Une maison de poupée marionnettique, sombre, somptueuse et libératoire

Avant de nous emmener dans « sa » Maison de poupée, Yngvild Aspeli, directrice artistique de la compagnie Plexus Polaire, artiste associée au CDN Dijon-Bourgogneet directrice artistique du Figurteatret i Nordland (Nordland Visual Theatre) de Stansund, en Norvège, nous prend par la main et par l’oreille en nous glissant en confidence, seule à l’avant-scène, devant un tulle noir, ce qui l’a conduit jusqu’à la « Nora » de la Maison de poupée de Henrick Ibsen. Le petit bruit d’un oiseau qui se cogne contre une fenêtre, un jour pluvieux et tranquille. Minuscule et triste fracas qui a creusé un chemin dans son esprit jusqu’à la « petite alouette » Nora, comme l’appelle son époux, petite alouette fracassée contre les conventions sociales de son époque.

Le rideau de tulle s’effondre en ondulations aquatiques. Derrière apparaît un intérieur bourgeois, Yngvild Aspeli y entre, n’est plus Yngvild Aspeli l’adaptatrice, la metteuse en scène, mais Yngvild Aspeli la comédienne, bientôt Nora. Sur le plateau chaleureusement éclairé, un salon, une famille de carte postale, un Norman Rockwell scandinave. Presque une maison de poupée. Papier peint aux couleurs fraîches, parquet et canapé. Père de famille en costume, digne ami de la famille et ribambelle de bambins blonds, trois petits horribles adorables enfants tyranniques. Impeccables. Immobiles. Semblant scruter les spectateurs de leurs regards peints.

Yngvild Aspeli met les marionnettes au cœur de son travail, particulièrement les marionnettes à taille réelle. Le réalisme et l’étrangeté de ces grandes figures trouble et inquiète, tiraillant le spectateur entre la tentation de l’illusion et l’impossibilité de la confusion (d’ailleurs, quand elles ne « jouent » pas, les marionnettes sont manipulées sans ménagement par Yngvild Aspeli, qui les déplace parfois cocassement comme de vulgaires porte-manteaux). Dans cette pièce où l’apparence compte tant et où le mensonge sert de colonne vertébrale, les marionnettes, poupées de théâtre, sont un idéal support d’humanité.
 

 

Nora – Tout commence avec l’argent.
Ou plutôt le manque d’argent

C’était un temps où les femmes n’avaient pas le droit d’emprunter de l’argent en leur nom propre. C’était un temps où un homme ne pouvait souffrir de recevoir de l’aide d’une femme. Alors Nora pour aider à son insu Torvald, son mari, malade, n’a eu d’autre recours que de falsifier la signature de son père pour faire un emprunt et leur permettre de faire le voyage qui a permis à son mari de recouvrer la santé. Voilà 8 ans qu’elle économise pour rembourser la dette et cela est léger comme l’air puisque Torvald est sauvé, leurs enfants grandissent, elle est heureuse, et Noël approche. Mais un grain de sable se glisse dans l’engrenage : Krogstad qui avait prêté l’argent à Nora dévoile le mensonge de Nora à son mari et menace de le rendre public – qui loin de s’attendrir des risques pris par sa femme pour le sauver s’en offusque, se trouve heurté par l’idée que sa femme ait pu prendre une telle initiative sans s’en référer à lui et surtout s’inquiète du qu’en-dira-t-on, de la tache que jetterait la révélation d’un tel scandale sur sa réputation.
 

 

Torvald – Aucun homme ne sacrifierait son honneur pour la femme qu’il aime.
Nora – C’est ce que font des milliers de femmes.

Dans des notes sur la rédaction de la Maison de poupée, Ibsen relevait que « une femme ne peut pas être elle-même dans la société contemporaine, c’est une société d’hommes avec des lois écrites par les hommes, dont les conseillers et les juges évaluent le comportement féminin à partir d’un point de vue masculin » : sa Maison de poupée se fait la mise en chair et en mouvement de cette idée.

Nora est traitée comme une enfant par son époux, comme elle l’était par son père, comme les femmes l’étaient souvent, le sont moins, parfois encore, par les hommes. Son geste de femme adulte resté secret était sa fierté, mis au jour il la met au ban de la société, elle devient littéralement une criminelle, et sa perception d’elle-même et de sa place dans son foyer s’effrite, les araignées de l’angoisse et de la peur envahissent son esprit et le décor.

Dans cette pièce où l’apparence compte tant et où le mensonge sert de colonne vertébrale, les marionnettes, poupées de théâtre, sont un idéal support d’humanité.
Tous les personnages, le couple, les ami.e.s de la famille, le prêteur, les enfants, sont incarnés par deux interprètes/marionnettistes : Yngvild Aspeli, qui est à l’origine de l’adaptation, et partage la mise en scène avec Paola Rizza, collaboratrice sur plusieurs spectacles de la compagnie Plexus Polaire, et Viktor Lukawski, passé comme Yngvild et Paola par l’École Jacques Lecoq. Sans marionnette (Yngvild Aspeli jouant Nora, puis plus tard Viktor Lukawski jouant Torvald) ou avec, ils sont des interprètes saisissants.
 

 
Une passionnante création sonore, impressionniste et prenante, soutient l’atmosphère, dans un décor de plus en plus abstrait au fil du délitement intérieur de Nora. Tandis que le drame domestique se noue, quand les rideaux aux fenêtres se lèvent, ce n’est pas sur l’extérieur : c’est sur les méandres de la psyché de Nora, un entrelacs de racines, de filaments synaptiques, une obscurité d’où surgissent des araignées de plus en plus grandes, de plus en plus voraces.
Mais Henrick Ibsen et Yngvidl Aspeli après avoir tenu serré le cou tendre de la petite alouette entre les pattes sans haine mais sans amour de l’époux, après avoir fait s’effondrer le petit monde bien ordonné de Nora, après avoir déchiqueté son système de valeur, après avoir fait avaler sa tête par une monstrueuse araignée, lui ouvrent la fenêtre et la laissent s’envoler. Elle a ouvert les yeux, elle a secoué les oripeaux de la convenance. Sur les décombres de l’ancien monde, elle peut danser.
Une fable sombre, somptueuse et libératoire.

Marie-Hélène Guérin

 


 
UNE MAISON DE POUPÉE
Spectacle en anglais avec surtitres
Un spectacle de la compagnie Plexus Polaire
D’après la pièce de Henrik Ibsen
Mise en scène Yngvild Aspeli, Paola Rizza
Actrice-marionnettiste Yngvild Aspeli
Acteur-marionnettiste Viktor Lukawski
Composition musique Guro Skumsnes Moe | Chorale Oslo 14 Ensemble
Fabrication marionnettes : Yngvild Aspeli, Sébastien Puech, Carole Allemand, Pascale Blaison, Delphine Cerf, Romain Duverne
Scénographie François Gauthier-Lafaye | Chorégraphie Cécile Laloy | Lumières Vincent Loubière | Costumes Benjamin Moreau | Son Simon Masson | Plateau et manipulation Alix Weugue | Dramaturgie Pauline Thimonnier

 

 

À RETROUVER EN TOURNÉE :
27 et 28 février 2025 Le Manège – Scène Nationale de Reims (51) 12 — 14 mars 2025 La Coursive – Scène Nationale de la Rochelle (17) 19 et 20 mars 2025 Théâtre les Colonnes / Miramas (13) 25 — 28 mars 2025 Les 2 scènes – CDN de Besançon (25) 2 — 4 avril 2025 MC2 / Grenoble (38) 8 avril 2025 Le Théâtre – Scène nationale de Mâcon (71) 10 avril 2025 L’Arc – Scène Nationale le Creusot (71) 16 avril 2025 Scènes du Jura / Dole (39) 19 avril 2025 Quai 9 Lanester – Théâtre à la Coque, CNMA / Lorient (56)

