Une mise en scène qui ne s’oublie pas, une écriture politique drôle et poétique, une interprétation collective réjouissante et pétillante de vie par des comédiens passionnés qui jouent tout comme si c’était la dernière fois

3. élue MEILLEURE CREATION 2017 par le Cours Florent … mais ce n’est que le début, c’est sûr !

4. du théâtre qui donne envie d’aller au théâtre et d’en faire, encore et encore

5. Vite! Vite! Vite! Ce spectacle est une pépite qui scintille de purs moments de grâce

… ah, c’était 5 en fait, et vous allez sûrement y rajouter les vôtres !

 

Du 5 au 28 Juillet 2019 au Théâtre le Grand Pavois à 20h00

Metteur en scène: Florian Pâque
Interprètes : Tiphaine CANAL, David Guez, Florian PÂQUE, Lisa TOROMANIAN

COMPAGNIE DU THÉÂTRE DE L’ECLAT

 

2h14 – voyage en adolescence

On l’a tous connue, traversée, heurtée, certains s’y sont mêmes fracassés. Et pourtant on l’a tous oubliée, écartée, zappée. Consciemment ou inconsciemment. On la regarde avec agacement, consternation, avec peu d’indulgence parfois, souvent sans être capable de lui parler vraiment. L’ADOLESCENCE.

Le texte de David Paquet est efficace, précis, rythmé. Il jaillit comme un cran d’arrêt. Il nous parle d’histoires d’aujourd’hui, racontées par des jeunes d’aujourd’hui; rien n’est caricatural, tout est proche, concernant … et vrai.  Marie-Line Vergnaux est une metteure en scène qui doit sacrément aimer ses acteurs, à voir la façon dont elle les rend beaux et lumineux sur le plateau du théâtre. Elle leur offre une mise en scène moderne, vivante, vivifiante et rythmée, nourrie par ce qui l’a façonnée elle, « pour se souvenir de ses fantômes, et ne surtout pas oublier ses vivants ». Généreuse et bienveillante, elle anime une troupe résolument collective, dont on sent la solidarité et le plaisir de jouer ensemble.

2h14, David Paquet, Marie-Line Vergnaux, Théâtre du Roi René, Festival off d'Avignon 2017, coup de coeur Pianopanier@Bastien Spiteri 

On est captivé de bout en bout par ces histoires croisées d’adolescents qui jouent, rient, souffrent, se détestent, détestent les autres pour tenter d’un peu moins se détester eux-mêmes, hurlent en silence, se cherchent … nous cherchent. Ces histoires, toutes différentes, se ressemblent et finissent pas s’assembler comme un puzzle. Sans jugement, sans facilité, sans viser de quelconques coupables surtout, on arrive à l’évidence : dans notre monde d’ultra communication, la parole pourtant essentielle est toujours difficile à libérer et « la violence commence là où la parole s’arrête », pour reprendre les mots de Marek Halter.

2H14 est une pièce qui montre et qui interroge ; elle fait du bien, elle sert à quelque chose. Intelligente, drôle, grave et sérieuse, elle sert le théâtre, ce théâtre réel qui ne doit jamais cesser d’aller à la rencontre de ceux dont il parle.

L’adolescent se cherche, et c’est bien normal ; ne devrait-on d’ailleurs jamais cesser de le faire? 2H14 va trouver son public, et ses acteurs brillants n’ont pas fini de faire parler d’eux !  C’était une pépite du OFF 2017 et ce sera assurément un bijou du OFF 2019.

[youtube https://www.youtube.com/watch?v=n_ZVJJsz9UQ]

 2h14
À l’affiche de LA FACTORY du 5 au 28 juillet 2019 – 10h14
Auteur : David Paquet
Mise en scène : Marie-Line Vergnaux
Avec : Claire Olier, Pauline Buttner, Marc Patin, Alexandre Schreiber, Arthur Viadieu, Ludovic Thievon, Ninon Defalvard, Barbara Chaulet, Bob Levasseur, Grégoire Isvarine, Camille Plocki

L’effort d’être spectateur

On pénètre dans la Chapelle du Théâtre des Halles. On s’installe au deuxième rang, pour être tout proche, proche comme on aime au théâtre. Car dans la catégorie spectateur, on est, avouons-le, de la famille de ceux qui aiment cette proximité avec les acteurs, cette promiscuité, cette intimité, cette promesse d’amitié…
Avant même que le spectacle ne démarre, il est là, maître d’un lieu qu’il semble bien connaître et apprécier. Le prolifique, Pierre Notte, dont pas moins de six spectacles (écriture et/ou mise en scène) sont actuellement présentés dans le festival off d’Avignon nous accueille, pieds nus et haut de forme couvrant son crâne rasé de près.
C’est une forme de conférence qui va suivre, sur la place du spectateur. Une prise de parole sur l’effort – sur LES efforts multiples – que doit déployer tout individu dès lors qu’il décide d’assister à un spectacle « vivant ».

