L’Epopée du lion : Dans la jungle, la terrible jungle, le lion n’est pas mort ce soir !

Malgré l’aura et la puissance verbale, oraculaire de Victor Hugo, ce n’est pas ce beau conte en vers qui domine dans ce spectacle, même si l’on suit l’histoire avec curiosité et que les mots claquent en assonances et allitérations jubilatoires, mais bien l’ensemble des dispositifs de mise en scène, mise en lumière, jeu et costumes qui nous ravissent.

Photo © JC Aubert

Pierre Grammont, seul en scène, endosse tous les rôles, du héros qui sera dévoré par le lion, en passant par l’ermite trop imbu de son Dieu ou le général en faillite jusqu’au terrible lion lui-même, avec pléthore de costumes, tous adéquats et drolatiques, qui finiront en tas sur scène, partie intégrante du décor.
Gaëlle Lebert, et Pierre Grammont signent la co-mise en scène de ce spectacle et se sont concentrés sur chaque détail pour faire de ce spectacle une féérie sans cesse renouvelée. D’immenses panneaux comme des lamées avec ombres chinoises et projections, qui deviendront tantôt forêt profonde et enchantée, labyrinthe qui nous absorbe, beaucoup d’obscurité, des vidéos burlesques ou abstraites qui transportent le jeune spectateur dans une sorte de jeu vidéo, une musique électro étouffante parfois grinçante, qui ferait presque peur si on ne riait pas, comme les enfants, des péripéties des humains qui veulent s’en prendre au lion, des ventriloquies et des loufoqueries de Pierre Grammont et de ses variations vocales et chantées.

Photo © JC Aubert

Les enfants seront sans conteste charmés par ce spectacle hors du commun, ambitieux, exigeant, drôle et tendre, où la scène finale, comme une moralité de l’intelligence de la bête face à la forfaiture de l’humain, est un hymne humaniste. Aucune femme dans cette histoire, juste une petite fille, fille de roi, abandonnée à son propre sort, qui tiendra la barre haute au lion, roi des animaux.

– Isabelle Buisson –

L’EPOPEE DU LION
De Victor Hugo
A la Scène Nationale de Cergy Pontoise en 4 et 5 mai 2020
Mise en scène : Gaëlle Lebert; Pierre Grammont
Interprétation : Pierre Grammont
Scénographie : Blandine Vieillot
Photos : JC Aubert

[youtube https://www.youtube.com/watch?v=YcqMaPsr8WE&w=560&h=315]

Seuls : Et si Harwan c’était Wajdi si Wajdi n’avait pas fait de théâtre

Une chambre d’étudiant toute simple, presque impersonnelle. L’acteur entre, la salle est encore éclairée; quelques rires étouffés, certains trouvent-ils son corps d’adulte en caleçon noir cocasse, ou peut-être est-ce de le voir arriver sous une lumière si vive, sous la même lumière que les spectateurs ? Le noir se fait progressivement, et l’attention s’installe, définitivement.

« Mesdames et messieurs, je tiens tout d’abord à vous remercier de me donner la parole »

Il n’est pas rare, cette saison, que des spectacles s’ouvrent sur une adresse directe, comédiens statiques, face à la salle, métamorphosant l’auditoire réel en un public de fiction (ou vice versa). Membres du Conseil convoqués par le roi Louis (« Ça ira, fin de Louis », Pommerat ; intellectuels réunis pour une conférence sur Benno von Arcimboldi : « 2666 », Julien Gosselin)… ici, nous assistons à la soutenance de la thèse d’Harwan, étudiant montréalais en sociologie de l’imaginaire, sur « le cadre comme espace identitaire dans les solos de Robert Lepage ».
Ça commence bien, tout est en ordre « Mesdames et messieurs… », politesses d’usage, etc, allez savoir pourquoi – on saura pourquoi, plus tard –, tout part en vrille, la théorie sur laquelle repose cette «hostie d’thèse est en train de totalement crisser le camp, tabarnac », les formules convenues et le français bien léché se barrent en courant, l’étudiant laisse tomber son discours, laisse tomber peut-être d’autres choses, va s’allonger sur son petit lit d’étudiant… Une image de lui se détache doucement de son corps, se redresse lentement, ouvre les stores, s’échappe… moment de magie où la vidéo s’immisce avec délicatesse, comme discrète, dans le jeu, pour y glisser une part de rêve.

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Flashback.
Harwan est sur le point de s’envoler vers Saint-Pétersbourg à la rencontre du metteur en scène Robert Lepage, sujet de sa thèse, quand il apprend que son père est plongé dans le coma. Une succession d’événements le mène à se confronter à lui-même à travers le chef-d’œuvre de Rembrandt, Le Retour du fils prodigue.
Il court d’aéroport en rendez-vous manqués après Robert Lepage, qui est finalement le nom de ses interrogations esthétiques et morales, un Robert Lepage sans cesse ailleurs ; la conclusion de sa thèse lui échappe ; le temps lui manque, et sa sœur le houspille pour qu’il arrange enfin son studio, qu’il repeigne au moins les murs !
Harwan dans la réalisation de ses projets est sans cesse contraint, par petits et grands empêchements – on avance sa date de soutenance, son père tombe dans le coma, à l’aéroport il se trompe de valise… il croit acheter du papier peint, ce sont des nappes… son téléphone ne sonne jamais, ou bien, débranché un jour d’agacement, il se met à sonner – mais évidemment personne au bout de la ligne, ce serait trop simple.

