Futur : le futur est la nouvelle création du Groupe Fantôme

temps de lecture 5 mn 30

Le Groupe Fantôme aime décidément les énigmes… On avait suivi les trois larrons dans l’enquête policière et existentielle de La Disparition, leur précédent opus, en 2022. À nouveau accueillis par la très vivante fabrique culturelle des Plateaux sauvages, ils nous embarquent cette fois dans une autre sorte de quête, plus vaste et métaphysique.

Dans une douce obscurité, exactement dosée pour qu’on s’y sente bien, des voix se modulent imperceptiblement d’enfant à adulte, d’homme à femme, pour nous bercer d’une brève histoire du temps. D’avant l’explosion qui fit naître espace et temps, en passant par l’ère de la cohabitation entre Neandertal et Homo Erectus et nos ancêtres les Homo Sapiens, nous voilà projetés, en une brusque accélération du récit, à l’invention de l’ampoule à incandescence puis à la rencontre qui présida à la création du spectacle auquel on assiste (et du futur éponyme qui en découlera).

Surgissant de tous côtés les voix de Paul, Romain et Clément nous enveloppent pour nous annoncer le programme. Nous parlant depuis le futur, ils entreprennent de nous convaincre de nous joindre à eux pour le faire advenir, nous en distillant les charmes de leurs voix invisibles, mobiles, souriantes et caressantes, flottant dans l’espace comme un conte murmuré à un enfant avant qu’il ne s’endorme.

Ce futur restera récit – u-topie au sens strict, société « sans lieu ». Un futur aux allures de carte postale, d’émission feel good. Les « oïkos » (les maisons, en grec d’aujourd’hui et en français du futur) sont « spacieux, lumineux et harmonieux », les matériaux y sont « réconfortants » : le futur ressemble à une émission de home staging ? Pollution, travail et argent ont disparus, avidité et prédation n’ont même plus de noms, les êtres sont sereins et pacifiques, et pour ce qui est du sexe, sachez qu’« on n’est pas là pour se décharger mais pour se recharger »… Un futur moelleux et fondant, une utopie en peluche, sortie tout droit d’un magazine consacré au glamping de luxe branché new age néo hippy (mais qui n’a jamais, un peu honteusement, rêver de vivre dans un magazine consacré au glamping de luxe branché new age néo hippy ?)
 

Dans nos oreilles, le futur, et sous nos yeux, le présent.
Un beau décor de clairière au sol de terre battue, un igloo de toile, un amas de rochers, un brasero.
Les trois larrons, en polaires, bonnets et barbes mal fagotées, font griller des chamallows et poussent la chansonnette. Ils ont décidé de prendre le large, quitter leur métier d’acteurs trop prenant et la ville trop grise. Renouer avec la nature et la liberté. On s’ensauvage… mais dans un espace délimité par un scotch blanc, qui trace une frontière nette, bien civilisée, entre le dehors-chez eux et le dehors-dehors – jusqu’à l’arrivée d’un intrus, Émile, qui va ouvrir des brèches dans toutes les strates de l’existant, à commencer par la ligne de frontière du campement. Romain, Clément et Paul se sont établis là où lui-même cherche à entrer en contact avec une entité venue du fond des âges, vivante mais blessée, dont il retranscrit les sons, chants, appels à l’aide, en ondes sonores et lumineuses – hommage manifeste à une Rencontre du troisième type matrice du genre.

Romain, Clément et Paul, qui n’étaient pas encore formatés « bienveillance du futur », se révèlent aussi peu accueillants qu’ils semblent cool. Mais Émile, pas loin d’un Théorème, rompt l’ordre établi presque avec passivité, et s’impose au groupe, qui finit par se joindre à sa quête – et c’est là, semble-t-il, le moment exact où a pu commencer à exister ce fameux futur… ce moment précis où le petit groupe clos a accepté l’autre et l’altérité, ouvrant ainsi la porte à la survenue de possibles encore impensés. Ce moment idéel où un groupe d’humains accueille l’ancestral, l’indéfini et le primitif, pour ouvrir le chemin vers un avenir plus doux, plus inclusif et écologique.

Les interprètes ont un art du jeu si délié, si spontané, et une telle complicité qu’on ne démêle pas l’improvisation de la part écrite.
Adeptes des neurosciences et amateurs de jeu, le Groupe Fantôme prêche le faux pour avoir le vrai, ou plutôt prêche le réel pour avoir le théâtre. Avec une foi solide et enthousiaste/enthousiasmante dans la fonction performative du langage et le pouvoir de l’imaginaire, ils font du public non seulement le spectateur mais aussi le potentiel acteur de l’utopie de leur Futur, nous invitant “à nous souvenir du futur pour qu’il puisse arriver”…
Un spectacle métis, gamin et intello, farceur et rêveur, où l’on bascule sans complexe d’un humour potache au surgissement d’un intense sentiment d’étrangeté. Dans une jolie scénographie enveloppée d’une obscurité sculptée de lumières très élégantes, nourrie par une composition musicale jouée en direct par Colombine Jacquemont et Émilien Serrault, Futur est un spectacle inventif, intrigant, très ludique et joyeux. Grâce à eux et à nous tous, “tout va très bien aller”.

Marie-Hélène Guérin

 


 
FUTUR
Conception, texte et mise en scène Clément Aubert, Romain Cottard et Paul Jeanson
Scénographie Heidi Folliet
Costumes Léa Gadbois-Lamer
Assistanat costumes Aude Pelletier
Création lumière Stéphane Deschamps
Création musicale et sonore Colombine Jacquemont et Émilien Serrault
Avec Clément Aubert, Romain Cottard, Colombine Jacquemont, Paul Jeanson et Émilien Serrault
Photos © Bastien Bernini

Production Le Groupe Fantôme
Coproduction Les Plateaux Sauvages, Les Gémeaux – Scène Nationale de Sceaux, le Théâtre de Châtillon et le Théâtre de Suresnes Jean Vilar
Coréalisation Les Plateaux Sauvages
Compagnonnage Théâtre de la Fleuriaye – Carquefou
Avec le soutien et l’accompagnement technique des Plateaux Sauvages
Avec le soutien de l’Adami
Avec l’aide de la SPEDIDAM

Le Moment psychologique, l’obsession du présent de Nicolas Doutey

Alain Françon et Nicolas Doutey se connaissent depuis de nombreuses années, l’auteur ayant assisté le metteur en scène sur plusieurs productions. C’est à Théâtre Ouvert que nous assistons aujourd’hui à la mise en scène du Moment Psychologique, un texte publié au sein de la collection Tapuscrit. La distribution réunit plusieurs habitués de l’écriture de Nicolas Doutey. Pierre-Félix Gravière, Pauline Belle et surtout Rodolphe Congé qui retrouve le rôle de Paul, homme d’âge moyen sans caractéristiques particulières mais qui développe une capacité inouïe à interroger le monde qui l’entoure et à analyser les interactions sociales même les plus ordinaires.

