La Vie, de et avec François Morel : du provisoire qu’on voudrait faire durer

Au début des cris, et puis le silence (…) Ça finit un peu en queue de poisson. La vie, la vie, la vie, la vie, la vie…”

Un spectacle de et avec François Morel, c’est toujours une promesse de bonheur. Un instant privilégié, une parenthèse enchantée. Une délectable tranche de vie…
La vie, justement : c’est bien d’elle qu’il nous parle – nous chante – dans son dernier spectacle. Derrière ce titre emphatique – qui fut un temps provisoire – on découvre une sorte de récital, de cabaret autour d’une équipe de musiciens que François Morel retrouve avec plaisir. Au piano, claviers et trompette : Antoine Sahler qui a composé toutes les musiques des chansons et qui n’hésite pas à se rebeller au cours du spectacle (Non, c’est pas possible, on ne peut pas faire ça !), Sophie Alour (en alternance) au saxophone, flûte et claviers, Muriel Gastebois aux percussions et l’énigmatique Amos Mah aux guitares, violoncelle et contrebasse complètent la fine et talentueuse bande. Comme dirait François Morel, “leurs instruments leur vont à merveille” !

la-vie-François-Morel
@Christophe Manquillet

“Je ne sais plus trop qui a dit.
Elle est pas belle la vie ?”

Autour d’une vingtaine de titres qui nous font passer du rire – “Petit Jésus, tu m’as déçu”, “Tous ces trucs inutiles qu’on a dans le cerveau” – aux larmes – “Celui qui perd un enfant, il n’y a pas de mots” – François Morel construit un intermède poétique, lyrique, magique, nostalgique, comique, féérique. La mise en scène de Juliette, contemporaine, rythmée de clins d’oeil et de fous rires nous permet de retrouver tout ce qui fait le charme de François Morel.

la-vie-François-Morel

“La vie c’est rien qu’une pop song. La vie c’est rien qu’une chanson”.

Tout le monde aime François Morel. François Morel nous fait aimer la vie. En une heure trente, il nous rend gais et légers. Peu à peu, sa tendresse nous gagne, elle est communicative, joliment contagieuse. Si cet état pouvait être aussi peu provisoire, aussi définitif que La Vie de François Morel, la vie serait tellement plus simple…et belle !
Sourire et nostalgie : résumé du spectacle et résumé de vie.

La Vie (titre provisoire) – Un concert de et avec François Morel et Antoine Sahler
Vu au Théâtre du Rond-Point le 6 octobre 2016
Mise en scène : Juliette
Avec : Sophie Alour (en alternance avec Lisa Cat-Berro et Tullia Morand), Muriel Gastebois et Amos Mah
Jusqu’au 6 novembre 2016 – 21h mardi au samedi et 15h le dimanche

La (complètement folle) Cantatrice chauve comme vous ne l’avez jamais vue

” La vérité ne se trouve d’ailleurs pas dans les livres, mais dans la vie.”
La Cantatrice chauve : un spectacle qu’on a déjà vu et revu, un classique. Pas facile de s’emparer de ce texte de 1950 et de le faire entendre aujourd’hui en lui donnant un nouveau souffle. C’est pourtant ce que fait la Compagnie Cybele qui se réapproprie la pièce de Ionesco avec culot et panache.

la cantatrice chauve Lucernaire
@Antoine Denis

” Il y a une chose que je ne comprends pas. Pourquoi à la rubrique de l’état civil dans le journal, donne-t-on toujours l’âge des personnes décédées et jamais celui des nouveaux-nés? “

Deux couples, les Smith et les Martin, un pompier, et la bonne. Tous ces personnages ont le visage maquillé de blanc, un peu comme s’ils étaient figés dans leur propre carcan et dans leurs absurdes farandoles de mots. Ils sont mi-marionnettes, mi-clowns tristes, mi-mélancoliques, mi-effrayants. Effrayants par l’absurdité de leurs propos, de leurs inquiétudes et de leurs préoccupations. Drôles aussi, parce qu’ils sont tous déjantés.

