Mademoiselle Molière : Je suis venu te dire que je m’en vais

1661 – Molière a bientôt 40 ans. Après avoir fondé l’Illustre Théâtre, en compagnie de Madeleine Béjart, et sillonné les routes de France, le voici à Paris à la tête de la troupe de Monsieur, frère du Roi. Il vient de donner, avec quelque succès, « l’Ecole des Maris ». Il s’apprête à écrire « les Fâcheux », une commande de Fouquet, qu’il jouera à Vaux-le-Vicomte. Bientôt viendra « l’Ecole des Femmes ». Madeleine, « la Béjart », partage la vie de Jean-Baptiste. Tour à tour muse, amante, sœur, confidente, conseillère artistique, elle est le pilier essentiel de Molière. Il y repose ses angoisses, ses doutes d’artiste. Elle l’accompagne dans ses succès, ses enthousiasmes, ses excès. Cependant, l’harmonie, peu à peu, se fissure. Car Molière en aime une autre. Et pas n’importe laquelle. Armande, la propre fille de Madeleine.

C’est un épisode essentiel de la vie de Molière que nous donne à voir Gérard Savoisien. Un épisode qui a fait couler beaucoup d’encre, du propre vivant de Molière, comme depuis plus de quatre siècles. Cette liaison, scandaleuse pour l’époque, montre l’auteur de « Tartuffe » sous un jour peu amène, capable de quitter son soutien indéfectible pour une jeune comédienne de vingt ans sa cadette. Au scandale s’ajoute la controverse, car on n’a jamais su exactement si Armande était la sœur de Madeleine, ou sa propre fille. Voire, même, la fille qu’elle aurait eue avec Molière…

© Fabienne Rappeneau

Madeleine : « Ma vérité, c’est d’avoir cru en toi du plus profond de mon être, et voilà ma récompense ? Tu m’as dévorée, Jean-Baptiste, jusqu’à l’os. Pire qu’un loup, tu es un ogre ! »

Jean-Baptiste : « Madeleine, l’amour ne se commande pas, il nous commande. »

Pourtant, ce n’est pas à cette controverse que s’attache Gérard Savoisien. Il l’évacue très vite : Armande est la fille de Madeleine, née d’un premier mariage. L’auteur, qui aime disséquer l’intimité d’une relation amoureuse, s’attache surtout à imaginer ce qui s’est joué, précisément, à ce moment-là, quand Jean-Baptiste a décidé de rompre avec Madeleine.

Il s’agit donc, surtout, de l’anatomie d’une rupture, dans le contexte artistique de l’ascension du génie de notre théâtre. Il ne s’agit jamais d’un exercice didactique ou documentaire. Savoisien n’est pas un historien, il est avant tout un brillant dramaturge. Il créé ainsi de vraies situations de théâtre, un affrontement à fleuret moucheté, où, l’on sent à chaque instant autant la passion qui a dévoré ces personnages que l’inévitable flot qui va les mener à rompre.

Savoisien avait déjà brillamment accompli la chronique d’une relation amoureuse dans le monde des arts. « Prosper et George », énorme succès, maintes fois joué, nous contait les amours contrariés de George Sand et de Prosper Mérimée – déjà interprété par Christophe de Mareuil qui campe aujourd’hui Molière.

Le pari est, une nouvelle fois, parfaitement tenu.

© Fabienne Rappeneau

Madeleine : « Moi, je sais ce que j’aurais été sans toi. Celle que tu as connue. Une comédienne libre comme le vent, mais obscure. Je n’aurais pas joué devant le roi, je n’aurais pas fait tourner la tête des marquis… Et puis – oh ! Mon Dieu ! – je n’aurais pas aimé… Non… Pas comme je t’ai aimé…»

La mise en scène d’Arnaud Denis offre aux deux comédiens le terrain de jeu idéal d’un dialogue où la complicité, l’amour, la communion, laissent peu à peu la place à la tension, la souffrance, l’inexorable chemin qui mène à la rupture. Par un simple et habile procédé scénographique, il intègre aussi de délicieux petits moments de « théâtre dans le théâtre ». Les élégantes et chaudes lumières de Cécile Trelluyer offrent également un écrin idéal au texte de Savoisien.

Il faut, enfin, parler des deux interprètes.

Ce rôle de Molière pouvait être difficile à tenir : Molière quitte Madeleine pour Armande, il est d’une totale ingratitude, et Savoisien a placé Madeleine, l’amante délaissée, au cœur de sa pièce. C’est elle qui prend logiquement toute la lumière.

Christophe de Mareuil, pourtant, s’empare avec beaucoup de gourmandise de ce rôle compliqué : son Molière est un être de chair et de sang, truculent dans ses élans, furieux dans ses convictions, touchant dans les doutes d’un artiste qui n’a pas encore écrit ses plus grandes pièces et totalement démuni face à la vague de la passion qui l’emporte irrésistiblement loin de Madeleine.

Face à lui, Anne Bouvier est extraordinaire en Madeleine Béjart. Le rôle écrit par Gérard Savoisien est en or massif, mais il fallait une comédienne orfèvre pour s’en emparer. Et Anne Bouvier dévoile toute la délicate palette de son jeu pour nous émouvoir jusqu’au noir final. Tour à tour piquante, mutine, amoureuse, complice, bienveillante, blessée, digne dans la souffrance, la comédienne, qui avait remporté en 2016 un… Molière pour son rôle dans « Le Roi Lear », brûle les planches.