Dans un dispositif ouvert et modulable, réalisé par Jacques Gabel, fidèle compagnon d’Alain Françon, quatre bancs arrondis forment un cercle morcelé devant une toile peinte reproduisant un ciel nuageux. Tout est très sobre, neutre. Les comédiens s’installent, vêtus d’habits du quotidien. L’intégralité de la distribution est présente sur scène tout au long de la pièce, tournant le dos au public jusqu’à l’intervention de leurs personnages respectifs. L’intrigue est d’une rare simplicité. Paul reçoit un ami chez lui, Pierre. Il est interrompu par l’arrivée de So, l’assistante de Matt, qui prétend avoir rendez-vous avec lui. Visiblement, l’information s’est arrêtée quelque part en chemin. Matt débarque, suivie plus tard de Pam et de Don.
Comme souvent chez Nicolas Doutey, au départ, tout est d’une banalité déconcertante. Paul et Pierre échangent quelques propos sans grand intérêt autour d’une bouilloire électrique qui ne veut plus s’allumer. Mais ses personnages sont observateurs. Des penseurs également. Ils sont à l’affût du moindre petit accroc, du grain de poussière qui vient enrayer le quotidien et le caractère anodin de chacune des situations. Les personnages remontent alors le fil de leur pensée et de leurs idées afin de constamment proposer une analyse de ce qu’il est en train de se passer. Finalement, Paul et Pierre ne vivent plus leur rencontre mais ils la commentent, la décortique, ricochant d’un sujet vers un autre, par association d’idées, exemples et contre-exemples.

Nicolas Doutey s’amuse à rester le plus flou et le plus général dans la caractérisation des personnages et des situations. Ainsi, Matt semble être une femme de pouvoir travaillant pour le gouvernement et menant un projet visant à “réinventer le politique”. Pour cela elle s’appuie sur les équipes des “services” qui, à défaut d’être compétentes et efficaces, donnent du fil à retordre à So. Pam contribue également à ce projet de la plus haute importance et se charge de “l’inscrire au niveau international”. Tout cela en lien avec Don, responsable de la sécurité et des renseignements. Le décalage entre la vacuité de cette situation, l’emploi des lieux-communs, la généralité des concepts développés par les protagonistes et leur capacité à tisser des raisonnements qu’ils poussent toujours plus loin génère une atmosphère très particulière et un humour irrésistible. Agissant à partir d’un néant qu’ils remplissent de paroles vides de sens, les personnages arrivent malgré tout à tisser un nœud dramatique qu’ils vont par la suite s’attacher à démêler.
Les comédiens, remarquables de précision et de naturel, jouent au présent. C’est le propos de cette pièce d’interroger notre relation à la rencontre, celle qui se joue en ce moment. Notamment, lorsqu’un public se réunit dans un même lieu à un moment précis pour assister à une démonstration sur scène par d’autres individus. Les personnages entretiennent une forme assez unique de sincérité et de naïveté dans leurs rapports. Le spectateur a le sentiment de revenir aux origines, comme s’il assistait à l’élaboration des tout premiers rapports humains.

La nature du texte, tirant vers l’absurde, développe au final, et le spectateur est pris au propre jeu de l’écriture et de la rhétorique des personnages, une réflexion sur le politique lui-même et sur une forme d’utopie. Celle d’un gouvernement qui souhaite placer le plus lambda de ses citoyens au cœur du système pour “réformer la vie dans le monde”. Tout en réflexivité et en rebond, avec une certaine fraîcheur, la pièce de Nicolas Doutey est formidablement mise en valeur par la direction d’acteur très claire d’Alain Françon et une distribution sur-mesure.
Le Moment psychologique nous rappelle que le théâtre invente toujours de nouvelles formes originales et singulières, souvent dans la plus grande simplicité, plaçant le texte, la langue et le jeu au cœur de la proposition artistique.

Alban Wal de Tarlé

LE MOMENT PSYCHOLOGIQUE
À voir à La Scala-Paris du 1er au 11 février 2024
Texte Nicolas Doutey
Éditions Théâtre Ouvert | Tapuscrit
Mise en scène Alain Françon
Avec Louis Albertosi, Pauline Belle, Rodolphe Congé, Pierre-Félix Gravière, Dominique Valadié, Claire Wauthion
Scénographie Jacques Gabel | Lumières Émilie Fau | Regard costumes Elsa Depardieu | Régie générale Marine Helmlinger
Photographies © Christophe Raynaud de Lage

Production Studio Théâtre de Vitry et Théâtre des nuages de neige
Coproduction Théâtre Ouvert, Théâtre Jean Vilar Vitry sur Seine, Théâtre des Quartiers d’Ivry

Le Théâtre des nuages de neige est soutenu par la Direction Générale de la Création Artistique du Ministère de la Culture.

La Solitude des mues : âpre et sensible portrait d’êtres vivants

temps de lecture 5 mn 30

Après Daddy Papillon, Naéma Boudoumi et Arnaud Dupont sont de retour à la Tempête avec un récit qui fait vœu de parler de nos métamorphoses intimes. Celles de l’adolescence, mais aussi celles de l’âge adulte, où, pour avoir quitté le territoire immense des potentialités de l’enfance on n’en reste pas moins en perpétuelle re-construction.

La première image nous plonge dans une vision entre joliesse et malaise. En robes à froufrous, Kiki et Pastèque (Shannen Athiaro-Vidal et Clara Paute, vives et sincères), deux copines adeptes de la culture kawaï, ont des airs de ballerines de boîtes à musique, corps presque adultes dans des tenues de poupées.
 

Kiki s’appelle Emma, dans l’autre réalité, celle hors de son univers kawaï, des réseaux sociaux et de son intimité avec sa copine Pastèque. Sa mère est morte jeune, Emma était petite fille, elle grandit seule avec son père. Pierre, le père, veuf, déboussolé, en proie à des difficultés financières, fatigué par les travaux perpétuels qu’impose l’état de la maison, désorienté par les occupations et les amitiés de sa fille, trimballe une grande solitude. Arnaud Dupont, co-auteur, en est aussi l’interprète, avec sobriété, lui donnant une opacité émouvante.

La scénographie est très élégante, et parlante. Deux cubes de cornières occupent l’espace, un squelette de maison, deux pièces qui ne communiquent pas. Chambre fleurie et rose de Kiki, peuplée de mille détails racontant son univers, chambre minimaliste, un tatami et du gris pour le père. Entre les deux, le noir du plateau et le silence des sentiments qu’ils n’arrivent pas à partager.
 

