« La Chute des anges », et l’envol des êtres : magistrale leçon de ténèbres de Raphaëlle Boitel

Le rideau s’ouvre, le noir et le silence se font, soyeusement.
Une maigre forêt de perches armées d’un projecteur-œil encadre la scène, vaguement inquiétante dans sa sècheresse et ses angles, entités mécaniques et autonomes, épiantes et directives.

Des longs manteaux noirs tombent des cintres, des cintres tombent des cintres, des cintrés se glissent dans les manteaux, étranges marionnettes, cousines de celles de Philippe Genty – cet homme en fond de plateau, ces deux femmes sans doute, visage dissimulé sous un voile de cheveux, corps désarticulés, acrobates danseurs clowns désespérés. Trois drôles de petits humains, trois anges déchus, qui tentent d’apprivoiser la pesanteur.
Des mains cherchent leur tête, des corps cherchent leur axe, de êtres cherchent leur centre et leurs limites.

© Georges Ridel

Bientôt leurs compagnons d’infortune vont les rejoindre, arpentant le plateau en un mathématique mouvement perpétuel, Quad beckettien chaotique où comme par accident quelques pas se déploient en acrobaties, se prolongent en torsions de dos courbés jusqu’à l’impossible. Circassiens virtuoses ou non, les interprètes ont tous la même netteté dans le geste, et la même densité dans la présence.

Une ange aurait-elle la nostalgie des cieux, une humaine aurait-elle le souvenir d’une jeunesse plus lumineuse ? Une des anges se détache du chœur, tourne son visage plein d’appétits vers un soleil artificiel, lui adresse une mélopée chantante, un fouillis de mots, un esperanto d’espoir. C’est elle qui poussera le plus loin les tentatives d’échappée, les désirs d’envol.

Les noirs sont profonds comme les notes de contrebasse qui vibrent dans l’espace, ciselés de graphiques lumières dorées – presque des lumières de « théâtre noir », qui découpent de fines lames dans l’obscurité, de fines lames de réalité et de vie dans la poix des contraintes, dans l’ombre des assujettissements et des surveillances. La composition sonore d’Arthur Bison est de même dense, prenante, sophistiquée et organique, avec des grondements sourds de tempête et des vivacités de clairière après la pluie.

Les silhouettes dessinent des calligraphies, des ombres chinoises, creusent des tourbillons dans la fumée. Une femme plus âgée passe avec une opacité tranquille de vieux chaman. Un vertigineux numéro de mât chinois époustoufle et émeut, élévation et chute, élévation et chute, tragique destinée en réduction.

© Marina Levistskaya

Dans cette esthétique de fin du monde, il y a aussi de la cocasserie, une guerre des « chut » rigolarde, des moments de sourires au milieu des décombres : deux tubes métalliques arrachés à une des machines feront une paire d’ailes de fortune, sait-on jamais (spoil : ça ne suffira pas). L’image est drôle, et déchirante. Très drôle aussi, et très tendre, un « pas de deux » à quatre, deux des êtres tentant tant bien que mal d’en animer deux autres, tâtonnant, expérimentant, réinventant les gestes les plus simples…

Le danger peut rôder dans les objets, les perches se démantibulent, pourchassent, ordonnent, menacent – en contrepoint un majestueux gramophone offre sa beauté incongrue et une occasion de bouffonnerie légère, un rail suspendu s’envole au-dessus des spectateurs avec la souplesse et la joie des balançoires de l’enfance.

Ce monde de métal glacé et oppressant, univers sombre troué de somptueuses mordorures (magnifique scénographie et création lumières de Tristan Baudoin), Raphaëlle Boitel le peuple d’êtres faits de servitude et de pesanteur, mais surtout de curiosité et d’empathie, qui vont trouver, ensemble, un chemin vers la liberté.

Danse contemporaine et équilibrisme, contorsion et hip-hop, prouesses techniques et clowneries délicates, mât chinois et métaphysique, on ne distingue plus où une discipline s’exprime, où l’autre prend le pas, tant Raphaëlle Boitel les pétrit, les étire et mêle pour en faire le vocabulaire et la grammaire de son propre langage, extrêmement maîtrisé, poétique, gracieux, in-quiet et tendre.
« Dans la chute, il y a toujours la question de la manière dont on s’en relève. » précise Raphaëlle Boitel à La Terrasse : elle donne une beauté hypnotisante aux deux, à la chute et à la manière dont on s’en relève.
C’est onirique, envoûtant, et bienfaisant.

Marie-Hélène Guérin

© Sophian Ridel

LA CHUTE DES ANGES
Un spectacle de la Cie L’Oublié(e) – Raphaëlle Boitel
vu au Théâtre du Rond-Point, Paris
Mise en scène et chorégraphie Raphaëlle Boitel
Collaboration artistique, scénographie, lumière Tristan Baudoin | Musique originale, régie son et lumière Arthur Bison | Costumes Lilou Hérin | Accroches, machinerie, complice à la scénographie Nicolas Lourdelle
Interprètes Alba Faivre ou Marie Tribouilloy, Clara Henry, Loïc Leviel, Emily Zuckerman, Lilou Hérin ou Sonia Laroze, Tristan Baudoin, Nicolas Lourdelle

DATES DE TOURNÉE 2023-2024
• 29 septembre au 7 octobre 2023 – Célestins, Théâtre de Lyon (69)
• 10 et 11 octobre 2023 – Le Volcan, Scène nationale du Havre (76)
• 8 et 9 décembre 2023 – Théâtre de Suresnes Jean Vilar (92)
• 12 décembre 2023 – Centre culturel Jacques Duhamel, Vitré (35)
• 15 et 16 décembre 2023 – Le Théâtre, centre national de la marionnette de Laval (53)
• 20 et 21 décembre 2023 – La Passerelle, Scène nationale de Saint-Brieuc (22)
• 16 et 17 janvier 2024 – Théâtre de Lorient, CDN (56)
• 25 et 26 janvier 2024 – Théâtre de Cornouaille, scène nationale de Quimper (29)
• 17 et 18 mars 2024 – TCM, Théâtre de Charleville Mézières (08)

