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Näss (les gens) : des gens et de la joie. Une pièce intense et hypnotique de Fouad Boussouf

Ombre, silence et immobilité
Pénombre, murmure de cordes vibrantes, vent dans les branches, crissement du sable sur lui-même, voix humaines, et lenteur de butô

Les silhouettes des danseurs, au lointain, font face au mur de fond. Mur gris de béton ou ciel voilé d’entrées maritimes, surface qui se fera changeante au gré de la lumière, une dénudée et belle scénographie de Camille Vallat. Il y a une opacité dans cette ouverture, ces êtres si éloignés, ce mur si gris, une opacité mais aussi une attente.
Et puis ils s’animent, sur des percussions traditionnelles mutées électro. Visages concentrés, vêtus des couleurs des montagnes du Maroc, d’où est originaire le chorégraphe Fouad Boussouf, ocres jaunes, bruns, verts, les sept danseurs sont très ancrés, pieds enracinés, solides, et corps tout en élévation, tension vers le haut, plexus solaire ouvert, épaules rejetées, torse et bras cherchant le ciel ou l’accueillant. Lignes et cercles, rondes et courses. Un mouvement incessant, tel les vagues battant la rive, tel la circulation du sang dans le corps. De rares pauses, contenant dans leur fixité la continuité du mouvement. De brefs suspens, à la frontière du déséquilibre.
 

Näss, c’est « les gens », en arabe ; des hommes, ici. Ailleurs, Fouad Boussouf a composé de splendides pièces pour des femmes : Feû, ou des groupes mixtes. Mais ici, ce sont des hommes. Et de leurs corps et leurs expériences si diverses – jeunes ou moins jeunes, secs ou trapus, peaux couleur de sables ou de terres, issus du hip-hop, de la danse traditionnelle marocaine ou du cirque contemporain -, ils construisent un groupe homogène, qui a trouvé sa respiration commune, un engagement physique partagé, une même pulsation.
Näss, c’est aussi une référence au nom du groupe marocain Nass el Ghiwane, dont le son, l’énergie et la résonnance avec la parole de la jeunesse de l’époque ont inspirés Fouad Boussouf.
Alors dans sa danse comme dans la très riche création sonore se mêlent intimement la tradition de la terre natale, et l’urbain du temps et des villes d’aujourd’hui. Des spirales de soufi s’achèvent en figures acrobatiques hip-hop. Les beaux mouvements d’ensemble, enfiévrés, vibrants, où chacun est une particule d’un tout, s’ouvrent parfois pour laisser quelques électrons s’échapper, en soli véloces, ou en pas de deux batailleurs et fraternels, parfois se jouant de la mise en danger de manière spectaculaire.
 

Une rupture se fait, les instruments se taisent pour laisser la place à la seule musique des danseurs, frappes des pieds sur le sol, souffles, forçant l’attention. S’ouvre alors une partition plus nocturne, plus électro, plus violente. Car cela aussi anime les hommes, la colère, l’ombre, le goût de l’affrontement, et l’écriture généreuse et solaire de Fouad Boussouf ne laisse pas ces pulsions plus sombres, plus farouches, de côté. Pourtant ce qu’il nous raconte là, c’est que l’élan de vie est plus fort. Et la rage va se transe-former en fougue, les visages enfin s’éclairer et sourire, et les gestes cent fois répétés se reproduire encore, mais gonflés de joie – et les cœurs des spectateurs, exultants, à l’unisson. On quitte ce spectacle intense et hypnotique les muscles frémissant de musique et de danse, et l’âme réchauffée d’allégresse.

C’était la dernière à La Scala lorsque j’ai assisté à ce spectacle, créé en 2018, à guetter en tournée – celui-ci ou les autres créations de Fouad Boussouf*

Marie-Hélène Guérin

 
NÄSS
Vu à La Scala le 28 avril 2024
Un spectacle de la Compagnie Massala
Chorégraphie Fouad Boussouf
Interprètes Sami Blond, Mathieu Bord, Elie Tremblay, Yanice Djae, Loïc Elice, Justin Gouin, Maëlo Hernandez
Assistant chorégraphie Bruno Domingues Torres | Lumière Fabrice Sarcy | Costumes et scénographie Camille Vallat | Son et arrangements Roman Bestion, Fouad Boussouf, Marion Castor
Tour manager Mathieu Morelle | Régie générale/lumière Romain Perrillat-Collomb, Benoît Cherouvrier
Photos © Charlotte Audureau

* à voir :
Fêu
• MAM de Paris dans le cadre de la Nuit des musées (forme courte) 18 mai
• Théâtre d’Orléans – Scène Nationale 29 mai
• Équinoxe – Scène Nationale de Châteauroux 31 mai

Oüm
• La Manufacture – CDCN de Bordeaux 16 mai
• MAM de Paris dans le cadre de la Nuit des musées (forme courte) 18 mai

Yës
• Théâtre Jacques Carat – Cachan 4 > 5 mai
• Festival Cluny Danse 18 mai
• Collège Gérard Philipe – Villeparisis 21 mai
• Théâtre de la Ville – Paris 23 > 25 mai

