Le Terabak de Kiev prolonge noël jusqu’au 14 janvier

Traditionnellement les fêtes de fin d’année riment avec sapin, mais aussi avec chapiteau. Direction le Monfort pour un spectacle entre cirque, magie et cabaret. Un voyage rythmé par les voix gutturales des Dakh Daughters venues tout droit de Kiev. On s’installe, on prend le temps de se restaurer (ça sent bon le fameux bortsch ukrainien), de faire connaissance, de trinquer avec ses voisins : l’ambiance est déjà dans la salle. Tout à coup débarque Yann Frisch, redingote portée à même la peau (« une idée du producteur pour mettre en valeur le corps des autres »), irrésistible négation de Monsieur Loyal, comble du non politiquement correct.

Terabak de Kiev, cabaret, cirque, Stéphane Ricordel, Dakh Daughters, Monfort, La Baraque, critique Pianopanier, espace chapiteau, Yann Frisch
© Christophe Raynaud de Lage 

Le bar se met en mode pause, les lumières s’éteignent, les enfants se taisent, le spectacle peut débuter avec Julieta Martin, sorte d’Elastic Girl sur son mât chinois. C’est parti pour une heure trente de joie pure, d’énergie brute, de rires explosifs, d’émotions authentiques. Un acrobate accro à son balai, un monocycle recordman de trampoline, un artiste qui joue des sangles aussi bien sans jambe qu’avec, un couple de voltigeurs qui règle ses comptes dans les airs, l’inénarrable Yann Frisch et ses cartes irrévocablement magiques… Les prouesses s’enchaînent au son des cordes et autres battements de tambours. Les filles énergisantes, magnétiques, envoûtantes, stimulantes font le lien entre chaque numéro et l’on souhaite que cela dure encore et encore.

Terabak de Kiev, cabaret, cirque, Stéphane Ricordel, Dakh Daughters, Monfort, La Baraque, critique Pianopanier, espace chapiteau, Yann Frisch

Sous le grand chapiteau du Monfort, on rit, on frémit, on se laisse gagner par la chaleur humaine, on savoure l’instant…et lorsque les lumières se rallument au son des applaudissements enthousiastes, on prolonge par une danse, on retrouve le chemin du bar pour prolonger l’allégresse. Entre réveillon de noël et réveillon de la Saint-Sylvestre, on choisit sans hésiter le Terabak de Kiev !

 


TERABAK DE KIEV
Du 16 décembre 2016 au 14 janvier 2017, 20h30 au Monfort
Mise en scène : Stéphane Ricordel
Avec : Yann Frisch, Arthur Chavaudret, Matias Pilet, Benoît Charpe, Oscar de Nova de la Fuente, Daniel Ortiz, Josefina Castro Pereyra Soler, Julieta Martin, Marina Voznyuk, Anna Olekhnovych
Chant et musique : Les Dakh Daughters et Vlad Troitsky

Un fil à la patte très bien ficelé par la Compagnie VIVA

Monter du Feydeau, ça ne pardonne pas. Soit on s’embourbe dans de grossières ficelles comiques, soit on s’évertue à redonner toute la verve du texte et la franche énergie qu’elle requiert. Pari gagnant pour Anthony Magnier et ses comédiens. Beaucoup de fraicheur et de judicieuses idées de mise en scène. De la folie et de la férocité. On rit franchement. Tonus, fermeté et précision chez ces acteurs de la compagnie Viva.

Un Fil à la patte, Georges Feydeau, Compagnie Viva, Anthony Magnier, Théâtre 14, critique Pianopanier© Anthony Magnier

C’est un véritable ballet de quiproquos, de mensonges et de manipulations dans une maison de fous. On connait l’intrigue : Bois d’Enghien sur le point de se marier avec une riche héritière, doit se débarrasser à tout prix de sa maitresse à scandale Lucette Gautier. Autour de lui défilent des personnages tous hauts en couleurs, dépendant les uns des autres autant que d’eux même. C’est comique, c’est absurde. Les délires y sont verbaux et sonores; la mise en scène s’attache particulièrement à cette rythmique d’interjection, de cris, de clac, de boum avec la précision chorale et musicale de la scénographie par l’utilisation originale et millimétrée du mime et des bruitages.