Neige, de Pauline Bureau : subtile et merveilleuse fable de la métamorphose des âges

« Si tu ne vas pas dans les bois, jamais rien n’arrivera, jamais ta vie ne commencera.
Va dans les bois, va. »
— Clarissa Pinkola Estés, Femmes qui courent avec les loups, Grasset, 1996,
citée par Pauline Bureau en exergue de son travail

Une étrange et lumineuse forêt, parcourue de piafs colorés et de biches rêveuses, a envahi le théâtre de La Colline. Dans la salle, les murs enveloppent les spectateurs d’immenses photos d’arbres en bleu et blanc, comme des cyanotypes outremer. La Colline s’est verdoyée pour nous immerger dans le beau conte que nous invente cette fois Pauline Bureau.
On la connaît et on l’aime prenant à bras le corps, sans concession ni esthétique ni morale, des sujets de société vibrants d’actualité – scandale du Médiator (Mon cœur), GPA (Pour autrui), ou plongeant dans des univers moins documentaires mais pas moins réels (Bohème, notre jeunesse).
Dans Dormir cent ans, déjà une enfant se perdait/se trouvait dans une forêt… Comme dans tout conte qui se respecte ! Depuis si longtemps c’est dans les forêts que se déroulent les rites initiatiques et leurs déclinaisons narratives que sont les contes.

 

 
Dans Dormir cent ans, les enfants étaient au sortir de l’enfance, au seuil de l’adolescence. Aujourd’hui Neige a bientôt 15 ans, et sa mère bientôt 50. Chacune à une extrémité de la vie fertile, du temps de la fécondité biologique, doit trouver le chemin de sa liberté et de l’affection envers soi-même et les autres.
La mère est une belle femme, active, élégante, sans pitié, elle a la bienveillance tyrannique, et s’étonne de vieillir – dépitée de voir apparaitre dans un selfie les traits de sa propre mère. Neige fait de la danse classique en tutu et pointes, vient d’avoir pour la première fois ses règles, a encore des airs d’enfant, se sent grandir, les habits corsetés de petite-fille-idéale la compriment et l’étouffent. Histoire d’oxygéner ses poumons, d’agrandir son horizon, elle suit en douce quelques jeunes gens – plus délurés qu’elle, un joli Chris qui ne sait pas qu’il fait battre son cœur, une vive Delphine à l’aise dans ses baskets, partis faire la fête dans la forêt voisine.
 

 

Apprends-moi l’inutile.
Ce qui ne sert à rien mais qui fait du bien.
Apprends-moi à rêver, à marcher sur les mains, à aimer le temps qui passe.
— Pauline Bureau, Neige

Ce conte d’aujourd’hui nous emmène sur ces frontières où oscillent mère et fille, en ces moments instables faits de continuités et de ruptures, d’étonnements et d’interrogations, où l’on passe d’un âge à l’autre, comme un élément passe d’un état à l’autre sans cesser d’être lui-même.
Comme dans les contes de toujours, il y a un miroir où l’on mire ses traits et ses rêves, une princesse, une reine et un roi, un chasseur, des biches et des loups, et l’on y fait l’apprentissage d’être soi.

Neige est un spectacle extrêmement délicat et tendre, où le chasseur-guetteur n’est pas un prédateur mais un protecteur, où les loups alertent mais ne dévorent pas, où les êtres ne sont pas univoques et où le cœur de chacun finit par trouver son chemin. Pauline Bureau sait comme peu d’autres conférer de la magie à la technologie. Elle use de la vidéo avec un à-propos et une poésie rare, et teinte le réalisme quasi-documentaire de l’écriture de ses personnages d’un onirisme, d’un merveilleux vibrant. La scénographie est spectaculaire et rêveuse, les séquences subaquatiques sont envoûtantes, évoquant dans leur lente chorégraphie les fascinantes vidéos de Bill Viola, la composition musicale électro est ample et prenante. Les interprètes – mention spéciale à l’irrésistible Marie Nicolle dans le rôle de la mère et à Régis Laroche, singulièrement touchant en chasseur qui aime la solitude et les animaux – ont tous une justesse qui irradient d’humanité leurs personnages.

À voir, de préférence avec un.e ado mais ce n’est pas nécessaire. De 10 ans à 110 ans, les mouvements de l’âme et de la vie des protagonistes de ce conte contemporain sauront vous mouvoir et émouvoir, avec sensibilité, humour et finesse. Un spectacle gracieux et profond, d’une grande douceur, et d’une incroyable beauté.

Marie-Hélène Guérin

 

NEIGE
Au Théâtre de la Colline jusqu’au 22 décembre 2023
Un spectacle de la compagnie La part des anges
Texte et mise en scène Pauline Bureau
Avec Yann Burlot, Camille Garcia, Régis Laroche, Marie Nicolle, Anthony Roullier, Claire Toubin
Scénographie et accessoires Emmanuelle Roy | costumes Alice Touvet | composition musicale et sonore Vincent Hulot | dramaturgie Benoîte Bureau | magie et vidéo Clément Debailleul | lumières Jean-Luc Chanonat | perruques Julie Poulain | collaboratrice artistique Valérie Nègre | assistanat à la mise en scène Léa Fouillet | cheffe opératrice tournage subaquatique Florence Levasseur
Construction décor Atelier de La Comédie de Saint-Étienne
Photos de répétitions © Christophe Raynaud de Lage

Conseillé à partir de 10 ans
 

Production
La part des anges
Coproduction La Colline – théâtre national, La Comédie de Saint-Étienne – Centre dramatique national, Les Théâtres de la Ville de Luxembourg, L’Espace des Arts – Scène nationale de Chalon-sur-Saône, Théâtre Sénart – Scène nationale EPCC, Le Bateau Feu – Scène nationale de Dunkerque, Théâtre des Quartiers d’Ivry – CDN du Val-de-Marne, Scène nationale 61 – Alençon-Flers-Mortagne
Le spectacle bénéficie de l’aide à la création du Conseil général de Seine-Maritime.

