Dans ton cœur : les histoires d’amour, c’est de la haute voltige !

Une rue new-yorkaise, il fait nuit, l’orage gronde et les minots dans le public flippent un peu. Une moderne chaperon rouge fait face à une avide meute de loups en jean et baskets, et les grands dans le public flippent un peu aussi. Une ouverture sombre, histoire de rappeler que la vie n’est pas parfumée qu’à l’eau de rose.
Mais la noctambule chaperon rouge ne s’en laisse pas conter, le drame s’éloigne, et la vie déboule sur le plateau avec une énergie et une fantaisie folles !

Rencontre explosive entre une compagnie circassienne virtuose, Akoreacro, et un maestro du burlesque, Pierre Guillois, qui, ici comme ailleurs (Bigre, Les Gros patinent bien…), fait naître rires et émotions avec une grande économie de mots, et une grande générosité d’imagination.
Talentueux mariage pour raconter une crépitante histoire d’amour !

« Elle » et « lui » (Manon Rouillard et Antonio Segura Lizan, artistes de voltige vifs et impressionnants, autant que la troupe de porteurs-acrobates qui les entourent) se rencontrent, se passionnent, se mettent en ménage, biberonnent, pouponnent, réaménagent, se chahutent, vont voir ailleurs s’ils y sont, se perdent, se retrouvent, bref, vivent.

La routine de leur quotidien les transforme en marionnettes d’un « théâtre noir » un peu dingue, dont les manipulateurs – tout de noir vêtus comme il se doit – sont apparents. Elle, illustre littéralement l’expression « je ne touche plus terre », tournoyant en l’air d’un ustensile ménager à l’autre, d’une main chargeant un lave-linge et de l’autre préparant le souper, tout sourire et sans interrompre son amicale conversation téléphonique. Lui, surgit porte-bébé au dos, poussant poussette et tenant cabas de courses, perché à deux mètres du sol sur les mains des porteurs, tranquille comme dans une cabine d’ascenseur.

Le couple bat de l’aile, Elle s’enflamme pour un fougueux danseur de tango, Lui pour une majestueuse Cassandra qui vit lovée dans un froufroutant boa sur une estrade flottant à 5 mètres du sol.

Des échappées belles au cœur de la frénésie laissent place à l’émotion. Soutenu par une belle contrebasse, un acrobate défie les lois de la gravité à la roue Cyr l’air de rien, comme on se grille une clope sur un balcon. Un étonnant duo aérien et amoureux entre Cassandra et Lui les envoie en l’air au sens propre tandis qu’Elle lave son linge sale en solo.

Dans un beau décor urbain en perpétuel mouvement, porté par la musique en direct d’un quatuor électrique et échevelé, Dans ton cœur, c’est du cirque musclé, où acrobaties et sentiments sont puissants. Derrière les acrobaties de haute volée, on retrouve l’univers tendre et farfelu de Pierre Guillois. Un spectacle volcanique, hilarant, spectaculaire, et poignant.
À voir en famille, à peu près à partir de 7 ans, tout le monde en prend plein les yeux et les zygomatiques, et les plus grands en prennent aussi plein le cœur.

Marie-Hélène Guérin

 

DANS TON COEUR
Un spectacle de la compagnie Akoreacro
Mise en scène Pierre Guillois
Avec Manon Rouillard, Romain Vigier, Maxime Solé, Basile Narcy, Maxime La Sala, Antonio Segura Lizan, Pedro Consciência, Tom Bruyas, Joan Ramon Graell Gabriel, Stephen Harrison, Gaël Guelat, Robin Mora, Johann Chauveau
Photographies © Richard Haughton
 

 
Oreilles extérieures : Bertrand Landhauser | Assistanat à la mise en scène : Léa de Truchis
Costumes et accessoires : Elsa Bourdin | Assistée de : Juliette Girard, Adélie Antonin
Scénographie circassienne : Jani Nuutinen / Circo Aereo | Assisté de : Alexandre De Dardel
Construction : Les Ateliers de construction, maison de la culture Bourges
Régie générale et chef monteur : Idéal Buschhoff | Lumières et régie : Manu Jarousse
Création sonore et régie son : Pierre Maheu
Production et diffusion : Jean-François Pyka
Administration générale : Vanessa Legentil

Production Association Akoreacro Coproduction Le Volcan – Scène nationale (Le Havre), maisondelaculture Bourges, CIRCa – Pôle national des arts du cirque (Auch), Agora – PNC Boulazac Aquitaine, Équinoxe – Scène nationale de Châteauroux, EPCC Parc de la Villette (Paris), Fonds de dotation du Quartz (Brest), CREAC Cité Cirque de Bègles, Théâtre Firmin Gémier, La Piscine, Pôle national Cirque d’Île-de- France, L’Atelier à Spectacle (Vernouillet) Accueil en résidence CIRCa – Pôle national des arts du cirque (Auch, Gers, Midi-Pyrénées), Agora – PNC Boulazac Aquitaine, Cheptel Aleïkoum (Saint-Agil), Le Volcan – Scène nationale (Le Havre), maisondelaculture Bourges, Le Sirque – Pôle national cirque de Nexon, L’Atelier à Spectacle (Vernouillet)
La compagnie Akoreacro est conventionnée par le ministère de la Culture – DRAC Centre-Val de Loire, ainsi que par la Région Centre-Val de Loire.
Akoreacro reçoit le soutien de la DGCA (aide à la création), de la Région Centre-Val de Loire (création et investissement), de l’ADAMI et de la SPEDIDAM (aides à la création).

Näss (les gens) : des gens et de la joie. Une pièce intense et hypnotique de Fouad Boussouf

Ombre, silence et immobilité
Pénombre, murmure de cordes vibrantes, vent dans les branches, crissement du sable sur lui-même, voix humaines, et lenteur de butô

Les silhouettes des danseurs, au lointain, font face au mur de fond. Mur gris de béton ou ciel voilé d’entrées maritimes, surface qui se fera changeante au gré de la lumière, une dénudée et belle scénographie de Camille Vallat. Il y a une opacité dans cette ouverture, ces êtres si éloignés, ce mur si gris, une opacité mais aussi une attente.
Et puis ils s’animent, sur des percussions traditionnelles mutées électro. Visages concentrés, vêtus des couleurs des montagnes du Maroc, d’où est originaire le chorégraphe Fouad Boussouf, ocres jaunes, bruns, verts, les sept danseurs sont très ancrés, pieds enracinés, solides, et corps tout en élévation, tension vers le haut, plexus solaire ouvert, épaules rejetées, torse et bras cherchant le ciel ou l’accueillant. Lignes et cercles, rondes et courses. Un mouvement incessant, tel les vagues battant la rive, tel la circulation du sang dans le corps. De rares pauses, contenant dans leur fixité la continuité du mouvement. De brefs suspens, à la frontière du déséquilibre.
 