Un Fil à la patte, la pièce de Georges Feydeau mise en scène par la Compagnie Viva, direction Anthony Magnier, reprise Théâtre 14 copyright Anthony Magnier, critique Pianopanier

« Le comique, c’est la réfraction naturelle d’un drame »- Georges Feydeau

Encore une fois on rit beaucoup, mais si l’on rit, c’est de la folie humaine et de sa cruauté.
La pièce a reçu le Grand Prix du Jury et le prix du Jury Jeunes du Festival d’Anjou 2015, et vraiment, elle mérite d’être vue. Courez-y : vous ne serez pas déçus !

UN FIL À LA PATTE, de Georges Feydeau
Du 8 novembre au 31 décembre 2016 au Théâtre 14
Mise en scène Anthony Magnier, Compagnie VIVA
Avec : Marie Le Cam, Stéphane Brel ou Lionel Pascal, Solveig Maupu, Agathe Boudrières,  Eugénie Ravon, Gaspard Fasulo ou Xavier Martel, Xavier Clion, Mikael Taieb, Anthony Magnier ou Julien Jacob

Dates de tournée

C’est noël tant pis… de Pierre Notte tant mieux !

« Pense un peu à ta mère, c’est son dernier noël – ça lui fait tellement plaisir qu’on soit tous là chez elle pour lui fêter son dernier noël ».

Dans cette famille quelque peu cabossée – mais n’importe quelle famille ne l’est-elle pas un minimum ?- il y a d’abord le père qui n’a jamais rien décidé de sa vie et qui n’appelle pas sa femme autrement que « maman ». Ensuite, il y a la mère, la fameuse « maman » du père, devenue méchante à force d’être triste, qui comble un vide intérieur en se bourrant de sucreries. Il y a aussi Nathan, l’ainé des fils, « celui qui prend toute la place de fils modèle unique flanqué d’un petit frère ». Et puis il y a Tonio, le petit frère en question qui se sent mal aimé (« je voudrais savoir s’il y a quelqu’un ici pour qui je suis autre chose qu’à peu près rien »). Enfin, il y a Geneviève, la femme de Tonio, la pièce rapportée « qui en a sa claque de prendre des claques ».

C'est noël tant pis, Pierre Notte, Théâtre du Rond-Point, avec Bernard Alane, Brice Hillairet, Sylvie Laguna, Chloé Oliviers, Renaud Triffault, Romain Apelbaum, critique Pianopanier
© Claire Fretel

Tout ce petit monde se retrouve le soir de noël pour le traditionnel et hélas incontournable repas de famille, chez la grand-mère plus réellement vaillante. Un sapin auquel il manque ses boules, des cadeaux qu’il faut désempaqueter, une dinde pas encore décongelée, une galette des rois en guise de bûche… tout semble déjà mal embarqué lorsqu’on découvre la grand-mère gisant nue sous la table.
Grâce à la scénographie ingénieuse, le sapin qui s’était transformé en table de salle à manger devient lit d’hôpital, et c’est dans cette chambre, autour d’une aïeule mourante, qu’aura lieu la veillée de la Saint-Sylvestre.

cest-noel-tant-pis-2©Giovanni Cittadini Cesi

De  chambre d’hôpital en alcôve mortuaire, de tentative de suicide en règlements de comptes et autres lavages de linge sale, de reproches en insultes et de bousculades en jérémiades, la soirée perd en rituel et gagne en dramaturgie. C’est le grand déballage : on se dit tout, en criant, hurlant, pleurant et même en chantant…car il y a toujours des chansons dans l’univers de Pierre Notte.

« Pour finir l’amour l’emporte sur tout, surtout quand les suicides ratent et que les enfants acceptent de bien vouloir suivre l’ordre normal des choses et de ne pas mourir avant leurs parents ».