Il ne faut pas hésiter à découvrir cette « Mademoiselle Molière », en espérant qu’un autre théâtre parisien prolonge ce beau moment, et qu’une tournée puisse porter en régions les amours et les peines de Madeleine et de Jean-Baptiste.

-Stéphane Aznar –

© Fabienne Rappeneau

À l’affiche du Théâtre Rive Gauche depuis le 25 janvier 2019, mardi au samedi 19h, dimanche 17h30
Texte Gérard Savoisien
Mise en scène Arnaud Denis
Avec Anne Bouvier et Christophe de Mareuil
Photo d’en-tête © Laurencine Lot

Le Paradoxe des jumeaux : Marie Curie n’a pas été que passionnée par la science

C’est après la mort de Pierre Curie que commence l’histoire de cette pièce. Celle de la face cachée de Marie Curie, – Elisabeth Bouchaud -, que l’on connaît plutôt austère et laborieuse avec ses éternelles robes noires et que l’on découvre passionnée par la vie, par l’amour, sous l’angle que prennent les auteurs, Jean-Louis Bauer et Elisabeth Bouchaud, pour nous montrer une Marie Curie qui ne rêve que de tomber amoureuse, d’assouvir ses sens et de trouver son double, car il lui faut quelqu’un à sa hauteur.

@ Pascal Gely

Elle a une petite quarantaine quand débute son histoire avec Paul Langevin, – Karim Kadjar -, qui fut un émérite scientifique, découvreur de la radioactivité en même temps qu’Einstein, collaborateur de tout temps, élève de Pierre Curie et également amant de Marie Curie.
Mais les chiens de garde se déchaînent vite pour détruire cette idylle et la presse d’extrême-droite traîne Marie Curie dans la boue alors qu’elle est au seuil de recevoir son deuxième Prix Nobel et celui-là, en son nom et non plus au nom de Madame Pierre Curie, pour ses recherches sur le radium. Alors Paul se déballonne, tiraillé entre une femme trompée qui veut le garder dans son foyer malgré la haine qui régit leur union et sa passion naissante pour Marie. Mais Marie vit aussi dans l’aura de Pierre, qu’elle appelle en faisant du spiritisme; et c’est à Paul de choisir, face au scandale retentissant et international de leur liaison, de retourner dans ses pénates et d’abandonner Marie à ces atermoiements.

Ce sera la fin des espoirs de femme épanouie de Marie Curie. Elle restera à tout jamais la veuve de son premier Prix Nobel. Pourtant, sa sœur, Bronia, la si douce Sabine Haudepin, médecin, femme forte, son soutien de toujours, qui vit dans leur Pologne natale, s’empresse régulièrement auprès de sa sœur parisienne, lui ramène des cadeaux de ses périples entre la Pologne et la France et intime Marie à revenir au pays natal, où il y a tant à faire et où elle a elle-même perdu un enfant. Or la vie de Marie est à Paris et même si elle est heureuse des visites de sa sœur et de leur si belle complicité, elle ne se résout pas à quitter Paris, où il y a l’espoir de Paul et son laboratoire.

La reconstitution imaginée de la vie privée de Marie Curie par Jean-Louis Bauer et Elisabeth Bouchaud est tout à fait crédible et sensible et nous donne à voir la palpitation du cœur de Marie Curie qui tranche tant avec sa rigueur scientifique. Pourquoi Marie Curie n’aurait-elle pas eu le droit de vivre sa vie de femme ? Pourquoi ne s’y serait-elle pas laissée aller contre les préjugés d’une époque sans concession envers les femmes, fussent-elles célèbres. Son caractère fort ne réussira cependant pas à faire fléchir les préjugés et la haine xénophobe à son encontre.
On pourra regretter qu’aucune place ne soit faite à ses enfants.

Une pièce instructive et sensible, qui fait la part belle au jeu des comédiennes, dans leurs beaux costumes d’époque.

  Isabelle Buisson

 

LE PARADOXE DES JUMEAUX
De Jean-Louis Bauer et Elisabeth Bouchaud
Mise en scène Bernadette Le Saché
Avec Sabine Haudepin, Elisabeth Bouchaud et Karim Kadjar
5 > 28 juillet 2019 : Festival Off d’Avignon – Théâtre Avignon-Reine Blanche
 
[youtube https://www.youtube.com/watch?v=6KqPl6vQzww&w=560&h=315]

Mon premier festival d’opéra au Comique : Gretel et Hansel offre au jeune public ses premiers émois lyriques

Depuis sa réouverture au printemps 2017, l’Opéra-Comique peut se vanter d’avoir su trouver sa place au sein du paysage lyrique parisien. Tant dans sa programmation que dans sa communication, cette illustre institution, qui a souvent œuvré à l’ombre de Garnier notamment, ose, propose et innove dans un genre qui paraissait figé, dépassé et en décalage avec le foisonnement et la créativité de la scène parisienne. Véritable électron libre, cet opéra de poche accueille son public, comme à la maison, dans son écrin doré, avec une simplicité appréciable, sans pour autant renier le faste du lieu et l’exigence artistique liée à son histoire.

Avec Mon Premier festival d’opéra, l’Opéra-Comique s’adresse au jeune public, souvent considéré, mais sans raison véritable, comme peu concerné par l’art lyrique. Tout le mois de février, les enfants sont conviés à occuper les fauteuils rouges de la vénérable institution et à assister à une série de propositions artistiques qui leur sont dédiées. L’objectif est à la fois pédagogique puisqu’il vise à faire connaître l’univers opératique dans toutes ses dimensions, la musique, le chant, le jeu, la danse, mais également à communiquer sur de formidables initiatives, notamment la merveilleuse Maîtrise Populaire de l’Opéra-Comique. Ce sont d’ailleurs ces jeunes chanteurs, de 10 à 25 ans, qui sont mis dans la lumière à l’occasion de cette manifestation.