Näss, c’est « les gens », en arabe ; des hommes, ici. Ailleurs, Fouad Boussouf a composé de splendides pièces pour des femmes : Feû, ou des groupes mixtes. Mais ici, ce sont des hommes. Et de leurs corps et leurs expériences si diverses – jeunes ou moins jeunes, secs ou trapus, peaux couleur de sables ou de terres, issus du hip-hop, de la danse traditionnelle marocaine ou du cirque contemporain -, ils construisent un groupe homogène, qui a trouvé sa respiration commune, un engagement physique partagé, une même pulsation.
Näss, c’est aussi une référence au nom du groupe marocain Nass el Ghiwane, dont le son, l’énergie et la résonnance avec la parole de la jeunesse de l’époque ont inspirés Fouad Boussouf.
Alors dans sa danse comme dans la très riche création sonore se mêlent intimement la tradition de la terre natale, et l’urbain du temps et des villes d’aujourd’hui. Des spirales de soufi s’achèvent en figures acrobatiques hip-hop. Les beaux mouvements d’ensemble, enfiévrés, vibrants, où chacun est une particule d’un tout, s’ouvrent parfois pour laisser quelques électrons s’échapper, en soli véloces, ou en pas de deux batailleurs et fraternels, parfois se jouant de la mise en danger de manière spectaculaire.
 

Une rupture se fait, les instruments se taisent pour laisser la place à la seule musique des danseurs, frappes des pieds sur le sol, souffles, forçant l’attention. S’ouvre alors une partition plus nocturne, plus électro, plus violente. Car cela aussi anime les hommes, la colère, l’ombre, le goût de l’affrontement, et l’écriture généreuse et solaire de Fouad Boussouf ne laisse pas ces pulsions plus sombres, plus farouches, de côté. Pourtant ce qu’il nous raconte là, c’est que l’élan de vie est plus fort. Et la rage va se transe-former en fougue, les visages enfin s’éclairer et sourire, et les gestes cent fois répétés se reproduire encore, mais gonflés de joie – et les cœurs des spectateurs, exultants, à l’unisson. On quitte ce spectacle intense et hypnotique les muscles frémissant de musique et de danse, et l’âme réchauffée d’allégresse.

C’était la dernière à La Scala lorsque j’ai assisté à ce spectacle, créé en 2018, à guetter en tournée – celui-ci ou les autres créations de Fouad Boussouf*

Marie-Hélène Guérin

 
NÄSS
Vu à La Scala le 28 avril 2024
Un spectacle de la Compagnie Massala
Chorégraphie Fouad Boussouf
Interprètes Sami Blond, Mathieu Bord, Elie Tremblay, Yanice Djae, Loïc Elice, Justin Gouin, Maëlo Hernandez
Assistant chorégraphie Bruno Domingues Torres | Lumière Fabrice Sarcy | Costumes et scénographie Camille Vallat | Son et arrangements Roman Bestion, Fouad Boussouf, Marion Castor
Tour manager Mathieu Morelle | Régie générale/lumière Romain Perrillat-Collomb, Benoît Cherouvrier
Photos © Charlotte Audureau

* à voir :
Fêu
• MAM de Paris dans le cadre de la Nuit des musées (forme courte) 18 mai
• Théâtre d’Orléans – Scène Nationale 29 mai
• Équinoxe – Scène Nationale de Châteauroux 31 mai

Oüm
• La Manufacture – CDCN de Bordeaux 16 mai
• MAM de Paris dans le cadre de la Nuit des musées (forme courte) 18 mai

Yës
• Théâtre Jacques Carat – Cachan 4 > 5 mai
• Festival Cluny Danse 18 mai
• Collège Gérard Philipe – Villeparisis 21 mai
• Théâtre de la Ville – Paris 23 > 25 mai

Plein Phare Out #2 Spectacles en plein air 24 > 26 mai

Production Compagnie Massala
Reprise de production Le Phare – Centre chorégraphique national du Havre Normandie, direction Fouad Boussouf
Coproduction Théâtre Jean Vilar – Vitry-sur-Seine, Le Prisme – Élancourt, Institut du Monde Arabe – Tourcoing, Fontenay-en- Scènes – Fontenay-sous-Bois, Théâtre des Bergeries – Noisy-le- Sec, La Briqueterie – CDCN du Val-de-¬Marne, Le FLOW – pôle Culture Ville de Lille, Institut français de Marrakech
Soutiens : ADAMI, Conseil départemental du Val- de-Marne, Région Ile-de-France, Ville de Vitry-sur- Seine, SPEDIDAM, Institut Français de Marrakech, Ministère de la Culture, DRAC Normandie, Région Normandie, Ville du Havre, Département de Seine-Maritime, La Briqueterie – CDCN du Val-de-Marne, Le POC d’Alfortville, Centre National de la Danse
Le FLOW – pôle Culture Ville de Lille, Cirques Shems’y – Salé, Maroc, Royal Air Maroc
Théâtre des Bergeries – Noisy-le- Sec, La Briqueterie – CDCN du Val-de-Marne

La vie en vrai (avec Anne Sylvestre), un spectacle en-chanteur

Marie Fortuit, la comédienne, brune, voix grave, au grain charnu et Lucie Sansen, la musicienne, blonde, voix plus flûtée et cristalline, yin-yang assumé autant que discret, sont parfaites de délicatesse, de légèreté et de gravité pour donner à effleurer l’univers d’Anne Sylvestre. 