S’il y a des ritournelles dans les spectacles de Pierre Notte, il y a surtout des textes plein de finesse, de subtilité, d’humour et de verve. Un texte porté ici par cinq excellents comédiens qui s’emparent des névroses de leurs personnages, provoquant souvent le rire, mais le rire de Beaumarchais. Continuons de rire grâce à des artistes comme Pierre Notte : ses créations sont de véritables cadeaux…de noël.

 


C’EST NOEL TANT PIS
Du 29 novembre au 30 décembre 2016, 21h au Théâtre du Rond-Point
Texte, mise en scène et chansons : Pierre Notte
Avec : Bernard Alane, Brice Hillairet, Sylvie Laguna, Chloé Oliviers, Renaud Triffault, en alternance avec Romain Apelbaum

Dark Circus : chapiteau sur écran blanc

« Venez nombreux, devenez malheureux ! »

C’est ainsi que nous sommes invités à venir assister à une représentation du Dark Circus. D’un coup, la voix du Monsieur Loyal – celui-là même que l’on retrouvera sur la piste – nous fait remonter le temps. À coup de mégaphone, cette voix nous ramène en enfance, plus précisément à nos vacances d’enfants, et encore plus précisément à cet instant où la caravane passait. Annonçant clowns, trapézistes, lions et autres personnalités surprises, cette voix était synonyme de bonheur à venir.

Dark Circus, Compagnie STEREOPTIC, Romain Germond, Jean-Baptiste Maillet, d'Avignon 2016, Monfort Théâtre
© Christophe Raynaud de Lage

Alors pourquoi ce message ? Qu’a-t-il de particulier ce cirque ? Qu’a-t-il de dark ce circus ? Cet « anti-cirque » ? Aussi noir que nos souvenirs de cirque d’enfance sont colorés, il laisse s’écraser au sol les acrobates et dévorer les dompteurs. Les numéros s’enchainent au rythme des catastrophes. Il semble que pas un artiste ne sorte indemne de cette funeste piste aux étoiles. Jusqu’à ce que jaillisse du chapeau d’un jongleur une touche de couleur. Rouge sur noir, rouge sang, rouge du nez rouge du clown, rouge salvateur qui chassera la tristesse et nous remettra sur la véritable route de l’enfance.

 

Dark Circus, Compagnie STEREOPTIC, Romain Germond, Jean-Baptiste Maillet, d'Avignon 2016, Monfort Théâtre
© JM Besenval

Romain Germond et Jean-Baptiste Maillet les ont gardés, leurs yeux d’enfants. Grâce à ces yeux-là, avec trois fois rien -du carton, des fusains, des feutres, du papier-, ils donnent vie à l’univers de Pef. On a parfois du mal à croire qu’ils ne sont que deux pour créer autant de féérie : les esquisses succèdent aux dessins animés qui laissent eux-même place à des marionnettes. Une profusion d’images qui n’a rien à envier aux compositions sonores du spectacle. Multi-instrumentiste, Jean-Baptiste Maillet ajoute de la magie à la magie, allant même jusqu’à métamorphoser sa guitare en dompteur aux allures de gitan.

Nous ne sommes plus au théâtre mais au cirque ; chaque numéro qui se termine, aussi sombre soit-il, nous fait taper des mains pour réclamer le suivant. Merci STEREOPTIK de nous rappeler que nous sommes à jamais des enfants.


DARK CIRCUS
Du 29 novembre au 17 décembre 2016, 20h au Monfort Théâtre
Création et interprétation : Romain Germond et Jean-Baptiste Maillet de la Compagnie STEREOPTIK
D’après une histoire originale de PEF
Ce spectacle sera accueilli dans le cadre du PULP Festival à la Ferme du Buisson du 21 au 23 avril 2017

M’man, ou les muets cris du cœur

Au centre du large plateau du Théâtre du Petit-Saint Martin, peut-être une caisse de transport(s), pas vraiment des murs, plutôt des cloisons… – une cube aux parois largement ouvertes, grandes baies face au public et côté jardin; quelque chose comme une boîte de Pétri dans laquelle on observerait ces étranges bactéries qui composent une cellule familiale…

La pièce s’étire sur une dizaine d’année, de dîners d’anniversaire en cornet de glace à la plage, cinq conversations comme autant de condensés de vie, entre Gaby, jeune homme mal grandi, trentenaire encore célibataire, toujours sans emploi, toujours au domicile familial, et sa « M’man », Brunella, mère fantasque et impitoyable, femme (« – Toi aussi tu es une femme, m’man – Ah oui, depuis quand ? ») inquiète et passionnée, quittée il y a bien longtemps par le père.

