J’ai couru comme dans un rêve : la folle chevauchée des Sans Cou

Les premières minutes, on se retrouve en plein milieu d’un groupe de paroles. Pour peu qu’on soit à l’aise, on peut même être pris à partie par Igor Mendjisky – en alternance avec Romain Cottard. Il joue le rôle du narrateur, du “coach” – en bref : du metteur en scène. Chacun leur tour, les six protagonistes se présentent à ce “maître de cérémonie”. La joyeuse bande est constituée d’une fratrie : Blandine, Gabriel et Martin, de leur oncle qui les a élevés suite à la mort accidentelle de leurs parents, du meilleur ami de Martin – Joseph alias Jojo – et de Sarah, l’amoureuse de Martin. Durant ce préambule, on éclate de rire, on s’apprête à passer des moments drolatiques. Et puis, brutalement, Martin s’écroule, et tout bascule. Une blouse blanche lui confie qu’une tumeur au cerveau le condamne à très court terme. Martin a trente ans. “Ils ne peuvent pas me guérir parce que je suis trop jeune”. Au même moment, Sarah lui apprend qu’elle est enceinte de leur premier enfant.
Que se passe-t-il dans la tête de Martin ? Que faire, que décider ? Une seule réponse possible à ses yeux : se réfugier chez son oncle, finir ses jours entouré de sa tribu. Une tribu qui mettra tout en oeuvre pour l’aider à vivre pleinement ses derniers instants.

“On est un peu tous les personnages d’une pièce absurde. Qui nous a foutus dans ce bordel ?”

De l’absurde, il y en a à revendre dans ce spectacle : les Sans Cou auraient pu s’appeler “les Sans Limite” tant leurs créations fourmillent de propositions délirantes. Le côté “joyeux bordel” en déroutera sans doute plus d’un. Mais la formidable énergie de ce collectif est tellement communicative qu’on lui pardonne de partir dans tous les sens.
Certaines scènes très réussies parviennent à gommer le côté inabouti des autres. Martin à la rencontre de ses héros : Matisse, Marlon Brando, Victor Hugo, Maryline Monroe et… Mère Thérésa. Martin faisant la connaissance de sa fille, grâce à un “retour vers le futur”. Martin, sur son lit de mort, écoutant la très jolie histoire d’Oncle Ben’s. Et puis surtout, Martin et Sarah, juste avant la fin, la fin de Martin, la fin de leur histoire, la fin de la pièce. Mais cette fin-là recommencera demain, parce qu’on est au théâtre, et parce que les Sans Cou ne sont pas sans ressource…

J’AI COURU COMME DANS UN REVE
Á l’affiche du Monfort Théâtre – du 24 janvier au 4 février 2017 (du mardi au samedi 20h30)
Une pièce d’Igor Mendjisky / Compagnie Les Sans Cou
Mise en scène : Igor Mendjisky
Avec : Éléonore Joncquez ou Raphaële Bouchard, Esther Van Den Driessche, Clément Aubert, Igor Mendjisky ou Romain Cottard, Paul Jeanson, Arnaud Pfeiffer, Frédéric Van Den Dressée

20 000 lieues sous les mers : le fabuleux monde de Némo

En ce moment, en plein coeur de Paris, il est possible d’embarquer pour un fabuleux voyage sous-marin. Et ce ne sont ni vidéo 3D ni installation high-tech qui vous entraîneront à 20 000 lieues sous les mers. Car Valérie Lesort-Hecq et Christian Hecq ont eu l’idée géniale de recourir à la complicité de marionnettes pour nous faire vivre cette aventure.
Des marionnettes en latex qui s’invitent à la Comédie-Française : il ne faut pas louper ça!

2OOOO lieues sous les mers_Louis Arène© Brigitte Enguérand / coll. Comédie-Française

Nul besoin d’avoir lu le roman de Jules Verne : les néophytes plongeront à 20 000% autant que les fans du récit. On admire l’ingéniosité du Capitaine Némo interprété par un Christian Hecq tout en retenue et parfait dans son côté misanthrope. On fait la connaissance de trois compères débarqués par hasard et par accident sur le fameux Nautilus. Christian Gonon en belliqueux Ned Land, Nicolas Lormeau en Professeur Aronnax, Benjamin Lavernhe en désopilant serviteur de ce dernier. On sursaute et l’on bondit de son siège à plusieurs reprises, de peur de se faire accoster par des créatures aussi inquiétantes que poulpes criminels, poissons lanternes et araignées de mer géantes. On pleure de rire face aux pitreries de Flippos – étonnant Noam Morgensztern- et du Sauvage – Thomas Guerry, extérieur à la troupe, reprenant le rôle créé par Elliott Jenicot sur la saison précédente. Tout au long du périple, on se laisse entraîner par la voix chaude et envoûtante de Cécile Brune.