Mouawad acteur – sans doute parfois imparfait, ici ou là peut-être à un cheveu de la bonne distance entre lui et son personnage -, est toujours d’une sensible incontestable, d’une drôlerie pleine de tendresse. Malgré ou avec sa fragilité, son jeu, sincère, généreusement présent, est d’une justesse émouvante.

Polyphonie

Charlotte Farcey , dramaturge du spectacle, au début du travail de création, a trouvé les mots pour donner son élan au processus « L’écriture ici n’est pas seulement « les mots » écrits par Wajdi ; elle est aussi les projections vidéo qu’il a tourné, les sons qu’il a capté… Tout cela est l’écriture du spectacle. L’écriture relève ici de la polyphonie et nous nous entêtons à travailler encore sur un rapport mot/acteur en nous imaginant que le reste relève de la scénographie. Nous nous trompons car le reste aussi est de l’écriture. »

Alors dans cette polyphonie, on entend beaucoup de musiques, une belle création originale, mais aussi de la pop, des airs orientaux sortant de baffles d’ordinateur, d’un casque audio, d’un petit poste ; ou même, moment de grande tendresse : Wajdi Mouawad/Harwan, qui ne chante pas avec la voix d’un chanteur, mais avec la voix d’un fils qui se remémore un air aimé de son père. Et c’est très beau.
Des images aussi, diaporama naïf de moments heureux, ombres chinoises pleines de douceur; des mots : on lit aussi ici, défilant sur le mur au fur et à mesure que Harwan déroule les infos sur son portable, des fragments de recherches internet, mais aussi, in extenso, le synopsis d’un hypothétique nouveau solo de Lepage « La Révolution prodigue »…
D’autres voix, sa sœur Layla, le directeur de l’université, un médecin, le père, l’assistante de Lepage… Mouawad ne fait pas « son Caubère », il laisse les voix des autres leur appartenir, diffusées en off. Mouawad se contente d’être Marwan, et il a fort à faire. Deux heures durant, il nous trimballe de soliloques en monologues, dialogues dont il nous manque l’autre moitié, songes éveillés, silences, écoutes, souvenirs, images fixes ou mouvantes; l’humour rythme aussi les péripéties et les relations, le prosaïque se mêle au tragique – car c’est ainsi dans la vie, et c’est ainsi dans le théâtre de Mouawad…

Sous mille formes, Harwan ressasse les obsessions de Mouawad, la langue, la maladie, la mort, l’hôpital, l’exil, l’identité, la guerre, le nœud gordien de la famille…

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«Comment dit-on mémoire en arabe ?»

Un auteur écrirait toujours le même livre… et ce n’est pas réducteur, car l’auteur n’est pas, lui, toujours «même», et ce motif répété sans cesse peut-être une source intarissable. Et cet unique sillon peut être creusé plus profond, faire remonter l’humus de plus loin.
Pour la première fois, le nom du pays de ses origines est dit. Liban.

Alors – « Papa, c’est Harwan, ton fils », puisque les médecins « nous ont demandé de te parler comme avant. Mais on ne se parlait pas tellement, avant » – s’entame un long dialogue dont l’un est muet, l’autre intarissable. C’est l’heure du règlement des comptes, on pèse les rancoeurs, les frustrations « tu as passé ta vie à nous dire que tu avais tout sacrifié pour le bonheur de mes enfants », les malentendus « mais tu vois, il n’y avait pas de sacrifice à faire, le bonheur était là», mais aussi l’heure des remords, des confidences, des aveux, des souvenirs, de la douceur « Moi, même si je ne t’ai connu qu’ici, quand je pense à toi, je te vois au Liban. Je vois le bord de mer, les cafés, un ciel d’un bleu déchirant, je te vois toi, élégant… Je ne vois jamais la guerre. Disons que pour moi, le Liban, ça se résume au petit jardin derrière notre maison à la montagne».
C’est aussi l’heure pour Harwan comme pour Mouawad de renouer avec sa langue maternelle, sa langue paternelle, alors, à tâtons, comme un pas hésitant vers la réconciliation, Harwan va faire renaître l’arabe sur ses lèvres pour raconter leur autrefois à son père dans le coma.
« Harwan c’est ta sœur. » On comprendra là pourquoi ces innombrables empêchements, et on assistera à la lutte poignante pour s’en défaire. Harwan au débit incessant se tait.
Après la simplicité réaliste des premiers mouvements, presque quotidienne, juste effleurée d’onirisme, on bascule dans ce théâtre lyrique cher aussi à Mouawad, théâtre baroque au sens premier, celui dont on désignait les perles irrégulières, boursouflées, bosselées… théâtre de corps et de matières, physique, animal, excessif.