la cantatrice chauve Lucernaire Lire la suite

Nobody is perfect

D’emblée, on nous avertit : ce sera une performance filmique dont les images seront projetées en direct au-dessus de la scène. Une sorte de cinéma du réel. Un cinéma du présent sur un plateau de théâtre. “La performance filmique doit être tournée, montée et réalisée en temps réel sous les yeux du public.”
Sur scène, des bureaux en open-space, des PC, une photocopieuse, une salle de réunion, le tout derrière une grande paroi vitrée où défilent chemises blanches et talons hauts. Bien propres, bien peignés, bien rangés. S’en dégage une atmosphère toute lisse et froide. Tout est très réaliste : les réunions, les entretiens, les allers-venues.

nobody_Cyril Teste

@Julien Gosselin

Tout devient très vite oppressant et malsain, les collègues se critiquent, se surveillent, se méfient soigneusement les uns des autres. Tout cela à travers les pensées du personnage principal dénommé Jean Personne, consultant en restructuration. Se croisent sa vie de bureau et sa vie privée, et au fur et à mesure, tout se mélange, se crispe, se dérègle, s’envenime et ce de plus en plus violemment. Surveillance, délation. Les personnages en deviennent apathiques, comme nettoyés de toute passion. L’écriture de Richter les déshumanise.
Si la vidéo n’est pas nouvelle sur les plateaux de théâtre, le dispositif mis en place ici est très novateur et exécuté avec une grande maitrise technique. Il est d’autant plus impressionnant que tout est extrêmement précis. Les acteurs jonglent avec une grande aisance entre un jeu face caméra et un jeu de plateau.

nobody_Cyril_Teste
Cyril Teste nous plonge dans un monde du travail violent, surprenant et cruel. Monde d’autant plus féroce que finalement, pas grand chose ne nous en préserve, et que la caricature du monde du travail présentée par Richter n’a finalement rien d’une caricature. Il devient tellement facile de se mentir à soi-même et de se donner un rôle, surtout au bureau.
Impossible d’en sortir indifférent ni indemne. Le collectif donne à réfléchir tant sur la nature humaine que sur la forme théâtrale. A vous d’en juger. A voir, donc, réellement.

Nobody d’après les textes de Falk Richter
Mise en scène Cyril Teste – Collectif MxM
Avec le collectif d’acteurs La Cartes Blanche
Vu le 21 septembre 2016 au Montfort
Jusqu’au 8 octobre 2016

Seuls : Et si Harwan c’était Wajdi si Wajdi n’avait pas fait de théâtre

Une chambre d’étudiant toute simple, presque impersonnelle. L’acteur entre, la salle est encore éclairée; quelques rires étouffés, certains trouvent-ils son corps d’adulte en caleçon noir cocasse, ou peut-être est-ce de le voir arriver sous une lumière si vive, sous la même lumière que les spectateurs ? Le noir se fait progressivement, et l’attention s’installe, définitivement.

« Mesdames et messieurs, je tiens tout d’abord à vous remercier de me donner la parole »

Il n’est pas rare, cette saison, que des spectacles s’ouvrent sur une adresse directe, comédiens statiques, face à la salle, métamorphosant l’auditoire réel en un public de fiction (ou vice versa). Membres du Conseil convoqués par le roi Louis (« Ça ira, fin de Louis », Pommerat ; intellectuels réunis pour une conférence sur Benno von Arcimboldi (« 2666 », Julien Gosselin)… ici, nous assistons à la soutenance de la thèse d’Harwan, étudiant montréalais en sociologie de l’imaginaire, sur « le cadre comme espace identitaire dans les solos de Robert Lepage ».
Ça commence bien, tout est en ordre « Mesdames et messieurs… », politesses d’usage, etc, allez savoir pourquoi – on saura pourquoi, plus tard –, tout part en vrille, la théorie sur laquelle repose cette « hostie d’thèse est en train de totalement crisser le camp, tabarnac », les formules convenues et le français bien léché se barrent en courant, l’étudiant laisse tomber son discours, laisse tomber peut-être d’autres choses, va s’allonger sur son petit lit d’étudiant… Une image de lui se détache doucement de son corps, se redresse lentement, ouvre les stores, s’échappe… moment de magie où la vidéo s’immisce avec délicatesse, comme discrète, dans le jeu, pour y glisser une part de rêve.