« Effleurer », car en une heure, on ne peut qu’effleurer, toucher du bout du doigt, picorer parmi ces décennies de chansons et d’engagements d’Anne Sylvestre, chanteuse, militante, femme sorcière, sororale compagne d’esprit de ses auditeurices. Elles le font avec beaucoup d’intelligence, de malice et d’émotion.

 
© GuillaumeNiemetzky
 
Le spectacle s’ouvre sur un plateau habité simplement de la voix de Michèle Bernard, rendant hommage à sa consœur et amie. Les deux comparses surgissent, pour un entretien croisé hilarant, dézingueur des lieux communs du « male gaze ». Le ton est donné, complice, drôle, féministe. Mais oui, « féministe », ce n’est pas un gros mot ! « Féministe, c’est la seule étiquette que je ne voudrais pas qu’on me décolle », proclamait Anne Sylvestre. 
Marie Fortuit rappelle avec Audre Lordre que « la colère est nécessaire », pour ne pas admettre les violences imposées aux femmes par un patriarcat bien assis (et rassis) pendant la longue carrière la chanteuse, pour avoir le cran d’être libre, tête haute et âme claire. La colère d’Anne Sylvestre est sans amertume, colère de joyeuse rébellion. 
Mots et mélodies d’Anne Sylvestre s’enchevêtrent à la vie de Marie : elle en compose une balade pleine de charme(s) entre confidences intimes, questionnements sociologiques, et chansons, interprétées d’une belle voix ample, sur les orchestrations savoureuses de Lucie.

Merci pour la tendresse, chantait Anne Sylvestre.
« Merci pour la tendresse », a-t-on envie d’adresser à Marie Fortuit et Lucie Sansen, pour ce gracieux moment de théâtre et de vie, délicat et profond, chaleureux, puissant et poétique.




Marie-Hélène Guérin

 

© Esmeralda Da Costa
 

LA VIE EN VRAI (AVEC ANNE SYLVESTRE)
Au Théâtre de l’Athénée-Louis Jouvet, salle Christian Bérard, jusqu’au 5 mai 2024
Conception Marie Fortuit • Arrangements musicaux Lucie Sansen
Collaboration artistique Agathe Charnet et Mélanie Charreton • Scénographie Louise Sari • Création lumière et régie générale Thomas Cottereau • Régie son Jules Tremoy
Administration et diffusion Olivier Talpaert – En votre compagnie
Presse Delphine Menjaud / collectif overjoyed
Photos © Guillaume Niemetzky
et Esmeralda Da Costa

Ce spectacle s’inscrit dans la saison Jeune Création de la Salle Christian-Bérard, en partenariat avec Prémisses.

Production : Les Louves à Minuit
Co-production : CDN de Besançon
Soutiens : Le Phénix – scène nationale de Valenciennes – pôle européen de création, Comédie de Béthune – Centre dramatique national, Les Plateaux Sauvages (Paris), Théâtre de l’Atelier (Paris).

Le Cercle de l’Athénée et des Bouffes du Nord et sa Fondation soutiennent la saison Jeune Création 23-24 du Théâtre de l’Athénée Louis-Jouvet.

À la ligne, un seul-en-scène puissant et sensible à la Huchette

Y’a de la joie à la Huchette !
La chanson revient comme un mantra et s’impose comme une évidence.
C’est l’histoire vraie* de Joseph, ouvrier intérimaire.
Malgré des études de Lettres brillantes, Joseph se retrouve sur la ligne de production d’un abattoir breton. Un boulot inattendu ! Mais bon, « l’usine c’est pour les sous » .
Alors, va pour l’inattendu ! Suivons la ligne. Suivons Joseph !
Mais suivre Joseph dans son quotidien, c’est comprendre que la ligne, même implacablement droite, n’est pas le chemin le plus court entre l’homme et son accomplissement. Suivre Joseph, c’est entrer « en usine » comme d’autres entrent en religion. C’est croiser des collègues hauts en couleurs, des chefaillons bas de plafond, des odeurs putrides, des sons à vous crever les tympans. C’est s’exposer à la souffrance des corps, celle des hommes épuisés, celle de bêtes suppliciées. C’est se demander chaque jour pourquoi on le fait et chaque jour y retourner sinon, ça manque ! Suivre Joseph dans son quotidien, c’est écrire tout ça, cette expérience, cet épuisant foisonnement de vie et de mort mêlées ! Écrire pour témoigner, parce que c’est nécessaire, jusqu’à ce que la fatigue, l’inhumaine fatigue vienne à bout de cette nécessité. Parce que l’Usine, ça épuise tout. Tout, sauf la dignité, le partage, la solidarité… les rêves ! Tout sauf la joie. L’indicible, l’incompréhensible joie. La joie comme tuteur devant les vicissitudes de la vie ouvrière. La joie qui tient debout.
Au centre du plateau, le guitariste Tonio Matias accompagne et ponctue le récit de rythmes, de notes, de chants. Double musical de Joseph, frère de labeur. Compagnon précieux pour route sinueuse.
Autour de lui, sur tous les fronts, d’une humanité rayonnante et combative, Grégoire Bourbier incarne Joseph. Une performance puissante et digne, sensible et engagée. Il frappe fort et juste. Bravo ! La mise en scène de J-P Daguerre est au cordeau ! Millimétrée, précise, empathique.
C’est sûr, Y’a de la joie à la Huchette !

CLDDM

*(Joseph Ponthus, décédé prématurément en 2021, a publié « A la ligne », roman autobiographique, en 2019).