Puisque Harwan se tait enfin, on entend la voix de sa sœur Layla, les bruits du monde, aboiements, pépiements, souffle du vent, les sons de l’hôpital, le fouillis des objets bousculés. Le corps peint sauvagement, muet, il traverse le plateau en une esquisse de butô douloureuse. Se scotche une feuille de papier blanche autour de la tête, s’aveugle. Lui qui enfant peignait des ciels étoilés pour pouvoir y « compter les étoiles » se jette contre les murs pour y imprimer des « anthropométries » sanglantes, combat rageur. Harwan s’agite, se lave, glisse, peint, reprend sa déambulation furieuse, jette au sol des couleurs criardes en un dripping enragé. Il déploie autour de lui des panneaux translucides qu’il couvre à grands gestes, petit à petit ils se referment autour de lui, le font disparaître derrière les traînées de peinture désordonnées. Puis ils vont, respiration, se rouvrir sur une scène dévastée : respiration mais chaos. Au milieu duquel Harwan apaisé s’allonge pour enfin pouvoir compter les étoiles. Moments poignants. Le fils prodigue a erré longtemps, s’est battu et perdu, a fait le chemin du retour et a fini par trouver sa place, celle d’où il peut réaliser ses rêves d’enfant. Seul sur le plateau qu’il aura habité avec intensité pendant deux heures, Mouawad laisse le spectateur avec la sensation d’avoir assisté à une naissance, et c’est hautement vivifiant.

Marie-Hélène Guérin

 

SEULS
À l’affiche du Théâtre Firmin Gémier / La Piscine du 16 au 20 janvier 2019
Ecrit, mis en scène et interprété par Wajdi Mouawad

Photos : © Thibaud Baron

Seuls de Wajdi Mouawad est publié aux éditions Actes Sud Théâtre, hors collection.

Françoise par Sagan : Instant ouaté

Une perruque à la Sagan, des postures de chatte aux épaules rentrées, les pieds nus de l’écrivain sur une moquette épaisse, un pantalon de toile, une bouche en cœur, un collier voyant en métal doré enfilé, enlevé, renfilé, une élégance discrète, de la désinvolture et du nerf, des sonates qui nous emportent, des lumières sombres et puis la parole sans une once de vulgarité de Françoise dite par Caroline Loeb, avec beaucoup de profondeur et d’authenticité, d’une voie simple presque blanche, comme si on n’était avec Sagan, comme si elle était encore à côté de nous et qu’elle nous parle depuis chez elle.

Ça commence avec cette idée de la gloire nimbant une jeune femme de 18 ans, à la publication de son roman Bonjour Tristesse, qui sera un succès immédiat. Elle en sera vite revenue de la gloire qui vous épingle ad vitam et fait de vous ce que la presse en aura décidé.
Elle tourne autour de la littérature et du travail créateur. Elle sait qu’elle fait un travail « honnête », que ses livres sont d’ « honnêtes » livres mais qu’elle n’est ni Proust ni Stendhal, car il faut savoir rabattre son caquet. Pourtant ses livres et son aura ont passé la postérité. Lira-t-on encore Sagan dans 150 ans ? Sera-t-on toujours fasciné par le mythe que les images télévisuelles –elle ne refusait pas d’y passer à la télévision- et que ses textes ont forgé ?

Elle évoque la vie en général où l’on est ce que l’on fait – Sagan aimait l’action, c’est indéniable-, elle dévide le cours de sa vie avec ses accidents, dont elle se serait bien passée : accident de voiture – Ah, la jeunesse et la vitesse et les Aston Martin !-, peines d’amour, très discrète sur ce thème ; elle évoque les gens qu’il ne faut pas mépriser, tant de mépris et de vulgarité dans les dîners en ville qu’elle aurait peur d’y sombrer ; l’enfance qui fut heureuse mais où elle avait déjà décidé qu’elle ne serait pas là où on l’attendait ; elle nous confie son incapacité à être une femme « normale » désemparée à l’idée de cuisiner et d’y prendre plaisir. Et pourtant, même quand elle confie ses manques avec une certaine trivialité, on est encore dans l’élégance, on se rappelle Virginia Woolf malade de ne serait-ce que voir de la viande crue chez elle. Oui Sagan s’inscrit peut-être, avec ses airs de garçonne légèrement anorexique, dans la lignée des femmes écrivains exemptes de la vie pleine de repères du quotidien.

Peu de chose sur la drogue, sur l’alcool, dans ces confidences, si ce n’est la manière dont les médecins l’ont rendue dépendante de calmants après son accident de voiture. Il faut dire que Sagan a toujours, malgré sa modestie de propos, évoluée dans les hautes sphères de la création et de la vie où elle aimait planer.
Et ces ondoyants envols, ce sentiment qu’elle nous communique, cet esprit plein d’élégance, sont parfaitement bien restitués par Caroline Loeb, sœur d’esprit de Françoise Sagan. L’instant où vous communierez avec l’esprit de Sagan par l’entremise de Caroline Loeb, sera un moment précieux, ouaté et plein de délicatesse.