S’appuyant sur de nombreux exemples concrets, citant les plus grands artistes et philosophes ayant écrit sur le théâtre (Koltès, Daney, Finkelkraut, Deleuze, Mnouchkine…), Pierre Notte étaye son propos de digressions qui font de ce moment une parenthèse emplie d’éclats de rires parfois moqueurs, souvent complice, toujours reconnaissants.

L'effort d'être spectateur de et avec Pierre Notte Festival Off d'Avignon, Théâtre des Halles

« J’accepte et je peux souhaiter que la neige qui tombe sur le plateau ne soit pas de la vraie neige.» 

Ce que l’on aime dans L’effort d’être spectateur, c’est que Pierre Notte évoque des petits travers dans lesquels nous nous reconnaissons forcément un peu : lutter à peine contre le sommeil, toussoter en début de représentation, donner son assentiment en soupirant bruyamment…
Mais surtout, il nous rappelle que parfois, on peut se sentir en symbiose totale avec ce qui se passe au plateau – pur moment de bonheur.

Avec un texte si foisonnant, si documenté, si précis, nul besoin d’une lourde scénographie. D’autant que le texte est porté par l’auteur lui-même, et que l’on découvre ou redécouvre à l’occasion que Pierre Notte est un excellent comédien, n’en déplaise à ce journaliste dont la plume l’a un jour tellement blessé.

« Je raffole de l’intrusion du réel sur le plateau quand elle vient par principe contrecarrer un monde d’artifices. »

Il suffit de quelques accessoires – un harmonica, des escarpins à paillettes, une bouteille d’eau, un hula-hoop, des gants de boxe – d’une belle création lumière signée Eric Shoenzetter et le tour est joué !
Et le bougre nous en joue un beau, de tour : celui de nous faire nous sentir, au bout d’une heure vingt, tellement fiers d’être spectateurs…

L'effort d'être spectateur de et avec Pierre Notte Festival Off d'Avignon, Théâtre des Halles

3 raisons de s’inscrire sur la liste d’attente du spectacle L’effort d’être spectateur :

  • Si l’on connait bien le Pierre Notte auteur et metteur en scène, on a moins d’occasions de découvrir le Pierre Notte comédien : un vrai bonheur de spectateur…
  • Nul besoin d’une scénographie compliquée, quelques accessoires, des jeux de lumière, l’écrin parfait de la Chapelle des Halles, et surtout la participation, l’implication de chaque spectateur.
  • Au bout du compte, on ressort avec le sentiment, non pas d’avoir fourni un gros effort, mais celui d’avoir été en communion avec tous les autres spectateurs !

-Sabine Aznar-

L'effort d'être spectateur de et avec Pierre Notte Festival Off d'Avignon, Théâtre des Halles

L’EFFORT D’ÊTRE SPECTATEUR
De, mise en scène et interprétation Pierre Notte
À l’affiche de l’Artéphile, Avignon, du 5 au 27 juillet 2019 à 1h25

Swann s’inclina poliment : vie et mort d’un amour

La soirée de Madame Verdurin n’attendait que nous pour battre son plein. Les convives habituels sont déjà là, le peintre Elstir, artiste et drôle, si drôle ! à qui Madame Verdurin requiert à intervalles réguliers une des ses plaisanteries si amusantes ! ; Odette de Crécy, pas tout à fait une cocotte, celle à qui Madame Vedurin rappellera plus tard qu’elle vient d’un bordel de Nice, mais pas non plus une femme du monde, et pourtant une beauté qu’on a plaisir à montrer à sa table ; les deux musiciens aussi sont là, un piano, un thérémine, des guitares attendent leur tour. Des chants d’oiseaux guillerets s’entrelacent à des notes électroniques sourdes, déjà inquiétantes. Des orchidées et les oiseaux empaillés mêlent à cet univers sonore leur joliesse et leur étrangeté pour renforcer le trouble naissant.
Et nous, le public en bloc, nous sommes Charles Swann, richissime fils d’industriel, CSP ++++++, chasseur de plaisir, beau parleur, dont on recherche la présence dans les salons en vue.
 