Répandue sur un recoin de la scène, une grande masse de laine évoque les sculptures de Sheila Hicks. L’opposé même de la maison, qui est tout en angles, en hauteur, en couleurs tranchées : une masse rampante, organique, bariolée, qui peut faire écho aux niches érotiques que creuse Robinson dans le Robinson ou Les Limbes du Pacifique de Michel Tournier.
Le père s’y réfugie, s’y enfouit ; je lis dans le dossier du spectacle qu’il s’agit d’une image de la forêt, mais il pourrait tout aussi bien s’agir de son chagrin ou de sa consolation. Il y cherche l’oubli, la perte de la notion du temps, peut-être, un lieu et un temps de dé-cérébralité, sans doute. Il y retrouvera parfois un faune, petit esprit aux cheveux de laine et au corps de forêt entre nymphe et satyre, tendance yokai, qui sert de catalyseur à ses souvenirs comme à ses désirs. Élise Bjerkelund Reine, circassienne souple et ancrée comme un roseau, lui offre la fluide étrangeté de ses contorsions
 

Pendant que Pierre le père se perd ou se retrouve dans son tapis de feuilles-cocon, Kiki, elle, s’invente des ramifications dans les mondes numériques, lance des avatars chantants, dansants, sur le word wide web, les offrant au jugement de ses pairs, dont les commentaires élogieux ou insultants font bien marrer les deux copines – elles ont bien plus de recul sur les pépiements de la toile qu’on ne pourrait le craindre…
Un grain de sable, un accident d’amitié va enrayer les engrenages du quotidien. Kiki, animal blessé, se terre alors au fond de sa tanière, hikikomori de circonstance, fermant littéralement sa porte au monde extérieur, ne gardant contact qu’avec un ami on line, mélancolique et délétère jeune homme. Sa vie tient dans quelques mètres carrés et sa seule fenêtre n’est désormais plus qu’un écran. Il faudra que quelque chose bouge à l’extérieur comme à l’intérieur pour accepter à nouveau l’autre.
 

L’écriture, nette, aux dialogues sans fioritures, est aérée par les incursions fantastiques du faune et les immersions sylvestres du père. Concise jusqu’à être parfois elliptique, sans manichéisme, elle ne cherche pas à excuser ses personnages ; elle les laisse se débattre avec leurs fragilités et leurs défauts, leurs douleurs et leur hargne. On les voit fléchir et batailler, errer et faillir, cheminer à tâtons vers la nouvelle mue de leur vie.

Réflexion âpre sur la solitude des êtres, les fêlures et les cicatrices qui viennent après les blessures, La Solitude des mues est un spectacle à la fois doux et dérangeant, plein de tendresse pour ses personnages en pleine mutation, traversé d’une poésie sombre, et finalement éclairé d’espoir.

A voir avec un.e ado, pour l’initier à un théâtre exigeant et sensible, et peut-être ouvrir avec lui le dialogue sur ces mouvements souterrains qui façonnent nos vies d’êtres in-finis.

Marie-Hélène Guérin

 

LA SOLITUDE DES MUES
Un spectacle de la compagnie Ginko
Au Théâtre de la Tempête jusqu’au 11 février 2024
Texte Naéma Boudoumi, Arnaud Dupont
Mise en scène Naéma Boudoumi
Avec Shannen Athiaro-Vidal Pastèque, Élise Bjerkelund Reine la bête, Victor Calcine Kuro Neko, Arnaud Dupont le père, Clara Paute Kiki et à l’image Lucas Garzo Yami
Mouvement chorégraphique Anna Rodriguez – costumes Sarah Topalian – scénographie Delphine Ciavaldini – vidéo Luc Battiston – lumières Charlotte Gaudelus – son Thomas Barlatier
Photos © Luc Battiston
 
Rencontre avec les auteurs

 
Administration, production Le Bureau des filles – Véronique Felenbok, Ondine Buvat diffusion Le Bureau des filles – Marie Leroy presse Olivier Saksik – Elektronlibre
Production Cie Ginko en coproduction avec l’Étincelle – théâtre de la ville de Rouen, le Quai des Arts – Argentan, le Nouveau Gare au Théâtre – Vitry avec le soutien des Fours à Chaux – centre de création et d’histoire de la Manche, de la Cidrerie – Beuzeville, de La Faïencerie – Creil, du théâtre Jean Lurçat – scène nationale d’Aubusson, de La Chartreuse – Centre national des écritures du spectacle Villeneuve-lez-Avignon, du Théâtre des Quartiers d’Ivry – CDN du Val-de-Marne, de la DRAC Normandie, de la région Normandie, du département de la Seine-Maritime, de la ville de Rouen en coréalisation avec le Théâtre de la Tempête

Les Sœurs Dalton : la nouvelle création des Nomadesques, un western cartoonesque branché sur 10000 volts !

temps de lecture 3 mn

Les éponymes sœurs Dalton sont bien décidées à ne pas être que « les sœurs de leurs frères ».

Nettement plus barjottes que leurs renommés frangins, Eva, Lilia et Leona – dite Tornada – sont aussi nettement plus honnêtes, sans doute sérieusement plus courageuses, et, est-ce possible, sacrément plus fûtées.
Citoyennes de cette « bonne vieille ville calme de Toucalm City », elles se retrouvent chargées de convoyer la fortune que lègue à la ville le défunt James Poker Winner jusqu’à la banque, sise dans cette « satanée vieille ville dangereuse de Dangerous City ». La coquette somme devra servir à de grands et nobles projets : construire des écoles, des crèches, des orphelinats, des infrastructures routières, des bacs à fleurs (ad libitum, les bonnes causes ne manquent pas)… Autant vous dire que le trajet ne sera pas de tout repos (sinon n’importe quel autre Toucalmien aurait pu s’en charger). Tout ce que la région compte de malfrats et de benêts se met en travers de leur périple, et leur allié Luc Lechanceux, shérif aussi brave que borné, est presque aussi préjudiciable que leurs ennemis.

Rien ne manque : banjo, portes de saloon qui claquent, shérif à chapeau de shérif, bastons, fusillades et courses poursuite, farouches Indiens, chevauchées à travers les plaines, évasion de prison et french cancan en froufrous…
Les six interprètes ont une énergie folle, et la comédie est menée tambour battant.
Les dialogues fusent, croustillants à souhait, parsemés de référence qu’apprécieront les adultes – sans pour autant égarer les enfants. Les jolis décors « vintage » sont astucieux, manipulés à vue au fur et à mesure de l’histoire, pour transformer les lieux en un tour de main. Les costumes savamment patinés sont tout aussi réussis.