20 000 LIEUES SOUS LES MERS

On part très très loin, on découvre une sorte de quatrième dimension, une matrice insoupçonnée. En bref, on accomplit un réjouissant, un passionnant voyage, et c’est pour ce genre de voyage que l’on hante les salles de spectacle. Un immense merci à Valérie Lesort-Hecq et à Christian Hecq pour leurs talents de magiciens ! Leur équipage un peu dingue nous transforme, le temps d’une soirée, en créatures subaquatiques…

Le seul bémol de ce “20 000 lieues sous les mers”, c’est qu’il est très compliqué de trouver des places pour y assister. Accrochez-vous, cela vaut le coup, tellement c’est une réussite :

1 – Réussite dans l’adaptation du roman de Jules Verne : un véritable “condensé de fidélité”.
2 – Réussite dans la mise en scène et l’interprétation : le plaisir que les comédiens du Français prennent à ce voyage est palpable et contagieux.
3 – Réussite dans la conception et la manipulation des fameux “poissons-marionnettes”, prodigieusement mis en lumière par Pascal Laajili, l’un des maîtres en la matière.

Ce spectacle a reçu le Molière 2016 (bien mérité) de la création visuelle.


20 000 lieues sous les mers
Á l’affiche du Théâtre du Vieux-Colombier – du 25  janvier au 12 mars 2017 (20h30, dimanche 15h)
Adaptation et mise en scène : Valérie Lesort et Christian Hecq
Avec : Christian Gonon, Christian Hecq, Nicolas Lormeau, Benjamin Lavernhe, Noam Morgensztern, Thomas Guerry et la voix de Cécile Brune

Darius : flairons l’indicible !

Nous rencontrons Claire (Clémentine Célarié), chercheuse au CNRS, demandant à Paul (Pierre Cassignard), « nez », de créer différentes senteurs, afin que son fils de 19 ans, Darius, puisse reconnaître un certain nombre d’ambiances et notamment celles des villes où ils ont voyagé ensemble.

Pendant 1h20, les échanges entre Claire et Paul se font par écrit, sans aucun contact physique direct. Lors de la première correspondance, Paul refuse catégoriquement la prestation mais Claire va mettre à profit sa force de conviction, afin que Paul reprenne son bâton de pèlerin à la découverte de nouveaux paysages et à l’invention de parfums uniques.

Sa créativité est grandement stimulée par l’intérêt manifesté par Darius à l’émanation de nouvelles effluves et par une demande de création de plus en plus subtile : des villes (Rome, Amsterdam, …) à d’autres environnements comme… celui de la saga Star Wars.

“Des senteurs ambrées, rocailleuses, ensoleillées, avec quelques notes métalliques car un drôle de petit robot traîne dans les parages.”

L’écriture de Jean-Benoît Patricot, docteur en pharmacie, agit comme un coup de scalpel, découpant le genre humain avec humour et humanité.
Les deux comédiens œuvrent ici avec leur cœur et une maîtrise technique inégalable. Claire est la mère que l’on tente d’être, habitée d’amour et de respect d’un enfant différent. Paul est l’homme blessé qui reprend progressivement confiance en lui pour retrouver le goût de la vie sous toutes ses formes.

Les lumières de Denis Koransky agissent délicatement, comme un révélateur d’émotions dans une mise en scène tout en finesse, voilages et contrastes.
Le caractère unique de cette pièce est d’adresser des sujets peu communs : la relation à l’enfant, la valeur de l’odorat comme vecteur d’accès à la connaissance et la puissance de la joie entre les personnages visibles sur scène… ou pas !

Rejoignez dès à présent ce monde dans l’écrin du Théâtre des Mathurins, la pièce y est à l’affiche jusqu’au 30 avril 2017.