Avec le généreux soutien d’Aline Foriel-Destezet
Avec la participation à l’écran de Camille Chamoulaud, pré-apprentie du CFA des arts du cirque – L’Académie Fratellini, Sylvia Rozenman-Conti, Oriane Fischer
remerciements la Jeune Troupe de La Colline, le Labec, Valérie Fratellini et Agnès Brun

Pauline Bureau est actuellement associée à La Comédie de Saint-Étienne – CDN, à la Scène nationale 61 Alençon-Flers-Mortagne, au Bateau Feu – Scène nationale de Dunkerque, et à L’Espace des Arts – Scène nationale de Chalon-sur-Saône.
La part des anges est conventionnée par le Ministère de la culture / Drac Normandie et la Région Normandie.

Spectacle créé le 17 octobre 2023 à La Comédie de Saint-Etienne – Centre dramatique national

Virile et touchante Tendresse d’une jeunesse tourmentée

La Tendresse, mis en scène par Julie Berès, compose avec le premier spectacle Désobéir, un dyptique sur une jeunesse en rupture avec les modèles du passé et à la recherche de nouveaux repères. En 2016, elle proposait de rencontrer quatre femmes issues de l’immigration qui s’exprimaient sur le cadre familial et intime dans lequel elles évoluent en abordant de nombreux sujets encore tabous sur les scènes de théâtre ou mal traités par les médias (la religion, les relations entre hommes et femmes, la famille…).
Dans son nouveau spectacle, la metteuse en scène s’intéresse à la masculinité et à ses codes. Poursuivant sa démarche de terrain en allant récolter des récits dans le cadre de rencontres et d’entretiens, elle réunit huit jeunes comédiens sur le plateau, aux parcours, aux origines et aux milieux très différents, proposant ainsi un large panorama de la société française urbaine. À partir de la matière documentaire collectée, en collaboration avec les auteurs Kevin Keiss et Alice Zeniter, elle fait surgir des personnages et des récits qui parlent des hommes et les représentent dans leur diversité et leur complexité.

Nous sommes bien au théâtre pour raconter une histoire, des histoires. Il ne s’agit ni d’une leçon d’éducation civique, de genre ou de sexualité ni d’un documentaire. La parole, ou plutôt les paroles, jaillissent de manière très frontales, brutales parfois, comme si nous venions d’ouvrir une boîte de Pandore dont le contenu bouillonne et doit déborder pour évacuer un trop-plein. La scène devient alors une place libre et ouverte pour donner à chacun la possibilité de s’exprimer, de raconter son vécu, de témoigner et surtout de se confier. La frontière entre le récit et l’improvisation se brouille. Assiste-t-on au spectacle d’hier et à celui de demain ? Les personnages et les histoires seront-ils les mêmes ? On a le sentiment d’avoir mis le doigt dans un trou noir infini et que les vannes sont ouvertes, que le temps du grand témoignage est arrivé. Ouvrir son sac et dire, parler, mettre des mots pour soulager, nettoyer, vider puis soigner. Car si les personnages parlent du passé, des générations précédentes et de cet héritage dont ils sont trop lourdement chargés, c’est vers l’avenir qu’ils regardent, un avenir qui les effraient. Âgés d’une vingtaine d’années, ils se lancent dans la vie comme sur des sables mouvants. Les fondations du monde d’hier qui a forgé leur éducation et leur vision du monde viennent de s’écrouler. Ils doivent désormais écrire leur rôle, définir leur nouvelle identité, trouver leur place malgré le flou et le brouillard qui les enveloppent. La Tendresse interroge le poids de la responsabilité qui leur incombe, les doutes et les peurs qui les habitent. Le spectacle agit comme un parcours initiatique pour interroger ce nouveau monde, s’adresser à lui, le tâter avant de s’y plonger totalement.

La troupe formée sur scène prend des allures d’une bande de copains, de gamins même, qui se retrouvent dans un lieu interlope et neutre, tantôt un vestiaire masculin où la virilité s’exacerbe, un club où les corps et le désir s’expriment, un square ou une place publique où les adolescents se retrouvent pour traîner et finalement une tribune où chacun prend la lumière à tour de rôle pour déclamer son histoire. Dans un effet de brouhaha choral, les comédiens s’interpellent, se chamaillent, se charrient, se bagarrent comme des enfants dans une cour de récréation. De l’anecdote partagée timidement au sein du cercle masculin des potes, le récit se transforme en une confession publique, plus profonde, universelle, et le public, qui partageait la complicité du groupe à la manière d’un membre silencieux, se transforme en une assemblée populaire face à des orateurs, des grands témoins d’une génération malmenée et effrayée. Ce doute incessant face à l’avenir et au cadre que la société est censée nous offrir fait ressortir de manière saillante tous les paradoxes auxquels nous sommes confrontés. Les discours bien-pensants, les réactionnaires, les injonctions contradictoires, tout y passe.
Dans une époque où il semble ne plus y avoir de tabous, ici, la parole dérange, interpelle et éclate comme si elle faisait résonner haut et fort ces petites voix qui nous taraudent devant une actualité si complexe et si violente. Tout est dit frontalement, sans aucun filtre, et le spectateur se retrouve scotché dans son fauteuil. Acquiesçant souvent, parfois dérangé, intimidé de voir ses questionnements intimes déballés publiquement. On rit jaune aussi.