Les plus petits se régalent tout particulièrement des jeux de bruitages, équivalents hilarants des ZimBoumPifPaf Tacaclop Tacaclop Pan Pan Aaargh des bulles de BD. Un joueur de banjo-ménestrel pas loin d’être aussi horripilant qu’Assurancetourix distille des apartés loufoques et hilarants. Second et premier degrés rivalisent pour réjouir l’assemblée.

Les Nomadesques, compagnie qui a déjà mitonné quelques spectacles qui sont devenus des incontournables du Jeune public (tel « Le loup est revenu » à l’affiche depuis 10 ans sans faiblir !), ont composé là un spectacle familial malin, enlevé, joyeux, bien produit, et qui, ce qui ne gâte rien, se laisse savourer aussi bien par les adultes que les enfants avec un plaisir contagieux. Un futur classique ?
 

LES SŒURS DALTON
Au théâtre Le Ranelagh
Texte Karine Tabet
Mise en scène Vincent Caire
Lumières Valentin Tosani
Costumes Magalie Castellan
Avec Aurélie Babled, Claire Couture, Karine Tabet, Gael Colin, Cédric Mièle, Cyprien Pertzing

Conseillé à partir de 7-8 ans

Ex Machina : une pour toutes, toutes pour une !

temps de lecture 4 mn

C’est une mastress of ceremony à la fois onctueuse et piquante qui nous accueille en lieu et place des traditionnel.le.s ouvreur.se.s, dérivant des précautions d’usage habituelles en instructions plus fantaisistes.
Élégance et gouaille, rouge à lèvres rouge et robe de velours d’un noir suave, elle enchaîne avec une improbable (et impeccable) interprétation a cappella de Une femme avec toi , tube des années 70 dont on (re)-découvre mi-amusé mi-effaré le texte.
 

Le ton est donné, avec Ex Machina, Carole Thibaut va parler d’être femme (avec ou sans toi), avec beaucoup de gaieté. Car, oui, on peut faire un spectacle féministe, rageur ET joyeux.
Le « deus ex machina » du titre, c’est ce fameux « dieu descendu de de la machine », le machin macho censé dénouer les drames et redonner sens et ordre au monde, qu’elle nous propose d’envoyer valser.

Carole Thibaut – actrice, metteuse en scène, autrice, directrice d’institutions (actuellement, elle dirige le CDN de Montluçon) – part/parle d’elle-même pour nous interroger sur la place qu’occupent les femmes – comment les femmes, avec leur corps, leurs envies, leurs faiblesses et leur(s) pouvoir(s), peuvent se mouvoir dans la société et dans l’espace de notre monde contemporain ?

Suivant un découpage en chapitre aux intitulés explicites (« La Chevalière » « Puberté » « Sexualité et séduction » « La vie de couple (hétéro) » « Le Théâtre »), elle nous embarque dans un seule-en-scène protéiforme, soutenu par des créations vidéos (Benoît Lahoz) et sonores (Karine Dumont) dont on peut souligner la richesse et l’adéquation.

 

Petite fille initiée tôt à la domination des hommes par un paternel ordonné et ordonnant, ado fille-garçon qui tombe amoureuse de garçons-filles (dans les années 80, on n’a pas de mots pour sortir de la binarité, sans mots on ne peut élaborer ni conscience de soi, ni pensée politique, trop tôt pour sortir de la binarité de genre), femme dans des « milieux d’homme » (bref, dans le monde du travail occidental) … On la suit d’âge en âge, de premiers pas en croche-patpatriarcaux, de Charybde en Scylla, de plafonds de verre en je-m’débrouille-très-bien-merci. Pour évoquer la représentation des femmes dans les rôles de pouvoir, pointer du doigt cet équilibre fragile qui demande un contrôle permanent, une intégration des règles tacites, Carole Thibaut convoque Marylin Monroe et Ingrid Bergman, la psychanalyse et la culture pop, convoque sa colère et son humour.
 

Conférence, cabaret, confidence, freakshow – entre écriture ciselée et improvisations un brin dingues, entre baroque et trash, vêtue/dévêtue avec humour et impertinence par Malaury Flamand, Carole Thibaut se métamorphose pour retracer son apprentissage de la domination et sa quête de libération/liberté.
Avec bain de sang et violoncelle baroque, avec faux seins, fausses fesses, fausses hanches et autodérision, avec éclats de rire, désordre et violence, elle délivre une dyonisiaque, pugnace et revitalisante incantation à sortir de la machine, une performance indéniablement spectaculaire, d’une générosité et d’une liberté folles !

Marie-Hélène Guérin

 

EX MACHINA
Écriture, mise en scène et interprétation Carole Thibaut
À voir au TNP Villeurbanne du 30 janvier – 3 février

Texte, mise en scène et jeu Carole Thibaut
Assistanat à la mise en scène Liora Jaccottet
Création sonore Karine Dumont | Création lumière Yoann Tivoli | Création vidéo Benoît Lahoz | Création costumes Malaury Flamand assistée d’Ophélie Reiller
Régie générale et lumière Guilhèm Barral | Régie plateau de création Léo Laforêt et Laurent Lureault
Dialogues artistiques et amicaux Pascal Antonini, Caroline Châtelet, Marion Godon, Elsa Granat, Vanasay Khamphommala, Philippe Ménard et autres
Photos © Héloïse Faure

 

Production Théâtre des Îlets – Centre Dramatique National de Montluçon
Coréalisation Les Plateaux Sauvages
Avec le soutien et l’accompagnement technique des Plateaux Sauvages
Ex Machina est publié chez Lansman Éditeur

40 degrés sous zéro, du Munstrum Théâtre : folie furieuse

temps de lecture 6 mn

Ça commence dans le noir (profond) et le blizzard (glaçant).
Cernant un plateau vide et vaste comme une plaine de Sibérie, des tentures hautes et grises comme des ruines.
Une queen (François Praud, magistral) haut perchée tiare somptueuse robe patchwork flashy interprète un Girls wanna have fun qu’on tarde à reconnaître, ses atours pop devenus obscurs et lyriques sous la voix de velours de la majestueuse reine et les nappes de sons électroniques orchestrées par Jean Thévenin. Humm, ronronnements de bien-être acoustique et visuel !

Le suave et le velouté ne tardent pas à prendre une bonne claque, reine et plateau se font métamorphoser à vue, l’une dépouillée de ses flamboyances, l’autre de sa nudité.
Le Munstrum Théâtre, compagnie du Grand Est, est adepte d’une pratique contemporaine, tonique et acérée, du masque, sous la houlette avertie de Louis Arene et Lionel Lingelser. Il nous entraîne, de L’Homosexuel ou La Difficulté de s’exprimer aux Quatre Jumelles – deux courtes et denses pièces de Copi -, dans un diptyque effréné, à 40 degrés sous zéro mais en ébullition.
 