Gretel et Hansel est une adaptation de l’œuvre célèbre d’Engelbert Humperdinck, Hänsel und Gretel. Le fameux conte allemand est entièrement interprété par les jeunes chanteurs aguerris à la scène, donnant un air de kermesse de fin d’année haut-de-gamme à la superbe salle. Quel plaisir de voir les petites têtes blondes courir dans le foyer, où un atelier de respiration et d’exercices vocaux est proposé, se pencher aux balcons pour admirer la foule au parterre, et d’entendre les cris et les rires des familles réunies pour une sortie exceptionnelle.
Sarah Koné, créatrice et directrice de la Maîtrise Populaire, assure la direction musicale et la mise en scène de cet ambitieux projet. À la tête d’un orchestre réduit, elle dirige du bout de sa baguette de jeunes enfants et adolescents encore en apprentissage.

L’opéra jeune public ne rime pas avec économie de moyen, au contraire ! Ici, une large distribution évolue sur les planches dans une très belle scénographie, monumentale et poétique, à l’image de ces légères feuilles d’automne doucement déversées sur les jeunes danseurs pleins d’entrain. Les costumes traditionnels et féeriques reprennent les codes de l’imaginaire enfantin des contes d’Europe de l’Est. La partition est audacieuse et permet de découvrir de belles voix en devenir.

La joie d’être sur scène, ensemble, le travail acharné, l’investissement et l’énergie de ces jeunes artistes nous font oublier les quelques faiblesses vocales et maladresses scéniques. Nous ne sommes pas ici pour juger mais pour se réjouir de voir éclore, en communion, une nouvelle génération de chanteurs et de spectateurs.
Un tonnerre d’applaudissement vient finalement conclure cette soirée remarquable. À n’en pas douter, ce spectacle ravive la foi dans le théâtre, vecteur d’expériences fortes et fondatrices dès le plus jeune âge. Vivat !

Alban Wal de Tarlé

GRETEL ET HANSEL
Opéra-Comique du 9 au 11 février 2019
D’après l’opéra d’Engelbert Humperdinck
Adaptation française d’Henri-Alexis Baatsch et Sergio Menozzi 

Photos : © Stefan Brion

J’ai pris mon père sur mes épaules : une épopée d’aujourd’hui

Fabrice Melquiot (de lui, on en avait aimé M’man, mis en scène par Charles Templon ou récemment Maelström, mis en scène par Pascale Daniel-Lacombe), avec J’ai pris mon père sur mes épaules, répond à une commande d’Arnaud Meunier, nouvelle étape dans leur collaboration déjà riche. Avec L’Enéide en affluent, il “ré-invente une odyssée”, une fable-fleuve qui charrie le monde d’aujourd’hui et les coeurs fragiles et puissants des humains.

Une haute façade, immense, grise, aveugle, opaque. En fond de scène, on voit les murs nus du théâtre, structures de métal, béton cru et réaliste. Anissa – Rachida Brakni, silhouette fine, jeu sans fioritures -, s’adresse aux spectateurs. Le théâtre s’affirme, dans les mots, dans les murs, dans ce sol noir, brillant, miroitant, irréel, dans l’artifice manifeste. La scène est convoquée, comme on convoque un mystère, pour dévoiler la vie.

 

Anissa :
La scène représente mon cœur
Et les processus sombres
Et les processus magnifiques
Qui le font battre

 


 

Un séisme fait trembler les murs de la cité, les attentats de Charlie Hebdo en janvier 2015 viennent de faire trembler une société, l’annonce du cancer du père fait trembler la vie du fils.

Dans ce monde qui semble s’effriter de toutes parts, Enée le fils va se faire “le cœur et les épaules” en portant la fin de son père. Car “c’est dans l’ordre. C’est écrit, tu es un fils, les fils voient mourir les pères. Et puis c’est pas triste, on a profité de tout, du beau et du cradingue. Je suis vivant et rien de ce qui est vivant ne peut être sauvé.

Fabrice Melquiot aime et sait donner la parole aux gens simples, à ceux aux destins sans emphase. Il met dans leurs bouches une langue vivante, magnifiquement vivante, mâtinée d’argots, parcourue de lyrismes.

Philippe Torreton – le père, Roch, malade tendre et bravache, Vincent Garanger – Grinch, l’ami de longue date, au cœur d’artichaut tatoué d’une fée Clochette, Maurin Ollès – Enée, le fils, un charme et un naturel à la Reda Kateb, sont remarquablement fins et sensibles dans leur interprétation; ils sont entourés d’une distribution pertinente et juste (Rachida Brakni – Anissa, celle qui aime le père et le fils; Frederico Semedo, Bénédicte Mbemba, Riad Gahmi – Bakou, Céleste, Mourad, la génération d’Enée, les amis qui rêvent d’ailleurs où la vue serait plus jolie et la vie plus solaire; Nathalie Matter – Betty, rencontre de hasard, main tendue). Dans leur jeu, direct, la poésie se niche avec évidence, sans afféterie. La mise en scène d’Arnaud Meunier, mobile et douce, fait circuler les êtres et les sentiments avec fluidité.