La Tendresse évite tous les lieux communs, les discours éculés et les leçons de morale. Avec une grande bienveillance et sans parti pris, le spectacle offre de la place à chacun dans un discours pluriel où rien n’est noir et rien n’est blanc et où l’incertitude, finalement, prend toute son importance. Il donne confiance et rassure pour aller de l’avant, affronter les jugements et la fausse morale.
L’énergie phénoménale déployée sur scène par les comédiens est galvanisante. Deux heures durant, c’est un tourbillon qui se répand sur scène et déborde, encore une fois, jusque dans la salle. Nous sommes tous pris à parti, concernés et impliqués. On ne peut plus faire semblant. La danse se mêle à la violence, les corps s’expriment.
On rit beaucoup aussi. Et cet humour simple, naïf et trivial parfois, révèle les paradoxes et les contradictions des situations, des débats et des stéréotypes. On souffle, on prend du recul, et le spectacle qui pourrait être écrasant et insupportable prend soudain une autre dimension, plus réflexive.
Julie Bérès et son collectif de comédiens et d’auteurs nous offrent un spectacle puissant et troublant d’une vive intelligence, courageux et libre. Il est bon d’entendre ces voix qui nous rassurent, nous donnent de la force et nous réconcilient.

Alban Wal de Tarlé

LA TENDRESSE
Un spectacle de la compagnie Les Cambrioleurs
Le texte est publié aux éditions Librairie Théâtrale – collection L’Œil du Prince.
Vu en mars 2022 au TGP, Théâtre Gérard Philippe de Saint-Denis
Actuellement aux Bouffes du Nord (du 6 au 23 décembre 2023)
Conception et mise en scène Julie Berès
Dramaturgie et écriture Kevin Keiss, Julie Bérès et Lisa Guez, avec la collaboration d’Alice Zeniter
avec Bboy Junior (Junior Bosila), Natan Bouzy, Charmine Fariborzi, Alexandre Liberati, Tigran Mekhitarian, Djamil Mohamed, Romain Scheiner, Mohamed Seddiki / Et en alternance Ryad Ferrad, Saïd Ghanem et Guillaume Jacquemont
Chorégraphe Jessica Noita – création lumière Kélig Lebars – assistante éclairagiste Edith Biscaro – création son Colombine Jacquemont – régie générale Quentin Maudet – régie plateau Dylan Plainchamp – scénographe Goury chef atelier de construction – Grand T François Corbal – création costumes Caroline Tavernier – régie de tournée Quentin Maudet et Loris Lallouette
Photos © Axelle de Russé
Dates de tournée et autres informations à retrouver ici

Production Compagnie Les Cambrioleurs, direction artistique Julie Berès
Coproductions et soutiens La Grande Halle de La Villette, Paris ; La Comédie de Reims, CDN ; Théâtre Dijon-Bourgogne ; Le Grand T, Nantes ; ThéâtredelaCité – CDN de Toulouse Occitanie ; Scènes du Golfe, Théâtres de Vannes et d’Arradon ; Les Théâtres de la Ville de Luxembourg ; Les Tréteaux de France, Centre Dramatique Itinérant d’Aubervilliers ; Points Communs, Nouvelle Scène nationale de Cergy-Pontoise / Val d’Oise ; Théâtre Public de Montreuil, CDN ; Théâtre L’Aire Libre, Rennes ; Scène nationale Châteauvallon-Liberté ; Théâtre de Bourg-en-Bresse, Scène conventionnée ; La Passerelle, Scène nationale de Saint-Brieuc ; Le Canal, Scène conventionnée, Redon ; Le Quartz, Scène nationale de Brest ; Espace 1789, Saint-Ouen ; Le Manège-Maubeuge, Scène nationale ; Le Strapontin, Pont-Scorff ; TRIO…S, Inzinzac-Lochrist ; Espace des Arts, Scène nationale de Chalon-sur-Saône ; Théâtre de Saint- Quentin-en-Yvelines, Scène nationale
Soutiens Fonds d’insertion de l’ESTBA et de l’ENSATT, avec la participation artistique du Jeune Théâtre National
La Compagnie Les Cambrioleurs est conventionnée par le Ministère de la Culture / DRAC Bretagne et soutenue par la Région Bretagne, le Conseil Départemental du Finistère et la Ville de Brest. Julie Berès est artiste associée du projet du Théâtre Dijon-Bourgogne, dirigé par Maëlle Poésy.
Nous remercions toutes les personnes qui ont accepté de nous partager des apports biographiques et artistiques pour ce projet.

Le décor a été construit par l’Atelier du Grand T, Théâtre de Loire-Atlantique-Nantes

Au Poche-Montparnasse, une Education sentimentale électrisée par la Fiancée du requin

temps de lecture 3 mn

Après une très réussie Écume des jours portée par une troupe de jeunes comédiens délicieux et un Madame Bovary qui nous avait enchantés, Sandrine Molaro et Gilles-Vincent Kapps continuent de creuser avec talent le sillon de l’adaptation de chefs-d’œuvre de la littérature.
Ils s’attaquent aujourd’hui à L’Éducation sentimentale, vaste roman d’apprentissage, ample autant que désabusé, tissant valses-hésitations intimes et historiques sur plusieurs décennies.