Travail, famille, hémoglobine

C’est L’Homosexuel ou La Difficulté de s’exprimer qui ouvre le bal. Nous voilà en Alaska, où les loups – humains ou canidés – rôdent autour de Madre et Irina (Louis Arene et François Praud, qui s’en donnent à cœur joie), ci-devant messieurs devenues mesdames – de leur plein gré, et exilées en Alaska – contre leur volonté.
Irina livre son corps et son envie d’ailleurs aux êtres de tous sexes et de tous genres. Immense bébé immature, contre les duretés d’un monde avide elle oscille entre le besoin d’être consolée par sa Madre à poigne et le rêve de fuir avec une Madame Garbo qui l’a peut-être mise enceinte (impériale Olivia Dalric).
Rien de tel qu’une rasade de mirabelle de Biarritz (?), et quelques viscères encore fumantes, pour apporter chaleur et couleurs à cet univers de grisaille et de désespoir…
 

Après un Paradis Blanc envoûtant, on plongera dans la frénésie des Quatre Jumelles, une sorte de Quad de Beckett qui serait atteint du syndrome de la Tourette.
Les jumelles meurent, démeurent, remeurent, ressuscitées ad libitum par des injonctions d’héroïne, administrées dans le bras, l’autre bras, la poitrine, le cou, la cuisse.
On s’arrache les mains, les yeux, les (faux) seins, (fausses) fesses, on meurt étranglée, une balle dans l’œil, étouffée, avalée par un canapé, overdosée, une balle dans le dos, aveugle, sourde – toutes combinaisons épuisées, jumelle 1 tue jumelle 2, jumelle 3 tue jumelle 4, jumelle 4 tue jumelle 2 , ou 1, ou 3, qui survit, qui part avec qui, avec les biftons, les lingots, la poudre, en Suisse, à Boston, à Rio, en brassant du voguing, du kungfu, du airboxing.
La voracité consume les êtres, la drogue ravive leur flamme.
C’est une course folle, une surenchère de violence et d’absurde, traitée avec un sens du rythme irrésistible.
 

Dans un splendide décor, majestueusement lugubre, conçu par le metteur en scène lui-même, Christian Lacroix a inventé des costumes chatoyants et gothiques pour vêtir ces êtres hybrides, mi-hommes mi-femmes, humains et monstrueux, fragiles et destructeurs. Impératrice d’une Chine fantasmatique ou poupées déglinguées, Marie-Antoinette de cellophane perchée sur des patins à glace ou Morticia Adams sous acide : 40 degrés sous zéro convoque sur scène tout un imaginaire post-punk, queer, extravagant et délabré.

À la férocité des textes de Copi répond le grotesque flamboyant et la drôlerie effrayante de la mise en scène. Sous les masques aux crânes nus, les interprètes, tous fantastiques, réjouissants, parfaits de maîtrise et de générosité, jouent entre quotidienneté et outrance, quelque chose d’à la fois très familier et très baroque.

C’est aussi un hommage à l’art du théâtre, dont le grand rideau rouge à demi-dégringolé en fond de scène se fait le témoin. Le (génial) gros chien d’Irina est un amoncellement de perruques, les entrailles sanguinolentes ne cachent qu’elles sont des lanières de tissus rougeâtres, les corps sont remodelés par les prothèses de latex, les crânes rendus chauves par les masques – tout est artifice pour faire surgir la réalité brute et folle, démon(s)trer la violence des rapports de domination, débusquer les pulsions de mort et de vie qui animent les êtres peuplant ces cauchemars polychromes.

Et puis, finalement, se dévoilent la machinerie du théâtre, rampes de projo, perches, transfos, et des comédien.ne.s – prothèses, genouillères, caoutchouc des faux crânes. Plateau et corps dénudés.
Après ces déchaînements dionysiaques, le final – lunaire et choral – est magnifique et poignant, sombre et étonnement lumineux.
Car au théâtre les morts se relèvent, et sur les décombres, tous artifices tombés, restent les vivants, et ils dansent, ensemble. Et c’est beau.

Marie-Hélène Guérin

 

40° SOUS ZÉRO
Une création originale du Munstrum Théâtre
Texte : Copi
Mise en scène : Louis Arene
Conception : Louis Arene, Lionel Lingelser
Dramaturgie : Kevin Keiss
Avec Louis Arene (Madre), Sophie Botte (Maria), Delphine Cottu (Garbenko et Fougère), Olivia Dalric (Madame Garbo), Alexandre Ethève (Leïla et Le chien), Lionel Lingelser (Général Pouchkine et Joséphine), François Praud (Irina)
Création costumes : Christian Lacroix
Scénographie et masques : Louis Arene
Création lumière : François Menou
Création sonore : Jean Thévenin
Création coiffes-maquillages : Véronique Soulier-Nguyen
Regard chorégraphique : Yotam Peled

Photographies © Darek Szuster

Administration, production et diffusion : Clémence Huckel (Les Indépendances), Florence Bourgeon | Assistanat à la mise en scène : Maëliss Le Bricon | Assistanat costumes : Jean-Philippe Pons, Karelle Durand | Assistanat son : Ludovic Enderlen | Assistanat à la scénographie, régie générale et accessoires : Valentin Paul | Accessoires et régie son : Ludovic Enderlen | Assistanat aux accessoires : Julien Antuori | Régie lumière : Victor Arancio | Habillage : Audrey Walbott | Cheffe d’atelier costumes : Lucie Lecarpentier | Costumes : Tiphanie Arnaudeau, Hélène Boisgontier, Castille Schwartz | Stage mise en scène : Mo Dumond | Stages costumes : Marnie Langlois, Iris Deve
Presse : Murielle Richard

Production Munstrum Théâtre Coproduction La Filature – Scène nationale de Mulhouse, Scène nationale de Châteauvallon, CPPC / Théâtre de L’Aire Libre (Rennes), Espace 110 – Illzach – Avec le soutien de la DRAC Grand Est, la Région Grand Est, le département du Haut-Rhin / Collectivité européenne d’Alsace, la Ville de Mulhouse, l’Agence culturelle du Grand Est, l’ONDA, le CENTQUATRE-PARIS, la Comédie- Française, le Théâtre de Vanves, le CRÉA – Ville de Kingersheim – Le Munstrum Théâtre est associé à la Filature – Scène nationale de Mulhouse ainsi qu’aux projets du Théâtre Public de Montreuil – Centre dramatique national, du TJP-CDN Strasbourg-Grand Est et des Célestins – Théâtre de Lyon. La compagnie est conventionnée par la DRAC Grand Est et la Région Grand Est. Elle est soutenue par la Ville de Mulhouse. Les pièces de Copi sont représentées par l’agence Drama – Suzanne Sarquier

Salti : vivifiante danse-médecine !