À LA LIGNE
Au Théâtre de La Huchette, du mardi au samedi à 21h jusqu’au 26 juin 2024
De Joseph Ponthus
Adaptation Xavier Berlioz, Grégoire Bourbier, Frédéric Warringuez
Avec Grégoire Bourbier, accompagnement musical Tonio Matias ou Valerio Zaina
Musiques et arrangements : Tonio Matias
Mise en scène : Jean-Philippe Daguerre
Lumière : Moïse Hill
Régie : Yves Thuillier
Durée : 1h05

Clôture de l’amour, manifeste théâtral

Ce soir-là, au Théâtre 14, est une soirée particulière. Nous assistons à la 200e représentation d’une pièce référence du théâtre contemporain français, la plus grande œuvre de Pascal Rambert, l’auteur français le plus joué et le plus représenté au monde. Depuis 2011 et sa création triomphale au festival d’Avignon, Audrey Bonnet et Stanislas Nordey interprètent le double monologue Clôture de l’amour. D’autres l’ont fait après eux, dans d’autres mises en scène, dans d’autres langues. Mais Audrey Bonnet et Stanislas Nordey restent les maîtres de ce texte, écrit pour eux, et dont les personnages portent leurs prénoms.
C’est l’histoire d’une rupture, d’un couple qui se sépare. Point. L’histoire est aussi simple que cela. Et il n’y aura pas de rebondissements, pas de péripéties. Pas d’intrigue. C’est un texte avant tout et un spectacle sur la langue. La langue qui claque, la langue projetée, la langue débitée. Les mots de Pascal Rambert qui résonnent, que l’on entend loin, très loin. Le déversement du verbe, un tsunami verbal qui nous ébranle, comme l’auteur sait nous le proposer. Les flots qui sortent de la bouche de ses interprètes, à gros remous, emportant tout sur leur passage, laissant les comédiens vidés et les spectateurs chahutés, bouleversés. Lorsque la lumière s’éteint puis se rallume pour les saluts, on observe le plateau hébété, comme ces images du journal télévisé après une inondation. Sidération. Tout a été chamboulé, lavé, remué par la force et la brutalité du courant.


 
Clôture de l’amour est composée de deux parties, deux monologues et un choc. D’une brutalité et d’une violence inouïe. Carambolage. L’homme s’élance immédiatement, sans attendre. Il annonce que c’est fini. Catégoriquement. Sans conditions. Sans négociation. Unilatéralement. Il met tout à terre. Il coupe net. La femme est là. Elle reçoit. Encaisse. Parfois, l’émotion la submerge. Le vase déborde mais elle attend. Elle attend que l’homme termine, qu’il vide sa cartouche. Elle entend tout. Retient tout. Elle prépare déjà sa réponse. Puis, elle répond. Contre-attaque. C’est le début de la joute. D’une intensité inouïe. D’une précision et d’une clarté absolues. Elle vise dans le mille à chaque fois, à chaque mot. Elle déploie ici son ultime geste face à celui qui a tout détruit, qui est allé trop loin. Elle place et dit la vérité.
Il n’y a plus d’amour. Ou plutôt si. Il y a tant d’amour. Trop d’amour. Chaque mot, chaque coup, chaque geste, chaque larme, chaque respiration transpire l’amour. Mais le coup est parti et rien ne peut l’arrêter. Il faut avancer et tout détruire, saccager, piétiner ce qu’il reste. Le désastre. Désolant.
Audrey Bonnet et Stanislas Nordey sont spectaculaires. Au présent constamment sur le plateau, droit dans leurs adresses mutuelles, d’une rectitude phénoménale, ils se sont totalement emparés du texte et des mots de Pascal Rambert. Il n’y a plus de Pascal Rambert. Il y a Audrey et Stan. C’est tout. La guerre est déclarée. L’affrontement inéluctable.

Clôture de l’amour est une formidable pièce sur le théâtre, sur le travail de l’acteur au plateau dans une intense dialectique avec son partenaire. C’est Audrey qui le formule. Elle énonce la définition du théâtre, la plus simple, la plus vraie qui soit. Une personne s’avance et parle. Une autre entre et elle n’est pas d’accord. C’est là que commence le travail. Ce sont des acteurs qui travaillent pendant près de deux heures.
Un texte fondamental pour comprendre le théâtre et plonger si profondément dans la pensée, dans l’âme, dans ce que l’être humain peut ressentir de plus central, de plus essentiel. Clôture de l’amour est un manifeste.

Alban Wal de Tarlé

 

CLÔTURE DE L’AMOUR
Au Théâtre 14 jusqu’au 4 mai
Texte, conception, réalisation Pascal Rambert
Avec Audrey Bonnet et Stanislas Nordey

Parures La Bourette
Musique arrangement Alexandre Meyer de la chanson Happe (Alain Bashung – Jean Fauque), avec l’aimable autorisation des éditions Barclay/Universal©. Le chœur est interprété par la chorale de la Cité Scolaire François Villon, Paris 14ème, sous la direction d’Amaury Pierre et de Rebecca Meyer.
Lumières Pascal Rambert et Jean-François Besnard
Régie générale Félix Löhmann | Régie lumière Olivier Bourguignon
Direction de production Pauline Roussille | Coordination de production Sabine Aznar
Production déléguée Structure Production
Coproduction Festival d’Avignon, Théâtre du Nord – CDN Lille Tourcoing
Le texte de Clôture de l’amour est publié aux éditions Les Solitaires Intempestifs.

Le Chat sur la photo : du théâtre-magie pour minots malins qui n’ont peur de rien

C’était la dernière à Paris lorsque j’ai assisté à la représentation, alors pas moyen de se précipiter sur le site du Lavoir Moderne Parisien pour réserver une chouette sortie avec vos bambins. Mais à noter dans un coin de sa tête, à voir en tournée ou à l’occasion d’une reprise…

Dans la chaleureuse salle du Lavoir Moderne Parisien, on rajoute des coussins devant le premier rang pour accueillir tous les minots. Pas de vidéo, de tulle ou de châssis : sans fioritures, de plain-pied au centre d’un espace carré, une maison de bois, entre maquette, boîte à surprise et maison de poupée, grande comme un enfant, trône. C’est l’astucieux décor d’un spectacle gai et coloré, qui s’adresse aux petits (à partir de 4 ans) sans les prendre pour des bébés.

Cela fait dix jours qu’Anya, quatre ans et demi, attend que son chat revienne à la maison. Dix jours aussi que les objets se disparaissent un par un : sa lampe girafe, les chemises de papa, et maintenant la photo du chat. Qu’arrive-t-il à tous ces objets familiers ? Jusqu’où ces « désapparitions » vont-elles aller ?
Un peu inquiète mais intrépide, Anya va mener l’enquête. Accompagnée de son doudou Froussard, elle affrontera ses peurs avec fantaisie et courage ! « Divorçation » des parents ? Invasion de sorciers noctambules ? Fantômes dans le grenier ? Ouf, derrière toutes ces inquiétudes et ces mystères, une réponse lumineuse attend Anya, invitation joyeuse à accepter le changement, et à aller vagabonder sur les chemins de la curiosité et de la découverte !