L’adaptation de Paul Emond, déjà complice sur Madame Bovary, se concentre sur les parcours de Frédéric Moreau, jeune provincial « monté à Paris » faire ses études de droit, et sa dulcinée, Marie Arnoux, épouse mal aimée d’un bourgeois filou, tout en rendant opportunément présents les mouvements de l’Histoire qui animent cette période troublée qui verra tomber la Monarchie de Juillet.
À déguster volontiers en compagnie d’ados : cela colle à leur programme d’Histoire, pour la peinture fine et détaillée de cette période du XIXe siècle. Et sans doute à leurs interrogations personnelles, sur les idéaux et leur mise en œuvre, sur le sentiment amoureux ou encore l’amitié.
Avec de la chair, du rythme et de l’humour, cette Éducation sentimentale nous rend proches et si vivants, si actuels, ses protagonistes, cette cohorte d’anti-héros aux illusions perdues dans un monde en plein mutation.
Du monument flaubertien, adaptateur et metteurs en scène-interprètes ont mitonné une piquante réduction, l’ont lu et relu, ont épluché, émincé, y ont ajouté de la musique sur scène en guise d’épices et en ont tiré des sucs des plus savoureux.
Interprétation incarnée et énergique, pimpants costumes très graphiques, scénographie simple et chaleureuse, poétisée par une très belle toile peinte, musique en direct qui électrise Flaubert, tout concourt à la qualité et à l’intelligence du spectacle et au plaisir des spectateurs.
Enthousiasmant, à déguster tout en attendant avec gourmandise leur prochaine pépite.

L’ÉDUCATION SENTIMENTALE
Un spectacle de la compagnie La Fiancée du requin
Au Théâtre de Poche-Montparnasse
De Gustave Flaubert
Libre adaptation Paul Emond
Mise en scène et interprétation Sandrine Molaro et Gilles-Vincent Kapps
Collaboration artistique David Talbot – Scénographie Esther Granetier – Lumières François Thouret – Costumes Sabine Schlemmer – Musique originale Gilles-Vincent Kapps
Photographies © Pascal Gely

Production Le Théâtre de Poche-Montparnasse et La Fiancée du requin

À La Scala, un délicieux Petit Prince

« « Le Petit Prince est un livre pour enfants écrit à l’intention des grandes personnes. »
Antoine de Saint-Exupéry

La Scala-Paris, pour les fêtes de fin d’années, fait le cadeau aux enfants et aux « grandes personnes » d’une délicieuse adaptation, joliment respectueuse, et très poétique du grand classique d’Antoine de Saint-Exupéry.

On a tous des images du conte initiatique de Saint-Exupéry, qui voit un Petit Prince venu des étoiles faire le récit des aventures qui l’ont mené jusque sur Terre à un aviateur en panne dans le désert.
Tout est là, le petit prince ébouriffé avec son écharpe jaune paille, le dessin du serpent dans le boa, le mouton dans sa boîte, la rose et le renard, la nostalgie, l’amitié, ce que l’on sait voir avec le cœur et ce que la puissance des rêves peut rendre réel.

Sous les yeux émerveillés des enfants (et des grands, qui en profitent pour retrouver des yeux d’enfants), la rose qui peuple le monde du petit prince, puisqu’elle est venue d’ailleurs, parle avec un accent british, et le petit prince s’envole réellement, flottant au milieu des étoiles. L’accompagnant dans sa quête, on bondit de planètes en planètes à la rencontre des adultes insensés à force d’être si sérieux, si occupés à posséder, obéir, exercer le pouvoir, jusqu’aux rencontres déterminantes, les roses, le renard, le serpent, l’aviateur, autant de jalons de ce parcours initiatique à hauteur de cœur pur.

On peut peut-être regretter le jeu un peu extérieur, un peu «dessin animé », de Hoël Le Corre, qui fabrique un ton enfantin à son Petit Prince – sa présence malicieuse et vive et son minois juvénile n’ont pas besoin de cela pour convaincre petits et grands. Il y a une grande mélancolie dans ce conte, la solitude hante ces personnages, mais ces questions existentielles sont traitées avec une tendresse et une esthétique qui les éclairent avec beaucoup de douceur. C’est Philippe Torreton qui prête sa voix au narrateur, avec ce qu’il faut de simplicité, de clarté et de profondeur. La mise en scène de François Ha Van est élégante, rythmée, joueuse, et la scénographie enchante, mêlant la magie numérique à un univers graphique très réussi. Les dessins sont à la fois poétiques et évocateurs, souvent somptueux, tel la magnifique tapisserie du parterre de roses ou les cartes du géographe. L’impeccable création musicale de Guillaume Aufaure électrise la nuit scintillante et les spectateurs, quel que soit leur âge, se laissent charmer, redescendant sur Terre après ce voyage avec le sourire et des étoiles dans les yeux.

Marie-Hélène Guérin

LE PETIT PRINCE
d’Antoine de Saint-Exupéry, éditions Gallimard
À La Scala Paris
À partir de 5 ans – Durée 1h05
Mise en scène François Ha Van
Avec Hoël Le Corre
Création de magie augmentée : Moulla – Création graphique : Augmented Magic – Chorégraphie : Caroline Marcadé – Création lumière : Alexis Beyer – Création musicale Guillaume Aufaure
Photographies © Thomas O’Brien
Merci à Philippe Torreton, d’avoir prêté sa voix à Saint-Exupéry.

PROCHAINES REPRÉSENTATIONS
Du 10 au 31 décembre à 11h ou 14h
Du 13 février au 2 mars, du mardi au samedi à 19h et les dimanches à 15h

Une production : Le Vélo Volé
Avec le soutien duThéâtre de l’Arlequin de Morsang-Sur-Orge et de la Ville de Boulogne-Billancourt

J’aurais voulu être Jeff Bezos

Il était une fois, dans un royaume pas si far away que ça, disons, l’Occident des années 20 (du XXIe siècle, of course). Il était une fois, donc, une race de TechnoSeigneurs au front ceint de couronnes de dollars. Leurs terres infinies, colonisées « jusque dans le ciel, jusque dans les cœurs, sans armes ni violences », sont irriguées de rivières d’algorithmes et l’on s’y repaît de cookies odorants.