Trois mômes en baskets trouvent le temps long, c’est Jim, Louise et Léa, 8 ans, 10 ans peut-être, on est fin juillet début août sans doute, on n’a pas la petite excitation de ne plus avoir classe, on n’a pas encore la préparation de la rentrée, le nouveau cartable, les fournitures, retrouver les copains.
On languit, on s’ennuie… mais ce qu’on s’ennuie ! Autant qu’on le peut au creux de l’été, à l’âge où quelques semaines sont une éternité.

Pour tromper la lenteur du temps, on fait des pierre-papier-ciseau, on joue à être celui qui s’ennuie le plus, on suit du regard une araignée grande comme une vache, et ah ! ben tiens ! on n’a qu’à à jouer à celui qui sera piqué ! Les corps se réveillent en pointes, jambes tendues haut levées, salti/sauts effrenés, corps caoutchouc, défiant la rigidité du squelette et les lois de la pesanteur, bondissant pour échapper à la monstrueuse arachnide, à la morsure féroce de la tarentule.

Par la danse, la musique mais aussi les mots, dialogues ou narration, Brigitte Seth et Roser Montllo Guberna, les autrices du spectacle, ont entrepris de nous faire partager les vertus thérapeutiques de la danse. Depuis toujours, les humains s’en sont servis pour soigner leurs peurs, leurs tristesses et leurs solitudes, leurs maux de tête, de dos, et même… les piqûres d’araignées ! La tarentelle italienne est même tout spécialement prescripte pour contrer le poison de la mélancolie que la venimeuse tarenta instille à ses victimes, les tarentolato et tarentolata, les plongeant dans l’inertie, l’apathie, l’atonie. Depuis l’Antiquité et aujourd’hui encore, ici même, danseurs, chanteurs et musiciens attirent celui, celle qui a été vidée de ses forces par la sinistre bestiole vers le mouvement, lui réinjecte le désir et la pulsation, l’envie et la pulsion !

La complicité et l’énergie du trio sont manifestes… et contagieuses ! Des malicieuses inventions verbales ou gestuelles secouent la salle d’éclats de rire, il y a du farfelu et du cocasse qui font pétiller les yeux d’amusement et quelques parenthèses plus rêveuses qui apportent une respiration de douceur.
Sur une prenante composition électro habilement tressée de tarentelles traditionnelles aux voix nasillardes et aux tambourins frénétique, une danse très tonique, matînée de hip-hop, drôle et alerte, emporte l’adhésion.

C’est vivifiant et enjoué, et tel le tarentolato tiré de sa somnolence, battant du pied en mesure, nous voilà réanimés, ré-énergisé, plus légers, plus forts, dopés au rythme et au sourire !
Belle démonstration par l’exemple des puissants effets de la danse-médecine, l’araignée perd, la joie gagne ! A ne pas manquer, avec ou sans enfant…

Marie-Hélène Guérin

 

SALTI
Spectacle de théâtre/danse jeune public
(vu en version 25 mn 3 – 6 ans, il existe une version 50 mn à partir de 6 ans et tout public)
Au TGP – Saint-Denis du 10 au 13 janvier 2024
Un spectacle de la compagnie Toujours après minuit
Vu à La Manufacture-Avignon
Conception, texte, mise en scène et chorégraphie : Brigitte Seth et Roser Montllo Guberna
Avec Jim Couturier, Louise Hakim et Lisa Carmen Martinez
Lumières Guillaume Tesson
Composition originale Hugues Laniesse
Musiques additionnelles : Bruno Courtin « Personne ne dort », L’Arpeggiata/Christina Pluhar « Antidotum tarantolae », Nuova Compagnia di Canto Popolare « Tarantella »
Photos Christophe Raynaud de Lage

« La Chute des anges », et l’envol des êtres : magistrale leçon de ténèbres de Raphaëlle Boitel

Le rideau s’ouvre, le noir et le silence se font, soyeusement.
Une maigre forêt de perches armées d’un projecteur-œil encadre la scène, vaguement inquiétante dans sa sècheresse et ses angles, entités mécaniques et autonomes, épiantes et directives.

Des longs manteaux noirs tombent des cintres, des cintres tombent des cintres, des cintrés se glissent dans les manteaux, étranges marionnettes, cousines de celles de Philippe Genty – cet homme en fond de plateau, ces deux femmes sans doute, visage dissimulé sous un voile de cheveux, corps désarticulés, acrobates danseurs clowns désespérés. Trois drôles de petits humains, trois anges déchus, qui tentent d’apprivoiser la pesanteur.
Des mains cherchent leur tête, des corps cherchent leur axe, de êtres cherchent leur centre et leurs limites.

© Georges Ridel

Bientôt leurs compagnons d’infortune vont les rejoindre, arpentant le plateau en un mathématique mouvement perpétuel, Quad beckettien chaotique où comme par accident quelques pas se déploient en acrobaties, se prolongent en torsions de dos courbés jusqu’à l’impossible. Circassiens virtuoses ou non, les interprètes ont tous la même netteté dans le geste, et la même densité dans la présence.

Une ange aurait-elle la nostalgie des cieux, une humaine aurait-elle le souvenir d’une jeunesse plus lumineuse ? Une des anges se détache du chœur, tourne son visage plein d’appétits vers un soleil artificiel, lui adresse une mélopée chantante, un fouillis de mots, un esperanto d’espoir. C’est elle qui poussera le plus loin les tentatives d’échappée, les désirs d’envol.

Les noirs sont profonds comme les notes de contrebasse qui vibrent dans l’espace, ciselés de graphiques lumières dorées – presque des lumières de « théâtre noir », qui découpent de fines lames dans l’obscurité, de fines lames de réalité et de vie dans la poix des contraintes, dans l’ombre des assujettissements et des surveillances. La composition sonore d’Arthur Bison est de même dense, prenante, sophistiquée et organique, avec des grondements sourds de tempête et des vivacités de clairière après la pluie.

Les silhouettes dessinent des calligraphies, des ombres chinoises, creusent des tourbillons dans la fumée. Une femme plus âgée passe avec une opacité tranquille de vieux chaman. Un vertigineux numéro de mât chinois époustoufle et émeut, élévation et chute, élévation et chute, tragique destinée en réduction.