seuls-mouawad-01-thibaut-baron
Photos : © Thibaud Baron

Flashback.
Harwan est sur le point de s’envoler vers Saint-Pétersbourg à la rencontre du metteur en scène Robert Lepage, sujet de sa thèse, quand il apprend que son père est plongé dans le coma. Une succession d’événements le mène à se confronter à lui-même à travers le chef-d’œuvre de Rembrandt, Le Retour du fils prodigue.
Il court d’aéroport en rendez-vous manqués après Robert Lepage, qui est finalement le nom de ses interrogations esthétiques et morales, un Robert Lepage sans cesse ailleurs ; la conclusion de sa thèse lui échappe ; le temps lui manque, et sa sœur le houspille pour qu’il arrange enfin son studio, qu’il repeigne au moins les murs !
Harwan dans la réalisation de ses projets est sans cesse contraint, par petits et grands empêchements – on avance sa date de soutenance, son père tombe dans le coma, à l’aéroport il se trompe de valise… il croit acheter du papier peint, ce sont des nappes… son téléphone ne sonne jamais, ou bien, débranché un jour d’agacement, il se met à sonner – mais évidemment personne au bout de la ligne, ce serait trop simple.

Mouawad acteur – sans doute parfois imparfait, ici ou là peut-être à un cheveu de la bonne distance entre lui et son personnage -, est toujours d’une sensible incontestable, d’une drôlerie pleine de tendresse. Malgré ou avec sa fragilité, son jeu, sincère, généreusement présent, est d’une justesse émouvante.

Polyphonie

Charlotte Farcey , dramaturge du spectacle, au début du travail de création, a trouvé les mots pour donner son élan au processus « L’écriture ici n’est pas seulement « les mots » écrits par Wajdi ; elle est aussi les projections vidéo qu’il a tourné, les sons qu’il a capté… Tout cela est l’écriture du spectacle. L’écriture relève ici de la polyphonie et nous nous entêtons à travailler encore sur un rapport mot/acteur en nous imaginant que le reste relève de la scénographie. Nous nous trompons car le reste aussi est de l’écriture. »

Alors dans cette polyphonie, on entend beaucoup de musiques, une belle création originale, mais aussi de la pop, des airs orientaux sortant de baffles d’ordinateur, d’un casque audio, d’un petit poste ; ou même, moment de grande tendresse : Wajdi Mouawad/Harwan, qui ne chante pas avec la voix d’un chanteur, mais avec la voix d’un fils qui se remémore un air aimé de son père. Et c’est très beau.
Des images aussi, diaporama naïf de moments heureux, ombres chinoises pleines de douceur; des mots : on lit aussi ici, défilant sur le mur au fur et à mesure que Harwan déroule les infos sur son portable, des fragments de recherches internet, mais aussi, in extenso, le synopsis d’un hypothétique nouveau solo de Lepage « La Révolution prodigue »…
D’autres voix, sa sœur Layla, le directeur de l’université, un médecin, le père, l’assistante de Lepage… Mouawad ne fait pas « son Caubère », il laisse les voix des autres leur appartenir, diffusées en off. Mouawad se contente d’être Marwan, et il a fort à faire. Deux heures durant, il nous trimballe de soliloques en monologues, dialogues dont il nous manque l’autre moitié, songes éveillés, silences, écoutes, souvenirs, images fixes ou mouvantes; l’humour rythme aussi les péripéties et les relations, le prosaïque se mêle au tragique – car c’est ainsi dans la vie, et c’est ainsi dans le théâtre de Mouawad…

Sous mille formes, Harwan ressasse les obsessions de Mouawad, la langue, la maladie, la mort, l’hôpital, l’exil, l’identité, la guerre, le nœud gordien de la famille…

seuls-mouawad-07-thibaut-baron

«Comment dit-on mémoire en arabe ?»