Plein Phare Out #2 Spectacles en plein air 24 > 26 mai

Production Compagnie Massala
Reprise de production Le Phare – Centre chorégraphique national du Havre Normandie, direction Fouad Boussouf
Coproduction Théâtre Jean Vilar – Vitry-sur-Seine, Le Prisme – Élancourt, Institut du Monde Arabe – Tourcoing, Fontenay-en- Scènes – Fontenay-sous-Bois, Théâtre des Bergeries – Noisy-le- Sec, La Briqueterie – CDCN du Val-de-¬Marne, Le FLOW – pôle Culture Ville de Lille, Institut français de Marrakech
Soutiens : ADAMI, Conseil départemental du Val- de-Marne, Région Ile-de-France, Ville de Vitry-sur- Seine, SPEDIDAM, Institut Français de Marrakech, Ministère de la Culture, DRAC Normandie, Région Normandie, Ville du Havre, Département de Seine-Maritime, La Briqueterie – CDCN du Val-de-Marne, Le POC d’Alfortville, Centre National de la Danse
Le FLOW – pôle Culture Ville de Lille, Cirques Shems’y – Salé, Maroc, Royal Air Maroc
Théâtre des Bergeries – Noisy-le- Sec, La Briqueterie – CDCN du Val-de-Marne

Fêu : des femmes puissantes

Dans l’obscurité, les silhouettes des danseuses se précisent, doublées de leurs ombres géantes; elles instaurent une ronde magnétique et rigoureuse autour d’une minuscule bougie rougeoyante, dans un grondement de basses à la limite de l’infrabasse, plus vibratoires que sonores. On reconnaît l’intensité tellurique des compositions de François Caffenne, dont l’électro puissante avait contribuer au saisissement des spectateurs de Tragédie d’Olivier Dubois.

Fouad Boussouf, directeur du Centre Chorégraphique national du Havre Normandie, prolongeant l’envoûtement du geste cyclique inauguré en 2022 dans l’installation vidéo Burn to shine, réalisée avec le plasticien Ugo Rondinone au Petit Palais à Paris, explore à nouveau dans ce Fêu palpitant la force vitale du mouvement perpétuel. Il lance les danseuses en une course incessante, tel un sac et ressac battant la rive, une contraction-relâchement du muscle cardiaque, leurs jambes cisaillant l’espace-temps de leurs longues enjambées.
C’est d’abord une mathématique qui captive, une circumambulation, une sorcellerie où l’on dessine au sol des formes géométriques pour y piéger le surnaturel et le dompter, ou s’en approprier les principes.

Il y a dans cette première partie comme une joliesse qui enchante, mais qui, à l’instar du tulle qui entoure l’arène des danseuses, peut faire écran à l’émotion, à l’échange entre le plateau et le public. Pourtant, brutalement le tulle tombe et avec lui la mathématique. On entre dans le biologique, algues dans le courant, herbes agitées par le vent, incendie consumant, escarbilles bondissant, corps en transe. On y devine aussi des images de son enfance marocaine, longues chevelures des femmes, costumes et lumières couleurs de henné, ondulations des danses de fête.
Dans cette spirale aussi irrépressible que la pulsion de vie, Fouad Boussouf offre à ses danseuses un temps de suspens, elles sont dos à nous, toute frénésie momentanément retenue, et dans cette apnée, dans cette économie de gestes peut naître une condensation de l’énergie, une intensification de l’émotion inattendues.

Elles sont dix, les interprètes de ce Fêu, diverses – d’âges, de tailles, de rondeurs et de couleurs de peau, d’expériences aussi, puisqu’elles viennent du hip-hop, de la battle, du ballet, même du cirque.
Dix monades, unités sans mélange ni échange avec les autres, et pourtant formant un tout qui est lui aussi une unité en soi.
Quelques solos fiévreux, brefs, explosifs, souvent saccadés, presque brutaux, laissent surgir la personnalité de ces interprètes. Et quand le cercle reprend, semblable au cercle initial, il s’est enrichi de leur singularité.
Un spectacle puissant, martial, lumineux, paradoxalement joyeux, à l’image de ses interprètes.

Marie-Hélène Guérin

FÊU
Vu au Théâtre du Rond-Point
Direction artistique et chorégraphie : Fouad Boussouf
Avec : Serena Bottet, Filipa Correia Lescuyer, Léa Deschaintres, Rose Edjaga, Lola Lefevre, Fiona Pitz, Charlène Pons, Manon Prapotnich, Valentina Rigo, Justine Tourillon
Composition : François Caffenne
Costumes : Gwladys Duthil
| Scénographie : Aurélie Thomas
| Création lumière : Lucas Baccini
Photographies © Antoine Triboulet

Mentions de production
Production Le Phare – Centre chorégraphique national du Havre Normandie Coproductions Biennale de la danse de Lyon, Le Quartz – Scène nationale de Brest, Le Volcan – Scène nationale du Havre, Maison de la Musique de Nanterre — Scène conventionnée d’intérêt national — art et création — pour la musique, Théâtre de Saint-Quentin-en-Yvelines – Scène nationale, Équinoxe — Scène nationale de Châteauroux Soutien en résidence Le Volcan — Scène nationale du Havre Le Phare – CCN du Havre Normandie est subventionné par le ministère de la Culture – DRAC Normandie, la Région Normandie, la ville du Havre et le département de la Seine-Maritime.