Nicolas Kerszenbaum, adaptateur et metteur en scène, auteur qui aime se coltiner au réel, propose ici une variation pour notre temps autour d’Un amour de Swann de Marcel Proust, autant merveilleuse peinture de la jalousie et du sentiment amoureux que description précise d’ascensions sociales, qui ne sont le fruit que de volontés et d’instincts individuels.
Dans un langage dramaturgique bien d’aujourd’hui, alternent scènes jouées, chansons, voix off, narration au micro. Le récit et le jeu s’entrelacent ; de même les temps se tressent subtilement, du temps du texte au temps du spectacle, intimement mêlés pour inventer un espace qui contient aussi bien le siècle (et les mots) de Proust que le nôtre (et les nôtres). Le décor est chic, moderne : une stylisation tout autant d’une manière de penser la représentation théâtrale que d’une certaine esthétique des élites. Des fourrures, des cols emplumés, apporteront avec eux une ombre d’animalité dans cet univers quasi technologique. Les conversations futiles crépiteront au son des notes de Satie, des moments gracieux naîtront du silence quand les bavardages s’éteindront et les visages se refermeront sur leurs vérités.

Tu entends cette musique, Swann, tu nous regardes et tu nous trouves un peu bêtes,
mais tu entends cette musique et tu renoues avec le désir.

Le portrait d’une société se dévoile, sur le mode de la farce cruelle. Des fioritures parfois parasitent la lecture d’une scène, un couplet de trop fait paraître une chanson moins percutante que les autres, menus écueils qui n’enlèvent rien à l’acuité du regard ! Pourtant, si les rapports de classe, les ambitions, les transfuges sont observés et dépeints avec une pertinente vivacité, c’est dans les affaires du cœur que Swann s’inclina poliment touche au plus juste. Le besoin d’amour taraude tous les protagonistes, vital comme la faim – avidité de se sentir exister aux yeux des autres, besoin de reconnaissance, d’admiration ou d’affection, besoin d’un amour à éprouver aussi, pour sentir la vibration, la pulsation de la vie battre plus fort. Et le revers de la médaille de ces désirs : les hypocrisies des charmeurs, la jalousie des possessifs, la dureté de qui est aimé sans être ému…

 
Les trois acteurs jouent et chantent avec une belle énergie qui n’étouffe pas pour autant leur sensibilité ; avec générosité et justesse, ils s’amusent de leurs personnages mais savent s’abandonner, mettre à nu leurs failles. Sabrina Baldassarra, fantasque et vorace Madame Verdurin, visage mobile, présence lumineuse ; Thomas Laroppe (en alternance avec Gautier Boxebeld), volubile Elstir en guise d’ironique narrateur, puis Swann éperdu ; Marik Renner – étonnante Odette – en particulier laissera en souvenirs tenaces une scène où sa présence fragile et vénéneuse s’impose, masquée/dévoilée par sa silhouette dénudée perchée sur des escarpins, une autre scène, plus tard, où d’un éclat de rire sec elle brisera net un amour.
 
Ainsi va la vie, ainsi va le monde, à la Belle Epoque comme aujourd’hui, on rêve toujours d’autre chose, « c’est comme dans votre jeu : on cherche à survivre, alors on survit, alors on cherche à vivre, alors on vit, alors on cherche la richesse, on cherche la reconnaissance, alors on cherche une petite maison à Malbec ou sur l’île de Ré, pour posséder une simplicité qu’on peut enfin goûter. » ; ainsi va la vie, ainsi va le monde, à la Belle Epoque comme aujourd’hui, les cœurs se lient dans des soupirs émus et se déchirent dans d’âpres et mesquines jalousies… Swann s’inclina poliment, requiem en mode mineur pour des illusions perdues…
 

SWANN S’INCLINA POLIMENT
À l’affiche du 11 • Gilgamesh Belleville à Avignon du 5 au 26 juillet à 22h25
D’après Marcel Proust
Adaptation et mise en scène Nicolas Kerszenbaum
Avec Sabrina Baldassarra, Marik Renner et (en alternance) Gautier Boxebeld ou Thomas Laroppe
Conception musicale Guillaume Léglise
Musiciens sur scène Guillaume Léglise et Jérôme Castel

 

Mots de détenues : lecture de « Une fille sans personne »

Que ces échos arrivent jusqu’à vous, détenues.