Un auteur écrirait toujours le même livre… et ce n’est pas réducteur, car l’auteur n’est pas, lui, toujours «même», et ce motif répété sans cesse peut-être une source intarissable. Et cet unique sillon peut être creusé plus profond, faire remonter l’humus de plus loin.
Pour la première fois, le nom du pays de ses origines est dit. Liban.

Alors – « Papa, c’est Harwan, ton fils », puisque les médecins « nous ont demandé de te parler comme avant. Mais on ne se parlait pas tellement, avant » – s’entame un long dialogue dont l’un est muet, l’autre intarissable. C’est l’heure du règlement des comptes, on pèse les rancoeurs, les frustrations « tu as passé ta vie à nous dire que tu avais tout sacrifié pour le bonheur de mes enfants », les malentendus « mais tu vois, il n’y avait pas de sacrifice à faire, le bonheur était là.», mais aussi l’heure des remords, des confidences, des aveux, des souvenirs, de la douceur « Moi, même si je ne t’ai connu qu’ici, quand je pense à toi, je te vois au Liban. Je vois le bord de mer, les cafés, un ciel d’un bleu déchirant, je te vois toi, élégant… Je ne vois jamais la guerre. Disons que pour moi, le Liban, ça se résume au petit jardin derrière notre maison à la montagne».
C’est aussi l’heure pour Harwan comme pour Mouawad de renouer avec sa langue maternelle, sa langue paternelle, alors, à tâtons, comme un pas hésitant vers la réconciliation, Harwan va faire renaître l’arabe sur ses lèvres pour raconter leur autrefois à son père dans le coma.
« Harwan c’est ta sœur. » On comprendra là pourquoi ces innombrables empêchements, et on assistera à la lutte poignante pour s’en défaire. Harwan au débit incessant se tait.
Après la simplicité réaliste des premiers mouvements, presque quotidienne, juste effleurée d’onirisme, on bascule dans ce théâtre lyrique cher aussi à Mouawad, théâtre baroque au sens premier, celui dont on désignait les perles irrégulières, boursouflées, bosselées… théâtre de corps et de matières, physique, animal, excessif.

Puisque Harwan se tait enfin, on entend la voix de sa sœur Layla, les bruits du monde, aboiements, pépiements, souffle du vent, les sons de l’hôpital, le fouillis des objets bousculés. Le corps peint sauvagement, muet, il traverse le plateau en une esquisse de butô douloureuse. Se scotche une feuille de papier blanche autour de la tête, s’aveugle. Lui qui enfant peignait des ciels étoilés pour pouvoir y « compter les étoiles » se jette contre les murs pour y imprimer des « anthropométries » sanglantes, combat rageur. Harwan s’agite, se lave, glisse, peint, reprend sa déambulation furieuse, jette au sol des couleurs criardes en un dripping enragé. Il déploie autour de lui des panneaux translucides qu’il couvre à grands gestes, petit à petit ils se referment autour de lui, le font disparaître derrière les traînées de peinture désordonnées. Puis ils vont, respiration, se rouvrir sur une scène dévastée : respiration mais chaos. Au milieu duquel Harwan apaisé s’allonge pour enfin pouvoir compter les étoiles. Moments poignants. Le fils prodigue a erré longtemps, s’est battu et perdu, a fait le chemin du retour et a fini par trouver sa place, celle d’où il peut réaliser ses rêves d’enfant. Seul sur le plateau qu’il aura habité avec intensité pendant deux heures, Mouawad laisse le spectateur avec la sensation d’avoir assisté à une naissance, et c’est hautement vivifiant.