Mentions de production
Fabrication décor Eclektik Sceno | Directrice de production et diffusion Claire Costa | Administration Anne-Laure Doucet | Administration de tournée Gaedig Bonabesse et Iris Oriol | Chargée de production et diffusion Noémie Jorez
Production Plexus Polaire
Coproduction Théâtre Dijon Bourgogne – CDN, Les Gémeaux – Scène nationale de Sceaux, Le Bateau Feu – Scène nationale de Dunkerque, Le Trident – Scène nationale de Cherbourg, Le Manège – Scène nationale de Reims, Figurteatret i Nordland, Stamsund (Norvège), Bærum Kulturhus (Norvège), Nordland Teater, Mo i Rana (Norvège), Teater Innlandet, Hamar (Norvège), Festival mondial des théâtres de marionnettes de Charleville-Mézières, Ljubljana Puppet Theatre / Lutkovno gledališce Ljubljana (Slovénie)
Soutiens Kulturrådet / Arts Council Norway (Norvège), DGCA – ministère de la Culture, DRAC et Région Bourgogne-Franche-Comté, Département de l’Yonne
 

Bâtards : une comédie féministe mi-pop mi-punk

Au Théâtre de l’Atalante, on a pu voir (et encore jusqu’au 24 janvier) Bâtards : une comédie politique et rafraîchissante, qui parle d’amour, de coryphée, de sirène, de baignoire à nettoyer : bref, de la vie !

Louise Dupuis et Julien Storini ont fondé une histoire d’amour puis une famille et une compagnie, La Très Neuve. Comme cela, ils peuvent être enceints conjointement puisque co-enfantant textes et mises en scène.
 

 
Bâtards, c’est l’histoire d’un spectacle raté à cause d’une rupture, nous promettent-ils.
Louise et Julien invitent le public à assister à leur séparation. Louise devait écrire une fiction inspirée de leur histoire d’amour : la rencontre poétique et charnelle de deux randonneur.euse.s sur le chemin de Compostelle. Mais, depuis, entre eux, c’est fini. On entre alors dans l’histoire des répétitions de ce spectacle avorté, dans l’histoire de leur rupture.

Bâtards, c’est un spectacle mi-pop mi-punk qui gratte les plaies du couple hétéro contemporain avec autodérision et tendresse. Lutte des classes et du langage, évolution des questions de genre, rapports de domination orientent la pièce vers une utopie féministe hardcore qui ne prétend pas ré-inventer pas le sujet mais le traite avec acuité, fantaisie et un sens du détail savoureux.
Les hommes en passe d’être grandremplacés par une nouvelle génération de non-hommes bien décidé.e.s à rompre avec l’héritage patriarcal symbolique et matériel (passionnante Lise Lomi, en bouillonnant.e ado utopiquement né.e de deux mères, chimérique “licorne sans corne” qui porte l’espoir de lendemains plus libres) ne sont pour autant pas les méchants. Ils sont plutôt aussi paumés que les femmes, soumis aux mouvements de la tectonique des plaques entre standards anciens et aspirations nouvelles…
 

 
L’écriture de Louise Dupuis, autrice et fine interprète du rôle de “Louise”, est vive, dans un “théâtre du réel” à double fond, foutraque et toujours au bord de l’implosion. Des brèves et hallucinées séquences visuelles onirico-surréalistes aèrent et décalent encore ce théâtre pseudo-réaliste, où l’on croise aussi bien une sirène nommée Ariel que Jean-Luc Mélenchon en short. Louise Dupuis laissera tomber quotidienneté et second degré pour un final ardent, en forme de manifeste lyrique sous influence paulb.preciadienne pour une société soulagée radicalement des problèmes de rapport hommes/femmes.
Les comédien.ne.s sont tous fantastiques. Impeccablement dirigé.e.s, les cinq interprètes sont justes, généreuxses, précis.es, avec un sens du rythme et un art du dé-rythme qui ajoutent un sacré grain de sel à la drôlerie de ce spectacle fougueux et enjoué.

Bâtards est le deuxième spectacle de La Très Neuve compagnie, il a reçu la mention spécial du jury du prix T13 du Théâtre 13 en 2023.

Marie-Hélène Guérin

 

BÂTARDS
Un spectacle de La Très Neuve compagnie
Au Nouveau Théâtre de l’Atalante jusqu’au 24 janvier 2025
Écriture et mise en scène Louise Dupuis
Avec Louise Dupuis, Thomas Gourdy, Lucile Oza, Lise Lomi, Julien Storini
Dramaturgie maxime Lévèque | Collaboration artistique Louise Roch | Création lumières Victor Inisan | Création sonore Julien Storini | Scénographie Louise Dupuis
Crédits photos Mélie Néel

Huellas : entre danse et cirque, un intense et beau voyage sur les traces de l’humanité

Un espace sonore végétal, animal, arboricole, du bois qui craque, le piétinement d’une course, des petits cris d’appel, puis une percussion, venue de loin dans le temps et dans l’espace… Dans la pénombre de la salle, c’est d’abord par l’oreille que Huellas nous attrape pour nous projeter ailleurs, dans le grand non-silence de la nature.


Huellas, ce sont les empreintes. Au sens propre, au sens figuré. Les marques laissées dans la terre par les pas, les pistes qu’on peut y lire, les échos qui résonnent du passé…

Les créateurs de Huellas sont allés observer les empreintes laissées par Néandertal avec les archéologues du site paléolithique du Rozel, en Normandie. Des milliers d’empreintes, de pieds et de mains d’adultes et d’enfants qui ont parcouru ce sol il y a 80.000 ans, autant traces de leur vie, de témoignages de leur présence d’êtres vivants, bougeant, cohabitant, échangeant, faisant société.

Huellas nous invite à les rejoindre un instant, pour construire par le geste un pont entre origines, présent et futurs.

Les acrobates Fernando González Bahamóndez, et Matias Pilet incarnent Néandertal et Sapiens – dont on sait aujourd’hui qu’ils ont coexisté pendant des millénaires ; Fernando, plus charpenté, longue chevelure en chignon, posture un peu ramassée, solaire Néandertal, et Matias, plus vif et crâne moins garni, Sapiens vif-argent; l’un qui est costaud, l’autre qui a le dos droit.

Si un intense passage, très beau, dans une dense obscurité trouée d’une diagonale de lumière acérée comme une lame, les voit s’affronter, la plupart du temps les deux larrons paléolithiques sont complices, se transmettent, jouent, compèrent dans l’altérité et la complémentarité plutôt qu’ils ne s’opposent. Ils vont à la découverte l’un de l’autre, se taquinent, se chamaillent, se cherchent des poux (ou plutôt des moustiques)… Leur art de l’acrobatie ultra physique vire chaplinesque, on se marre comme des gamins (surtout quand on est un gamin) tandis que leurs corps élastiques et toniques subissent les plus invraisemblables vols planés, virevoltes et distorsions. Entre deux éclats de rire on a le souffle coupé de l’audace de leurs envols.

La virtuosité circassienne des deux acrobates se fond dans une chorégraphie proche de la danse contemporaine qui fait presque oublier la technicité de leur pratique. On les voit expérimenter d’étranges et athlétiques modes de déplacements autres que la bipédie – reptation, spirale, roue Cyr humaine…, défier les lois de la physiologie et de l’équilibre, inventer la musique, la danse, le moulage, le dessin par leurs gestes, leurs acrobaties, les traces de terre glaise sur leur peau…

Trois tonnes d’argile recouvrent la scène, en un losange un peu irrégulier qui suffit à faire décor sous les lumières très soignées de Sofia Bassim – découpes dorées dans des noirs profonds -, surface martelée, bosselée, sculptée d’empreintes, comme une aire de fouilles archéologiques.
Cette terre grise aux nuances changeantes est un magnifique support d’imaginaire et de narration, mais aussi un fantastique agrès horizontal, dont la matière souple se laisse malaxer, permet des chutes spectaculaires et donne de l’élan à des rebonds qui en deviennent irréels.
Ils sont accompagnés par la musique envoûtante de Karen Wenvl et Daniel Barba Moreno, merveilleusement venue du fond des temps, d’aussi loin que vient la tradition Mapuche dont est issue Karen Wenvl. Le chant et le tambour kultrun de Karen, la guitare percussive ou mélodique de Daniel habillent les deux artistes d’une mélopée hypnotique qui fait elle aussi décor.