Fabrice Melquiot, auteur apprécié des scènes françaises et européennes, sait parler d’aujourd’hui. Il est né à Modane, ville savoyarde frontière de l’Italie. Il y campe « M’man », comédie douce-amère, portrait d’une famille d’entre-deux, ni aisée, ni déclassée, dans cet espace d’entre-deux, petite ville sans grand charme nichée au creux de la magnifique Vanoise, où l’on peut oublier que l’on est français « Depuis l’annexion de la Savoie ! ça fait 150 ans m’man ! », où l’on va encore, de génération en génération, faire le marché à Bardonecchia, de l’autre côté de la frontière… On est au XXIe siècle puisqu’on paye (trop cher) le panettone en euro, mais un XXIe siècle d’entre-deux aussi, avec un petit air désuet, où le téléphone fixe est mural, à fil et beige, où l’on écoute des cassettes sur un walkman…

Le décor a du charme, une bribe d’appartement, une cuisine, un coin canapé, un endroit simple et chaleureux. Pour figurer le temps qui passe, l’idée est jolie de faire tourner ce décor sur lui-même, en une littérale volte des saisons ; on pourra cependant sans doute trouver la manipulation envahissante, donnant beaucoup de poids, de présence, à ce bout de maison, le surchargeant d’une signification peut-être un peu volontariste.

« Gaby, tu arrêtes de te promener dans ma cuisine
comme si c’était le centre-ville ! »

Ce soir, on fête l’anniversaire de Gaby. Il a mis le couvert, préparé le souper, fait un gâteau, un peu de ménage, 30 ans ça se fête ! Brunella, sa « m’man », bichonne un passé qu’elle aimerait oublier… « fallait pas nettoyer les photographies ; les photographies doivent se couvrir de poussières, les lèvres des photographiés bleuirent, les visages devenir gris, c’est normal ».

Ils se taquinent, se chamaillent, se confient, se réconcilient, parlent beaucoup, mais pas suffisamment, au fond : elle, à lui : « tu as mal au ventre parce que tu y ranges des phrases à l’intérieur, au lieu de déranger les gens avec ».

Cristiana Reali, mère-Médée magistrale et si humaine

Yeux trop maquillés, leggings et chemise à carreaux (c’est le metteur en scène qui a choisi les très pertinents costumes), blondeur approximative, Cristiana Reali rencontre ici un rôle qui permet à son talent et son humanité de se déployer bellement. Elle compose avec une précision remarquable et surtout une grande générosité cette Brunella, Médée rancunière, dévorante comme il se doit, et chaleureuse, débordante de tendresse… « Tu me fais penser à un vieux baromètre déréglé qui passe du beau temps au mauvais en un instant » s’en amuse et s’en fatigue son rejeton… Mère à 17 ans d’un fils trop grand, presque jumelle de Sara Forestier, dans La Tête haute d’Emmanuelle Bercot, de ces mères dont l’adolescence semble si près. Brunella/Gaby, une génération au-dessus, mais finalement quelle différence – sinon que son fils est déjà un adulte – mais un adulte-enfant, lui aussi décalé, les deux âges en lui, que l’on sent en lutte l’un contre l’autre, chacun mécontent, l’enfant buté toujours captivé et captif des rets maternels, pas prêt encore à couper le cordon, l’adulte engoncé, bridé, qui aimerait ouvrir ses ailes mais ne s’y résout pas.