Arthur Viadieu, dont c’est la première pièce – texte et mise en scène, s’en donne à cœur joie pour trousser une comédie assez folle, au rythme aussi effréné que le cours des actions Amazon période covido-confinement.

Pour nous conter l’épopée besossienne et nos propres soumissions plus ou moins volontaires, l’auteur-metteur en scène et ses acolytes interprètes du Collectif P4 s’amusent. Dans un décor façon cabaret bric-à-brac, rimes et alexandrins de spectacle de fin de cycle, sitcom dysfonctionnelle, clownerie overtestostéronnée, unboxing (dire que cela existe…) de vide, souvenirs d’enfance façon Guignol sous LSD, vaudeville avec mari falot, femme outragée tout éventail dehors et borne Alexa dans le rôle de la maîtresse cachée, talkshow laudateur, entretien docu réaliste, rap malin, conférence de développement personnel (« La clef du succès », menée par un inénarrable Pascal Richard), tout y passe pour dévoiler les multiples facettes de l’hydre amazonienne et ses tentaculaires imbrications dans nos vies.

Une visite à la droguerie L’Amazone ramène les comportements de vente numérique dans le réel, que ce soit un vendeur en pompidolienne blouse grise qui sollicite la cliente et non une interface web en souligne par l’absurde le caractère violent et invasif, et on ne sait plus si on s’en étrangle d’effroi ou d’hilarité… D’autant plus que cette comédie, toute parodique qu’elle soit, s’appuie sur des faits parfaitement documentés, et que tout y est vrai.

Certaines séquences révèlent plus que d’autres le talent des très agiles comédiens, et au détour d’une saynète l’on est surpris par la fantaisie de l’un.e ou la sensibilité de l’autre.
La forme composite et éclatée restreint peut-être la possibilité d’une intensité, mais ça ne gâche pas le plaisir qu’on prend à ce feu d’artifice satirique et corrosif, efficace et plein de drôlerie.

Marie-Hélène Guérin

J’AURAIS VOULU ÊTRE JEFF BEZOS
Un spectacle du Collectif P4
Au Théâtre de Belleville du dimanche 8 au mardi 31 septembre 2023
Texte et mise en scène Arthur Viadieu
Avec Roma Blanchard, Chloé Chycki, Bob Levasseur, Mathias Minne et Claire Olier
Création lumière Maxime Charrier – Création musicale Antoine Mermet – Scénographie Lucie Meyer – Costumes Clémence Amand et Anaëlle Leplus
Photographies Avril Dunoyer

Administration et production Carole Benhamou Production Collectif P4 Remerciements La ville de Riom Saison Culturelle Accès-Soirs – Scène Régionale Auvergne-Rhône-Alpes, Théâtre de l’Echangeur – Bagnolet, Nouveau Gare au théâtre Vitry-sur-Seine, SPEDIDAM, ADAMI Mention Spéciale du jury du concours jeunes metteurs en scène du Théâtre 13 en juin 2021

Pinocchio (live) #3 : fabuleuses marionnettes humaines

En ce moment, au Points Communs – Nouvelle scène nationale de Cergy Pontoise et du Val d’Oise, on assiste au merveilleux Pinocchio (live) #3 d’Alice Laloy.
Merveilleux, parce qu’il captive et fascine, mais aussi pour la part de « merveilleux », de magie et d’étrangeté qu’il contient.

« Le beau est toujours bizarre. Je ne veux pas dire qu’il soit volontairement bizarre, car dans ce cas il serait un monstre sorti des rails de la vie. Je dis qu’il contient toujours un peu de bizarrerie, de bizarrerie naïve, non voulue, inconsciente, et que c’est cette bizarrerie qui le fait être particulièrement le Beau. Renversez la proposition, et tâchez de concevoir un beau banal ! », écrivait Baudelaire il y a bientôt 2 siècles.
Voilà qui va comme un gant à ce Pinocchio (live) #3, à la beauté déstabilisante et hypnotisante.

Débarrassons-nous tout de suite de l’énigmatique #3 : il s’agit de la troisième version de ce travail, dont la 1ère version avait été créée en 2018 à l’occasion de la Biennale Internationale des arts de la marionnette à Paris et la 2e en 2021 au Festival d’Avignon.

Alice Laloy a rencontré tôt la marionnette et en a fait un support majeur de sa création. Depuis 2023 la compagnie S’appelle reviens qu’elle a fondée voilà 20 ans a posé ses bagages au joliment nommé Bercail à Dunkerque. Par volonté d’ancrer son travail dans les territoires qui l’accueillent, elle a remonté son Pinocchio (live) avec vingt-deux jeunes gens et enfants dunkerquois et hauts-de-franciens, ou françaltiens (gentilés faits-maison faute de mieux…).
 

 
Pinocchio, dans l’imaginaire collectif, c’est ce petit pantin de bois fabriqué par un Gepetto en mal de paternité, qui après moults péripéties et mensonges repérables à son nez de bois qui s’allonge s’assagira et deviendra un vrai petit garçon.
Alice Laloy nous emmène à rebours de cette métamorphose, nous faisant assister à la transformation de dix enfants de chair et de vie en dix pantins de plâtre aux yeux figés.

Dix gamins débordant d’énergie ouvrent le spectacle, joueurs, rieurs et chamailleurs. Ils déboulent, envahissent l’espace de sons et de mouvements, repartent, et sur le plateau déserté, laissent la place à la construction d’un curieux laboratoire. Dix Gepetto perchés sur de hauts socques de bois vont monter leurs établis, sous un fracas rythmique de woodblocks et de coups de marteau orchestré par un duo de percussionnistes d’opérette, dans une belle esthétique steam-punk low tech, entre mécanique et système D. Dix gamins catatoniques vont prendre place sur ces établis mi-ateliers de sculpteurs mi-tables de dissection.