Sous le regard subtil du metteur en scène Olivier Meyrou, portés par la poésie de ces lumières, de cet univers musical et sonore, Matias Pilet et Fernando González Bahamóndez offrent beauté, joie et énergie avec l’humour et la profondeur des grands clowns. Ils ont créé avec Huellas une magie un peu chamane qui nous fait changer d’espace-temps, où les gestes font naître l’humanité, où l’acrobatie se fait danse et le spectacle se fait transe.

Marie-Hélène Guérin

 

© Bonnie Colin

HUELLAS
Un spectacle de la compagnie Hold Up & Co
Au Théâtre du Rond-Point jusqu’au 18 janvier 2025, à voir en famille, à partir de 8-10 ans.
Mise en scène Olivier Meyrou
Avec Matias Pilet et Fernando González Bahamóndez
Musique Karen Wenvl et Daniel Barba Moreno
Scénographie Bonnie Colin
Création lumière Sofia Bassim
Régie plateau Salvatore Stara

Les très belles photos du spectacle sont signées Franck Jalouneix

Coproduction : La Plateforme 2 Pôles cirque en Normandie / La Brèche – Pôle national Cirque – Cherbourg-en-Cotentin, le Festival Cielos del Infinito (Patagonie chilienne), Agora – Pôle national Cirque Boulazac-Nouvelle-Aquitaine, Le Plongeoir – Cité du Cirque – Pôle national Cirque Mans Sarthe Pays de la Loire, Théâtre Philippe Noiret – Doué-la-Fontaine
Soutiens Direction générale de la création artistique – ministère de la Culture, DRAC Pays de la Loire – « Aide au projet en musique, danse, théâtre, cirque, arts de la rue » (ADSV), Département du Maine-et-Loire « Création d’Anjou » Partenaires : Le Champ de Foire (Saint-André-Cubzac) et Maison Bouvet Ladubay (Saumur)
Remerciements Site paléolithique du Rozel (Cotentin), Les 7 doigts de la main, Pôle d’interprétation de la Préhistoire (Les Eyzies)
Création le 13 janvier 2023 dans le cadre du Festival Cielos del Infinito, au Chili

Tout va bien : comédie sur la fin du monde (ovni clownesque)

La cabane – deuxième salle du Théâtre Silvia Monfort – abrite en ce moment un ovni clownesque, spectacle hybride qui s’ouvre en stand up sous acide (ou prozac ?), dérive en performance chorégraphique electro arty (impeccable création d’ella sombre, très sensorielle), fait un 180° vers du clown à l’ancienne – avec mimes – mais oui, le mime du mur invisible ! on aurait dit le Mime Marceau lui-même -, grimaces, chaussures – eh bien, de clown et costumes bigarrés -, flirte avec le fantastique, et télescope jeux de mots lacaniens, conférence gesticulée et méta-théâtre.

« – Je suis le capital sympathie.
– Et je suis le capital énergie.
Tout va bien

Nadège et Julien, les deux avatars scéniques de Nadège Cathelineau et Julien Frégé, se connaissent bien. Pour ceux qui ont manqué les premiers épisodes, une séance de rattrapage enlevée nous les resitue. Ça fait quelques paires d’années qu’ils se fréquentent. Après avoir dézingué le couple hétéronormé dans Inconsolable(s) puis plongé dans les méandres de leur rapport à la violence avec Chien.ne, ils entament une incursion sur les terres arides de la crise écologique. Dans une démarche de cohérence, ce nouveau spectacle nous est d’ailleurs annoncé comme « éco-responsable, constitué de matériaux et idées 100% recyclées et recyclables ».

« – Tu as des symptômes de findumondose ?
– Oui : j’imagine le pire.
– Le pire, c’est horrible.
Tout va bien

Dans une efficace scénographie minimaliste, dont les lumières et les costumes font décor, avec un sens assumé du comique de répétition, pas peur du mauvais goût, et un jeu très physique, Nadège Cathelineau et Julien Frégé se collettent à la question de la crise écologique dans ses dimensions tant intimes que politiques. Ils interrogent rapport aux origines et besoin de transmission, décortiquent leur empreinte carbone passée présente et à venir, soupèsent les efforts qu’on est prêt à fournir à l’aune de l’urgence climatique… Ce n’est pas parce qu’on a des bottes en caoutchouc et des collants de fitness (très) chamarrés qu’on ne peut pas se poser des questions existentielles.

« – Si je dois changer, qu’est-ce qu’il restera de moi quand je serais autre ?
Tout va bien

Dans une construction en spirale, où chaque partie, de plus en plus déjantée, annule/reprend/ absorbe/sursumme/régurgite la précédente en un jeu de miroirs déformants, le duo farfelu et fou, entre nihilisme et candeur, se lance à corps perdus dans une tentative d’épuisement de toutes nos dérisoires tentatives de colmatage de la brèche par laquelle notre monde et notre « faire-société » se barrent en vrille. Les toilettes sont sèches, les légumineuses en vrac, les yourtes nature, la communication non violente.
Est-ce que cela suffira à sauver l’Humanité ? pas sûr. Ou pourquoi pas ? En tout cas, ce qui sauvera l’humanité de la findumondose, ce sera bien de résister à l’immobilismose !

Le spectacle est « éco-responsable, constitué de matériaux et idées 100% recyclées et recyclables ». C’est une boutade, mais c’est aussi une véritable et louable démarche : le Groupe Chiendent met en place une réelle économie écologique dans la conception et la production de leur spectacle, privilégie récup’ et voyages en train, s’empare de la sobriété pour en transformer la contrainte en une vivifiante utopie, « source de créativité, d’humour et de joie (et c’est vrai) », disent-ils !
Faites du bien à la planète et à votre bonne humeur : Allez vérifier le résultat : Tout va bien, un spectacle garanti éco-responsable, et 100% « source d’humour et de joie » !

Marie-Hélène Guérin

 

TOUT VA BIEN
Un spectacle du Groupe Chiendent
À voir à partir de 15 ans
Au Théâtre Silvia Monfort jusqu’au 7 décembre
Conception, écriture, mise en scène et jeu Nadège Cathelineau et Julien Frégé
Dramaturgie Sephora Haymann | Scénographie, costumes Elizabeth Saint-Jalmes | Création lumière Cyril Leclerc | Création son ella sombre
Crédit photo © Christophe Raynaud de Lage

Ils en parlent très bien ici

Régie générale et lumière Marie Roussel
Administration, production, diffusion Les Indépendances – Manon Cardineau, Colin Pitrat

Diffusion en collaboration avec Le Bureau des Paroles – Emilie Audren
Presse Elektronlibre – Olivier Saksik, Sophie Alavi et Mathilde Desrousseaux
Création au CDN de Normandie-Rouen
Production Groupe Chiendent
Coproduction CDN de Normandie-Rouen, Le Préau-CDN de Normandie-Vire, Le Tangram – Scène nationale d’Évreux, Théâtre L’Eclat Pont-Audemer
Résidences Dieppe Scène Nationale, Le Préau – CDN de Normandie-Vire, L’Aire-Libre Rennes, CDN de Normandie-Rouen, Théâtre L’Eclat Pont-Audemer, Théâtre 13 Paris, Le Tangram – Scène nationale d’Évreux, La Mégisserie Saint-Junien
Avec le soutien de la DRAC Normandie au titre de l’aide exceptionnelle dans le cadre du projet réserve transition écologique, du Département de la Seine-Maritime, de l’ODIA Normandie et de la Ville de Paris au titre de l’aide à la diffusion.
Une maquette a été présentée dans le cadre du festival FRAGMENTS #11 – (La Loge), avec le soutien de l’ODIA Normandie.
Le texte de la pièce est publié aux éditions esse que.
Nadège Cathelineau et Julien Frégé sont artistes associé.es au Centre Dramatique National de Normandie-Rouen. La compagnie Groupe Chiendent est conventionnée par la DRAC Normandie, la Région Normandie et la Ville de Rouen.