Robin Causse, jeune comédien à la silhouette longiligne, donne à Gaby de sa fraîcheur, sans doute même de ses maladresses, et une gestuelle retenue qui raconte beaucoup de ce personnage emprunté, entravé par l’amour débordant de sa mère et par ses propres tabous. Ce fils couvé trouvera une virilité inattendue en costard de velours bleu, voix de velours et œillades assorties, lors d’une échappée – aussi au sens strict : un des rares moments hors de la boîte/maison -, un karaoké où se mêlent malice et émotion, où l’on passe du sourire à une curieuse et nostalgique tendresse.

Vacillements de l’âme

Vie restreinte, enclose entre ces quatre murs, enserrée par les nœuds relationnels de la mère et son fils, mais aussi contrainte par l’horizon fermé de cette ville en bout de pays, Modane, ville à la frontière, à la lisière : pas une ville-carrefour traversée de mille courants, plutôt une ville-couloir que ceux qui viennent de plus loin traversent sans émoi. « Tu aurais pu passer le concours de la SNCF. Vivre à Modane et ne pas passer le concours, c’est suspect ».
Ville assez grande pour qu’on n’ait pas besoin d’ailleurs « Ici on a les montagnes », mais trop petite pour y rêver : quand Gaby tombera amoureux ce sera d’une jeune femme de l’autre bout du continent, de loin.

Dans des brumes d’alcool, un secret sera dévoilé, l’ombre qui hante Gabriel a enfin un nom, le décor s’est petit à petit dénudé, le récit aussi, ce qui devait être tu (ou ce qui devait être dit ?) a été dit. On flanche avec eux, est-ce qu’ils seront plus seuls, ou moins, maintenant que le secret a surgi, est-ce qu’ils sauront mieux s’aimer, mieux s’entendre. On hésite ; ce qui est sûr, c’est que Brunella et Gaby nous semblent moins adolescents, subitement – on ne sait pas encore si c’est une bonne nouvelle. Le cœur un peu serré, on le leur souhaite. Deux beaux comédiens, pleins de douceur, dirigés avec justesse et sensibilité par Charles Templon, ont donné vie à deux personnages à l’humanité fragile, personnages qui semblent de peu, de vies modestes, mais dont les vacillements de l’âme ne sont pas moins troublants et touchants que ceux de la flamme qui hésite entre s’éteindre ou se raviver de plus belle.

Marie-Hélène Guérin

 

M’MAN
À l’affiche du Théâtre du Petit Saint-Martin jusqu’au 31 décembre
Une pièce de Fabrice Melquiot
Mise en scène Charles Templon
Avec Cristiana Reali, Robin Causse

 

The Valley of Astonishment : voyage au centre du cerveau

Un spectacle de Peter Brook aux Bouffes du Nord, c’est toujours un petit événement. C’est comme un rendez-vous joyeux. Le retour du maître dans sa maison. Et lorsqu’on a manqué le premier rendez-vous – car il s’agit d’une reprise – on est forcément plus impatient.

Passées les premières minutes quelque peu déroutantes -qui sont ces trois personnages en scène ? de quoi nous parlent-ils ? de qui, de quoi la langue de Shakespeare se fait-elle l’écho ?- on plonge dans les mystères de ce spectacle hors du commun. À la rencontre de Sammy Costas -formidable Kathryn Hunter-, ce petit bout de femme énergique à la voix rocailleuse et hypnotique. La voici débarquée de nulle part, face à deux éminents neurologues qui s’intéressent à son cas peu banal. Car Sammy n’est pas seulement hypermnésique; elle est également synesthète. Dans son cerveau, chacune des lettres de l’alphabet est associée à une couleur, les chiffres et les nombres peuvent se superposer à l’infini. Ce don lui permet de mémoriser la moindre information par un phénomène d’association d’idées : pour chaque mot qu’elle entend elle invente des images, sa mémoire est sans fin.

The Valley of Astonishment, Peter Brook, Marie-Hélène Estienne, Théâtre des Bouffes du Nord, Kathryn Hunter© Pascal Victor / ArtComArt

Comment fait-on pour oublier?