Une pièce qui traite des ateliers d’écriture en prison, on se dit « Grand Dieu, le sujet ne m’intéresse que de très loin ». Et pourtant Iris, la détenue, et Camille, l’animatrice d’atelier d’écriture, nous font vibrer pendant tout le spectacle. A travers des échanges épistolaires, des consignes d’écriture très personnelles, des consignes qui ouvrent un champs de liberté ou circonscrivent la vie d’Iris et à travers la production scripturale qui s’en suit, on découvre la vie dépenaillée et pleine de fougue, le destin malheureux, la famille en capilotade qui pourtant continue de structurer, même en prison, et l’histoire tragique d’Iris, une jeune délinquante qui s’est vite retrouvée entre quatre murs, avec des codétenues tout aussi désespérées, dont elle dressera, par écrit, des portraits tout en joie et en finesse.

Au gré des échanges, on apprend également beaucoup du broyant milieu carcéral et en particulier de celui des femmes qui « perdent leur règles, ici », des boulots qu’on peut faire en prison, des suicides qui plombent le moral pour longtemps, des fouilles qu’on ne supporte plus et du mitard qui rend dingue. On a beaucoup d’empathie pour la pétulante Iris. Elle s’interroge également sur l’écriture, l’acte d’écrire, l’impasse de la mémoire, la vanité de l’imagination et le confort des poètes.
Mais pourtant, cet atelier d’écriture, c’est la soupape pour rester vivante, c’est le rendez-vous attendu qu’on ne manquerait pour rien au monde, c’est l’horizon du ciel dans sa cellule. Alors, quand Camille vient à s’absenter, à ne pas honorer un rendez-vous, c’est tout un monde qui s’écroule. Et à la fureur de s’exprimer et de nous renvoyer à la sauvagerie de la prison « qui abîme ».
Camille semble le pilier sur lequel s’appuyer pour ne pas sombrer (ainsi que Jack Kerouac), malgré ses absences répétées et la violence parfois, elle répond aux lettres d’Iris, y prend plaisir, une vraie relation semble exister et elle ne la laisse pas tomber. Pourtant, on découvre finalement que Camille est peut-être la plus faible des deux. Camille malade, Camille isolée, Camille qui se meurt.
 
Une fille sans personne - Carine Lacroix

On notera l’intensité des deux comédiennes et en particulier la présence vocale d’Ann Parkins (Camille) qui nous porte des coups au cœur et à l’estomac. Et on n’oubliera pas les compositions et l’accompagnement à la guitare de Jak Belghit qui colle parfaitement à ce qui nous est dit.
Et à Camille encore de nous laisser dans la circonspection à la fin de la pièce. Camille a-t-elle réellement des problèmes personnels, psychologiques, médicaux ou est-ce la confrontation au milieu carcéral et plus particulièrement à sa rencontre avec Iris qui l’absorbe et l’étouffe ? Peut-on faire ce genre de travail sans se protéger, ce à quoi semble être réduite Camille ? Des questions qui s’ouvrent à la fin de la pièce. Faire écrire les autres n’est pas sans danger.
On se demande comment Corinne Menant mettra en scène cette pièce aux allures statiques de par le choix d’une narration par lettres et on a hâte de savoir.

On souhaite un beau parcours à ce spectacle qui débute sa vie d’artiste.

– Isabelle Buisson –

Une fille sans personne - Carine Lacroix

Lecture de UNE FILLE SANS PERSONNE, éditions L’Avant-Scène
De Carine Lacroix
Avec Corinne Menant et Ann Parkins
Mise en scène Corinne Menant
 
[youtube https://www.youtube.com/watch?v=DVC7D6HBODk&w=560&h=315]

L’Epopée du lion : Dans la jungle, la terrible jungle, le lion n’est pas mort ce soir !

Malgré l’aura et la puissance verbale, oraculaire de Victor Hugo, ce n’est pas ce beau conte en vers qui domine dans ce spectacle, même si l’on suit l’histoire avec curiosité et que les mots claquent en assonances et allitérations jubilatoires, mais bien l’ensemble des dispositifs de mise en scène, mise en lumière, jeu et costumes qui nous ravissent.