Françoise par Sagan
Adapté et interprété par Caroline Loeb
D’après « Je ne renie rien » de François Sagan, éditions Stock
Mise en scène Alex Lutz
Au Lucernaire jusqu’au 12 janvier 2019, du lundi au samedi, à 19h, à suivre en tournée

End/igné : “affronter le feu plutôt que vivre en enfer”

Une morgue stylisée, dont la rigueur blanche et géométrique contraste avec le coin bureau, à l’angle du plateau, tout un fouillis sur un bout de table, bouilloire, radio-cassette, téléphones, paperasses en vrac, panneau couvert d’articles découpés dans divers journaux, un plateau avec des bougies, des verres, sans doute même des trucs à grignoter, mille autres petits objets du quotidien.
C’est la morgue de Balbala, petite bourgade du Sud de l’Algérie; le fief de Moussa, responsable des lieux et auto-proclamé « mage nécrologue ».

Kheireddine Lardjam, metteur en scène algérien, un pied artistique sur chaque continent, s’interrogeait sur le geste de l’immolation. Sur ce qu’on raconte quand on met fin à sa vie de cette façon particulière. Un jeune homme s’est immolé par le feu en décembre 2010 en Tunisie, et ça a été la première onde de choc des révolutions arabes. En 1969, un étudiant tchécoslovaque s’était immolé à Prague, et il a été le symbole du printemps de Prague. D’autres, plus anonymes, en France, au Maghreb, ailleurs. Autant de hurlements de détresse, silencieux, irréductibles.
C’est à Mustapha Benfodil, romancier, journaliste, qui a fait une longue enquête pour El Watan sur ce sujet (Voyage dans l’Algérie des Immolés, janvier 2012) qu’il va s’adresser pour écrire ce texte. End/Igné s’est d’abord appelé Le Point de vue de la Mort. Puis le feu des immolations et la revanche des suicidés se sont glissés dans le titre.
 

 

« Je ne sais plus si je parle dans le dictaphone,
ou si je parle au dictaphone »

 
Mustapha Benfodil fait de cette morgue le réceptacle de toutes les misères et effractions de la ville, et de Moussa son chantre ironique et joueur.

C’est sur un ton de bateleur forain que Moussa nous présente ses colocataires… Ici la vieille femme dont le gourbi a pris feu, là un migrant subsaharien retrouvé déshydraté, là un bébé abandonné dans une ruelle par une trop jeune enfant maman, là l’homme repu claqué de la goutte, ici une bagarre, là une corruption, ici une indifférence, là une injustice.

Moussa prend des notes vocales pour son ami Aziz, le blogueur poète contestataire « sans filtre et sans filet », toujours entre deux procès, qui aimerait écrire une chronique de Balbala vue depuis ses entrailles, la ville du point de vue de la Mort – ou du moins de ses morts… Azzedine Benamara, le jeu franc et fluide, donne à Moussa un bagout, une familiarité, un humour féroce et un désespoir de vivre tout aussi féroce. Même amer, le mage nécrologue reste moqueur et l’on rit beaucoup.
Pourtant déjà des arrêts sur image suspendent parfois le flot comme on retient sa respiration.

Et puis.
De sombres notes de guitare aux accents nickcaviens
Un sac mortuaire au sol
Des bougies allumées une à une
 

 

“J’ai allumé mon corps pour le regarder vivre.”

 

“Qu’est-ce que je note, comme cause du décès ? la fierté, la connerie ? le dégoutage de la vie ? Balbala ? Qu’est-ce que je mets ?”
Dans des nappes obscures de sonorités électriques et de bruissements sourds de machinerie, Moussa noie son deuil dans de larges gorgées de whisky. C’est le corps de son ami Aziz, le poète, le rebelle au bout de sa lutte qui est là, Prométhée saharien couché à ses pieds dans le sac mortuaire.
Ce jour-là, Aziz a décidé de “ne pas retourner dans l’enclos”. Ce jour-là Aziz a décidé “d’être une singularité.”

L’odeur des bougies éteintes par le souffle de Moussa persiste dans l’air.
Noir.

Aziz l’ami mort envahit Moussa l’ami vivant.
On quitte la lumière crue de la morgue et l’ironie au laser de Moussa, on entre dans les ténèbres enflammées d’Aziz, lui qui a “allumé son corps pour le regarder vivre”.
Dans une faible trouée de lumière, Azedine Benamara se redresse, s’avance – dissimulé/dévoilé par la pénombre. Son corps devient plus grand, sa voix plus grave, son regard plus noir. Moussa était en mouvement, arpentant le plateau et bondissant d’une idée à l’autre. Aziz se fige. Condensée dans cette immobilité, l’intensité du jeu très physique d’Azedinne Benamara n’en est que plus saisissante.
Dans cette chair sacrifiée par le feu c’est la chair d’un peuple qui se lit. Dans la violence flamboyante de cette mort se crient ses désirs. Sa dignité. Le texte se gorge d’une force poétique tellurique, se fait incantation. Chant de rage déferlant comme un torrent, bouillonnant de la fièvre de vivre d’une jeunesse entravée. Un texte puissant porté par un acteur puissant. Avec une sensation d’urgence.