Seuls – spectacle vu le 27 septembre 2016
À l’affiche du Théâtre La Colline jusqu’au 9 octobre
Ecrit, mis en scène et interprété par Wajdi Mouawad

Seuls de Wajdi Mouawad est publié aux éditions Actes Sud Théâtre, hors collection.

Les brillantes Pyrénées de Victor Hugo

Entrer au Lucernaire, c’est à chaque fois une petite fête. Dans ce théâtre composé de plusieurs salles de moins de 120 places chacune, d’un cinéma, d’une librairie, d’un restaurant et d’un café squatté par les étudiants du 6ème arrondissement, il règne un désordre empreint d’un charme sans pareil et d’une certaine nostalgie. C’est une accumulation de livres en éditions originales, de spectacles sans gros budgets mais sélectionnés avec exigence, de films qu’on a ratés dans les grands cinémas, de spectateurs hétéroclites ouverts à l’inconnu et sensibles à la tradition des salles d’art et d’essai.

pyrenees-ou-le-voyage-de-lete-1843-Julien-Rochefort-Pianopanier
©Fabienne Rappeneau

“Voyager, c’est naitre et mourir à chaque instant.” – Victor Hugo

Dans la file d’attente pour le spectacle « Pyrénées, le voyage de l’été 1843 », il y a des vieux, des jeunes, des bobos, des petits ménages tout propres, des curieux et des profs amoureux de Victor Hugo. Tous viennent écouter le compte-rendu élégant que l’écrivain de 41 ans a fait de son voyage d’un mois en 1843, un voyage qui nous entraîne jusqu’au pays basque français et espagnol. Le comédien Julien Rochefort se promène dans une jolie lumière, avec pour seul décor un tabouret, un petit carnet et une gourde d’eau fraîche. Il nous sert avec malice et quelques manières de précieux le texte d’Hugo, magnifique, plein d’allant, brillant, drôle.

pyrenees ou le voyage de l'été 1843 Lucernaire

Ce qui fait tout le génie de ce récit qui pourrait nous assommer au bout de 10 minutes, c’est qu’Hugo ne s’attache finalement pas du tout à ce que l’on pourrait appeler « la carte postale » des différentes villes et villages traversés. Il se plonge avec délice dans des détails proustiens, le souvenir d’une amourette platonique vécue à Bayonne par exemple, dans la description lapidaire de l’embarcation vers l’île d’Oléron qu’il trouve apparemment affreuse, ou dans le scrupuleux inventaire de ses repas en villes de province. On est heureux d’assister à ce petit miracle du théâtre, le public oscille entre rires et sourires devant un Julien Rochefort souvent lunaire, toujours sensible, qui dévoile avec gravité à la dernière minute la blessure et le remord indélébiles du grand Victor Hugo.

Pyrénées ou le voyage de l'été 1843

Pyrénées ou le voyage de l’été 1843 – spectacle vu le 17 septembre 2016 au Lucernaire
Un texte de Victor Hugo
Adaptation et mise en scène : Sylvie Blotnikas
Avec : Julien Rochefort

La Louve : Béatrice Agenin dans le corps de Louise de Savoie

Partons pour un voyage dans les années 1515, au moment où Louise de Savoie (Béatrice Agenin) va œuvrer afin que son fils François d’Angoulême (Gaël Giraudeau) devienne Roi de France.

Dans les coulisses du pouvoir, les manipulations politiques sont au paroxysme. L’interprétation “royale” de Béatrice Agenin contribue à magnifier cette pièce ; la comédienne apparait dans toutes ses facettes : mariée à 12 ans à Charles d’Orléans, femme séductrice, mère dévote, etc. La puissance des émotions qu’elle nous transmet est très forte et son combat pour légitimer la place de son fils nous ébranle.

Les échanges avec la Reine Marie (Coralie Audret) illustrent des identités féminines parfaitement incarnées. Malgré des intérêts politiques opposés, elles se rejoignent par une grâce divine qui nous interpelle sur les rôles de la femme d’hier et d’aujourd’hui.