Les tigres sont plus beaux à voir, portrait d’une autrice

Au théâtre de l’Epée de Bois, le sol pavé de bois, les hauts murs de lambris, font déjà décor.

Des tables toutes simples qui cernent l’espace de jeu, dans un coin une petite console aux fins pieds chantournés, beaucoup de verres, des livres, de la musique. De quoi meubler une scène et raconter une vie.

L’énigmatique et beau titre du spectacle Les tigres sont plus beaux à voir fait référence au premier recueil de nouvelles de Jean Rhys traduit (par Pierre Leyris, en 1969) en France. Beau et amer, puisque les tigres sont plus beaux à voir que les hommes.

A l’avant-scène, une comédienne se fait petite fille pour narrer une enfance qu’on imagine heureuse, à La Dominique, dans sa famille de planteurs, dominicains depuis cinq générations du côté de sa mère, fanfaronne-t-elle gentiment. Elle y a des souvenirs de petite fille blanche, née dans une famille coloniale de la fin du XIXe siècle.

« Mrs Hammer » demande un jeune homme à la réception d’un hôtel. C’est le vrai nom de Jean Rhys, « utiliser son nom réel serait la preuve que j’appartiens d’une manière particulière à son monde personnel ». Il a rendez-vous.
David Plante (Jules Churin, sobre et juste) dans les années 70, lui-même romancier en devenir, avait rencontré Jean Rhys, autrice britannique qui tarda à être reconnue, étoile filante qu’on a même crue morte de son vivant, dont il tenait à entendre et faire entendre la voix, le récit. Touché par ses écrits humanistes à la lucidité aiguë, il va l’accompagner dans l’élaboration de son autobiographie. Magali Montoya a tressé des extraits de leur entretien avec des fragments des romans de Jean Rhys, en un tissage si fin que les coutures en sont impalpables, fiction et réel se nourrissant mutuellement.

La voix de Jean est répartie entre les trois comédiennes, et ce mouvement de diffraction en dresse un portrait comme cubiste, fragmentaire, multipliant les angles de vue, les points de départ, bousculant les lieux et les périodes. La Dominique, Paris, Londres, enfance, jeunesse, vieillesse, temps de solitude, temps d’écriture, les mariages, l’enivrement de la création, l’enivrement de l’alcool, les temps de disette et les temps de renom… – de même cela se mêle dans la mémoire de l’autrice…

La petite fille est désormais une vieille dame un peu indigne, qui aime boire des gins-vermouth et a des emportements d’adolescente. Avec elle qui aura été attaché aux marginaux et aux laissé.e.s-pour-compte de la société, on parcourt un demi-siècle de création littéraire et de bohème âpre.


 
La mise en scène écrit dans l’espace des déplacements à la géométrie un rien désuète, en une chorégraphie légère qui met en avant une facette ou l’autre de Jean Rhys, fait et défait les duos, laisse joliment la place à la musique (guitares, chant, clavier) interprétée sur scène par Roberto Basarte, qui apporte un charme supplémentaire. Nathalie Kousnetzoff, Bénédicte Le Lamer, Magali Montoya, costumes soyeux aux teintes sourdes – les trois Jean Rhys, Jules Churin, en tee-shirt blanc et veste de ville – le jeune écrivain, ont un jeu limpide, tout en retenu, parfois facétieux, et se glissent aussi subtilement dans la peau d’autres protagonistes, fictifs ou réels.
Les tables sont déplacées par les interprètes en une valse fluide, s’écartant et se regroupant, laissant de la circulation autour ou entre elles, en dessus, en dessous, se faisant banquettes, cachettes, bureaux, estrades… un espace mouvant comme celui qu’abrite la mémoire d’une vie.

« La littérature est un lac, écrivit Jean Rhys.
Il y a de grands fleuves qui l’alimentent, comme Dostoïevksi, Tolstoï, et de menus filets d’eaux comme Jean Rhys. L’important est de continuer à alimenter le lac. Mais il faut y puiser aussi, y plonger les mains… »

Un spectacle méditatif, élégant, tout en délicatesse et en demi-teintes, hommage à une femme qui plongea dans l’écriture avec « comme une démangeaison dans les doigts, une nécessité de déverser son histoire », qui confia « je crois que je préfèrerai être heureuse qu’écrire » – et qui eut le bonheur de ne cesser d’écrire.

Marie-Hélène Guérin

 

LES TIGRES SONT PLUS BEAUX À VOIR
Un spectacle de la compagnie Le Solstice d’Hiver
Au Théâtre de l’Epée de Bois jusqu’au 26 novembre 2024
d’après la vie et l’œuvre de Jean Rhys
Adaptation et mise en scène Magali Montoya
Traducteurs Jacques Tournier, Renée Daillie, Claire Fargeot et Christine Jordis
Avec Nathalie Kousnetzoff, Bénédicte Le Lamer, Jules Churin, Magali Montoya
Musique originale sur scène Roberto Basarte
Scénographie Marguerite Bordat, Caroline Ginet | Costumes Virginie Gervaise | Lumière Jean-Yves Courcoux | Régie générale Johan Olivier
Photos © Bellamy

En savoir plus : notes d’intention, listes des œuvres citées, biographie de Jean Rhys : clic ici

La compagnie Le Solstice d’Hiver est conventionné depuis 2018 et soutenu par la DRAC Île-de-France. Co-production, accueil en résidence, Théâtre Molière, Sète scène nationale archipel de Thau. Soutiens, accueils en résidences : Le Moulin du Roc, scène nationale de Niort, La Rousse Niort Théâtre Le Colombier, Bagnolet, Théâtre de Magnanville, Le Colombier Avec l’aide de la SPEDIDAM, l’ADAMI et la Jean Rhys Ltd.

Sur l’autre rive : une fête funèbre et joyeuse de Cyril Teste, d’après Platonov

Cyril Teste après La Mouette (2020) retrouve Tchekhov et se fait maître de cérémonie d’une fête funèbre au Théâtre du Rond-Point, avec cette libre adaptation de Platonov.
Tchekhov a écrit cette pièce tout jeune homme, il avait la liberté de la jeunesse et le regard sacrément acéré. La pièce a 100 ans, d’un siècle à l’autre l’âme humaine n’a pas tant changé et le propos se transpose au présent avec la même férocité et la même tonicité.

« Je peux prendre n’importe quel espace vide et l’appeler une scène. Quelqu’un traverse cet espace vide pendant que quelqu’un d’autre l’observe, et c’est suffisant pour que l’acte théâtral soit amorcé », écrivait Peter Brook dans L’Espace vide en 1968.
Alors ici, Cyril Teste laisse de côté les grands décors spectaculaires de ses spectacles précédents : une cage de scène à nu, dont murs, tubulures et guindes dévoilent ossatures et système nerveux. De longues tables dressées, des verres à pied, des gerbes de fleur. Une scénographie sèche – qui ménage quand même quelques cocons nichés presque dans les coulisses, petites antichambres à la lumière chaude où se réfugieront des convives fuyant un instant la foule de la fête.