On assiste alors à une lente et troublante cérémonie durant laquelle les Gepetto vont, avec tact, soin, patience, et même douceur, en une chirurgie fantasmagorique et angoissante, tenter de faire disparaître les enfants, d’abolir le mouvant et le divers sous l’inerte et le similaire. Vingt-deux interprètes en équilibre sur la frontière entre l’animé et l’inanimé.
Pourtant, le dissemblable résiste, s’obstine : tous uniformisés, tous standardisés, blancs de peau bleus d’iris blonds de cheveux, tous vêtus comme des petites poupées dans leurs boîtes, tous muets regard figé, et pourtant, chacun son relâchement du corps, chacun son abandon, chacun son mutisme, chacun sa façon de s’absenter.
Le long nez de Pinocchio fait une apparition clin d’œil, effilé et dangereux comme une aiguille.
 

 
L’ouïe est chahutée de bruitages et musiques grinçant cliquetant, l’odorat même est sollicité par l’odeur du talc humide vaporisé sur les enfants pour les blanchir.
La séquence peut être dérangeante, en tout cas fait naître en chacun questions et réflexions, interrogeant des pulsions d’emprise et de manipulation, même, littéralement, de réification, une volonté de normalisation à la limite de l’eugénisme – tous ces bambins parfaits, à la peau pâle, dociles et dépendants…
On admire le travail magnifique qu’a fait Alice Laloy avec sa troupe, homogène dans sa remarquable disponibilité, dans sa belle précision. La prestation des enfants est particulièrement incroyable, on imagine la confiance qu’elle a dû obtenir d’eux pour qu’ils s’investissent dans ce travail si exigeant. Ils offrent une performance extrêmement aboutie, rigoureuse et puissante. Une passionnante création musicale métisse sons bruts, circassiennes percussions en live et composition électro obsédante et étoffe encore la matière du spectacle.
 

 
Pinocchio, pantin de bois, garde une sauvagerie de la forêt d’où vient son bois, désobéissant et méchamment farceur, et gagne son statut d’humain en se pliant aux règles de la société, en se conformant. Ici, autre chose se joue. Sous les faux yeux aux pupilles écarquillées que les Gepetto leur ont posés, les enfants ont les paupières fermées : peut-être, sous ces paupières closes, opposent-ils des rêves au cauchemar dans lequel les adultes semblent vouloir les enfermer ? Peut-être est-ce dans ces rêves qu’ils vont se débarrasser de leur rigidité de pantin ? ou peut-être est-ce dans le mouvement qu’ils se redécouvrent, reprennent possession de leur souplesse et de leur joie.

Dans une saisissante chorégraphie orchestrée par sa soeur Cécile, Alice Laloy leur et nous offre un final libérateur, salutaire bouffée d’air et d’espoir après cette performance singulière, intense et troublante. Un spectacle rare. À voir en famille, à partir de 8 ans.

Marie-Hélène Guérin

 

 
PINOCCHIO (LIVE) #3
Un spectacle de la Cie S’Appelle Reviens
Conception, mise en scène Alice Laloy
Composition sonore Éric Recordier
Chorégraphie Cécile Laloy assistée de Stéphanie Chêne
Scénographie Jane Joyet
Avec Alice Amalbert, Mathilde Augustak, Matthias Beaudouin, Étienne Caloone, Ashille Constantin, Roxane Coursault, Robinson Courtois, Nina Fabiani, Léon Leckler, Valentina Papić
et les enfants Charlotte Adriaen, Nohé Berafta, Louna Berafta, Juliette Martinez, Mila Ryckebusch Vandaële, Romane Sand, Elya Tilliez, Eléna Vermersch, Giulio Risaceo, Iness Wilmotte, Éloi Gonsse Martinache pour « l’entrée des enfants » à Dunkerque et à Lille et Edgar Ruiz Suri (remplaçant)
accompagnés par les jeunes percussionnistes Hector Yvrard et Mathis Rebiaï
Création lumière Julienne Rochereau | Costumes Oria Steenkiste, Cathy Launois, Maya-Lune Thieblemont | Accessoires Antonin Bouvret, Benjamin Hautin, Maya-Lune Thieblemont | Régie générale, plateau Sylvain Liagre | Régie son Éric Recordier | Construction des établis Atelier de construction du Théâtre National Populaire
Photographies © Christophe Raynaud de Lage

Avec le soutien de la Fondation d’entreprise Hermès
Coproductions Points communs – nouvelle scène nationale de Cergy Pontoise / Val d’Oise I Bateau Feu – scène nationale / Dunkerque I Théâtre de l’Union – centre dramatique national / Limoges I Le Trident – scène nationale de Cherbourg-en-Cotentin I La Comédie de Clermont – scène nationale / Clermont-Ferrand
La compagnie est subventionnée par la DRAC Hauts-de-France, la Région Hauts-de-France et la Communauté Urbaine de Dunkerque, avec le soutien du Département du Nord, la Ville de Dunkerque et la Fondation d’entreprise Hermès.

Echo : hybride et joyeuse entreprise de dissolution des chagrins d’amour

Dans les grésillements d’un ampli Vox, quelques signes griffent l’espace.
Ecran blanc, sol blanc, calligraphie d’un pied de micro noir, de longs cheveux sombres, d’une silhouette hiératique à l’immobilité de pierre.
Quelque chose de solennel se promet. On respire au rythme de l’artiste, l’attention s’aiguise.
Mais… une lueur espiègle pétille au coin de l’œil de Vanasay Khamphommala, une esquisse de sourire affleure… Sur grand écran, des témoignages défilent, avec une esthétique vlog entre journal intime et micro-trottoir, c’est toujours Vanasay face caméra, plus ou moins réveillée, plus ou moins échevelée, qui nous fait le portrait puzzle d’une histoire d’amour ratée, d’un syndrome de « la pauvre fille ». Derrière elle, à Paris ou ailleurs, clin d’œil des noms de rue – rue du Petit Cupidon, rue de la Gaîté, rue des Filles du Calvaire – qui dessine une géographie mélo des états d’âme de notre héroïne désabusée.