Magali Rossello

DARIUS
Á l’affiche du Théâtre des Mathurins  – du 24 janvier au 30 avril 2017 (mardi au samedi 19h, dimanche 18h)
Texte : Jean-Benoît Patricot
Mise en scène : Anne Bouvier
Avec : Clémentine Célarié et Pierre Cassignard

Le Chien : une petite merveille d’émotion

C’est l’histoire d’un vieil homme qui s’est suicidé 5 jours après la mort brutale de son chien. 5 jours pour écrire une longue lettre à sa fille et lui dire enfin l’indicible. C’est l’histoire d’un jeune adolescent traversé par le pire, porté par le souvenir brûlant des siens, s’obligeant à survivre pour ne pas les faire mourir une seconde fois. Résister 2 fois à l’horreur, tenir bon face à la cruauté de ses bourreaux, ne pas devenir bourreau à son tour en se laissant dévorer par la vengeance… Mais quel peut être le secret de ces survivants, qui ont résisté à tout, qui ne sont plus retenus par rien, capables pourtant de garder foi en l’humain après la traversée d’un abysse d’inhumanité ? Une rencontre, une ressource, un peu de vie, enfin. Grâce à l’amour pur et sans condition… d’un chien. Une leçon d’humanité donnée par un animal ?

Le Chien, Eric-Emmanuel Schmitt, Marie-Françoise et Jean-Claude Broche, Théâtre Rive Gauche, Mathieur Barbier, Patrice Dehent, critique Pianopanier

“Si les hommes ont la naïveté de croire en Dieu, les chiens ont (bien) la naïveté de croire en l’homme.”

Cette pièce est portée par deux acteurs d’une sensibilité à fleur de peau, semblant vivre chaque instant sur scène avec la même intensité que s’il s’agissait d’une première ou d’une dernière. En y prêtant attention, on croit percevoir l’ombre des blessures de ces hommes qui ont vécu, qui savent si bien transmettre les émotions, pudiquement, profondément. Ils nous font entrevoir “cet éclat d’humanité” qui révèle quelque chose d’eux… et de nous. Comme en songe, tu devines, là sur scène, des fragments de ta vie, éclatés dans une partition virile toute en fragilité, enveloppée par les notes de piano qui s’échappent délicatement de leur écrin pour mieux venir à ta rencontre. Un moment de théâtre pur, authentique, sans artifices, avec des mots, des voix, des gestes retenus. Une mise en scène élégante et discrète, qui donne humblement tout son relief au texte d’Eric-Emmanuel Schmitt, l’un de ses plus personnels, travaillé pendant des années. Ce texte qui n’était pas destiné au théâtre, a peut-être trouvé ici une autre part de son destin, un début d’immortalité. “C’est moi, Samuel Heymann !” – ce cri de l’enfant revenant sur les lieux de l’horreur a rejoint pour toujours les fantômes du théâtre. Il a déchiré l’espace, fait saigner les cœurs et jaillir les larmes; des larmes qui ont su se retenir et ne pas glisser plus bas pour ne pas déranger… suspendues à la suite d’une histoire qui les a fait naitre. La subtilité du jeu donne envie d’y retourner pour concentrer un peu plus son attention sur celui qui ne “parle” pas. Sûr qu’on y ressentirait alors une autre intensité des regards, on y entendrait différemment l’histoire de leurs rides et la patine de leurs voix mûres et pénétrantes, que l’on devine façonnée par l’alcool et la cigarette. Forcément à la fin, tu te lèves, les yeux embués, les joues humides, pour remercier. C’est beau, c’est touchant, c’est profond… Ça ne s’oublie pas.

LE CHIEN

Espace Roseau Avignon, du 6 au 29 juillet 2018 20h10

Une pièce d’Eric-Emmanuel Schmitt
Mise en scène : Marie-Françoise et Jean-Claude Broche
Avec : Mathieu Barbier et Patrice Dehent

HAMLET d’Ostermeier : ce fou furieux

Folie : trouble du comportement et/ou de l’esprit, considérée comme l’effet d’une maladie altérant les facultés mentales du sujet. Elle peut être furieuse : trouble mental accompagné de manifestations de violence. C’est le choix de Thomas Ostermeier. Hamlet est fou, il n’y a pas à tergiverser.