Photo © JC Aubert

Pierre Grammont, seul en scène, endosse tous les rôles, du héros qui sera dévoré par le lion, en passant par l’ermite trop imbu de son Dieu ou le général en faillite jusqu’au terrible lion lui-même, avec pléthore de costumes, tous adéquats et drolatiques, qui finiront en tas sur scène, partie intégrante du décor.
Gaëlle Lebert, et Pierre Grammont signent la co-mise en scène de ce spectacle et se sont concentrés sur chaque détail pour faire de ce spectacle une féérie sans cesse renouvelée. D’immenses panneaux comme des lamées avec ombres chinoises et projections, qui deviendront tantôt forêt profonde et enchantée, labyrinthe qui nous absorbe, beaucoup d’obscurité, des vidéos burlesques ou abstraites qui transportent le jeune spectateur dans une sorte de jeu vidéo, une musique électro étouffante parfois grinçante, qui ferait presque peur si on ne riait pas, comme les enfants, des péripéties des humains qui veulent s’en prendre au lion, des ventriloquies et des loufoqueries de Pierre Grammont et de ses variations vocales et chantées.

Photo © JC Aubert

Les enfants seront sans conteste charmés par ce spectacle hors du commun, ambitieux, exigeant, drôle et tendre, où la scène finale, comme une moralité de l’intelligence de la bête face à la forfaiture de l’humain, est un hymne humaniste. Aucune femme dans cette histoire, juste une petite fille, fille de roi, abandonnée à son propre sort, qui tiendra la barre haute au lion, roi des animaux.

– Isabelle Buisson –

L’EPOPEE DU LION
De Victor Hugo
A la Scène Nationale de Cergy Pontoise en 4 et 5 mai 2020
Mise en scène : Gaëlle Lebert; Pierre Grammont
Interprétation : Pierre Grammont
Scénographie : Blandine Vieillot
Photos : JC Aubert

[youtube https://www.youtube.com/watch?v=YcqMaPsr8WE&w=560&h=315]

L’Autre Fille : Comme une gifle sous hypnose qui divulgue l’absence

Dans L’Autre Fille, Annie Ernaux s’interroge sur l’absence de sa sœur Ginette, morte à l’âge de 6 ans, avant sa naissance et sur la présence et l’ampleur qu’a prise cette absente dans sa vie jusqu’à devenir présence et jusqu’à recréer des liens antérieurs qui la feraient revivre.

Annie Ernaux creuse l’écriture, somme indirectement ses parents qui ne lui ont rien dit, inspecte les objets qu’elle a toujours crus siens et qui ont eu une première vie avec Ginette, regarde les photos, comme à son habitude, rares photos de Ginette qui l’empoisonneraient presque jusqu’à une jalousie grandissante. Elle tourne autour de la place de l’absente indétrônable en quelque sorte. « Lutter contre la longue vie des morts ». Car il est vrai qu’il n’y a pas plus présent qu’un mort, dont on ne se débarrassera plus puisqu’il ne pourra plus mourir. Son souvenir, son absence, à tout jamais nous hanteront. Et cela, Annie Ernaux nous le donne à voir avec rectitude, avec des mots choisis et ses interrogations, et Laurence Mongeaud s’en empare pour nous le faire entendre sans équivoque.

Ça commence par cette phrase terrible qui n’est pas destinée à Annie et pourtant qu’elle entend pareille à une révélation de ce qu’on lui avait caché pendant tout ce temps. « Elle était plus gentille que celle-là », bribes de conversation d’épicerie qui tomberont dans l’oreille d’Annie, elle sait qu’on parle d’elle, elle comprend soudain qu’elle n’est pas considérée comme gentille par sa mère et qu’une autre avant elle a été plus gentille qu’elle. Phrase terrible comme une gifle sous hypnose qui divulgue l’absence d’une antériorité qu’Annie ignorait et d’un jugement et d’une comparaison qui lui sont défavorables.

De creusement en glissement, Annie Ernaux nous invite à disséquer le langage et on découvre les phrases de l’enfance qui nous marquent « Tu nous coûtes les yeux de la tête ». On se demande, comme Annie Ernaux, pourquoi elle n’a jamais interrogé ses parents sur Ginette. « Aujourd’hui seulement, je me pose la question pourtant si simple, qui ne m’est jamais venue, pourquoi ne les ai-je jamais interrogés sur toi, à aucun moment, pas même adulte ni mère à mon tour ». Ni même le jour de l’enterrement du père au caveau couché à côté du plus petit de Ginette. Les terribles secrets de famille…