Marie-Camille Le Baccon, toute jeune comédienne passée par l’ESCA d’Asnières, joue Anya avec une fraîcheur et une spontanéité irrésistibles, sans minauderie ni bêtification. Guillaume Riant fait un doudou bonhomme à souhait, et amuse beaucoup aussi dans quelques rôles annexes.

Ce « Chat sur la photo » aborde les anxiétés des enfants sans ambages, mais avec finesse et légèreté, et rappelle pertinemment aux adultes qu’il vaut généralement mieux parler aux enfants plutôt que de laisser leur imagination fertile partir en quête de réponses…
Avec un texte très malicieux, une mise en scène ludique parsemée d’astuces de magie – qui surprennent les plus grands et émerveillent les plus petits – et un incroyable travail sur le son, la Compagnie de Louise a inventé là un bien joli spectacle mi-polar mi-parcours initiatique, fûté, intelligent et drôle.
Voilà de quoi donner envie de suivre le travail de cette compagnie, et la programmation du Lavoir Moderne Parisien !

Marie-Hélène Guérin

 

LE CHAT SUR LA PHOTO
Un spectacle de la Compagnie de Louise
Vu en avril 2024 au Lavoir Moderne Parisien
Texte : Antonio Carmona
Mise en scène : Odile Grosset-Grange
Avec Marie-Camille Le Baccon ; Guillaume Riant
Magie : Père Alex
Scénographie : Cerise Guyon
Photographies © C. Raynaud de Lage

Production : Théâtre de Sartrouville et des Yvelines – CDN
Coproduction : La Compagnie de Louise ; Théâtre de la Coupe d’Or – Rochefort

Finlandia, de Pascal Rambert, aux Bouffes du Nord : couple sous haute tension

temps de lecture 5 mn

Dans l’espace si théâtral des Bouffes du Nord, une chambre d’hôtel aseptisée, à l’élégance internationale, va pendant 1h20 enclore un couple comme une boîte de Petri où s’agitent des bacilles affolés.

La chambre d’hôtel et la pièce ont été inventées pour Irène Escolar et Isreal Elejalde, acteurs madrilènes familiers de Rambert (elle, dans Hermanas, lui dans La Clausura del amor – les versions espagnoles de Sœurs et Clôture de l’amour), puis transplantées aux Bouffes du Nord. Ce sont Victoria Quesnel – particulièrement intense, interprétation à vif, et Joseph Drouet – plus contenu, mais toujours juste, déjà appréciés chez Julien Gosselin, qui s’emparent avec acuité du texte désormais traduit.

Ils sont un couple d’artistes, parents d’une enfant de 9 ans. Elle s’impose au premier plan dans le cinéma grand public, lui poursuit sa carrière dans l’ombre. Il y a deux jours, il a quitté Madrid en voiture pour la retrouver en Finlande où elle tourne dans une grosse production chinoise. Ils sont en pleine séparation, il vient réclamer son dû d’explications, et compte repartir avec leur fillette, endormie dans une chambre voisine sous la garde d’une nounou. Il a roulé 40 heures, il est arrivé en pleine nuit, il est épuisé et plein de colère. Elle est attendue à 7h pour le début de sa journée de tournage, elle est épuisée, et pleine de colère. Il veut parler, elle veut dormir. Le réveil à côté du lit indique 3 :47.

Comme dans Clôture de l’amour ou Ranger, le temps du jeu et le temps de la vie se superposent exactement, sans ellipse ni parenthèse. Plan-séquence radical et sans échappatoire sur une désunion, entre deux ex-aimés ex-aimants qu’on découvre en pleine crise.

Si Finlandia n’a pas – ou pas encore – la compacité, la densité de pièces antérieures de Rambert, l’auteur continue de tracer son sillon, creusant toujours plus profondément la veine du couple et de la famille, d’une écriture moins lyrique qu’elle ne le fût, plus concrète, aiguë et rapide.
« L’amour n’est pas une chose intime, l’amour, c’est l’affrontement de deux mondes réfugiés dans deux corps », dit Joseph ; et c’est cela que porte Finlandia, cet affrontement de deux mondes, ces deux corps remplis de leurs rêves et de leurs sensibilités mais aussi de leurs familles, leurs milieux sociaux, leurs cultures, leur argent. Passée la tempête chimique de dopamine, sérotonine, ocytocine, passé l’éblouissement, l’amour est colonisé par le monde, et le couple doit faire avec, ou contre.

Pascal Rambert aère ou plutôt contraste ce pugilat verbal de silences épais envahissant la chambre un instant éteinte pour une tentative de sommeil ; mais aussi de moments d’une folle drôlerie qui font jaillir les éclats de rire (le potentiel comique de Pascal Rambert n’est pas assez reconnu !) avant que la cruauté banale, ou la banalité cruelle, de la dispute ne nous les fassent ravaler sèchement.
On est de plain-pied dans le noyau dur de l’affrontement entre Victoria et Joseph – comme dans Clôture… les personnages portent les noms des acteurs –, chacun s’évertuant à se montrer sous son pire jour tout en accablant l’autre de reproches. Le texte acéré est débité sur un rythme tendu. Toute tentation de connivence ou d’empathie se trouve balayée en deux répliques, chacun a raison, chacun a tort, chacun est le monstre de l’autre et en désamour comme en amour le cœur a ses raisons que la raison ignore…

Pour s’interdire autant toute séduction, il faut l’audace de la jeunesse et la solidité de l’expérience, et Pascal Rambert possède largement de ces deux richesses. Le parti pris est sans concession, le couple ne s’extirpera ni de sa chambre d’hôtel, ni de sa crise. De cette victoire à la Pyrrhus, nul ne sort indemne. Pourtant, la conclusion, encore un peu brouillonne dans sa réalisation mais d’une très tendre et très jolie idée (une chanson traduite, dont les paroles malheureusement à force de superposition se perdent) apporte une accalmie ; comme un œil du cyclone autour de l’enfant, dont la présence mutique se transforme en un espace d’apaisement.