Lars Eidinger incarne avec génie un héros complètement dérangé, bedonnant, repoussant, qui vit encore chez ses parents. Un raté survolté. L’anti-héros par excellence. En alternant jeu et improvisation, il nous offre une folie démentielle, répondant à toutes ses impulsions, sans complexe. L’acteur va en chercher les limites jusqu’à les dépasser parfois. Mais la folie peut tout excuser. D’autant qu’elle n’est finalement pas si éloignée de nous.

La scène est recouverte de terre. On assiste aux funérailles du roi du Danemark. Les visages sont graves. On descend le cercueil, derniers adieux. Jusqu’ici, la scène est classique. Sauf que : un acteur sort un tuyau d’arrosage pour faire venir la pluie, et on sort les parapluies. Le fossoyeur bataille pour enterrer le cercueil – le roi n’arrive pas à être enterré – c’est tragique et burlesque à la fois. Puis on enchaine directement avec le banquet de noces. Sans transition. Mort et désir mêlés d’emblée.

Hamlet, Thomas Ostermeier, William Shakespeare, Urs Zucker, Lars Eidinger, Jenny König, Robert Beyer, Damir Avdic, Franz Hartwig, théâtre des Gémeaux de Sceaux@ Arno Declair

La pièce, adaptée avec justesse par le dramaturge Marius von Mayenburg, laisse place à toute la radicalité de la mise en scène d’Ostermeier, entre illusion théâtrale – du ketchup pour faire du sang – et juste modernité – utilisation de la caméra tout en finesse.

Presque 10 ans déjà que la pièce était si attendue dans la Cour du Palais des Papes. Elle ne l’était pas moins cette année au Théâtre des Gémeaux. Jusqu’au 29 janvier, on fonce à Sceaux, parce qu’on ne manque pas une mise en scène dans laquelle six comédiens se répartissent tous les rôles d’Hamlet. Parce qu’on ne manque pas un Hamlet génialement dingue, et surtout parce qu’on ne manque pas une mise en scène de Thomas Ostermeier.

Hamlet, Shakespeare, Thomas Ostereier, Lars Eidinger, Théâtre de Gémeaux de Sceaux, critique Pianopanier

HAMLET
Á l’affiche du Théâtre des Gémeaux de Sceaux  – du 19 au 29 janvier 2017 (20h45, dimanche 17h)
Une pièce de William Shakespeare
Mise en scène : Thomas Ostermeier
Avec : Lars Eidinger, Jenny König, Robert Beyer, Damir Avdic, Franz Hartwig

Soyez-vous même, les autres sont déjà pris

Tout commence par une sorte d’incantation psalmodiée par une étrange bonne femme, toute de noir vêtue. Une sorte d’Olive de Popeye qui aurait soudainement perdu la vue. Bien que totalement aveugle, cette directrice d’une importante entreprise de javel reçoit des candidats en entretien de recrutement. Très vite, on est dans l’ambiance, car cette dirigeante n’est pas à cours d’arguments lorsqu’il s’agit de vanter les mérites de sa société : “Il n’y a pas de vrai bonheur sans javel”, “En plus d’être efficace, la javel est morale”… On a  l’impression de se trouver face à un gourou plus qu’à un chef d’entreprise. Et il ne s’agit que de l’intermède. Car à côté de Madame la Directrice, une candidate est en scène, prête à tout (vraiment à tout) pour décrocher le job de ses rêves (“la javel c’est fait pour moi”).

Soyez vous-même, Côme de Bellescize, Compagnie Théâtre du Fracas, Eleonore Joncquez, Fannie Outeiro, Théâtre de Belleville©Pauline Le Goff

“Il faut que vous vous dépossédiez de votre carapace. Vous me dressez un portrait tellement triste et tellement convenu. Je m’ennuie, je m’ennuie !”

Jusqu’où est-on prêt à aller, à se compromettre, à n’être précisément plus du tout soi-même pour être retenu, sélectionné, choisi, recruté, embauché ? La jeune postulante ira très loin, trop loin, jusqu’à un dénouement qu’on ne dévoilera pas mais qui pourrait (devrait) faire frémir plus d’un recruteur…
La mise en scène de Côme de Bellescize, bien plus épurée que celle de ses précédents spectacles (Amédée, Eugénie…) laisse le champ libre à l’interprétation remarquable des deux comédiennes. Avec tout le talent qu’on lui connait, Eléonore Joncquez campe cette directrice bien plus cabossée par la vie qu’elle n’ose l’avouer (“je me suis lavé les yeux à la javel par amour”). Face à elle, Fannie Outeiro dégage la même dose folle d’énergie, la même puissante audace.