“Champagne, caféine, nuit blanche ! On savoure l’existence et on se détruit la santé”
Isaac, Sur l’autre rive

Car il y a foule à cette fête. Chaque soir vingt, trente, spectateurs se joignent aux convives ; idée percutante, qui, comme dans la réalité de ces soirées où l’on est si nombreux qu’on ne verra presque personne, noie les protagonistes dans un brouhaha visuel, pour mieux les en extraire par la vidéo.

Plaisirs sincères des retrouvailles, rires de chaleureuses connivences, bulles de champagne, mais je ne savais pas que tu venais, ah, tu nous présentes enfin ta dulcinée, enchanté ! vous restez longtemps, oh, mais tu as vu, Serge est là-bas avec sa femme, ah, bla bla bla, ça pétille, ça clin d’œil, ça titille.
Tiens, justement, voilà Serge qui circule entre les groupes caméra au poing et « et toi quel est ton sentiment sur l’amour ? » en bandoulière. Ses interviews à la volée sont diffusées en direct sur grand écran, images amateur, tremblotantes, en gros plans impitoyablement serrés sur les visages de ses interlocuteurs. On trinque, on se trémousse sur de l’électro rock chic (musique en live par Florent Dupuis, parfait dans le rôle d’Isaac, ambianceur dandy-cool).
Aujourd’hui, les hommes sont déconstruits (disent-ils), on s’inquiète du dérèglement climatique, on appelle Platonov par son surnom, Micha. Son épouse, la tendre et gracile Sacha, est chinoise, et chantera plus tard, a capella, très seule au centre du cercle des invités, en mandarin. Ce sera un très poétique et poignant moment. Nikolaï le médecin est désormais Nicole et toujours en jeune ménage avec la charmante Maria. Sofia, la femme du cameraman en herbe, est toujours troublée par Micha son amour de jeunesse. L’« hier » de Platonov n’est pas si loin de l’ « aujourd’hui » de Sur l’autre rive.

« Ici tout le monde se connaît, personne ne se rencontre »

La soirée avance, les sourires de façade restent mais les grincements de dents gagnent.
Serge a posé sa caméra, ce sont deux cadreurs qui prennent la relève, les mouvements de caméra se font plus élégants, plus fluides. Ils emprisonnent un visage dans un lent travelling circulaire, isolent une solitude, collent aux basques d’une rancœur.
Les caméras séparent, extraient. Elles suivent Micha qui déambule de groupes en groupes, semant son venin, ravalant sa souffrance, elles débusquent les uns et les autres, zooment sur leurs petitesses, leurs arrangements avec la vie, leur énergie du désespoir.

“Tout ce que vous mangez et ce que vous buvez, c’est mon héritage”
Serge

Sur le plateau, chacun est une partie du tout, une petite molécule du collectif, qui se prêt au jeu de la société. Sur l’immense écran qui la surplombe, se dévoilent en gros plan des êtres dénudés, sans recours.
Dans le grand corps désarticulé de cette société petite-bourgeoise, le sang qui circule c’est l’argent.
L’argent qui passe de conversations en conversations comme de poches en poches. Combien coûte la maison, combien coûte le pressing pour un pantalon taché, combien coûte la fuite, combien coûte la dignité ? L’argent circule, et la rancune, et les désillusions.

« Que va-t-il rester de nous à la fin ? rien. On va nous oublier. Et ça me laisse froide »
Nicole

Sous l’apparente vanité, l’apparente banalité, des bavardages rampe la désagrégation des cœurs, et de la société.
Finalement, ça n’existe pas vraiment, les vains bavardages : sous les plus creux des mots se cachent le “besoin de consolation impossible à rassasier”, la peur de ne pas trouver sa place au sein du groupe, l’angoisse du silence, la nécessité de prédation, l’appel au secours, la séduction, la plainte, l’amour, la haine.

Pascal Quignard rappelle dans Les Heures heureuses les écrits de Charles de Saint-Evremond, qui avançait que « l’état de nature est simplement à la fois le goût du sang, afin que l’on mange, et le combat à mort, afin que l’on survive. L’état social, fiscal, administratif, juridique, vient l’empirer. La société civile conclut entre les hommes une pacte de puissance confisquée, qui s’aigrit en pacte de haine. » Charles de Saint-Evremond, moraliste et libertin, vivait au XVIIe. Sur l’autre rive pourrait bien en être le contemporain écho. La violence des rapports se déguise sous des ironies mondaines ou éclate en brèves et brutales invectives, qu’on balaie d’un revers de main.

Paroles, paroles… Les corps ont pourtant aussi la part belle. Ils occupent l’espace, sur le plateau où ils font décor de leurs vies anonymes, c’est une mer d’humains qui fait flux et reflux; et la danse leur offre des jubilations – parfois savoureusement ludiques comme un improbable sirtaki en l’honneur de la maîtresse de maison (« mais je ne suis pas grecque » rit Anna, avec l’accent de son interprète italienne Olivia Corsini) ou une “platonova” mi-Rihanna mi-macarena collective et endiablée !

« On était heureux, non ? »
Anna

Au quatrième acte, les spectateurs mêlés aux convives redeviennent des spectateurs, installés sur des gradins à cour et jardin sur le plateau ; les caméras disparaissent, l’écran part dans les cintres, les tables de banquet filent en coulisses, la scène se dénude pendant que se défait la fête, dans les vomissures, les balayures, les dernières danses erratiques, les vestiges de joie, dans la bouffonnerie et la tragédie.
Les gros plans serrés des caméras laissent la place au champ large du regard. Brusque dezoom qui resserre l’attention, concentre l’émotion. Sous le regard du public médié par la caméra ou à nu, les interprètes sont tous également impeccables, d’une quotidienneté qui demande à la fois beaucoup de maîtrise, et une liberté de jeu folle.
Dans l’espace maintenant très vide de la scène, le crépitement des bavardages, la fébrilité des possibles, se sont éteints. Reste la fin d’un temps, restent des bougies, des grillons, du silence.
La dernière scène est pathétique et dérisoire. Et c’est très beau.

Marie-Hélène Guérin

 

SUR L’AUTRE RIVE
Un spectacle du Collectif MxM
Au théâtre du Rond-Point jusqu’au 16 novembre 2024
Librement inspiré de Platonov d’Anton Tchekhov
Mise en scène : Cyril Teste
Avec Vincent Berger, Olivia Corsini, Florent Dupuis, Katia Ferreira, Adrien Guiraud, Émilie Incerti Formentini, Mathias Labelle, Robin Lhuillier, Lou Martin-Fernet, Charles Morillon, Marc Prin, Pierre Timaitre, Haini Wang
Traduction : Olivier Cadiot | Adaptation : Joanne Delachair, Cyril Teste
Collaboration artistique : Marion Pellissier | Assistanat à la mise en scène : Sylvère Santin | Dramaturgie : Leila Adham
Scénographie : Valérie Grall | Costumes : Isabelle Deffin | Création lumière : Julien Boizard | Création vidéo : Mehdi Toutain-Lopez
Images originales : Nicolas Doremus, Christophe Gaultier | Musique originale : Nihil Bordures, Florent Dupuis, Haini Wang | Son : Thibault Lamy
Les belles photos tirées du spectacle sont de Simon Gosselin

Mentions de production sur le site du Collectif MxM

À VOIR EN TOURNÉE :
26 novembre 2024 Equinoxe, scène nationale de Châteauroux (36)
5 et 6 décembre 2024 Maison de la Culture d’Amiens, Pôle européen de création et de production (80)
11 — 13 décembre 2024 Les Quinconces, scène nationale du Mans (72)
18 et 19 décembre 2024 La Condition Publique, Roubaix, Dans le cadre de la saison nomade de La rose des vents, Scène nationale Lille Métropole Villeneuve d’Ascq (59)
15 — 17 janvier 2025 Théâtre des Louvrais, Points Communs, scène nationale de Cergy-Pontoise / Val d’Oise (91)
22 et 23 janvier 2025 Comédie de Valence, Centre dramatique national Drôme-Ardèche (26)
30 janvier — 8 février 2025 Les Célestins, Théâtre de Lyon (69)
18 et 19 mars 2025 Le Tandem, scène nationale, Douai (59)
26 — 28 mars 2025 Théâtre Sénart, scène nationale (77)

Le spectacle est le second volet d’un diptyque ; le premier volet est un film qui sera diffusé sur Arte et arte.tv à l’automne 2024

Je suis trop vert : la classe !