Marie-Hélène Guérin

 

END/IGNÉ
Au Théâtre de Belleville, jusqu’au 27 novembre
Texte Mustapha Benfodil
Adaptation et mise en scène Kheireddine Lardjam
Avec Azeddine Benamara
Scénographie Estelle Gautier
Création lumière Manu Cottin
Création son Pascal Brenot

Photos : cie El Ajouad
 

Laïka, ou la puissance des petits

Le 3 novembre 1957 du cosmodrome de Baïkonour partait le vaisseau spatial Spoutnik II,
à son bord une petite chienne, Laïka.
Si c’est vrai que Dieu est dans le ciel, ce jour-là l’être vivant le plus proche de Dieu était un chien, un petit chien des rues.

Après un “Discours à la nation” (en 2013) vif, grinçant, tordant autant qu’implacable qui donnait la parole aux puissants, aux meneurs du capitalisme, le duo Ascanio Celestini (texte et mise en scène) / David Murgia (interprétation) cette fois accordent l’avant de la scène aux modestes, aux discrets, aux presque marginaux, à des qui pèsent pas bien lourd dans l’économie.

Du narrateur, David Murgia, qui l’incarne, dit qu’Ascanio Celestini le pensait comme “un Christ revenu maintes fois sur terre, non pas pour changer les choses, mais pour observer le monde”, un christ, un “pauvre hère”, un innocent aux mains pleines de bonne volonté, un peut-être pas, un peut-être plus productif, mais un au coeur et aux yeux grand ouverts.
 

 
Puisque dans ce bar où il comptait prendre un café matinal, les mots (“prodige !”) se sont transformés au moment d’être dits, le voilà devant un p’tit verre de rouge, et puisque ces messieurs du bar – l’humeur joviale – semblent enclins à la causette et peu au fait de ce que se passe de l’autre côté de la porte du troquet, le voilà parti à leur raconter à quoi ressemble la vie, dehors.

Un cercle de lumière, bordé de lampes de chevet allumées, au fond un grand rideau rouge : nous voilà devant le petit théâtre du monde moderne, pas celui des “grands de ce monde” qui le mène, mais celui des petits qui le font tourner, plus ou moins rond.

Dans le cercle, David Murgia, une présence alerte de feu follet, le jeu sincère, d’une justesse sans emphase, vivace et légère. Il est le narrateur et les narrés, les êtres qui peuplent son coin de rue, la p’tite vieille dans sa solitude, les manutentionnaires grévistes, la prostituée, le clochard qui fait la manche, la brave dame… Dévoilé derrière le rideau, trônant sur un monticule de caisses vides, Maurice Blanchy, l’accordéoniste, c’est Pierre, le colocataire de notre hérault, le copain, un silencieux qui a la voix de Yolande Moreau – on peut y entendre un involontaire et souriant écho à son rôle récent dans “I feel good” de Kervern et Delépine.
Ils sont vêtus de costumes très quotidiens, manteau, tee-shirt. Noir et rouge : mine de rien, des couleurs dont on fait des drapeaux.
 

 
Sur des accords un peu gitans, un peu napolitains, “Laïka” nous parle d’aujourd’hui – sans théoriser -, du voisinage, du travail, des prolétaires – ce qui n’est pas un gros mot, de la précarité, de la solidarité. Un coin de rue qui raconte une ville, une société, un rapport au monde.
De spirales en leitmotiv, le monologue se fait scansion, mélopée, la fresque réaliste et politique se fait poétique, fantaisiste, onirique – et le rêve n’y fait pas perdre de force à la réalité.

C’est beau et tendre, et gai et triste, comme le souvenir d’une grand-mère encore jeune, qui chante “O bella ciao” à ses petits-enfants, l’œil pétillant, avec de la malice et de la fierté. Un spectacle tout simple, et profond, touchant et généreux : des notes qui persisteront longtemps.

– Marie-Hélène Guérin –

 

Laïka
au Théâtre du Rond-Point jusqu’au 10 novembre 2018

Texte et mise en scène : Ascanio Celestini
Avec David Murgia
Accompagné à l’accordéon par Maurice Blanchy
Composition musicale : Gianluca Casadei
Avec la voix de Yolande Moreau
Traduction : Patrick Bebi
Photos © Giovanni Cittadin Cesi

La Géographie du danger

 

Ne crains pas de naître
ni de renaître.
Le feu
s’il ne donne que des cendres
donne aussi la clarté.

Une scène dépouillée, d’un côté une chaise, une table basse, un poste radio; de l’autre, un lit sommaire. Maigre univers.
Des nappes sonores telluriques, des craquements de bois ou de glace, des rythmiques sourdes, battements de coeurs ou courses insatiables. Une sensation d’urgence.
En voix off, c’est le récit de l’exil. “Taire la faim, concasser la peur, mettre les mains dans les poches pour leur éviter de trembler”.