La façade close et majestueuse pivote sur elle-même pour découvrir les appartements en découpe. Simples, plus ou moins coquets, coquilles pleines de leurs habitants, leurs goûts, leurs rêves et leurs souvenirs. Au rez-de-chaussée, un kebab où l’on se retrouve en terrain neutre pour refaire le monde ou mater un match. Farce et tragique se mêlent, comme dans la vie… la crise de désespoir de Grinch, révolté de se voir arraché son ami par la maladie, crise incongrue et bouffonne, se termine dans un étrange et beau moment d’intimité, de don absolu.

 

Roch :
J’vais pas rien laisser,
j’ai pas grand-chose,
mais j’ai pas rien.

 

“Qui trop embrasse mal étreint” disaient nos grands-mères. Fabrice Melquiot dans sa générosité brasse large, et à vouloir tout englober de ces vies – le quotidien et les rêves, l’incompréhension d’un homme pour le ‘non’ une femme, la mobilité/l’immobilité sociale, la culpabilité, la puissance des amitiés, la perte, l’abandon et le deuil, le langage… – sans doute se disperse, la pièce y perd parfois en intensité.

Pourtant cette générosité humaniste infuse profondément l’âme de cette pièce, lui donne un élan vital. Beaucoup d’amour circule entre tous ces êtres, un amour qui prend des formes parfois étranges, monstrueuses, à force de ne pas savoir être dit, beaucoup d’amour qui fait d’un voisinage une communauté, une fratrie. Le monde est sans pitié pour des âmes trop friables ou des corps trop usés, mais l’affection, la solidarité, gonflent les cœurs, grandissent les êtres, et l’amour portera ses fruits.

Marie-Hélène Guérin

 

J’AI PRIS MON PÈRE SUR MES ÉPAULES
Au Théâtre du Rond-Point jusqu’au 9 mars 2019
Texte : Fabrice Melquiot
Mise en scène : Arnaud Meunier
Avec (par ordre d’apparition) : Rachida Brakni, Philippe Torreton, Maurin Ollès, Vincent Garanger, Frederico Semedo, Bénédicte Mbemba, Riad Gahmi, Nathalie Matter

Photos : Sonia Barcet
 

Trompette… énormément !

Il y a des ronds qui deviennent des fleurs, des silhouettes qui deviennent des âmes, des paroles simples jamais simplettes, des évidences, des sensations, des rythmes, des sons. Ce n’est pas seulement du théâtre d’ombres, ce n’est pas seulement un spectacle avec de la musique, ce n’est pas un spectacle de marionnettes. C’est tout à la fois, sans que cela soit un exercice de virtuosité, et on passe d’un mode à l’autre sans à coups, avec sérénité.

Beaucoup de travail et de technique certainement pour arriver à cette fluidité. Aucune technologie. Un rapport immédiat et vrai entre la comédienne, le musicien et le public. Ce spectacle aurait pu être fait il y a cent ans sans doute. Il a en lui cette éternité du présent. Ça fait du bien.

Trompette ? Aucun désir de tromper. On n’est pas dans l’illusion qui ment. On est dans la complicité totale avec le public, avec lui. Une complicité qui est peut-être celle du conteur, toujours là quand il raconte son histoire, ne se faisant jamais tout à fait oublier. Guidant, désignant, accompagnant. Avec douceur.

Et, avec douceur, avec la tranquillité du pas d’un petit éléphant, les images se suivent, s’imposent, émerveillent sans jamais chercher à éblouir. Pas une seconde d’ennui, pas d’effervences inutiles, ni d’excès. L’herbe est sensuelle, les fleurs susceptibles, les arbres colorés, les insectes souterrains joueurs, les serpents châtouilleux. De la poésie dans le bon sens du terme : non pas volute endormissante ou démagogique, mais chose simple et profonde qui a l’évidence du vrai et du beau. Ce spectacle est pour les 2 – 6 ans. Il paraît. Je ne m’en suis pas rendu compte.

Agnès T.

TROMPETTE LE PETIT ELEPHANT
au Théâtre Lepic jusqu’au 17 février
écrit par Chloé Houbart et Laurent Grais
collaboration artistique Nadine Berland

Ici-bas- Les Mélodies de Gabriel Fauré par BAUM : promenade au jardin des gracieuses délices

Un quatuor : piano, violoncelle, violon à jardin, une guitare électrique en fond de scène à cour, à distance. C’est BAUM (Simon Dalmais, Anne Gouverneur, Maëva Le Berre, Olivier Mellano), qui, main dans la main avec Sonia Bester (alias Madamelune) a imaginé cette promenade bucolique, rêveuse et poétique dans l’univers de Gabriel Fauré. Une envie de rendre Fauré à notre temps, en glissant ses notes dans les voix de la scène pop d’aujourd’hui.

@ Christophe Raynaud De Lage

Puisqu’en salle, on n’a plus le cadre somptueux de la Cour d’honneur du Palais des Papes à Avignon (ce spectacle clôturait l’édition 2018 du Festival), une belle toile est tendue en fond, une tenture aux couleurs de forêt, des bruns, des ors, des verts, comme des ailes de papillon, des fleurs aux replis sensuels. Quatre hauts rideaux de fils aux teintes de rosés des prés tombent des cintres et découpent l’espace.

C’est Judith Chemla qui ouvre le bal, voix aérienne et précise, un timbre printanier pour faire quelques pas au Paradis (La Chanson d’Eve, poème de Charles Van Lerberghe). Les airs s’enchaînent avec fluidité. Les artistes arrivent, repartent, s’installent un instant, se croisent en chorégraphies discrètes, presque fantomatiques. Les voix sont amples ou retenues, feutrées ou nettes : chaque chanteur apporte sa couleur, son grain, sa sensibilité, et tous se fondent dans la douce ombre du maître des lieux, chacun y est un miroitement, un reflet mouvant, comme un trait de pinceau impressionniste qui a besoin des autres pour entrer en résonance et prendre forme.