Avec un gros parallélépipède plein de trappes et de caches, trois fantastiques comédiennes, une justesse d’observation ravageuse et une vivacité d’écriture de chaque instant, David Lescot, dont on avait beaucoup aimé la Revue rouge en 2017, concocte un régal de spectacle « jeunesse ».

Je suis trop vert fait suite à J’ai trop peur et J’ai trop d’amis, que le Théâtre de la Ville a la bonne idée de reprendre pour ceux qui veulent faire plus ample connaissance avec le jeune héros, “moi”, 10 ans et des poussières. Dans J’ai trop peur, il affrontait le grand passage de l’école élémentaire au collège (et « la première année au collège, c’est tout simplement horrible ! Tout le monde le sait ! »), puis découvrait dans J’ai trop d’amis la complexité des relations sociales.
On est en novembre, « moi », le jeune héros de la trilogie, se sent bien dans sa classe. Grande nouvelle pour lui et ses camarades : la 6e D va partir en classe verte, après les vacances de Noël, au cœur de la Bretagne. Des semaines à ne penser plus qu’à ça !
 

Des cailloux se mettent dans le soulier du projet, qui démarre un peu boiteux : sur les vingt-neuf familles de la 6e D, trois ne souscrivent pas, et, déception-frustration-j’suis trop vert ! il ne faut pas plus de deux désaffections sinon, annulation ! Merci l’amitié et la solidarité, obstacles pécuniaires ou hypocondriaques sont balayés et les mômes se retrouvent enfin dans le car scolaire pour LA CLASSE VERTE !

Le jeu des chaises musicales pour les places dans le car, la sensation du réveil un peu vaseux après une nuit de route, la symphonie des bruits de la ferme – tracteur, broyeur à grain, chiens, coups de marteau, vaches, poules… – bruités en direct, pour le plus grand plaisir de l’auditoire -, les cours en pyjama, les matériaux réels manipulés par les comédiennes – feuilles mortes, terre, grains de maïs… : on s’y voit, on y est !
Dans le texte comme dans la mise en scène, le spectacle fourmille de ces mille détails « bien vus » qui titillent l’imagination des petits ou les souvenirs des grands.
 

La classe est accueillie par les deux ados de la ferme, Cameron et Valérie. L’occasion pour les élèves et les petits spectateurs citadins de découvrir à quoi ressemble une journée de travail à la ferme, aérer la terre, préparer l’engrais, nourrir les animaux, finir la journée bien crotté et bien crevé !, manger les légumes qu’on récolte, – voir d’un peu plus près le lien entre la nature et les humain.e.s qui l’utilisent et en dépendent.

Avec Valérie, 13 ans, qui prône d’un air bourru une agroécologie douce et respectueuse, « moi » met les mains dans la terre, et la tête dans un autre monde, fait d’autres rythmes, d’autres façons de vivre, d’autres légendes.
 

« Les parents t’ont appris plein de trucs, mais ça, ça va être toi qui va leur apprendre »
dit “moi”, à sa petite sœur, militante écolo de 3 ans

David Lescot a eu l’idée très futée de faire porter le message de l’éco-responsabilité contemporaine à la petite sœur du narrateur. Mini-activiste radicale de 3 ans, restée à la maison avec papa-maman, elle jette ses jouets en plastique, éteint les lumières et, toute zozotante et zézayante, elle somme la famille de remplacer le chauffage par des paires de chaussettes et des pulls pour sauver les pitits pinguins et les zou’s blancs. Manière de faire un peu de pédagogie avec beaucoup d’humour !

La petite sœur ce jour-là était interprétée par Lyn Thibault, qui jouait aussi d’autres personnages. Sur scène avec elle Camille Bernon portait aussi plusieurs rôles, tandis que Sarah Brannens restait « moi ». Mais ça aurait pu être l’une ou l’autre ou leurs acolytes Elise Marie, Lia Khizioua-Ibanez et Marion Verstraeten : comme dans les volets précédents, elles échangent leurs rôles au gré des représentations. Il y a fort à parier que toutes les combinaisons soient également réjouissantes ! Elles ont toutes beaucoup de précision dans le dessin des différents protagonistes qu’elles interprètent, et une belle énergie, fraîche, enjouée et communicative.

« Nous on sent qu’on a changé, mais les autres ont pas bougé,
alors y a un décalage »
“moi”

À voir avec des enfants dès 7-8 ans : la mise en scène astucieuse, le décor à malice, les dialogues vifs et imagés, le jeu punchy des interprètes les embarqueront allègrement dans ce voyage initiatique. Un spectacle tonifiant, plein de vie et de gourmandise, qui aborde joyeusement et sans naïveté aussi bien l’esprit de groupe que les moments qui font grandir ou les questions liées à l’environnement, pour des gamins des villes et des champs d’aujourd’hui.
 

Marie-Hélène Guérin

 


 
JE SUIS TROP VERT
Au Théâtre de la Ville jusqu’au 16 novembre 2024
Texte et mise en scène David Lescot
Scénographie François Gauthier-Lafaye | Lumières Juliette Besançon | Costumes Mariane Delayre
Assistante à la mise en scène Mona Taïbi
Avec en alternance Lyn Thibault, Élise Marie, Sarah Brannens, Lia Khizioua-Ibanez, Marion Verstraeten, Camille Bernon
Photos © Christophe Raynaud de Lage

À VOIR EN TOURNÉE
 du 2 au 17 novembre au Théâtre de la Ville – Paris / les 9-10 et 16 novembre : L’Intégrale
 19 et 20 novembre au Théâtre+Cinéma – Scène nationale de Narbonne
 21 novembre à Narbonne / programmation du Crédit Agricole
 22 novembre à Lattes / programmation du Crédit Agricole
 26 novembre à Nîmes / programmation du Crédit Agricole
 28 novembre à Mende / programmation du Crédit Agricole
 du 9 au 18 décembre au TNG – Centre Dramatique de Lyon
 du 13 au 15 janvier au Théâtre de l’Olivier – Istres / Scènes et cinés
 du 30 janvier au 1er février au Théâtre des Sablons – Neuilly
 les 27 et 28 février à la MCL – Gauchy
 les 12 et 13 mars au Théâtre André Malraux – Reuil-Malmaison
 du 13 au 16 avril à Les Petits devant, les grands derrière – Poitiers
 les 28 et 29 avril au Théâtre du Champ du Roy – Guingamp

Production Compagnie du Kaïros. Coproduction Théâtre de la Ville-Paris.
La Compagnie du Kaïros est soutenue par le ministèrede la Culture – DRAC Île-de-France.
Le texte de la pièce est édité aux Solitaires Intempestifs, collection jeunesse,
avec les illustrations d’Anne Simon. Parution : octobre 2024

© Anne Simon

Oiseau : de la mort dans la vie, de la vie dans la mort !

Mustafa a perdu son papa, dans un accident de voiture. Pamela a perdu son chien, parce que les animaux, ça vit moins longtemps que les humains. Ils ont 10 ans, sont ensemble en CM2, et les adultes s’obstinent à leur conseiller de « penser à autre chose ». Mais qui, mais quoi, mais de quoi se mêlent-ils ces grands ? C’est quoi cette manie de vouloir qu’on « fasse notre deuil » ? Pourquoi on ne peut pas en parler, soit c’est trop grave, soit pas assez ?
Le papa s’appelle Ahmid, le chien s’appelle Calamar, Mustafa n’a pas assisté aux funérailles de son papa – un cimetière c’est pas un endroit pour les enfants, Pamela n’a pas le droit d’être triste parce que, bon, de toutes façons, ce n’était qu’un chien, tout de même. Qu’à cela ne tienne, Pamela va organiser une belle fête pour eux au cimetière : la môme lance son invitation, qui comme une petite grenade va exploser en vol et retomber en semant un waï du tonnerre des plus vivifiants !