Hamid Ben Mahi s’est emparé du roman “La Géographie du danger” de l’écrivain algérien Hamid Skif pour nous parler du parcours d’un clandestin, qui vit depuis des mois terré dans une chambre de bonne, envahi par le sentiment d’enfermement, de rejet, d’incompréhension et d’impuissance. La géographie du danger, c’est celle des hommes qui ne peuvent qu’avoir peur, partout, partout où on peut les dévoiler. La géographie du danger, c’est celle qui plie les hommes, et qui les fait mourir d’invisibilité.

Récit d’une clandestinité, récit de pauvreté, surtout récit de solitude, non : d’isolement. Et de peur.

Photo © Céline Zug

Le texte est sans pitié, glaçant, lente et immobile chute aux enfers d’un homme sans secours. La composition très électro est hypnotique, sombre, grondante. La danse d’Hamid Ben Mahi est heurtée, physique, un hip-hop âpre pour raconter les murs, le quotidien, l’envie d’envol.
Sous des lumières minutieuses et crépusculaires, l’espace est traversé de mots – voix off, ceux qu’il prononce, ceux qui sortent du poste radio. Ils ne prennent pas la place de la danse, mais s’y superposent, la complètent, la devancent. Quand le récit fait silence, il persiste dans l’air et imprègne la danse tandis que les mots enfin tus laissent place à l’émotion.

La géographie du danger, c’est elle qui semble gagner la partie. Mais l’homme finit debout. Un homme qui crie même de rage est un homme vivant. On quitte de ce spectacle puissant et humaniste avec une once de dignité en plus.

Marie-Hélène Guérin

 

LA GÉOGRAPHIE DU DANGER
un spectacle conçu et interprété par Hamid Ben Mahi
adapté du roman “La Géographie du danger” de l’écrivain algérien Hamid Skif
Avignon Off 2018 : au Théâtre Golovine jusqu’au 27 juillet à 12h30

Maloya, langue-monde

 

“Est Réunionnais toute personne qui vit à la Réunion
quelque soit son pays d’origine”

 

Le maloya, c’est la musique traditionnelle de l’île de La Réunion. “C’est simple, le maloya, c’est notre parole.”. C’est simple, et c’est complexe, parce que le maloya vient “des tréfonds de l’Histoire” et, comme l’île, est fait d’Afrique, d’Inde, de passé colonial, c’est une musique mais c’est aussi une expression politique, une transmission affective, une fête, un vestige des rituels vaudous malgaches.

Sergio Grondin à la naissance de son fils, Saël – “Saël, c’est un prénom hébraïque qui veut dire conciliant” -, lui a dit “Bienvenue Saël, mon fils. Ta mère et moi, on est heureux de t’accueillir”. Une nuit a passé, et le coup de poing direct au creux de l’estomac : lui le Réunionnais qui parle créole avec ses parents, ses amis, a prononcé les premiers mots pour son fils en français.

“Comme si la naissance de mon fils
était venue m’annoncer la mort de ma langue maternelle”.

 

Qu’est-ce que raconte ce français ? Qu’est-ce que ça raconte du créole, cette interrogation ?
Avec ses complices de longue date – c’est leur troisème création conjointe -, David Gauchard et Kwalud (co-auteurs et respectivement metteur en scène et créateur des musiques), Sergio Grondin, conteur charismatique, compose un spectacle d’une grande force et d’une intelligence sensible. Du théâtre à vertu documentaire, mais surtout du théâtre à vertu humaniste.

Sergio Grondin est allé à la rencontre de ses compatriotes avec toutes ses questions sur le rapport à la langue, sur le créole, sur l’identité réunionnaise. Smartphone à la main et écouteurs aux oreilles, il va se faire passeur de leurs mots.
En fond de scène, une table de mixage, à ses pieds des blocs de bois clair, des tronçons de canne à sucre, 2 seaux de fer blanc. De ces modestes objets, se construira une scénographie graphique, élégante et rythmique, où la parole du conteur a tout l’espace pour se déployer. Sur le mur de fond seront projetés quelques mots clefs – mouramour, veli -, ou une traduction, lorsque la langue se fait trop inacessible pour le public non créole.
La composition électronique, aux sonorités très contemporaines, jouée en direct par Kwalud, tient le folklore à distance, tout en laissant la place aux chants ou aux poèmes de la mémoire familiale ou ancestrale.

“Parler de l’identité d’un peuple, c’est comme sortir un lambi de la mer : on peut l’observer, c’est un beau coquillage, mais c’est un coquillage mort.
La poésie, le mystère, restent au fond de la mer.”

 

Mais Sergio Grondin, David Gauchard et Kwalud ne font pas que sortir un coquillage de la mer, le retourner entre leurs mains pour le scruter et le porter au regard des autres. Ils ne font pas que fabriquer un outil pour ausculter une parole : “à travers l’écriture de ce spectacle, c’est une cartographie de l’intime et du territoire que j’ai entamée”, écrit Grondin. Son intime et son territoire. Pas un coquillage mort : quelque chose où l’on vit, quelque chose que l’on vit. Et dans ce Maloya, la poésie et le mystère ne sont pas restés au fond de la mer : des gouttes d’eau sont remontées avec le coquillage, et leur poésie et leur mystère sont là, bien vivants.