Joies délicates, mélancolies tendres et frondaisons obscures

Violon et violoncelle s’enlacent pour inventer un instrument à la palette ample; le piano égrène les mélodies en gouttes de pluie; les arrangements de BAUM enrichissent sans heurts les moirures des mélodies de Fauré de frissonnantes dissonances, de cordes philipglassiennes…
Il pleut dans mon coeur”… on grappille ici ou là quelques bribes de poèmes familiers. Étangs, étoiles et fleurs, amours et astres peuplent les textes de Verlaine, de Sully Prudhomme, de Villiers de L’Isle Adam, de Théophile Gauthier…
Dans des lumières de sous-bois chaudes et ombreuses, quelques discrets et baroques accessoires ajoutent à la magie, lanternes sourdes, étrange insecte scintillant, baroques masques dorés.

@ Christophe Raynaud De Lage

Pourtant, cycliquement, les nuages s’amoncellent et l’orage éclate : la guitare d’Olivier Mellano sur des compositions personnelles se fait solo hypnotique, emplit l’espace de saturations post-rock, spiralées, telluriques. Elle apporte des obscurités plus sauvages, des cavernes profondes qui bousculent la porcelaine fine des mélodies de Fauré, qui font s’engouffrer des pulsations plus urbaines et plus sombres dans ces paysages mordorés. Nos oreilles, alors lavées de trop de douceurs par ces grondements de séismes, peuvent retrouver avec plus de plaisir l’eau claire des mélodies diaprées de Fauré.

La promenade se termine à l’orée de la nuit, par un magnifique chorus crépusculaire. Le jour s’éteint, il est temps de quitter le jardin des délices pour s’enfoncer dans d’autres rêves.

Marie-Hélène Guérin

 

ICI-BAS
Les Mélodies de Gabriel Fauré
par BAUM
(Simon Dalmais, Anne Gouverneur, Maëva Le Berre, Olivier Mellano)
avec (au 104, 6 février 2019) : Camille, Elise Caron, Judith Chemla, Etienne Daho, Piers Faccini, John Greaves, Philippe Katerine, Kyrie Kristmanson, Sandra Nkaké, Himiko Paganotti, Rosemary Standley
– configuration mouvante au gré des représentations…

A retrouver en tournée et en album : en savoir plus d’un clic ici

 

Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée : vent de fraicheur au Studio-Théâtre de la Comédie-Française

Le Studio-Théâtre de la Comédie-Française propose régulièrement de véritables merveilles théâtrales et cette courte pièce en un acte d’Alfred de Musset en fait partie. Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée est une friandise qui se déguste, un petit bonbon sucré qui fond doucement et vous enivre. Une fois de plus, on ressort sur un nuage, ébahi par ce que l’on vient de voir sur cette petite scène.

Ce proverbe, forme théâtrale développée au XIXèmesiècle et jouée en première partie des spectacles dans l’espace réduit de l’avant-scène, entre le rideau et le bord du plateau, dévoile une langue riche, élégante, noble, raffinée, fluide et cristalline. L’écriture d’Alfred de Musset est un délice qui n’a rien perdu de son actualité. Il dépeint les rapports entre les hommes et les femmes sans artifice, comme une jolie mélodie dans l’air du temps depuis toujours. L’échange entre le Comte et la Marquise semble intemporel, universel. Laurent Delvert choisit d’ailleurs de transposer l’action dans un univers contemporain, très épuré. Un loft parisien ? La véranda d’une maison de campagne ? Un atelier d’artiste ? On ne sait vraiment. Il y règne une atmosphère paisible, douce et sereine.

La voix mélodieuse de Jennifer Decker envahit tout l’espace. Elle se déplace, légère, à la manière d’une danseuse, d’un ange, d’une nymphe. Espiègle, malicieuse, lumineuse, elle fait tourner en bourrique ce pauvre Comte. Christian Gonon, très élégant et distingué, incarne un séducteur tout en finesse, réellement amoureux et cherchant à trouver sa place auprès de cette jeune femme. Leur duo fonctionne parfaitement.

L’art de la conversation galante et mondaine prend ici tout son sens. Les répliques fusent et une tension dramatique s’installe immédiatement entre les deux personnages. La direction d’acteur de Laurent Delvert et quelques belles trouvailles de mise en scène soulignent l’humour du texte. On remarquera particulièrement les très beaux costumes de Christian Lacroix et l’intégration astucieuse des bruits extérieurs de la rue dans le dispositif.
L’image finale, sublime, de ce couple enlacé et lancé dans une valse tout en ombres et lumière, reste ancrée dans l’œil du spectateur et le berce encore de longues heures. On sort, rue de Rivoli, doux rêveur, un peu hagard. Il faut retrouver ses esprits…doucement.