Marie-Hélène Guérin

 

FINLANDIA
Au Théâtre des Bouffes du Nord jusqu’au 10 mars
Avec Victoria Quesnel et Joseph Drouet
Et avec Blanche Massetat, Anna Nowicki et Charlie Sfez en alternance
Texte et mise en scène Pascal Rambert
Lumières Yves Godin | Costumes Marion Régnier | Collaboration artistique Pauline Roussille
Photos © Pauline Roussille

Production structure production
Coproduction Centre International de Créations Théâtrales / Théâtre des Bouffes du Nord

À la vie ! : interroger la mort, et les vivants, avec tendresse.

Démarrage en trombes. En fond de scène, un « théâtre dans le théâtre », un rideau bleu, trois coups, mille morts, répétées, loufoques, crépitantes, languissantes, tragiques, bavardes, hystériques, secrètes…
On meurt sur un matelas placé au centre du plateau, ou n’importe où alentour, en vrac sur le parquet, en tas sur une volée de marches, en Médée, en Cyrano, à l’arme blanche, en flammes, avec panache, en une tentative sinistre et jubilatoire d’épuiser le sujet sous les éclats de rire déchaînés du public.

Puis on mourra pour de vrai, ça prendra plus de temps, dans les mots tranchants de la médecine, dans la compassion des siens et des soignants, on mourra sans le savoir d’un cancer muet comme une tombe, d’un cœur au bout du rouleau.

Devant l’ample et épuré décor gris-bleu composé avec pertinence par Charles Chauvet, un haut rideau se déplace pour modeler l’espace. La limpide mise en scène d’Elise Chatauret s’y inscrit avec délicatesse. L’espace et les comédiens glissent d’un lieu – chambres, salle de repos, salle d’attente – et d’un rôle à l’autre – tour à tour médecins, proches, patients – avec beaucoup de fluidité et de lisibilité, accompagnés par la discrète et rigoureuse création lumières de Léa Maris. Une composition électro étoffe ou allège l’air, l’enjoue ou en élargit l’émotivité.

La troupe est très homogène, tous sont également justes et sensibles, ont une grande plasticité, une acuité de jeu les rendant aussi évidents dans tous les personnages qu’ils endossent. La plupart ont déjà travaillé avec Elise Chatauret et sont familiers de son univers et sa méthode.
Juliette Plumecoq-Mech, nouvelle venue dans la compagnie, particulièrement fine et tendue, apporte son charisme et sa voix si singulière à cette troupe à la belle incarnation.

Ce spectacle a la densité de la vie qu’il représente, nourri d’enquêtes et de rencontres. Elise Chatauret travaille volontiers ainsi, puisant dans le réel et l’aujourd’hui, mettant en scène la parole d’une nonagénaire (Ce qui demeure, vu et aimé en 2016 à La Manufacture à Avignon), celles d’habitants d’un hameau français (Saint-Félix, enquête sur un hameau français – 2018), celles de pères (Pères).

Ici, le spectacle est né d’une envie d’interroger la mort, et ce qu’elle raconte d’une société.
Car le sujet est tout autant intime que politique, mystérieux qu’anthropologique. Elise Chatauret et sa compagnie sont allées se frotter à l’hôpital, puisque c’est là que souvent on meurt, et puisque c’est là que souvent la question se fait cruciale. Ils ont appris du centre d’éthique clinique, de récits personnels, se sont nourris aussi de leur confrontation à la pandémie qui les a envahis, comme l’ensemble de la société, pendant qu’ils avançaient dans cette création, et s’est télescopée à leur vie comme à leur réflexion.

Comment appréhender ce passage de la vie à la mort quand, côté patients ou côté soignants, on doit le parler, le peser, quand ce n’est pas la nature seule qui fait son œuvre mais des êtres conscients qui vont devoir prendre des décisions… Quand il y a la loi, et qu’il y a les souffrances. Quand il y a chacun, et qu’il y a la société.
Les patients sont jeunes ou presque centenaires, tous « à la limite », là où la vie s’échappe, bon gré ou mal gré. À ce moment où ni patients ni médecins ne peuvent plus se dispenser de penser la mort à venir – moment que certains refusent, que d’autres réclament.

« La loi ne bouge que pousser aux fesses par la vie » revendique une de l’équipe médicale, « y’a que les riches qui ont le droit de mourir proprement » rage la sœur d’un patient à bout de forces mais pas assez à bout de vie pour la loi Clayes-Leonetti (qui accepte la sédation si la fin est à court terme, c’est à dire à quelques jours), « j’ai prêté le serment d’Hippocrate » répond celle-ci, « on ne peut pas me demander de tuer quelqu’un » se défend celui-là.
Les voix pour, les voix contre… « Pour » ou « contre » ce sont toutes des voix humaines.

De cette matière hautement documentée, Elise Chatauret et la compagnie Babel ont sculpté un spectacle hautement théâtral. La véracité n’appauvrit pas la théâtralité : à l’inverse, elles se nourrissent et s’intensifient l’une l’autre.
L’espace se défractionne, les lieux s’interpénètrent. Parfois même, une incursion onirique, un enfant devenu adulte redevient enfant au bord du lit de son père au cœur usé, et retourne dans les récits fantastiques et initiatiques pour y apprendre la fin de l’histoire.
Les mots tragiques d’autrefois se tressent aux douleurs contemporaines pour les faire résonner au travers des temps. Des enregistrements des débats récents au Sénat et à l’Assemblée nationale soulignent l’acuité et l’urgence du propos.
Sur une chanson de Dalida, surgit une danse sauvage, gaie et déchirante du dégingandé Charles Zevaco qui expulse chagrin et rage, et exulte.
Le spectacle est à l’image de cette chanson populaire : grave, tonique, poignant et en mouvement. On y parle beaucoup, on y ressent encore plus. Il ne nous donne pas de réponses, mais d’utiles et vivifiantes questions. Ou plutôt, une réponse tout de même : on quitte le spectacle dans l’art, dans la beauté et dans la douceur. Et c’est un fragment de réponse, déjà, à notre peur de mourir.