© Marina Levistskaya

Dans cette esthétique de fin du monde, il y a aussi de la cocasserie, une guerre des « chut » rigolarde, des moments de sourires au milieu des décombres : deux tubes métalliques arrachés à une des machines feront une paire d’ailes de fortune, sait-on jamais (spoil : ça ne suffira pas). L’image est drôle, et déchirante. Très drôle aussi, et très tendre, un « pas de deux » à quatre, deux des êtres tentant tant bien que mal d’en animer deux autres, tâtonnant, expérimentant, réinventant les gestes les plus simples…

Le danger peut rôder dans les objets, les perches se démantibulent, pourchassent, ordonnent, menacent – en contrepoint un majestueux gramophone offre sa beauté incongrue et une occasion de bouffonnerie légère, un rail suspendu s’envole au-dessus des spectateurs avec la souplesse et la joie des balançoires de l’enfance.

Ce monde de métal glacé et oppressant, univers sombre troué de somptueuses mordorures (magnifique scénographie et création lumières de Tristan Baudoin), Raphaëlle Boitel le peuple d’êtres faits de servitude et de pesanteur, mais surtout de curiosité et d’empathie, qui vont trouver, ensemble, un chemin vers la liberté.

Danse contemporaine et équilibrisme, contorsion et hip-hop, prouesses techniques et clowneries délicates, mât chinois et métaphysique, on ne distingue plus où une discipline s’exprime, où l’autre prend le pas, tant Raphaëlle Boitel les pétrit, les étire et mêle pour en faire le vocabulaire et la grammaire de son propre langage, extrêmement maîtrisé, poétique, gracieux, in-quiet et tendre.
« Dans la chute, il y a toujours la question de la manière dont on s’en relève. » précise Raphaëlle Boitel à La Terrasse : elle donne une beauté hypnotisante aux deux, à la chute et à la manière dont on s’en relève.
C’est onirique, envoûtant, et bienfaisant.

Marie-Hélène Guérin

© Sophian Ridel

LA CHUTE DES ANGES
Un spectacle de la Cie L’Oublié(e) – Raphaëlle Boitel
vu au Théâtre du Rond-Point, Paris
Mise en scène et chorégraphie Raphaëlle Boitel
Collaboration artistique, scénographie, lumière Tristan Baudoin | Musique originale, régie son et lumière Arthur Bison | Costumes Lilou Hérin | Accroches, machinerie, complice à la scénographie Nicolas Lourdelle
Interprètes Alba Faivre ou Marie Tribouilloy, Clara Henry, Loïc Leviel, Emily Zuckerman, Lilou Hérin ou Sonia Laroze, Tristan Baudoin, Nicolas Lourdelle

DATES DE TOURNÉE 2023-2024
• 29 septembre au 7 octobre 2023 – Célestins, Théâtre de Lyon (69)
• 10 et 11 octobre 2023 – Le Volcan, Scène nationale du Havre (76)
• 8 et 9 décembre 2023 – Théâtre de Suresnes Jean Vilar (92)
• 12 décembre 2023 – Centre culturel Jacques Duhamel, Vitré (35)
• 15 et 16 décembre 2023 – Le Théâtre, centre national de la marionnette de Laval (53)
• 20 et 21 décembre 2023 – La Passerelle, Scène nationale de Saint-Brieuc (22)
• 16 et 17 janvier 2024 – Théâtre de Lorient, CDN (56)
• 25 et 26 janvier 2024 – Théâtre de Cornouaille, scène nationale de Quimper (29)
• 17 et 18 mars 2024 – TCM, Théâtre de Charleville Mézières (08)

Neige, de Pauline Bureau : subtile et merveilleuse fable de la métamorphose des âges

“Si tu ne vas pas dans les bois, jamais rien n’arrivera, jamais ta vie ne commencera.
Va dans les bois, va.”
— Clarissa Pinkola Estés, Femmes qui courent avec les loups, Grasset, 1996,
citée par Pauline Bureau en exergue de son travail

Une étrange et lumineuse forêt, parcourue de piafs colorés et de biches rêveuses, a envahi le théâtre de La Colline. Dans la salle, les murs enveloppent les spectateurs d’immenses photos d’arbres en bleu et blanc, comme des cyanotypes outremer. La Colline s’est verdoyée pour nous immerger dans le beau conte que nous invente cette fois Pauline Bureau.
On la connaît et on l’aime prenant à bras le corps, sans concession ni esthétique ni morale, des sujets de société vibrants d’actualité – scandale du Médiator (Mon cœur), GPA (Pour autrui), ou plongeant dans des univers moins documentaires mais pas moins réels (Bohème, notre jeunesse).
Dans Dormir cent ans, déjà une enfant se perdait/se trouvait dans une forêt… Comme dans tout conte qui se respecte ! Depuis si longtemps c’est dans les forêts que se déroulent les rites initiatiques et leurs déclinaisons narratives que sont les contes.

 

 
Dans Dormir cent ans, les enfants étaient au sortir de l’enfance, au seuil de l’adolescence. Aujourd’hui Neige a bientôt 15 ans, et sa mère bientôt 50. Chacune à une extrémité de la vie fertile, du temps de la fécondité biologique, doit trouver le chemin de sa liberté et de l’affection envers soi-même et les autres.
La mère est une belle femme, active, élégante, sans pitié, elle a la bienveillance tyrannique, et s’étonne de vieillir – dépitée de voir apparaitre dans un selfie les traits de sa propre mère. Neige fait de la danse classique en tutu et pointes, vient d’avoir pour la première fois ses règles, a encore des airs d’enfant, se sent grandir, les habits corsetés de petite-fille-idéale la compriment et l’étouffent. Histoire d’oxygéner ses poumons, d’agrandir son horizon, elle suit en douce quelques jeunes gens – plus délurés qu’elle, un joli Chris qui ne sait pas qu’il fait battre son cœur, une vive Delphine à l’aise dans ses baskets, partis faire la fête dans la forêt voisine.
 

 

Apprends-moi l’inutile.
Ce qui ne sert à rien mais qui fait du bien.
Apprends-moi à rêver, à marcher sur les mains, à aimer le temps qui passe.
— Pauline Bureau, Neige

Ce conte d’aujourd’hui nous emmène sur ces frontières où oscillent mère et fille, en ces moments instables faits de continuités et de ruptures, d’étonnements et d’interrogations, où l’on passe d’un âge à l’autre, comme un élément passe d’un état à l’autre sans cesser d’être lui-même.
Comme dans les contes de toujours, il y a un miroir où l’on mire ses traits et ses rêves, une princesse, une reine et un roi, un chasseur, des biches et des loups, et l’on y fait l’apprentissage d’être soi.