Jusqu’où ce don sera-t-il source de joie, de plaisir, et même de revenus ? -engagée par le Magic Show, Sammy utilisera sa mémoire prodigieuse dans un numéro à succès. Y a-t-il des risques, et quels sont-ils, à exploiter ainsi une mémoire illimité ?  À partir de quand cela devient-il une souffrance ? Est-il possible d’apprendre à oublier, à ne plus se souvenir, à perdre la mémoire ?

Sammy à peine disparue du plateau, un autre « cas » vient exposer son expérience de proprioception : suite à un accident, cet homme ne peut plus guider ses membres qu’en les regardant. Sensationnel Marcello Magni qui semble avoir emprunté le corps d’un autre. Le cerveau humain est tellement déconcertant, inouï, inexplicable, impénétrable, sensationnel…

Déconcertante et sensationnelle : telle est cette « vallée de l’étonnement » que nous proposent Peter Brook et Marie-Hélène Estienne. Moyennant une scénographie toute simple -trois chaises, une table, un porte-manteau sur lequel s’accrochent les blouses blanches au gré des changements de rôles- trois incroyables comédiens et un musicien nous font toucher du doigt l’ordinaire et l’extraordinaire dans un espace temps unique, magique et inoubliable.

The Valley of Astonishment, Peter Brook, Marie-Hélène Estienne, Théâtre des Bouffes du Nord, Marcello Magni

THE VALLEY OF ASTONISHMENT
Du 24 novembre au 23 décembre 2016, 21h au Théâtre des Bouffes du Nord
Texte et mise en scène : Peter Brook et Marie-Hélène Estienne
Avec : Kathryn Hunter, Marcello Magni et Pitcho Womba Konga
Musicien : Raphaël Chambouvet

La violente fragilité de « la nuit juste avant les forêts »

J’avoue que je ne connaissais pas Bernard-Marie Koltès, ou très peu. Son nom bien-sûr, je le connaissais. Je connaissais aussi les sujets de prédilection de cet auteur mort jeune à la fin des années 80 et régulièrement mis en scène par Chéreau. Alors je suis descendu au sous-sol du Théâtre de Poche-Montparnasse avec l’excitation d’enfin découvrir sur scène ce dramaturge emblématique, et avec aussi la peur d’être déçu par un texte que j’avais envie d’admirer a priori.

Je n’ai pas été déçu. « La Nuit juste avant les forêts » est un choc, et cela commence dès l’entrée dans la salle. On ne peut pas tout dire ici, mais avant de rejoindre sa place, chaque spectateur doit traverser une partie du plateau où le comédien est déjà installé. On frôle cet être fragile, contorsionné de douleur.

La Nuit juste avant les forêts, Bernard-Marie Koltès, Jean-Pierre Garnier, Eugène Marcuse, Théâtre de Poche Montparnasse@DR-JPG

C’est un tas, accroupi par terre, qui tord son corps élastique. Le noir se fait dans le public, et le jeune homme prend la parole. C’est un appel sans réponse, une main puissamment tendue, une révolte continue et circulaire, répétitive comme une chanson. Il nous jette à la figure la solitude, l’exclusion, la fuite, l’inadaptabilité. Il nous envoûte par ses gestes, sa sensibilité, sa voix, son charme rugueux. Il est à la fois d’une grande violence et d’une fragilité extrême.

Le comédien, c’est Eugène Marcuse. Il est encore élève au Conservatoire et il nous prouve que le talent n’a pas d’âge, puisqu’il est magnifique d’humanité dans ce rôle très difficile. Il n’en fait jamais trop, il joue sa partition en respectant le ton d’un soliloque qui a souvent des accents céliniens. On assiste à ce cri sourd pendant un peu plus d’une heure et on en sort un peu vidé, mais grandi. On a envie de dire merci à Koltès et merci à Eugène Marcuse de nous montrer ce qu’est l’art de servir un grand texte.