Alban Wal de Tarlé


IL FAUT QU’UNE PORTE SOIT OUVERTE OU FERMÉE

À l’affiche du Studio-Théâtre de la Comédie-Française du 23 mars au 7 mai 2019
Mise en scène Laurent Delvert
Avec : Jennifer Decker et Christian Gonon

Photos : © Brigitte Enguérand

La Locandiera d’Alain Françon : un retour aux sources, entre classicisme et modernité

Pour sa neuvième création à la Comédie-Française, Alain Françon monte la plus célèbre pièce de Carlo Goldoni, La Locandiera, dont la dernière mise en scène sur ces planches date de 1981, par Jacques Lassalle avec Catherine Hiegel dans le rôle-titre.
Alain Françon s’entoure d’une équipe artistique brillante, Jacques Gabel à la scénographie, Joël Hourbeigt à la lumière et Renato Bianchi pour les costumes. Proposant des images fortes, la combinaison de ces différents éléments associée aux postures quasi chorégraphiées des comédiens fait immédiatement penser aux gravures d’époque illustrant des scènes de genre. De la pointe de son crayon, Alain Françon esquisse en quelques coups des silhouettes et des situations, tout en légèreté et en expressivité. La tension dramatique et l’évolution des rapports unissant les personnages sont soulignées avec force et justesse par la belle création sonore de Marie-Jeanne Séréro.

Cette équipe “maison”, habituée à travailler ensemble, restitue admirablement l’ambiance de cette “locanda” florentine, offrant ainsi un magnifique écrin aux comédiens.
Le talent d’Alain Françon en tant que directeur d’acteur n’est plus à prouver et cette Locandiera nous le rappelle. En s’appuyant sur la nouvelle traduction de Myriam Tanant, immense et regrettée spécialiste du théâtre italien, on distingue ici très nettement les rouages de l’intrigue, les fils qui relient entre eux les différents protagonistes et que manient habilement cette chère Mirandolina, interprétée par la piquante et pétillante Florence Viala.

Ciselée, intelligente et d’une modernité surprenante, l’écriture de Goldoni nous offre d’irrésistibles bons mots, de croustillantes joutes verbales ainsi qu’une langue vive et enlevée, riche mais toujours accessible. Le public fait preuve d’une belle attention et rit de bon cœur. D’allure légère et usant des artifices classiques de la comédie du XVIIIème, cette pièce phare de Carlo Goldoni se dévoile plus complexe qu’il n’y paraît. Après s’être amusé de certains personnages clownesques, Hervé Pierre et Michel Vuillermoz égaux à eux-mêmes, la pièce se termine sur une note plus sombre diffusant un sentiment partagé de gaieté et de mélancolie.

Alain Françon offre la vision d’une Mirandolina indépendante, libre, et franche. Florence Viala est l’interprète idéale pour donner toute sa substance à cette figure féminine affirmée, loin de la vision simpliste d’une séductrice minaudant au milieu de ses prétendants qui a pu en être parfois donnée.
La distribution se pare de formidables seconds rôles, dont le succulent duo de précieuses composé de Clotilde de Bayser et Coraly Zahonero, et notamment la présence de Noam Morgensztern, dont la force comique, déjà éprouvée dans son Singulis en 2017, saute ici aux yeux. Sa présence, encore discrète sur les planches du Français, s’étoffe d’ailleurs cette saison de quelques belles prises de rôle.
L’harmonie, l’équilibre et la justesse règne sur le plateau de la salle Richelieu, offrant un beau moment de théâtre à son public. Un grand texte, une belle et solide mise en scène dans la tradition et toujours ce plaisir d’aller au théâtre un dimanche après-midi !

Alban Wal de Tarlé

LA LOCANDIERA
À l’affiche de la Comédie-Française jusqu’au 2 février 2019
Mise en scène Alain Françon
Avec : Florence Viala, Coraly Zahonero, Françoise Gillard (en alternance avec Clotilde de Bayser), Laurent Stocker, Michel Vuillermoz, Hervé Pierre, Stéphane Varupenne, Noam Morgensztern et Thomas Keller (comédien de l’académie de la Comédie-Française)

 

Photos : © Christophe Raynaud de Lage

Seuls : Et si Harwan c’était Wajdi si Wajdi n’avait pas fait de théâtre

Une chambre d’étudiant toute simple, presque impersonnelle. L’acteur entre, la salle est encore éclairée; quelques rires étouffés, certains trouvent-ils son corps d’adulte en caleçon noir cocasse, ou peut-être est-ce de le voir arriver sous une lumière si vive, sous la même lumière que les spectateurs ? Le noir se fait progressivement, et l’attention s’installe, définitivement.

« Mesdames et messieurs, je tiens tout d’abord à vous remercier de me donner la parole »

Il n’est pas rare, cette saison, que des spectacles s’ouvrent sur une adresse directe, comédiens statiques, face à la salle, métamorphosant l’auditoire réel en un public de fiction (ou vice versa). Membres du Conseil convoqués par le roi Louis (« Ça ira, fin de Louis », Pommerat ; intellectuels réunis pour une conférence sur Benno von Arcimboldi : « 2666 », Julien Gosselin)… ici, nous assistons à la soutenance de la thèse d’Harwan, étudiant montréalais en sociologie de l’imaginaire, sur « le cadre comme espace identitaire dans les solos de Robert Lepage ».
Ça commence bien, tout est en ordre « Mesdames et messieurs… », politesses d’usage, etc, allez savoir pourquoi – on saura pourquoi, plus tard –, tout part en vrille, la théorie sur laquelle repose cette «hostie d’thèse est en train de totalement crisser le camp, tabarnac », les formules convenues et le français bien léché se barrent en courant, l’étudiant laisse tomber son discours, laisse tomber peut-être d’autres choses, va s’allonger sur son petit lit d’étudiant… Une image de lui se détache doucement de son corps, se redresse lentement, ouvre les stores, s’échappe… moment de magie où la vidéo s’immisce avec délicatesse, comme discrète, dans le jeu, pour y glisser une part de rêve.