Ses tracts d’invitations « si tu aimes tes morts, viens les fêter avec nous » rameutent tous un tas de loupiots orphelins de leur animal familier, de leur maman, de leur grand-père, de leur copain d’enfance… Même les grands du collège – qui franchissent en douce le grillage qui les sépare de l’école élémentaire, même les CP : chez les mômes, ça frétille du besoin de parler de ses morts. Une mimi Françou, 6 ans au compteur, sait même comment on va « de l’autre côté ».

Alors là ! Par la porte ouverte par la bande de copains vers « l’autre côté » un grand vent d’air frais souffle, libèrent les mo(r)ts, déchaînent les cœurs serrés, animent les enfants, bousculent les adultes…
Les mômes mettent de la mort dans la vie et de la vie dans la mort ! À minuit, leurs corps se soulèvent, et hop, en visite chez les morts, les très vieux et les autres, les tombés d’un toit, d’un trampoline, sous une bombe ou malades. On prend des nouvelles, on en donne, apparemment ce trafic fait plaisir aux mômes et aux morts qui apprécient la compagnie, mais pas à tous les adultes, dont certains hésitent entre la panique et la crise de nerf (à commencer par la directrice de l’école qui préfère quand tout est bien en ordre, les CP en rang avec les CP, les CM2 avec les CM2, les vivants de ce côté-ci et les morts de l’autre)…
 

Anna Nozière, dix ans après le succès de Joséphine-Les enfants punis, s’adresse de nouveau à la jeunesse. En 2017, au théâtre de la Colline, elle a commencé une recherche sur les relations qu’entretiennent les morts et les vivants. Pour les adultes, elle a composé Esprits. Pour les enfants (pour parler aux enfants, ou bien pour parler de leur part…), elle a inventé cette très joyeuse fable, où les enfants apprennent aux adultes que regarder ses morts en face ne diminue pas la vie – au contraire !

Elle a confié sa pièce à Kate France et Sofia Hisborn, deux fantastiques comédiennes qui ne joueront pas aux enfants, mais porteront leurs voix. Elles alternent les personnages, les annonçant tout simplement, « moi, je serai Pamela » « et moi, je serai Mustafa », « là, je suis la directrice très inquiète, la maman de Mustafa et le papa d’Amadou » « et moi je suis tous les CM2, la tante de Pamela et le concierge», sans que jamais ne s’altèrent ni la compréhension du texte ni l’incarnation des rôles. Anna Nozière les dirige avec malice et délicatesse. Elles sont claires et pétillantes, et apportent leur maturité de femmes et de comédiennes à la fraîcheur et l’insolence de leurs personnages.
 

La scénographie dépouillée, au vaste plateau parsemé d’éléments très graphiques et évocateurs, laisse la place à l’imagination et au mouvement. Les comédiennes modulent l’espace dans l’élan, d’un mot et d’un geste, déplaçant ici une table, là un tableau, passant d’une salle de classe à la piscine, du bureau de la directrice à la cour de l’école. Des images vidéos, solaires, apporteront les enfants sur le plateau, leurs sourires et leurs regards francs (avec Walid Riad dans le rôle de Mustafa, et des enfants de l’association socioculturelle Courteline et des ateliers du Théâtre des Trois Clous).
Comme un cimetière tout enjoué de coquelicots accueille une ronde d’enfants rieurs, musique pop (Wonderful life, en plusieurs versions, dont une délicieuse reprise à la flûte à bec !) et baroque (l’hypnotique Sonnerie de Ste Geneviève de Marin Marais) se tressent au récit. Légèreté et gravité, d’un même geste.

Limpidité du propos, justesse du jeu, élégance visuelle, finesse d’un texte qui ne prend jamais les enfants pour moins éveillés qu’ils ne le sont : voilà une bien belle façon d’aborder un sujet sensible, avec intelligence, profondeur et fantaisie.
On peut y aller en famille, avec des enfants dès 9 ans, cela permettra d’ouvrir ou approfondir un dialogue, mais aussi, car le spectacle est alerte, joyeux, drôle et poétique, de nourrir leur goût du théâtre.

Marie-Hélène Guérin

 

OISEAU
Un spectacle de la compagnie la POLKa
Au Théâtre Paris-Villette jusqu’au 3 novembre 202
d’après OISEAU d’Anna Nozière – Éditions Théâtrales Jeunesse / adaptation et mise en scène Anna Nozière / jeu Kate France, Sofia Hisborn / avec les voix de Loubna Dupuis-Putelas, Samuel Simon / participation à l’image de Walid Riad et les enfants du centre social Courteline de Tours / assistanat à la mise en scène Steve Brohon / scénographie Alban Ho Van / assistanat à la scénographie, objets, vêtements Emma Depoid / son Nicolas de Gélis / lumière Mathilde Domarle / régie générale, plateau Louisa Mercier / collaboration artistique Patrick Haggiag / assistanat à la réalisation, régie de tournage du film Heiremu Pinson / images,
© Christophe Raynaud de Lage / Isol Buffy

À RETROUVER EN TOURNÉE :
MAISONS-ALFORT Théâtre Claude Debussy (94) – Les 15 et 16 novembre 2024 / ​FONTENAY-SOUS-BOIS (94) Théâtre Jean-François Voguet – Les 20 et 21 novembre 2024 / PANTIN (93) Théâtre du Fil de l’eau – Du 28 au 30 novembre 2024 / VITRY-SUR-SEINE (94) Théâtre Jean Vilar – Les 10 et 11 décembre 2024 / VERDUN (55) Transversales, Scène conventionnée – Du 23 au 25 janvier 2025 / ANGERS (49) Le Quai, CDN Pays de Loire – Les 29 et 30 janvier 2025 / NANTERRE (92) Maison de La Musique – en co-programmation avec Nanterre-Amandiers, CDN – Du 6 au 8 février 2025 / SARTROUVILLE (78) CDN de Sartrouville et des Yvelines – Les 13 et 14 février 2025 / REDON (35) Le Canal Théâtre, Scène conventionnée – Les 28 février 2025 / SAINT-AVÉ (56) Le Dôme – Le 7 mars 2025 / LORIENT (56) Théâtre de Lorient, CDN – Du 12 au 15 mars 2025 / MARSEILLE (13) Théâtre National La Criée – Dans le cadre des Rencontres Artistiques de l’ASSITEJ – Les 27 et 28 mars 2025 / CAVAILLON (84) La Garance, Scène nationale – Les 1 et 2 avril 2025 / HÉNIN-BEAUMONT (62) L’Escapade – en co-programmation avec Culture Commune, Scène nationale du Bassin Minier du Pas-de-Calais Le 15 mai 2025

montage du film Yannis Pachaud / stagiaires Léa Moralès, Ambre Lentini / régie générale tournée Antoine Seigneur-Guerrini, Arnaud Olivier / accompagnement, collaboration et tissage Anne de Amézaga / administration Audrey Gendre / logistique de tournée Floriane Brault
petit film : réalisation Anna Nozière / assistanat à la réalisation, régie de tournage Heiremu Pinson / images, montage Yannis Pachaud / avec Walid Riad, et des enfants de l’association socioculturelle Courteline et des ateliers du Théâtre des Trois Clous – encadrés par leurs animateurs et parents – en collaboration avec Romain Dugast, responsable de l’association socioculturelle Courteline, et Steve Brohon / avec la participation de l’Alliance Funéraire de Touraine – Annabelle Cazé / avec l’aide précieuse d’Ali Larbi et du Centre social Pluriel(le)s, de Ted Toulet, Audrey Gendre, Clarisse Pajot, Brigitte Cousin / remerciements à la Ville de Tours