Neige est un spectacle extrêmement délicat et tendre, où le chasseur-guetteur n’est pas un prédateur mais un protecteur, où les loups alertent mais ne dévorent pas, où les êtres ne sont pas univoques et où le cœur de chacun finit par trouver son chemin. Pauline Bureau sait comme peu d’autres conférer de la magie à la technologie. Elle use de la vidéo avec un à-propos et une poésie rare, et teinte le réalisme quasi-documentaire de l’écriture de ses personnages d’un onirisme, d’un merveilleux vibrant. La scénographie est spectaculaire et rêveuse, les séquences subaquatiques sont envoûtantes, évoquant dans leur lente chorégraphie les fascinantes vidéos de Bill Viola, la composition musicale électro est ample et prenante. Les interprètes – mention spéciale à l’irrésistible Marie Nicolle dans le rôle de la mère et à Régis Laroche, singulièrement touchant en chasseur qui aime la solitude et les animaux – ont tous une justesse qui irradient d’humanité leurs personnages.

À voir, de préférence avec un.e ado mais ce n’est pas nécessaire. De 10 ans à 110 ans, les mouvements de l’âme et de la vie des protagonistes de ce conte contemporain sauront vous mouvoir et émouvoir, avec sensibilité, humour et finesse. Un spectacle gracieux et profond, d’une grande douceur, et d’une incroyable beauté.

Marie-Hélène Guérin

 

NEIGE
Au Théâtre de la Colline jusqu’au 22 décembre 2023
Un spectacle de la compagnie La part des anges
Texte et mise en scène Pauline Bureau
Avec Yann Burlot, Camille Garcia, Régis Laroche, Marie Nicolle, Anthony Roullier, Claire Toubin
Scénographie et accessoires Emmanuelle Roy | costumes Alice Touvet | composition musicale et sonore Vincent Hulot | dramaturgie Benoîte Bureau | magie et vidéo Clément Debailleul | lumières Jean-Luc Chanonat | perruques Julie Poulain | collaboratrice artistique Valérie Nègre | assistanat à la mise en scène Léa Fouillet | cheffe opératrice tournage subaquatique Florence Levasseur
Construction décor Atelier de La Comédie de Saint-Étienne
Photos de répétitions © Christophe Raynaud de Lage

Conseillé à partir de 10 ans
 

Production
La part des anges
Coproduction La Colline – théâtre national, La Comédie de Saint-Étienne – Centre dramatique national, Les Théâtres de la Ville de Luxembourg, L’Espace des Arts – Scène nationale de Chalon-sur-Saône, Théâtre Sénart – Scène nationale EPCC, Le Bateau Feu – Scène nationale de Dunkerque, Théâtre des Quartiers d’Ivry – CDN du Val-de-Marne, Scène nationale 61 – Alençon-Flers-Mortagne
Le spectacle bénéficie de l’aide à la création du Conseil général de Seine-Maritime.

Avec le généreux soutien d’Aline Foriel-Destezet
Avec la participation à l’écran de Camille Chamoulaud, pré-apprentie du CFA des arts du cirque – L’Académie Fratellini, Sylvia Rozenman-Conti, Oriane Fischer
remerciements la Jeune Troupe de La Colline, le Labec, Valérie Fratellini et Agnès Brun

Pauline Bureau est actuellement associée à La Comédie de Saint-Étienne – CDN, à la Scène nationale 61 Alençon-Flers-Mortagne, au Bateau Feu – Scène nationale de Dunkerque, et à L’Espace des Arts – Scène nationale de Chalon-sur-Saône.
La part des anges est conventionnée par le Ministère de la culture / Drac Normandie et la Région Normandie.

Spectacle créé le 17 octobre 2023 à La Comédie de Saint-Etienne – Centre dramatique national

Choréographiques : la danse qui dessine, le dessin qui danse… un spectacle-immersion avec Hervé Tullet

Choréographiques est né d’une proposition de Wajdi Mouawad à Hervé Tullet de concevoir une performance au théâtre.
Les gens qui fréquentent des enfants connaissent de près ou de loin les ouvrages farfelus, colorés et joueurs d’Hervé Tullet.
Farfelu, coloré et joueur lui-même, Hervé Tullet a trouvé l’idée du directeur de La Colline « fabuleuse et surprenante ». Ses livres étant eux-mêmes en mouvement, il n’y avait pas un si long chemin à faire pour les mettre en théâtre.
Et comme à tout spectacle il faut des acteurs, auteur et public entreront de concert dans la danse au propre comme au figuré pour donner vie à Choréographiques.

Pour libérer le geste, pas de gradins, pas de sièges, pas de plateau. Petits et grands rassemblés sur un grand carré de moquette où ils pourront s’asseoir, se coucher, gambader, sautiller, babiller, ad libitum, à leur gré ou sur incitation du maître de joyeuse cérémonie, Hervé Tullet et de ses acolytes musicaux et dansants du Garilli Sound project.

Hervé Tullet nous invite donc à entrer DANS ses livres.
On commence modestement par feuilleter ses ouvrages en compagnie de l’auteur, faire des oh et des ah avec un « livre qui fait des sons », et des grrr et des bouh avec un môme et son copain-kôpain dragon, on encourage un enfant mi-crâneur mi-intimidé qui fait naître de nouvelles couleurs en frottant son doigt devenu magique sur les pages de Couleurs. Un petit côté « home made » – on a l’impression qu’Hervé Tullet, crinière de neige et jean barbouillé, nous pique notre rôle de parent-qui-lit-joue avec son enfant avant la sieste. Ce serait presque feignant si ce n’était pas aussi gai.
Puis ça se débride, le livre change de dimension et s’agrandit à la taille même du théâtre. Et tout le monde se retrouve à déchiqueter, plier, coller des grandes feuilles colorées, fabriquer en chœur une fresque éphémère, taper des mains, faire une ronde, des rythmes, des ombres, tonitruer et murmurer, inventer des reflets, des grondements d’orage, des étoiles au plafond. Poésie et jeu en égales proportions !

Choréo-graphiques, traduisons donc par danser-dessiner…
L’œuvre c’est le geste, écrit Hervé Tullet. Et des gestes, Choréographiques, mi-lecture, mi-performance collective, mi-atelier créatif, en fait naître à profusion.
La danse qui dessine, le dessin qui danse… Une immersion ludique, stimulante et joyeuse, à l’image de ses ouvrages de papier, à partager avec des enfants, dès tout petits.

Marie-Hélène Guérin

 

CHORÉOGRAPHIQUES
Au Théâtre de La Colline
Spectacle jeune public dès 3 ans
Equipe artistique conception Hervé Tullet avec la complicité du Garilli Sound project
Avec Serena Abagnato, Giulia Carli, Elisabetta Garilli, Gianluca Gozzi, Hervé Tullet, Léo Tullet
Photographies © Tuong-Vi Nguyen / Leo Tullet

Production La Colline – théâtre national