Maloya - Compagnie Karanbolaz - Sergio Grondin - La Réunion - photo ©Ilan Shojnow’s

“Nous vivons dans un bouleversement perpétuel où les civilisations s’entrecroisent, des pans entiers de culture basculent et s’entremêlent, où ceux qui s’effraient du métissage deviennent des extrémistes. C’est ce que j’appelle le « chaos-monde ». (…)
Je crois que seules des pensées incertaines de leur puissance, des pensées du tremblement où jouent la peur, l’irrésolu, la crainte, le doute, l’ambiguïté saisissent mieux les bouleversements en cours. Des pensées métisses, des pensées ouvertes, des pensées créoles.”

Edouard Glissant, entretien accordé au Monde 2, en 2005

Marie-Hélène Guérin

 

MALOYA
Un spectacle écrit par Sergio Grondin, David Gauchard et Kwalud
Mise en scène : David Gauchard
Comédien : Sergio Grondin
Musicien : Kwalud
Avignon Off 2018 : à La Manufacture jusqu’au 26 juillet à 12h
Photo © Ilan Shojnow’s

Monsieur L, l’avatar emplumé et en quête de ciel de Pierre Lericq

Dans la travée, un énergumène vêtu d’un long manteau de prince slave ou de diablotin, paré de noir de la pointe des bottes au bout du col, nous alpague… “Faites comme si je n’étais pas là. Faites comme si vous n’étiez pas là. Faites comme si nous étions ailleurs…”

Et nous voilà partis dans la peu banale et très commune épopée de Monsieur L, fils de 2 parents jurassiens et lassés de la société de consommation partis voir ailleurs au bord du fleuve Uélé, au Zaïre. A remonter et descendre le fleuve en crue en canoë-kayak, il arriva ce qui devait arriver, les parents périrent, et l’enfant fut orphelin… On le suivra, de parents adoptifs et chantants en grands-parents meuthiards et rudes, de “L” à Pierre (“parce qu’ici, dans le Doubs, on ne s’appelle pas L !”), de l’enfant gai à l’enfant qui apprendra à faire “comme s’il n’était pas là” pour oublier l’ivrognerie du grand-père et la triste vie de la grand-mère, du jeune homme amoureux au papa qui n’en revient pas… Le fil du récit s’entrelace de chansons, récentes ou anciennes, du répertoire des Epis Noirs et de Pierre Lericq, tressées intimement à la narration.

Monsieur L est un infiniste utopiste irréférencieux, qui aime le vain et les framboises”, se présente-t-il, Monsieur L, Monsieur elle, Monsieur ailes ! Monsieur L est un derviche tourneur enfermé dans une cage et qui tourne en rêvant de l’an neuf, en rêvant de l’envol…

Pourquoi accompagner ce “drôle d’oiseau de passage pas sage,
entre colombe et corbeau” dans sa quête d’ailleurs ?

Pour apprendre à secouer la suie de son âme !
Et :
Parce qu’on entendra le rire des enfants, qu’on verra du soleil sur la plaine, qu’on aura un baiser de Florence, et que c’est beau.
Parce qu’on rencontrera un instituteur communiste et chrétien, qui aura trouvé une jolie façon d’obliger le Christ à sourire aux ouvriers.
Parce que les jeux de mots de Lericq – chacun son destin… – sont beaucoup de jeu, mais aussi beaucoup de maux. Les blagues potaches ouvrent parfois la porte à de rudes interrogations et d’amères réflexions.
Parce que la vie parfois c’est moche aussi , et parfois c’est dur, et que dans les chansons de Pierre Lericq, c’est beau aussi. Une femme aimée meurt et son enfant joue sous le chêne; il y a des hommes qui partent à la guerre et qui ne veulent pas la faire; il y a des ponts détruits et des enfants qui veulent les reconstruire; il y a des tours jumelles qui s’effrondent, et au dernier étage un homme qui envoie un message à sa femme. Il y a la mort, et c’est la vie.
Parce qu’il y a de l’amour et du désamour, et que les chansons d’amour ici ne sont pas des chansons sentimentales, mais des chansons fiévreuses; parce que Pierre Lericq a une manière de faire passer la tendresse sans un soupçon de tièdeur, dans une sorte de rage de vivre.
Parce que c’est drôle, et farfelu, et sombre, et fraternel, et léger, et joyeux.

Marie-Hélène Guérin

 

Monsieur L, Pierre Lericq, chansons Epis Noirs

MONSIEUR L
Un spectacle de et avec Pierre Lericq
Avignon Off 2018 : à la Maison IV de Chiffre jusqu’au 29 juillet à 12h45

Retrouvez les autres participations de Pierre Lericq au festival (sous les diverses casquettes d’auteur, metteur en scène ou comédien) :
Sauver le monde ou les apparences
Britannicus on stage

Au nom du pèze, ou “Le Syndrome de Richard” le bien-nommé

Elu manager du siècle, l’homme d’affaires le plus riche de la planète n’a plus d’autre issue que d’entamer une cure de désintoxication à l’argent pour sauver ses proches. Il réussit tout mais rate ses enfants et sa vie; c’est même ce qu’il rate le mieux. Plus il est riche et plus sa fille anorexique perd du poids. L’homme est avalé par le système ultralibéral qui l’a enfanté. Mais ne subirions nous pas la même destinée si nous étions à en situation de pouvoir gagner autant d’argent?