Marie-Hélène Guérin

 

À LA VIE !
Un spectacle de la Compagnie Babel
Au Théâtre Silvia Monfort, Paris (75) du 6 au 16 mars 2024
Ecriture Élise Chatauret, Thomas Pondevie et la Compagnie Babel
Mise en scène Élise Chatauret
Dramaturgie et collaboration artistique Thomas Pondevie
Avec Justine Bachelet, Solenne Keravis, Emmanuel Matte, Charles Zévaco et Juliette Plumecocq-Mech
Conseil médical à l’écriture Véronique Fournier (directrice du centre d’éthique clinique de l’Hôpital Cochin)
Photographies © Christophe Raynaud de Lage

Puis en tournée : 27 > 29 Mar 24 Le Grand T – Théâtre Loire-atlantique, Nantes (44)
28 Mai 24 Les Quinconces – Scène nationale, Le Mans (72)

Backlash, au Théâtre de Belleville

Backlash, littéralement, c’est le contrecoup. En 1991, l’Américaine Susan Faludi a employé le terme pour titre de son essai féministe : Backlash : la guerre froide contre les femmes.
L’expression, passée dans le langage courant, désigne les réactions conservatrices et masculinistes face aux progrès des droits des minorités et en particulier ceux des femmes, et revient dans l’air du temps avec le retour de bâton réactionnaire post-MeToo.

Un lundi matin, un homme américain, qui fut mieux classé professionnellement, qui fut plus heureux en famille et en ménage, un homme américain nouvellement chômeur, divorcé papa d’un ado qu’il perd de vue entre deux vacances scolaires, amoureux d’une Courtney pas méchante mais qui ne s’en laisse pas conter, découvre un nouvel espace d’empowerment masculin, un endroit où il va enfin se sentir de nouveau bien, de nouveau puissant, de nouveau agissant. Un lundi matin, un homme américain, un peu désabusé, pas mal désoeuvré, errant dans le vortex de google, tombe sur Angry Alan.
 

Angry Alan, gourou des Men’s Rights, prend les hommes dans ses bras, dans ses rets, dans les filets de son discours à la fois lénifiant et belliqueux.
À ceux qui n’ont pas le secours d’une pensée politique élaborée, d’un soutien familial ou professionnel, d’une souplesse de caractère ou d’une force mentale pour trouver d’autres réponses à leur désarroi, Angry Alan offre le réconfort d’une cause à leur rage et leur faillite : le gynocentrisme. Pas la dureté d’une société capitaliste où compétitivité et narcissisme tiennent lieu de vertus. Pas la solitude, pas le manque d’échanges. Les femmes, voilà l’ennemi.
Avec un ennemi commun, on peut redresser la tête, se serrer les coudes et se sentir fier.
Angry Alan redessine la carte d’une société où les hommes seraient les grandes victimes. Maltraités par les femmes, et par voie de conséquence par la justice, le monde du travail, les médias, la culture. Asservis. Cantonnés aux tâches subalternes. Mal payés. Séparés de leurs enfants par les juges des affaires familiales lors des divorces. Pointés du doigt à chaque blague déplacée. Rabroués. Moqués, vilipendés. Victimes. Et les victimes ont le droit légitime de se défendre. S’organiser. Prendre les armes s’il le faut. L’instinct de survie dictera jusqu’où il faudra aller.
Angry Alan fait payer cher le billet d’entrée à ses colloques masculinistes et antiféministes, mais chacun jette son obole pour la grande cause anti-gynocentriste, pour la consolation, pour la confraternité.

Angry Alan n’est ici qu’une image sur un écran, comme il l’est pour Danny et tous les followers de sa chaîne vidéo. Il est interprété avec une finesse glaçante par Guillaume Trotignon, filmé dans un élégant noir & blanc.
 

C’est Danny qui occupe la scène. Danny et son inextinguible soif de chaleur humaine. Son pathétique besoin de justification. Sa terrible nécessité d’un monde binaire, simple à décoder. Hommes, femmes, victimes, bourreaux, ce qui mérite et ce qui ne mérite pas. Danny pris au piège de la réthorique masculiniste, dont le manichéisme l’empêchera d’entendre le monde plus complexe et plus nuancé de son enfant, qui cherche à conquérir de nouvelles libertés, de nouvelles façons d’être soi. Danny qui payera son aveuglement un prix incommensurable. Le « backlash », le contrecoup, a lui aussi son contrecoup.

Acteur au jeu très sûr et très juste, à l’incarnation fluide et concentrée, Philippe Bodet offre la normalité de son grand corps d’adulte et l’expressivité déliée de son visage à ce Danny en chute libre. Il fait basculer ce gars de la bonhomie du pote qui traverse une mauvaise passe avec vaillance, à la joie naïve de se découvrir des frères de combat, puis à la joie mauvaise de se découvrir un ennemi à affronter. On le voit se défaire sous nos yeux, croire trouver un sens à sa vie puis le perdre.

Le beau ciel projeté sur un large cyclo de l’ouverture du spectacle laisse place, en alternance aux vidéos youtube d’Angry Alan, à un habillage vidéo très graphique, souvent intéressant, mais disparate, qui aurait gagné sans doute à trouver une forme plus homogène, qui aurait densifier l’attention.
Mais cela n’altère ni la réception du texte de Penelope Skinner, à l’écriture rapide, dont la dureté est allégée par un humour piquant et un sens précis du quotidien, ni la perception du jeu à vif, débordant de sincérité, de Philippe Bodet.

Ce qui est beau, et fort, c’est que texte et interprétation ne jugent pas Danny. Guillaume Doucet et Bérangère Notta, qui ont amené ce texte sur scène dans une traduction de Guillaume Doucet, ne cherchent pas le procès, ils cherchent l’humain.
L’autrice et le comédien font de Danny un être de chair et de vie, d’espoirs et de peines, un être fragilisé emporté par une spirale qu’il rêvait salutaire et qui, nourrie de haines de soi et des autres, ne pouvait être que destructrice. 
Une descente aux enfers, implacable, pudique et subtile, magnifiquement incarnée.