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Flashback.
Harwan est sur le point de s’envoler vers Saint-Pétersbourg à la rencontre du metteur en scène Robert Lepage, sujet de sa thèse, quand il apprend que son père est plongé dans le coma. Une succession d’événements le mène à se confronter à lui-même à travers le chef-d’œuvre de Rembrandt, Le Retour du fils prodigue.
Il court d’aéroport en rendez-vous manqués après Robert Lepage, qui est finalement le nom de ses interrogations esthétiques et morales, un Robert Lepage sans cesse ailleurs ; la conclusion de sa thèse lui échappe ; le temps lui manque, et sa sœur le houspille pour qu’il arrange enfin son studio, qu’il repeigne au moins les murs !
Harwan dans la réalisation de ses projets est sans cesse contraint, par petits et grands empêchements – on avance sa date de soutenance, son père tombe dans le coma, à l’aéroport il se trompe de valise… il croit acheter du papier peint, ce sont des nappes… son téléphone ne sonne jamais, ou bien, débranché un jour d’agacement, il se met à sonner – mais évidemment personne au bout de la ligne, ce serait trop simple.

Mouawad acteur – sans doute parfois imparfait, ici ou là peut-être à un cheveu de la bonne distance entre lui et son personnage -, est toujours d’une sensible incontestable, d’une drôlerie pleine de tendresse. Malgré ou avec sa fragilité, son jeu, sincère, généreusement présent, est d’une justesse émouvante.

Polyphonie

Charlotte Farcey , dramaturge du spectacle, au début du travail de création, a trouvé les mots pour donner son élan au processus « L’écriture ici n’est pas seulement « les mots » écrits par Wajdi ; elle est aussi les projections vidéo qu’il a tourné, les sons qu’il a capté… Tout cela est l’écriture du spectacle. L’écriture relève ici de la polyphonie et nous nous entêtons à travailler encore sur un rapport mot/acteur en nous imaginant que le reste relève de la scénographie. Nous nous trompons car le reste aussi est de l’écriture. »

Alors dans cette polyphonie, on entend beaucoup de musiques, une belle création originale, mais aussi de la pop, des airs orientaux sortant de baffles d’ordinateur, d’un casque audio, d’un petit poste ; ou même, moment de grande tendresse : Wajdi Mouawad/Harwan, qui ne chante pas avec la voix d’un chanteur, mais avec la voix d’un fils qui se remémore un air aimé de son père. Et c’est très beau.
Des images aussi, diaporama naïf de moments heureux, ombres chinoises pleines de douceur; des mots : on lit aussi ici, défilant sur le mur au fur et à mesure que Harwan déroule les infos sur son portable, des fragments de recherches internet, mais aussi, in extenso, le synopsis d’un hypothétique nouveau solo de Lepage « La Révolution prodigue »…
D’autres voix, sa sœur Layla, le directeur de l’université, un médecin, le père, l’assistante de Lepage… Mouawad ne fait pas « son Caubère », il laisse les voix des autres leur appartenir, diffusées en off. Mouawad se contente d’être Marwan, et il a fort à faire. Deux heures durant, il nous trimballe de soliloques en monologues, dialogues dont il nous manque l’autre moitié, songes éveillés, silences, écoutes, souvenirs, images fixes ou mouvantes; l’humour rythme aussi les péripéties et les relations, le prosaïque se mêle au tragique – car c’est ainsi dans la vie, et c’est ainsi dans le théâtre de Mouawad…

Sous mille formes, Harwan ressasse les obsessions de Mouawad, la langue, la maladie, la mort, l’hôpital, l’exil, l’identité, la guerre, le nœud gordien de la famille…

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«Comment dit-on mémoire en arabe ?»

Un auteur écrirait toujours le même livre… et ce n’est pas réducteur, car l’auteur n’est pas, lui, toujours «même», et ce motif répété sans cesse peut-être une source intarissable. Et cet unique sillon peut être creusé plus profond, faire remonter l’humus de plus loin.
Pour la première fois, le nom du pays de ses origines est dit. Liban.

Alors – « Papa, c’est Harwan, ton fils », puisque les médecins « nous ont demandé de te parler comme avant. Mais on ne se parlait pas tellement, avant » – s’entame un long dialogue dont l’un est muet, l’autre intarissable. C’est l’heure du règlement des comptes, on pèse les rancoeurs, les frustrations « tu as passé ta vie à nous dire que tu avais tout sacrifié pour le bonheur de mes enfants », les malentendus « mais tu vois, il n’y avait pas de sacrifice à faire, le bonheur était là», mais aussi l’heure des remords, des confidences, des aveux, des souvenirs, de la douceur « Moi, même si je ne t’ai connu qu’ici, quand je pense à toi, je te vois au Liban. Je vois le bord de mer, les cafés, un ciel d’un bleu déchirant, je te vois toi, élégant… Je ne vois jamais la guerre. Disons que pour moi, le Liban, ça se résume au petit jardin derrière notre maison à la montagne».
C’est aussi l’heure pour Harwan comme pour Mouawad de renouer avec sa langue maternelle, sa langue paternelle, alors, à tâtons, comme un pas hésitant vers la réconciliation, Harwan va faire renaître l’arabe sur ses lèvres pour raconter leur autrefois à son père dans le coma.
« Harwan c’est ta sœur. » On comprendra là pourquoi ces innombrables empêchements, et on assistera à la lutte poignante pour s’en défaire. Harwan au débit incessant se tait.
Après la simplicité réaliste des premiers mouvements, presque quotidienne, juste effleurée d’onirisme, on bascule dans ce théâtre lyrique cher aussi à Mouawad, théâtre baroque au sens premier, celui dont on désignait les perles irrégulières, boursouflées, bosselées… théâtre de corps et de matières, physique, animal, excessif.