Au bout du compte, il ne réussira à sauver le monde qu’en sacrifiant totalement son argent. Ou pas.
Au nom du pèze, seul-en-scène de Stéphane Guignon et Christophe de Mareuil, avec la complicité de Carole Greep.Mise en scène Anne Bouvier. Avec Christophe de Mareuil. Au Pandora Avignon. Photo Lucas Grenier
Trois raisons d’aller voir un Christophe de Mareuil pour son premier seul-en-scène :

1 – En incarnant avec talent une dizaine de personnages, il se rapproche peu à peu des performances de James Mc Avoy l’effrayant psychopathe du Split de M. Night Shyamalan, qui revendiquait 23 personnalités différentes. Lui ne tue pas encore ses victimes, quoi que …
2 – Drôle, grave, joueur, cynique, attendrissant, il confirme comme la vénéneuse Lucrèce Borgia que, “quand on est entrainé dans un torrents de crimes on ne s’arrête pas quand on veut”. On peut donc lui trouver quelques circonstances atténuantes.
3 – Le texte est brillamment écrit, on rit beaucoup et de toutes les couleurs, jaune tant le fond est inquiétant et réaliste, vert comme les billets qui lui servent de drogue, marron comme sa toute dernière idée loufoque destinée à le ruiner sans efforts et ainsi régler ses problèmes (mais chuuut, je ne vous en dis pas plus) mais qui démontrera malgré lui qu’il est impossible de perdre dans le monde libéral quand on possède tout.
Au nom du pèze, seul-en-scène de Stéphane Guignon et Christophe de Mareuil, avec la complicité de Carole Greep.Mise en scène Anne Bouvier. Avec Christophe de Mareuil. Au Pandora Avignon
AU NOM DU PEZE, ou Le Syndrome de Richard
Une pièce de Stéphane Guignon et Christophe de Mareuil,
avec la complicité de Carole Greep
Mise en scène : Anne Bouvier
Interprétation : Christophe de Mareuil
Création sonore : Luc Rouzier
Au PANDORA du 6 au 29 juillet 2018, relâche le 23

Kohlhaas, un désir de justice

Michael Kohlhaas est un éleveur de chevaux sans problème, qui rêve de voir battre son cœur en harmonie au milieu du cercle des hommes. Victime naïf de l’abus de pouvoir d’un noble, à qui il avait confié ses chevaux, il ressentira cette aiguille à “l’intérieur de l’enclos de son cœur”, comme une fissure annonciatrice de l’effondrement irrésistible.

Il ne contient sa soif de vengeance qu’avec l’espoir que la justice sache l’apaiser. Mais elle l’abandonnera bien vite, avec un cynisme et un dédain qui ne lui laisseront que la violence pour seule échappatoire.

Même la bible ne lui donne plus la force de pardonner; ce pardon qui lui est impossible, tant que ses beaux et noirs chevaux ne lui seront pas rendus.

“Si le désir des injustes est la vengeance,
quel peut être donc le désir des justes”, si ce n’est la justice ?

 


Monologue à plusieurs personnages et un narrateur, le texte de Baliani questionne avec poésie les mécanismes qui nous entrainent de la naissance de la souffrance vers la violence aveugle. Kohlhaas est l’histoire de cet homme ordinaire qui bascule dans la violence extraordinaire, poussé par la justice des hommes au service des plus forts et des puissants. Histoire du XVIe siècle ou histoire d’aujourd’hui ?

Kohlhaas voulait tout simplement la justice, il voulait rester homme parmi les hommes, dans ce cercle idéalisé auquel il croyait, mais les hommes l’en ont chassé. Qui peut avoir le droit de déchirer ainsi le cercle du monde ?

La mise en scène de Julien Kosselek est toute en finesse et en précision. Sur scène, une chaise et 2 haut-parleurs, dans la salle un public transporté, et l’âme d’Heinrich von Kleist qui flotte… et voici le théâtre sublimé !

Du sur-mesure pour Viktoria Kozlova, qui livre une prestation exceptionnelle, époustouflante. Jouant de malice, d’une fougue vissée au corps et d’un accent terriblement enchanteur et séduisant, elle nous raconte cette histoire avec passion comme personne. Elle incarne avec toute sa chair une histoire d’hommes et de cercle idéalisé du monde, qui se brisent sous les coups portés par l’injustice et l’abus de pouvoir.

Un tel tourbillon mérite bien un Molière … on en reparlera !
KOHLHLAAS
Texte Marco Baliani et Remo Rostagno
D’après Michael Kohlhaas de Heinrich Von Kleist
Mise en scène Julien Kosellek
Création sonore Cédric Soubiron
Interprétation Viktoria Kozlova
Avignon Off 2018 : au Train bleu du 6 au 29, relâche les lundis

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