Les sept comédiens maitrisent une langue alerte, gourmande, imagée et humoristique. Le spectateur navigue joyeusement entre plusieurs registres : épopée historique, farce, romance, comédie de boulevard…

Cette création théâtrale de Daniel Colas est mise en valeur par un décor épuré, élégant et original : un miroir frontal occupe toute la scène et reflète tour à tour les comédiens et le public devenu complice. Ce spectacle d’un grand esthétisme est sublimé par la richesse des costumes réalisés par Jean-Daniel Vuillermoz.

Magali Rossello

La Louve une comédie de Daniel Colas, avec Béatrice Agenin, Gaël Giraudeau, Coralie Audret, Maud Baecker, Yvan Garouel, Adrien Melun, Patrick Raynal
Spectacle vu le 8 septembre 2016 au Théâtre La Bruyère
Avec : Béatrice Agenin, Gaël Giraudeau, Coralie Audret, Maud Baecker, Yvan Garouel, Adrien Melun, Patrick Raynal
Jusqu’au 4 décembre 2016 – 21h mardi au samedi et 15h30 le dimanche

Le Voyage en Uruguay : un road-trip un peu spécial

Et oui, ça y est ! C’est la rentrée… Les vacances sont finies, Paris est de nouveau bondé. Ceux qui ont eu la chance de partir se consolent à coups de photos et souvenirs. Les autres rêvent de grands espaces et attendent leur tour…. Il est un lieu où les uns et les autres peuvent se retrouver et poursuivre leur quête d’évasion. Ce lieu au nom prédestiné, c’est la salle Paradis du Lucernaire. Tout en haut du théâtre perchée, elle accueille un spectacle savoureux, touchant, tendre et délicat.

LeVoyageEnUruguay
©Juliette Parisot

Laissez-vous convier à un double voyage. Voyage vers l’autre bout du monde, précisément l’Uruguay. Et voyage à travers la mémoire d’un petit garçon d’une dizaine d’années. Le garçonnet en question, c’est Clément Hervieu-Léger, et l’histoire qu’il nous raconte, il l’a entendue des dizaines et des dizaines de fois. Car l’un des héros du récit n’est autre que son grand-père, qui fut un éleveur normand réputé. En 1950, un riche propriétaire uruguayen rendit visite à sa Ferme Neuve et lui acheta trois taureaux et deux vaches. L’odyssée venait de débuter…

Le voyage en Uruguay

Depuis des années, je ne sais plus très bien ce qui est la vérité. Je sais simplement que c’est une belle histoire intitulée Le Voyage en Uruguay – Clément Hervieu-Léger.

En 1950, les expéditions sont forcément au long cours et c’est tant mieux. Aux côtés de Philippe, un jeune cousin du grand-père chargé d’acheminer les bêtes de Beaumontel – Normandie à Montevideo – Uruguay, nous voici entrainés à bord d’un train puis d’un paquebot, pour une sorte de “road-trip maritime”. Au gré de la traversée, on s’attache à Philippe, incarné par un Guillaume Ravoire chaleureux, poétique, lumineux, pénétrant, sensible et éloquent. S’appuyant sur un texte précis, tendre et pittoresque, Daniel San Pedro  nous offre un spectacle totalement dépaysant, véritable parenthèse enchantée. Grâce à l’empathie immédiate que provoque en nous son comédien – ces deux-là se connaissent bien, et leur complicité plane sur le plateau – on se laisse volontiers et totalement embarquer outre-Atlantique.

Cette histoire à deux voix, entre songe et réalité, nous fait immédiatement partir ou repartir : en vacances, en enfance, dans une contrée où l’on se sent définitivement libre et serein.

Le voyage en Uruguay – spectacle vu le 3 septembre 2016 au Lucernaire
Un texte de Clément Hervieu-Léger
Mise en scène : Daniel San Pedro
Avec : Guillaume Ravoire

DON QUICHOTTE ou DON QUICHOTTE de la Mancha…

Qui n’a pas une image de Don Quichotte, le chevalier errant… ?