Puisque Harwan se tait enfin, on entend la voix de sa sœur Layla, les bruits du monde, aboiements, pépiements, souffle du vent, les sons de l’hôpital, le fouillis des objets bousculés. Le corps peint sauvagement, muet, il traverse le plateau en une esquisse de butô douloureuse. Se scotche une feuille de papier blanche autour de la tête, s’aveugle. Lui qui enfant peignait des ciels étoilés pour pouvoir y « compter les étoiles » se jette contre les murs pour y imprimer des « anthropométries » sanglantes, combat rageur. Harwan s’agite, se lave, glisse, peint, reprend sa déambulation furieuse, jette au sol des couleurs criardes en un dripping enragé. Il déploie autour de lui des panneaux translucides qu’il couvre à grands gestes, petit à petit ils se referment autour de lui, le font disparaître derrière les traînées de peinture désordonnées. Puis ils vont, respiration, se rouvrir sur une scène dévastée : respiration mais chaos. Au milieu duquel Harwan apaisé s’allonge pour enfin pouvoir compter les étoiles. Moments poignants. Le fils prodigue a erré longtemps, s’est battu et perdu, a fait le chemin du retour et a fini par trouver sa place, celle d’où il peut réaliser ses rêves d’enfant. Seul sur le plateau qu’il aura habité avec intensité pendant deux heures, Mouawad laisse le spectateur avec la sensation d’avoir assisté à une naissance, et c’est hautement vivifiant.

Marie-Hélène Guérin

 

SEULS
À l’affiche du Théâtre Firmin Gémier / La Piscine du 16 au 20 janvier 2019
Ecrit, mis en scène et interprété par Wajdi Mouawad

Photos : © Thibaud Baron

Seuls de Wajdi Mouawad est publié aux éditions Actes Sud Théâtre, hors collection.

Françoise par Sagan : Instant ouaté

Une perruque à la Sagan, des postures de chatte aux épaules rentrées, les pieds nus de l’écrivain sur une moquette épaisse, un pantalon de toile, une bouche en cœur, un collier voyant en métal doré enfilé, enlevé, renfilé, une élégance discrète, de la désinvolture et du nerf, des sonates qui nous emportent, des lumières sombres et puis la parole sans une once de vulgarité de Françoise dite par Caroline Loeb, avec beaucoup de profondeur et d’authenticité, d’une voie simple presque blanche, comme si on n’était avec Sagan, comme si elle était encore à côté de nous et qu’elle nous parle depuis chez elle.

Ça commence avec cette idée de la gloire nimbant une jeune femme de 18 ans, à la publication de son roman Bonjour Tristesse, qui sera un succès immédiat. Elle en sera vite revenue de la gloire qui vous épingle ad vitam et fait de vous ce que la presse en aura décidé.
Elle tourne autour de la littérature et du travail créateur. Elle sait qu’elle fait un travail « honnête », que ses livres sont d’ « honnêtes » livres mais qu’elle n’est ni Proust ni Stendhal, car il faut savoir rabattre son caquet. Pourtant ses livres et son aura ont passé la postérité. Lira-t-on encore Sagan dans 150 ans ? Sera-t-on toujours fasciné par le mythe que les images télévisuelles –elle ne refusait pas d’y passer à la télévision- et que ses textes ont forgé ?

Elle évoque la vie en général où l’on est ce que l’on fait – Sagan aimait l’action, c’est indéniable-, elle dévide le cours de sa vie avec ses accidents, dont elle se serait bien passée : accident de voiture – Ah, la jeunesse et la vitesse et les Aston Martin !-, peines d’amour, très discrète sur ce thème ; elle évoque les gens qu’il ne faut pas mépriser, tant de mépris et de vulgarité dans les dîners en ville qu’elle aurait peur d’y sombrer ; l’enfance qui fut heureuse mais où elle avait déjà décidé qu’elle ne serait pas là où on l’attendait ; elle nous confie son incapacité à être une femme « normale » désemparée à l’idée de cuisiner et d’y prendre plaisir. Et pourtant, même quand elle confie ses manques avec une certaine trivialité, on est encore dans l’élégance, on se rappelle Virginia Woolf malade de ne serait-ce que voir de la viande crue chez elle. Oui Sagan s’inscrit peut-être, avec ses airs de garçonne légèrement anorexique, dans la lignée des femmes écrivains exemptes de la vie pleine de repères du quotidien.

Peu de chose sur la drogue, sur l’alcool, dans ces confidences, si ce n’est la manière dont les médecins l’ont rendue dépendante de calmants après son accident de voiture. Il faut dire que Sagan a toujours, malgré sa modestie de propos, évoluée dans les hautes sphères de la création et de la vie où elle aimait planer.
Et ces ondoyants envols, ce sentiment qu’elle nous communique, cet esprit plein d’élégance, sont parfaitement bien restitués par Caroline Loeb, sœur d’esprit de Françoise Sagan. L’instant où vous communierez avec l’esprit de Sagan par l’entremise de Caroline Loeb, sera un moment précieux, ouaté et plein de délicatesse.

Françoise par Sagan
Adapté et interprété par Caroline Loeb
D’après « Je ne renie rien » de François Sagan, éditions Stock
Mise en scène Alex Lutz
Au Lucernaire jusqu’au 12 janvier 2019, du lundi au samedi, à 19h, à suivre en tournée