Annie Ernaux s’enfonce de plus en plus à vouloir comprendre cette présence-absente, à vouloir soulever les caveaux et à disséquer les corps et les âmes. « … il me semble avancer dans une contrée tourbeuse où il n’y a personne, comme dans les rêves, devoir franchir, entre chaque mot, un espace rempli d’une matière indécise. J’ai l’impression de ne pas avoir de langue pour toi, pour te dire, de ne savoir parler de toi que sur le mode de la négation, du non-être continuel. Tu es hors du langage des sentiments et des émotions. Tu es l’anti-langage ». Comment parler d’une voix qu’on n’a jamais entendue qui ne nous hante que par l’image. Peut-être que si Annie Ernaux avait disposé d’un enregistrement sonore de sa sœur les questions et les obsessions auraient été différentes ?

Ce récit, cette adresse étrange à une morte, à soi-même et à tous les autres d’Annie Ernaux vient nous toucher et nous émouvoir par son universalité et ses petites touches très justes comme revoir un territoire de l’enfance et le trouver, a posteriori, petit. « Tout correspondait, en plus petit, à mon souvenir », dira-t-elle de la maison d’enfance.

Pas évident de mettre en scène un texte si littéraire où Laurence Mongeaud et Nadia Rémita prennent le parti de la femme cynique et révoltée et à Laurence Mongeaud de s’envoyer cette autoroute de texte sans anicroches et de nous le restituer dans la hargne parfois et la puissance aussi.

Les quelques éléments de décor participent à la sobriété du texte comme cette petite tombe de livres et de fleurs sur laquelle se termine la pièce presque comme un mandala ou, il faut bien y penser, à une tombe d’enfant avec ses fleurs éternelles. Des chansons déjantées nous montrent la face destroy et peu moins retenue que dans ses écrits, de l’Annie qui n’est pas une sainte contrairement à Ginette.

L’émotion nous emplit au fil du monologue jusqu’à nous faire monter les larmes aux yeux.

Un spectacle singulier en seul en scène innovant.

– Isabelle Buisson –

L’AUTRE FILLE
D’Annie Ernaux
Mise en scène : Nadia Rémita
Avec Laurence Mongeaud
Studio Hébertot jusqu’au 19 juin 2019 (mardi et mercredi 21h)

« Cueillis » par un garçon d’Italie

Quelques rares spectacles vous font comprendre, dès les premières secondes, que vous ne regretterez rien, que la banalité ne sera pas de mise. Qu’il n’y aura de place que pour la beauté, même la plus simple. Un garçon d’Italie est de ceux-là.

Tout commence par le discours d’un mort, calme et apaisé. Ce jeune garçon, retrouvé noyé, c’est Lucas. Son décès, si soudain, va bouleverser le destin de ses deux proches les plus intimes : sa compagne Anna et son amant Léo, un jeune prostitué. Accident ? Suicide ? Meurtre ? À ces questions sans réponse se joignent l’incompréhension, la détresse, et la plus terrible de ces interrogations : comment faire face.

Ce texte de Philippe Besson, d’une telle simplicité qu’il est nécessaire d’en souligner l’originalité et la beauté profonde, transporte. L’adaptation de Mathieu Touzé est juste et fidèle. Quant à la mise en scène, sa sobriété, l’absence d’artifice superflu, subliment ce texte qui marque et émeut. Nul besoin d’encombrer, d’interférer par quelque outil ce qui parvient à frapper au plus profond le spectateur. Si simples, si beaux, si universels, sont ce récit et l’interprétation sans faille de ces trois monolithes. Cela suffit. À eux seuls, les trois comédiens polyvalents qui chantent et jouent si juste, émeuvent et marquent.

Mathieu Touzé, l’artisan polymorphe et talentueux de cette pépite, campe un personnage touchant, empli de candeur et de poésie. Il laisse tour à tour paraître regrets et résignation. Estelle N’Sende est la figure de l’amoureuse endeuillée digne et forte. Son jeu délicat laisse deviner la blessure saillante qu’elle tente de cacher. Enfin, Yuming Hey livre une performance digne des plus grands – forte, lyrique, subtile ; il est tour à tour infaillible puis terriblement vulnérable, il chante, il semble danser, flotter, il nous cueille…

Nathan Aznar

UN GARÇON D’ITALIE
D’après Philippe Besson
Mise en scène : Mathieu Touzé
Avec : Estelle N’Tsendé, Yuming Hey, Mathieu Touzé
Théâtre de Belleville jusqu’au 28 mai 2019

crédits photos : Christophe Raynaud de Lage