Soyez vous-même, Côme de Bellescize, Compagnie Théâtre du Fracas, Eleonore Joncquez, Fannie Outeiro, Théâtre de Belleville

“Danser nue et seule devant une aveugle, c’est quelque chose, non…”

Certaines scènes tellement réussies assurent à elles seules la promotion du spectacle. Eléonore Joncquez swinguant sur un air chantonné par Fannie Outeiro. Fannie Outeiro acceptant de se dévêtir et d’improviser, dans un élan de pudeur, “une danse de la chaise”. Fannie se lançant dans une scène de séduction et amenant Eléonore au paroxysme de l’excitation.
Elles nous font rire, et nous touchent au plus profond, parce qu’elles osent tout. Elles se dévoilent, semblent n’avoir aucune limite dans leur jeu. Pas de doute, ces deux-là sont elles-mêmes et c’est tellement réjouissant !

Soyez vous meme, Come de Bellescize Avignon 2018

SOYEZ VOUS-MÊME
Á l’affiche du Grenier à Sel – Ardenome  – du 6 au 28 juillet, 18h05
Texte et mise en scène : Côme de Bellescize
Avec Eléonore Jonquez et Fannie Outeiro

Europe Connexion : sous casque avec Alexandra Badea

Plus qu’à une sortie théâtre “classique”, c’est à une expérience singulière et inédite que nous convie Matthieu Roy avec son spectacle Europe Connexion. Singulière parce que le texte d’Alexandra Badea, dans la lignée de ses précédentes pièces, traite de thèmes trop peu souvent abordés sur scène : mondialisation, aliénation au travail, effets pervers du capitalisme…
Expérience originale liée au dispositif quadrifrontal qui nous situe à une place inhabituelle pour un spectateur. Originale aussi parce que le port du casque crée une distance vis-à-vis des comédiens, en même temps qu’il nous plonge au cœur de leurs (ou plutôt ses…) dialogues intérieurs. Tout le paradoxe est là…

Le spectacle créé à Taipei en octobre 2016 fait intervenir une équipe franco-taïwanaise. Ils sont quatre (plus un) sur un plateau représentant la suite luxueuse et froide d’un hôtel international. Deux femmes et deux hommes. Deux chinois et deux français. Quatre interprètes pour une même voix. Quatre voix pour un même anti-héros de la mondialisation.

Europe Connexion, Alexandra Badea, Matthieu Roy, Théâtre Ouvert, Compagnie du Veilleur, Brice Carrois, Johanna Silberstein, Wei-Lien Wang, Shih-Chun Wang et Chih-Wei Tseng, critique Pianopanier
©Chien-Che Tang 

“Tu veux conduire le monde par procuration. Tu aimes le cerveau pervers de la machine qui tourne.”

Ce lobbyiste qui aurait pu “utiliser son intelligence pour une cause plus noble” court après le pouvoir bien plus qu’après l’argent. Une course effrénée dont l’issue est forcément fatale. La mise en scène ultra rythmée de Matthieu Roy associée au style d’écriture saccadé et incisif d’Alexandra Badea illustre parfaitement cette course maudite. Les dix séquences s’enchainent au gré des pérégrinations de ce brillant attaché parlementaire européen, entre ascension professionnelle et inévitable burn-out.

1h10 d’une course éperdue, frénétique, désespérée. Puis noir. On ôte son casque, un peu sonné. Et l’on se remémore soudain ces paroles d’Alexandra Badea : “J’ai du mal à comprendre d’où les gens tirent la force de se réveiller tous les jours pour subir l’appareil bureaucratique, les rapports de domination, ainsi que la pression du temps”. Car ce qui vient de se dérouler sous nos yeux et dans nos oreilles est hélas aussi proche de la réalité que de la fiction…

Europe Connexion, Alexandra Badea, Matthieu Roy, Théâtre Ouvert, Compagnie du Veilleur, Brice Carrois, Johanna Silberstein, Wei-Lien Wang, Shih-Chun Wang et Chih-Wei Tseng, critique Pianopanier