La nuit juste avant les forêts, Jean-Pierre Garnier, Bernard-Marie Koltès, Théâtre de Poche-Montparnasse, Eugène Marcuse

LA NUIT JUSTE AVANT LES FORETS 
Un texte de Bernard-Marie Koltès
Mise en scène : Jean-Pierre Garnier
Avec : Eugène Marcuse
Du 8 novembre 2016 au 7 janvier 2017 à 19h au Théâtre de Poche-Montparnasse

Richard III – Loyaulté me lie : l’inquiétante fête foraine

Il trucide, trahit, complote, abuse, enferme, exécute; Richard III reste le tyran machiavélique et monstrueux que l’on connait. On a vu beaucoup d’hivers changés en étés glorieux par un soleil d’York mais jamais aucun avec deux clowns évoluant dans un décor de fête foraine. Fascinant et inquiétant. L’un se prend pour Richard III, l’autre incarne une multitude de personnages -une quarantaine au total- avec une facilité étonnante.

Richard III - Loyauté me lie Théâtre de l'Aquarium Cartoucherie Gérald Garutti Jean-Lambert Wild@Tristan Jeanne-Valès

Cet univers forain s’avère tout particulièrement séduisant. Il prend appui sur un décor de bois peint, regorgeant de trappes secrètes et autres machineries toutes aussi ingénieuses que surprenantes que l’on découvre au fil de la pièce. Il est à lui seul un personnage, mi-adjuvant, mi-opposant, et plutôt machiavélique. Les deux clowns semblent le maitriser mais se retrouvent plus d’une fois pris au piège de cette machine infernale. La cruauté et la poésie en deviennent d’autant plus intriguantes. Folie d’un roi.

L’utilisation technologique vaut le détour. On retiendra des projections de têtes animées sur des ballons de baudruche ou sur des barbes à papa. Effet magique garantie. On croise comme cela le spectre de Clarence. On se laisse surprendre, on se laisse rêver, parfois.

Richard III - Loyauté me lie Théâtre de l'Aquarium Cartoucherie Gérald Garutti Jean-Lambert Wild

« Je veux m’allier au noir désespoir contre mon âme et devenir l’ennemi de moi-même ! »
Image frappante d’un clown Richard III en armure bleue ciel de porcelaine, dont il ressort une grande poésie et une grande fragilité. Serait-on touché par ce roi affreux ? La scène finale le permet peut être, en rupture avec l’esthétique du reste du spectacle… Combat et défaite d’un roi.
 

Richard III – Loyaulté me lie
D’après William Shakespeare
Avec Elodie Bordas et Jean Lambert-wild
Direction Jean Lambert-wild, Lorenzo Malaguerra et Gérard Garutti
Théâtre de l’Aquarium de la Cartoucherie
Du 3 novembre au 3 décembre 2016 – 20h

Une légère blessure, une comédienne « poids lourd »

Une athlète. Une sprinteuse qui se jetterait dans une course folle, désespérée et inéluctable. C’est ainsi qu’apparaît Johanna Nizard, seule sur scène, avec les mots de Laurent Mauvignier. Il ne fallait pas moins que l’immense talent de cette comédienne pour tenir sur la longueur un texte aussi dense, percutant, incisif, intense. L’étendue de sa palette, la finesse et la sensibilité de son jeu lui permettent d’interpréter cette partition brillante, étoffée, éclatante. En quelques secondes, elle passe d’une infinie douceur, d’une touchante fragilité à une dureté rageuse, explosive, inquiétante. Elle nous surprend par tant de colère contenue. Une violence aussi peu légère que cette fameuse blessure qui ne sera dévoilée qu’à la fin.

une-legere-blessure Johanna Nizard

©Giovanni Cittadini Cesi

« Moi je peux gaspiller mon temps à tout dire, rien ne me touche plus assez pour que j’ai peur de le perdre. »