production la POLKa / coproduction Théâtre de la Cité – CDN Toulouse Occitanie, L’Estive – Scène nationale de Foix et d’Ariège, CRJP 72 – réseau jeune public en Sarthe, La Mégisserie – Scène conventionnée de Saint Junien, TnBA – CDN de Bordeaux, Théâtre d’Arles, Théâtre Olympia – CDN de Tours, Le Lieu-Compagnie Florence Lavaud – St-Paulde- Serre, Les Tréteaux de France – CDN, OARA – Office régional artistique de Nouvelle-Aquitaine, Iddac – Agence culturelle du département de la Gironde / soutiens La Chartreuse – CNES, L’Azimut – Châtenay-Malabry, Ville de Pantin / aide à la création Artcena / aide au projet DRAC Nouvelle Aquitaine / participation artistique Jeune Théâtre National, ENSATT / accueils en résidence Les Quinconces et L’Espal – Scène nationale du Mans, Théâtre de la Cité – CDN Toulouse Occitanie, Le Carroi – La Flèche, Le Lieu – St-Paul-de-Serre (Cie Florence Lavaud), Théâtre Du Fil de l’Eau – Pantin

Un Poyo Rojo : un concentré d’énergie et de sensualité

Lorsqu’on s’installe dans la salle Jean Tardieu du Rond-Point – ils sont déjà là, les bougres…- on ne sait pas trop ce qu’on vient voir. On se souvient d’avoir été frustré la saison précédente : la blessure d’un des deux artistes avait entrainé l’annulation du spectacle. Blessé comment, pourquoi ? De quoi s’agit-il au juste ? Match de boxe ? Combat de coq ? Lutte endiablée ? Mise “à mâle” ?
Un Poyo Rojo c’est tout cela à la fois. Mais c’est par dessus tout une danse de vie. Une ode à l’amour, à la passion, à la miraculeuse relation qu’entraine une si forte proximité. Car ces deux-là se connaissent par cœur, à tel point que leurs corps s’attirent tels des aimants.
Dès les premières minutes, une douceur brutale règne sur le plateau. Alfonso Barón et Luciano Rosso se défient du regard, se jaugent tels des animaux avant d’enchaîner les figures, d’entrer dans la danse qui les mènera au combat. Mi-comédiens mi-danseurs, ils font de chaque micro parcelle de leurs corps un simple prodige.

Les prémices de ce spectacle inclassable se déroulent dans un silence total. S’il n’était couvert par l’écho de leur souffle court, on entendrait battre leurs cœurs à l’unisson.
Et puis d’un coup, des sons de radio s’en mêlent, crachotés par une chaine portative délicieusement old-school. Dès lors, les pas de danse de nos deux compères seront calés sur la programmation retransmise en direct. Quelle est la part d’improvisation ? Trouvent-ils l’inspiration à force de faire défiler les stations, alternant flash info, tubes disco et standards de la chanson française ? Ou bien cherchent-ils, à force de zapper sur les ondes, le morceau qui s’accordera le mieux au déroulé du spectacle ? Peu importe, seul le résultat compte : ils parviennent ainsi à nous intégrer totalement dans l’immédiateté de leur pas de deux. Peu à peu l’alchimie qui les unit gagne du terrain : l’énergie communicative d’Alfonso et Luciano se loge en chacun de nous et cela fait un bien fou !

Ils arrivent tout droit de Buenos Aires où ils jouent à guichet fermé depuis 2008, 3 raisons d’aller les découvrir au Rond-Point :
1 – Ils dansent comme des dieux ; dieux du stade, dieux de l’arène, dieux de la scène.
2 – Mais il serait réducteur de les classer dans la catégorie “danse contemporaine” : ils nous offrent un succulent moment de théâtre qui fait la part belle à l’improvisation.
3 – La jolie surprise tient au troisième personnage : une radio vintage qui nous connecte aux joies du direct…

 

À voir au Théâtre du Chêne noir
Du 3 au 7 juillet 2024
Conception et Mise en scène Hermes Gaido
Avec Alfonso Barón et Luciano Rosso
Photos Paolo Evelina

À La Scala – Avignon, un délicieux Petit Prince

“« Le Petit Prince est un livre pour enfants écrit à l’intention des grandes personnes. »
Antoine de Saint-Exupéry

La Scala-Paris, pour les fêtes de fin d’années, fait le cadeau aux enfants et aux “grandes personnes” d’une délicieuse adaptation, joliment respectueuse, et très poétique du grand classique d’Antoine de Saint-Exupéry.

On a tous des images du conte initiatique de Saint-Exupéry, qui voit un Petit Prince venu des étoiles faire le récit des aventures qui l’ont mené jusque sur Terre à un aviateur en panne dans le désert.
Tout est là, le petit prince ébouriffé avec son écharpe jaune paille, le dessin du serpent dans le boa, le mouton dans sa boîte, la rose et le renard, la nostalgie, l’amitié, ce que l’on sait voir avec le cœur et ce que la puissance des rêves peut rendre réel.

Sous les yeux émerveillés des enfants (et des grands, qui en profitent pour retrouver des yeux d’enfants), la rose qui peuple le monde du petit prince, puisqu’elle est venue d’ailleurs, parle avec un accent british, et le petit prince s’envole réellement, flottant au milieu des étoiles. L’accompagnant dans sa quête, on bondit de planètes en planètes à la rencontre des adultes insensés à force d’être si sérieux, si occupés à posséder, obéir, exercer le pouvoir, jusqu’aux rencontres déterminantes, les roses, le renard, le serpent, l’aviateur, autant de jalons de ce parcours initiatique à hauteur de cœur pur.

On peut peut-être regretter le jeu un peu extérieur, un peu «dessin animé », de Hoël Le Corre, qui fabrique un ton enfantin à son Petit Prince – sa présence malicieuse et vive et son minois juvénile n’ont pas besoin de cela pour convaincre petits et grands. Il y a une grande mélancolie dans ce conte, la solitude hante ces personnages, mais ces questions existentielles sont traitées avec une tendresse et une esthétique qui les éclairent avec beaucoup de douceur. C’est Philippe Torreton qui prête sa voix au narrateur, avec ce qu’il faut de simplicité, de clarté et de profondeur. La mise en scène de François Ha Van est élégante, rythmée, joueuse, et la scénographie enchante, mêlant la magie numérique à un univers graphique très réussi. Les dessins sont à la fois poétiques et évocateurs, souvent somptueux, tel la magnifique tapisserie du parterre de roses ou les cartes du géographe. L’impeccable création musicale de Guillaume Aufaure électrise la nuit scintillante et les spectateurs, quel que soit leur âge, se laissent charmer, redescendant sur Terre après ce voyage avec le sourire et des étoiles dans les yeux.

Marie-Hélène Guérin

LE PETIT PRINCE
d’Antoine de Saint-Exupéry, éditions Gallimard
À La Scala – Avignon du 29 juin au 14 juillet 2024
À partir de 5 ans – Durée 1h05
Mise en scène François Ha Van
Avec Hoël Le Corre
Création de magie augmentée : Moulla – Création graphique : Augmented Magic – Chorégraphie : Caroline Marcadé – Création lumière : Alexis Beyer – Création musicale Guillaume Aufaure
Photographies © Thomas O’Brien
Merci à Philippe Torreton, d’avoir prêté sa voix à Saint-Exupéry.

PROCHAINES REPRÉSENTATIONS
Du 10 au 31 décembre à 11h ou 14h
Du 13 février au 2 mars, du mardi au samedi à 19h et les dimanches à 15h

Une production : Le Vélo Volé
Avec le soutien duThéâtre de l’Arlequin de Morsang-Sur-Orge et de la Ville de Boulogne-Billancourt