EUROPE CONNEXION
Á l’affiche du Théâtre Ouvert  – du 13 janvier au 4 février (mardi et mercredi 19h, jeudi vendredi samedi 20h)
Une pièce d’Alexandra Badea
Mise en scène Matthieu Roy (Cie du Veilleur)
Avec : Brice Carrois, Johanna Silberstein, Wei-Lien Wang, Shih-Chun Wang et Chih-Wei Tseng

“Moi, Caravage” par Lui, Cesare Capitani

C’est l’histoire du peintre Michelangelo Merisi, dit Caravage (d’où vient ce nom ? réponse dans le spectacle, parmi de nombreuses autres anecdotes passionnantes). L’histoire de sa vie, depuis sa naissance jusqu’à sa mort. Comme elle fut passionnante et survoltée cette vie ! Personnage incroyablement romanesque, Caravage était un rebelle, une sorte d’écorché vif, un homme fougueux, toujours passionné, parfois violent, jamais paisible. Sa vie trépidante fut jalonnée d’aventures amoureuses avec des femmes, des hommes, des prostituées, des voyous…qui souvent lui servirent de modèles. L’existence du Caravage prit fin brusquement, dans des conditions qui demeurent obscures, à l’image de ses toiles qui marquèrent un tournant dans la peinture du XVIIè siècle.

Moi, Caravage, une pièce de et avec Cesare Capitani, d'après le roman de Dominique Fernandez mise en scène Stanislas Grassian critique coup de coeur Pianopanier ©B.Cruveiller©B.Cruveiller 

“Je ne veux pas de silence dans mes tableaux : je veux du bruit !”

Car c’est aussi et surtout de peinture dont nous parle Cesare Capitani dans son spectacle. Au fil de l’épopée qu’il nous relate, les célèbres tableaux se reconstituent dans notre esprit. De “Corbeille de fruits” à “David et Goliath” en passant par “Méduse”, les œuvres défilent sous nos yeux grâce à une scénographie qui reconstitue subtilement le clair-obscur du Caravage.
Mis en lumière tantôt par de simples bougies, tantôt par le jeu des projecteurs, les visages de Cesare Capitani et de sa partenaire de scène se détachent avec précision, finesse, réalisme.

Moi, Caravage, une pièce de et avec Cesare Capitani, d'après le roman de Dominique Fernandez mise en scène Stanislas Grassian critique coup de coeur Pianopanier ©B.Cruveiller

De mon existence, j’ai fait un précipice…

Laetitia Favart (en alternance avec Marion Leroy) chante a capella des morceaux de Monteverdi et d’autres compositeurs italiens de la Renaissance, donnant un relief supplémentaire au spectacle. On comprend le succès remporté par celui-ci. Depuis 2010, plus de 430 représentations ont permis de ressusciter autant de fois l’immense artiste, le “peintre maudit”. Et c’est assurément de la virtuosité, non plus devant la toile, mais sur les planches qui nous cueille dès les premières minutes. La virtuosité d’un comédien franco-italien aussi bouillonnant, passionné, exalté, véhément, débordant, volcanique que l’était son modèle. Cesare Capitani ne peut laisser indifférent : à peine sorti de salle, le premier réflexe, le premier désir est de “se téléporter” immédiatement devant une toile du Caravage…

MOI CARAVAGE 
Á l’affiche de Lucernaire  – du 11 janvier au 12 mars (18h30 du mardi au samedi, dimanche 16h)
Une pièce de Cesare Capitani, d’après le roman de Dominique Fernandez “La Course à l’abîme
Mise en scène Stanislas Grassian
Avec : Cesare Capitani et Laetitia Favart ou Manon Leroy (en alternance)
Spectacle en italien les mardis

Une Eclipse Totale pour un Julien Alluguette solaire

En 1871, Rimbaud (Julien Alluguette), jeune homme de 17 ans, arrive de Charleville et rencontre, à Paris, Verlaine (Didier Long), et son épouse Mathilde (Jeanne Ruff). Une attraction artistique autant que sexuelle s’opère immédiatement entre les deux hommes. Nous allons assister à un combat passionné qui durera deux années pleines.
La scène du Poche Montparnasse offre un décor magique pour l’expression de cet amour interdit. Face à un Rimbaud, animal, provoquant, rustre et raffiné se dresse un Verlaine, bourgeois, indécis et violent vis-à-vis de son épouse et de son enfant.
Ce qui émeut au plus haut point est l’interprétation offerte par les deux amants : le registre de la suggestion a été préféré à celui du voyeurisme. Mathilde, beauté intemporelle, incarne –en peu de mots mais avec une vraie posture- la délicatesse, la droiture et une forme d’ordre social.