Qui donc est cette femme ? La quarantaine, une certaine classe sociale. Elle attend à dîner ses parents qui ne sont pas venus depuis longtemps. Elle s’adresse à une autre femme, une femme de ménage qu’on ne voit pas, qu’on n’entend pas, qui ne parle pas la même langue qu’elle. Tout au long de ce dialogue – ce monologue – elle libère une parole, des choses difficiles à dire. Comme une sorte d’introspection, elle évoque ses rapports avec les hommes, avec son père, sa mère, son frère, les enfants qu’elle n’a pas eus…

une-legere-blessure Johanna Nizard

« Une souris qui déplace une montagne, dans le regard des gens ça reste une souris. »

La course effrénée de Johanna est rythmée par les mot de Mauvignier. Et les mots de Mauvignier dessinent un cercle de plus en plus étroit. De plus en plus vicieux… En débutant la course, elle a ouvert les vannes, et le secret qu’elle cache, cette « légère blessure », elle va finir par le dévoiler.
Othello Vilgard retrouve ici Johanna Nizard, qu’il avait déjà mise en scène dans Trois Ruptures de Rémi de Vos. Il lui fait occuper tout l’espace, telle une lionne en cage. Une cage qui aurait des allures de ring de boxe, tant la puissance qu’elle dégage nous fait l’effet de véritables uppercuts.
Quand on vous dit que Johanna est une incroyable athlète de la scène…

 

UNE LEGERE BLESSSURE
Du 6 au 29 juillet 2018, 19h30 au Théâtre des Halles 
Salle Chapiteau
Texte et dramaturgie : Laurent Mauvignier
Mise en scène : Othello Vilgard
Avec : Johanna Nizard

La troublante déclaration de Catherine Sauval à Jules Renard

Voici un spectacle intelligent, subtil, à la gloire d’un auteur trop souvent méconnu. Catherine Sauval a découvert le Journal de Jules Renard suite aux représentations de Poil de Carotte au Studio-Théâtre de la Comédie-Frrançaise en 2010. Ce fut une révélation, un véritable coup de foudre. Cette passion pour l’homme, pour le poète, elle la dépose avec douceur, intensité, sensibilité sur la scène du « petit Poche-Montparnasse ».

Son spectacle ne serait pas ce petit bijou si l’ancienne sociétaire du Français  y proposait une simple succession des plus célèbres aphorismes du poète (« Si l’on bâtissait la maison du bonheur, le plus petite pièce serait la salle d’attente », « La nature fait du fumier avec les souvenirs de son année », « Dieu n’est pas une solution, ça n’arrange rien », « Je vois la vie en rosse »…).
Catherine Sauval raconte que l’agencement des différents extraits qu’elle avait retenus « se fit comme par magie en moins d’une heure ».
Elle nous apprend ou nous rappelle que Jules Renard était mal aimé (sa mère ne le surnommait-elle pas « le chieur d’encre » ?), d’une timidité maladive, neurasthénique, voire suicidaire…

Jules Renard, L’homme qui voulait être un arbre

© Alain Leroy / L’Œil du spectacle

« C’est l’homme que je suis qui me rend misanthrope ».

Cette magie opère au plateau et nous fait voyager dans les différents univers de Jules Renard : sa famille plus ou moins bienveillante, son travail d’écriture plus ou moins facile, sa campagne toujours chérie… Car l’auteur d’Histoires Naturelles et de Bucoliques, chronique paysanne avait un rapport à la nature qui est ici souligné. Les « scènes de vie de campagne » modifient le rythme du spectacle. Pleines de vie, elles sont souvent très drôles.

La scénographie de Catherine Sauval est toute simple, épurée, faisant la part elle aux jeux de lumières et à son jeu à elle, immense comédienne, tout en justesse, retenue, sensibilité et délicatesse.

Si l’émotion est toujours présenté, la dernière scène nous « cueille » littéralement. Preuve que Catherine Sauval, elle aussi magicienne, parvient à transformer ses spectateurs, l’espace d’un instant, en une véritable petite forêt…

L’HOMME QUI VOULAIT ETRE UN ARBRE
Du 26 septembre au 2 janvier 2017, les lundis à 19h au Théâtre de Poche-Montparnasse
D’après : Le Journal, Bucoliques et Histoires Naturelles de Jules Renard
Adaptation et interprétation : Catherine Sauval