Jean-Laurent Silvi nous invite à revisiter ce mythe par un original et audacieux choix de découpage scénique. En effet, il intercale parmi les principaux épisodes de la vie de Don Quichotte (Sylvain Mossot) et de son écuyer Sancho Pança (Axel Blind) des interviews de chacun des héros par une journaliste (Barbara Castin) directement échappée d’une émission de télé-réalité …
La mise en scène efficace et dépouillée (trois cubes noirs) met les comédiens en pleine lumière et rend les tableaux irrésistibles :
Don Quichotte, chevauchant Rossinante, livre bataille contre les moulins à vent qu’il prend pour des géants !
La scène avec Cardénio dans la forêt est mémorable.

Tout en respectant l’essence du texte de Cervantès (1200 pages), Jean-Laurent Silvi parvient à toucher le spectateur grâce à un niveau de dérision admirable.
Sylvain Mossot et Axel Blind incarnent les héros mythiques avec toute la puissance physique décrite dans le roman, sans gommer la finesse et la sensibilité des caractères. Le flamboyant et fou Don Quichotte évolue dans un monde parallèle, tandis que Sancho nous interpelle par sa lucidité, son sens de l’amitié et son intelligence de la vie.
La parfaite diction des comédiens, le rythme trépidant des répliques et des confrontations physiques nous transportent dans un voyage onirique. À ne pas manquer lors, d’une future programmation parisienne…

Magali Rossello

«DON QUICHOTTE, FARCE EPIQUE» d’après Cervantès, avec Sylvain Mossot, Axel Blind, Barbara Castin et Anthony Henrot – spectacle vu le 18 août 2016 / par Magali
A l’affiche du Lucernaire, jusqu’au 20 août
Mise en scène : Jean-Laurent Silvi

La trop bruyante solitude d’un amoureux des mots

35 ans. 35 ans hors du monde. 35 ans sous terre, au trou, dans une cave. Avec pour unique trace de vie celle de dizaines de souris espiègles et polissonnes.
Est-il prisonnier ? Dangereux terroriste ? Bandit de grand chemin ? Rebut de la société ? Que nenni ! Hanta n’est qu’un simple ouvrier. Ouvrier d’une presse mécanique. Toute la journée, depuis donc 35 ans, il broie des livres dans le noir et broie du noir car il broie des livres. Mais pour rien au monde il n’échangerait sa place ni son emploi. Car cette place lui permet de sauver des dizaines, des centaines de livres. Cet emploi contribue à lutter contre l’obscurantisme. Face à la censure, Hanta a trouvé un subterfuge. Philosophe, humaniste, il se dévoile peu à peu homme de lettres, à mesure qu’il subtilise et cache tous ces (ses?) ouvrages. Kant, Hegel, Nietzsche… sont devenus au fil des ans ses compagnons d’infortune. Grâce à eux, pour eux et avec eux, il tente d’oublier son amour perdu – une jeune tzigane qui n’eut pas la chance, elle, d’être soustraite à la barbarie nazie.

 

Une Trop Bruyante Solitude Thierry Gibault
©Pauline Le Goff

Quand il ne reste rien, demeurent les voix, dans l’espace vide… qui nous invitent à tout réinventer – Laurent Fréchuret.

Thierry Gibault incarne ce héros bibliophile avec une conviction, une densité, une intensité exceptionnelles. Pour l’accompagner dans ce projet dont il est à l’origine, Laurent Fréchuret a opté pour une mise en scène tout en sobriété.
Une simple ampoule pour éclairer les vêtements maculés de Hanta. Un jeu de lumière signé Eric Rossi pour évoquer tour à tour la salle de presse ou les rues de Prague. En fond sonore, le ronronnement doux et régulier d’une machinerie. C’est presque rien et pourtant on voyage dans la vie d’Hanta, on souffre avec lui, on est suspendu à ses lèvres, on écoute et on vit son histoire.
À la fois reconnaissant et plein d’empathie, on est admiratif d’une telle bravoure. Son héroïsme et sa rébellion nous touchent au plus profond. Et pour un peu, on serait prêt à demeurer 35 ans sous terre, à l’écouter nous dire des vers…