La mise en scène proposée par Didier Long est d’un esthétisme pur. Seules deux banquettes noires, symétriques se font face et permettent un voyage agité, dans le temps et l’espace : Londres, Bruxelles… Nous accompagnons les deux hommes dans tous les paradis artificiels (alcool, absinthe) jusqu’à leur dernière étreinte, et à la mort de chacun d’eux, à 5 ans d’intervalle.

Au-delà du récit biographique, cette pièce enseigne la puissance de la passion comme acte créateur et destructeur, Rimbaud voulant « tout expérimenter dans sa chair afin de devenir lucide ».
À la sortie de la pièce, et comme dans l’inconscient collectif, ces deux poètes restent liés par un destin commun où la mort ne sépare pas totalement ce qui a été créé.

Magali Rossello

Rimbaud Verlaine, Eclipse totale
Á l’affiche du Théâtre de Poche Montparnasse jusqu’au 6 mai 2017 (mardi au samedi 21h)
Un texte de Christopher Hampton
Adaptation et mise en scène : Didier Long
Avec : Julien Alluguette, Jeanne Ruff, Didier Long

Un Faust diablement bien mis en scène

Pas un seul souhait de ce savant ne fut exaucé. Alors, découragé il pense à mettre fin à ses jours, quand un être surnaturel lui propose un pacte : il accepte de céder son âme au Diable pour retrouver  la jeunesse et les  plaisirs. Jeune et séduisant, Faust vit avec Marguerite, paysanne dévote. Une passion dévorante. Cette dernière, éperdument amoureuse, a empoisonné sa mère, croyant l’endormir seulement pour passer une nuit d’amour avec Faust.
Mais le Diable veut faire connaître à ce dernier d’autres voluptés, d’autres aventures… Faust délaisse Marguerite  pour errer en compagnie du Diable, ignorant que celle-ci a mis au monde un fils qu’elle a noyé. Elle est emprisonnée et condamnée. Faust, qui l’aime vraiment, veut la retrouver et la sauver. Lorsqu’il parvient à la prison, elle refuse de le suivre, car elle veut expier ses crimes. Elle est mise à mort mais son âme est sauvée. Faust, lui, disparaît avec le Diable. Damné à jamais.

“Tout doit te manquer, tu dois manquer de tout”

Cette adaptation de Ronan Rivière est très réussie. Le texte est réduit : pas de sorcière ici, ni de “nuit de Walpurgis”. Absent également Valentin, le frère de Marguerite et son fameux “honneur”. Comme dans l’opéra de Berlioz, l’intrigue se noue autour du couple Faust / Marguerite, avec Méphistophélès pour personnage principal. Le texte de Goethe, magnifiquement traduit par Gérard de Nerval, n’a en rien été modifié. Ce drame romantique, ce conte fantastique ainsi présenté nous procure plaisirs esthétique et intellectuel.
Le “prologue sur le théâtre” est remplacé par un prologue écrit par Ronan Rivière lui-même ; saluons l’initiative d’avoir adapté et joué l’œuvre la plus célèbre de l’immense écrivain allemand.

L’amour, le remords, l’angoisse existentielle, la morale sont présents.
La scénographie est très belle, les costumes conformes, surtout celui de Méphistophélès, “habit écarlate brodé d’or”. Le piano apporte une note de légèreté et  peut faire diversion dans cette ambiance sombre et dramatique.
Grâce au jeu de Ronan Rivière, excellent Méphistophélès, on rit “jaune” parfois des mots d’esprit de ce Diable qui, si malveillant soit-il, est  très cultivé !
Il faut aller applaudir cette pièce au théâtre du Ranelagh, car il y a trop peu d’occasion de voir cette œuvre sur les scènes françaises.

Marie-Christine Fasquelle

FAUST
Á l’affiche du Théâtre du Ranelagh jusqu’au 26 mars 2017 (19h)
Une pièce de Goethe
Adaptation et mise en scène : Ronan Rivière
Avec : Aymeline Alix, Laura Chetrit, Romain Dutheil ou Anthony Audoux, Ronan Rivière, Jérôme Rodriguez ou Olivier Lugo, Jean-Benoît Terral