Marie-Hélène Guérin


 
BACKLASH
Un spectacle du Groupe Vertigo
Au théâtre de Belleville jusqu’au 30 mars 2024
Un texte de Penelope Skinner
Traduction Guillaume Doucet
Conception Guillaume Doucet et Bérangère Notta
Interprétation Philippe Bodet
Avec la participation de Guillaume Trotignon
Création lumière Juliette Besançon | Création sonore Maël Oudin | Régie Adeline Mazaud
Administration Marine Gioffredi, Hélène Lega, Chloé Montel

Photos Caroline Ablain

Production Théâtre de Belleville & Le Groupe Vertigo
Coproduction L’Archipel Pôle d’action culturelle (Fouesnant), Pont des Arts (Cesson-Sévigné), Pôle Sud (Chartres de Bretagne)
Soutiens DSN Dieppe Scène Nationale – Dieppe, Centre Culturel Juliette Drouet – Fougères, EVE – Scène Universitaire – Le Mans, Théâtres L’Arche-Le Sillon – Pleubian-Tréguier, Espace Beausoleil – Pont-Péan, La Manekine – Pont-Sainte-Maxence, Le Strapontin – scène de territoire de Bretagne pour les arts du récit – Pont-Scorff, Le Tambour – Rennes
Avec le soutien de la Ville de Rennes et de la Région Bretagne
Le groupe vertigo est conventionné par le Ministère de la Culture – DRAC Bretagne

Zoé, de Julie Timmerman : Tuer le père ou tuer l’insouciance ?

Je pense qu’il vaut mieux commencer par le sujet : Zoé raconte l’histoire poignante d’une enfant en proie aux tumultes de son père bipolaire, oscillant entre dépression et manie. Avant de passer à l’écriture… Julie Timmerman, dans une explosion textuelle explosive parsemée de citations et de références classiques à Hugo, Corneille et Racine, nous plonge dans l’univers intérieur de cette enfant dont chaque erreur, chaque fragilité, est jugée inadmissible.

L’univers de Zoé, incarnée par Alice Le Strat, se dévoile à nous dans un tourbillon de couleurs et de fumées, une mosaïque de souvenirs qui s’enchaînent. Nous devenons les témoins de cette croissance entravée par un environnement parental tourmenté, une enfant qui ne saisira la complexité et la dureté de son passé que bien des années plus tard. La pièce nous interpelle, nous engage, par l’universalité de son sujet : nombreux sommes-nous à avoir été au moins déstabilisés par les traces des névroses parentales qui, parfois, vont jusqu’à nourrir nos pulsions autodestructrices.
 

À mesure que l’esprit de Zoé s’alourdit de souvenirs poignants, la scène se remplit d’un chaos poétique, teinté de nostalgie.
Zoé se révèle être une toile visuelle captivante, habilement tissée pour refléter les tumultes intérieurs de la protagoniste. La scénographie évolue avec le personnage et nous sommes d’abord plongés dans un univers coloré et fait d’artifices évoquant la perspective de l’enfant. Puis, à mesure que la narration progresse et que les souvenirs douloureux s’accumulent, l’espace se fait de plus en plus chaotique, traversé d’éclairs de lumière projetant des ombres évocatrices, comme les fantômes du passé de Zoé. Tout est pensé pour accentuer progressivement l’intensité émotionnelle de l’expérience.
Zoé se révèle être une œuvre psychanalytique, cathartique et profondément personnelle, écrite avec les tripes. La générosité du texte est appuyée par les performances solides de Mathieu Desfemmes, Julie Le Strat et Jean-Baptiste Verquin, entraînés par la virtuosité d’Anne Cressent, incarnant magistralement la mère.

Zoé explore les profondeurs complexes de l’âme humaine. Julie Timmerman offre au public une méditation sur l’influence durable des expériences familiales sur notre propre développement. En naviguant à travers ce tumulte émotionnel, la pièce laisse une empreinte indélébile dans l’esprit du spectateur, rappelant que, parfois, c’est dans la confrontation avec nos démons intérieurs que se trouve la clé de notre libération.

Janis Bordes

 

ZOÉ
Un spectacle de la compagnie Idiomécanic
Au Théâtre de Belleville jusqu’au 29 février
Conseillé à partir de 10-12 ans
Texte et mise en scène Julie Timmerman
Avec Anne Cressent, Mathieu Desfemmes, Alice Le Strat et Jean-Baptiste Verquin
Dramaturgie Pauline Thimonnier | Collaborateur artistique et conseiller musical Benjamin Laurent | Assistante à la mise en scène Véronique Bret | Scénographie James Brandily assisté de Laure Catalan et Lisa Notarangelo | Lumières Philippe Sazerat | Costumes Dominique Rocher | Création sonore Xavier Jacquot assisté de Paul Guionie | Directeur technique Vincent Tudoce
Chargée de production & diffusion Anne-Charlotte Lesquibe | Construction du décor Benjamin Bertrand et Agnès Champain
Attachée de presse Nicole Czarniak | Administratrice Isabelle Frank pour Gingko Biloba

Photos © Pascal Gély

À voir en tournée :
2 mars : dans le cadre des ATP de l’Aude
6 mars : Espace culturel Boris Vian, Les Ulis
10-11 mars : Centre culturel Marcel Baschet St-Michel-sur-Orge
15 mars : Théâtre des 2 Rives, Charenton-le-Pont
26 mars : dans le cadre des ATP de Nîmes
28 mars : dans le cadre des ATP d’Uzès
11 avril : dans le cadre des ATP de Dax
16 avril : dans le cadre des ATP d’Avignon
18 avril : dans le cadre des ATP de Lunel
3 mai : dans le cadre des ATP de Roanne
25 mai : dans le cadre des ATP de Villefranche-de-Rouergue
28 mai : Espace Jean Legendre, Théâtres de Compiègne

Production Idiomécanic Théâtre
Coproductions Fédération d’Associations de Théâtre Populaire (FATP) – Espace Jean Legendre, Théâtre de Compiègne – Théâtre Jean Vilar, Vitry-sur-Seine –Théâtre des 2 Rives, Charenton-le-Pont.
Soutiens Espace culturel Boris Vian, Les Ulis
Coréalisation Théâtre de Belleville, Paris
Résidences de création Scène de Recherche de l’ENS Paris-Saclay, Théâtre des 2 Rives – Charenton-le-Pont, Espace Jean Legendre – Théâtre de Compiègne, Super Théâtre Collectif – Charenton-le-Pont
Subventions Conseil départemental du Val-de-Marne, Département de l’Essonne, Spedidam
Mécénat MNA Taylor