 

Une trop bruyante solitude – spectacle vu le 28 juillet 2016 au Théâtre des Halles
Un texte de Bohumil Hrabal
Adaptation et mise en scène : Laurent Fréchuret
Avec : Thierry Gibault

Encore une nuit et je serai trop vieille, l’âge d’aimer

Geneviève de Kermabon sait parler des corps et des désirs.

Après Sous ma peau, spectacle intense sur le désir à l’âge adulte, composé à partir d’écrits de Grisélidis Réal, artiste et prostituée, et d’autres témoignages, Geneviève de Kermabon donne forme à la question de la sexualité des adolescents. Là encore elle nourrit son travail de rencontres, et les propos des jeunes gens interrogés gorgent son texte de réel. La liberté de leurs confidences témoigne sans nul doute de la confiance qu’elle a su leur inspirer.

Encore une nuit et je serai trop vieille, le désir en question

C’est l’histoire de Rosie… Rosie est une adolescente aux formes généreuses, entravée par son éducation, la difficulté d’accepter son corps, le regard des autres et par l’autocensure.
Elle aimerait, mais elle n’ose pas…
Alors elle écoute les confidences des autres, leurs histoires intimes, parfois crues, souvent drôles…

 

« L’amour avec un grand A,
c’est le fait d’être complètement nu de l’intérieur devant quelqu’un »

Rosie, c’est un ample personnage en jean XXL, à la poitrine faite de 2 demi-mappemondes, au visage de loupe. Elle trône au centre d’une piste peuplé d’un apparent bric-à-brac profus, pas loin d’une installation d’art brut, ou de cet « art pauvre » qui redonne une valeur artistique à des matériaux dits modestes.

Silhouettes à taille humaine, corps de tuyaux, ressorts, bras articulés. Amas de fils de fer qui se déploieront en un gracieux couple pour une danse lascive. Ces « machines » signées Soux prendront la voix de ces « autres » dont Rosie guette la parole, leurs visages de plexiglas animés en transparence par le visage de l’artiste, leurs corps mus ou abandonnés au gré de ses mouvements.

Des empilements d’accessoires, masques, perruques, photos, accrochés à des patères, posés sur un coin de chaise : bientôt un jeune homme romantique, bientôt une jeune fille amusée. Menue, vive, avec ou sans masque, Geneviève de Kermabon a 15 ans, 20 ans, garçon ou fille, ou pétillante grand-mère – pour un souvenir d’une adolescence d’un autre temps – avec la même crédibilité.

 

« La première fois, ça a duré 6 secondes, il était trop désolé,
mais moi j’men fous, des premières fois, y’en aura des tas »

Il y a de la fraicheur et du sérieux – car les sentiments et le sexe peuvent être choses très sérieuses ! – dans ces mots adolescents. Il y a aussi des dévoilements inattendus, touchants ou cruels. A un Robin figuré par un portrait du Caravage, sa mère déboussolée : « je préférerais te voir mort que pédé » « alors si c’est ça, je vais choper le SIDA ». Un bref et dur silence.

Marionnettes, masques, mise en scène joueuse, interprétation décalée : ainsi portée, la parole peut s’adresser autant aux adolescents qu’aux adultes, et être sans inhibitions, spontanée, sans que jamais l’on se retrouve voyeur malsain, déplacé. La finesse de jeu de l’actrice, la justesse et la malice de son regard sans jugement, au contraire, nous font spectateur attentif et sensible de ce portrait aux multiples facettes, tendrement humain.

 

ENCORE UNE NUIT ET JE SERAI TROP VIEILLE – spectacle vu le 14 juillet 2016
À l’affiche du théâtre Les 3 Soleils
Un spectacle conçu et interprété par Geneviève de Kermabon