« Ceci est (une tentative / de rompre la malédiction d’) Echo »

Pour aller fouiller au jadis des peines de cœur, Vanasay Khamphommala fait appel à l’amoureuse malheureuse archétypale, la jolie et fraîche nymphe Écho, qui fut punie de sa bavardise par la femme du Big Boss. Petit rappel : Héra l’acariâtre cocue épouse de Zeus, pour être sûre de ne plus entendre les encombrants pépiements d’Écho, la priva de parole; ne lui resta plus que la possibilité de répéter ce que d’autres disent avant elle. Envoûtée par la beauté du narcissique Narcisse, Echo se languissait de lui avouer ses sentiments – ce qui n’aurait de toutes façons rien changer puisque Narcisse n’entendait que ses propres mots doux. Finalement, les deux amoureux de Narcisse – donc, Narcisse lui-même et Echo – mourront de chagrin, desséchés. De l’un il restera une fleur, de l’autre une voix.

© Pauline Le Goff

Comment faire pour libérer Echo de la prison de la répétition, que faire de nos chagrins d’amour ?

Dans ce spectacle protéiforme et baroque, Vanasay Khamphommala, artiste performeuse subtile et intense, très gracieusement entourée par les talentueuses personnalités de Caritia Abell, Natalie Dessay et Pierre-François Doireau, questionne avec érudition et malice notre rapport à la souffrance amoureuse.

Elle y met de la solennité et de la cocasserie.
Ça n’a pas l’air comme ça, mais ça se fait du bien réciproquement.
Mozart et boy’s band, Sappho et Britney Spears.
Lapsus chevelü, la compagnie de Vanasay Khamphommala « affiche crânement son identité trans : transculturelle, transdisciplinaire, transgénérationnelle, transcendentale surtout. Tout❤e trans❤e est pour elle un moyen autant qu’une fin. » Echo s’en fait l’écho, spectacle-performance, spectacle-rituel de guérison, spectacle-silence, spectacle-jeu, où les corps mon(s)trés ont des beautés pleines et in-attendues, où les langues se superposent, français, anglais, laotien, allemand, où le sérieux et le facétieux ont autant de valeur, où la tombe et la nappe du pique-nique voisinent chaleureusement, où le vide est empli et le chaos est doux…

Un bulbe de narcisse, une compresse sur le cœur
Une fleur piquée sur une poitrine
L’odeur du terreau sous lequel Echo, son cœur brisé et le corps de Vinasay sont enterrés
Le goût du raisin picoré
Tous les sens sont en alerte

La matière sonore, inventée, sculptée par Gérald Kurdian, est organique, dense et émouvante – boucles sonores, voix multiples nées toutes du même corps – hautes, ténues, sourdes, graves -, bruissements, amplifications des souffles, nappes électroniques hypnotiques entrelacées de chansons populaires ou d’airs classiques.
Un troublant duo bouleverse : la voix enregistrée de Natalie Dessay emplit l’air, parfaite, aérienne, tandis que doucement, comme pour elle-même, comme fredonnant, elle-même reprend sa mélodie, superposant sa voix intime, sa voix familière à celle de la chanteuse lyrique.

© Pauline Le Goff

Une veuve tout de noir vêtue plante des narcisses sur le monticule formé par le corps recouvert de terre, les arrose, chanterait bien, car « elle chante bien aux enterrements » – si un faune rouquin, fulminant (Pierre-François Doireau), ne l’interrompait sans cesse, interpellant Echo, ou son interprète ?, envahissant le recueillement de la veuve de mots, et le plateau d’artefacts de nature, rochers, mousses, arbres, figurines d’animaux.

Les mots saturent l’écran – palimpseste où c’est la superposition et non la disparition qui fait l’effacement, le plateau qui fut nu se couvre de désordre, c’est à dire de vie.

Des majestueuses ailes d’ange passent, portées par le vaste dos nu de Caritia Abell. On entend la légende laotienne de la création de l’écho, presque miroir inverse du mythe grec, puisque l’écho est né là pour guérir une absence, faire qu’à l’appel d’un être aimé il n’y ait jamais seulement du silence pour réponse.

© Pauline Le Goff

« Quand nous nous embrassons, les morts prennent part à nos baisers
Il y a dans nos bouches les baisers qu’Echo n’a pu donner à Narcisse, dans nos baisers Echo embrasse à perdre haleine
Echo ne répète plus les paroles des amants éplorés, sa langue a mieux à faire, elle fouille ta bouche »

C’est beau, c’est drôle, c’est poétique et grave, c’est intelligent, c’est joyeux et romantique, ça brasse et ça émerveille : Echo est un spectacle rare et étonnant, c’est aussi une expérience à laquelle il faut savoir s’abandonner, pour partager un moment hors de l’ordinaire.
Un hymne étrange, tonique, sacrificiel et vivifiant à la vie et l’amour.

Marie-Hélène Guérin

 

ÉCHO
Un spectacle de la compagnie Lapsus chevelü
Dramaturgie et textes Vanasay Khamphommala (à retrouver ici en entretien pour RFI)
Avec Caritia Abell, Natalie Dessay, Pierre-François Doireau, Vanasay Khamphommala et la participation de Théophile Dubus
Collaboration artistique Théophile Dubus et Paul B. Preciado
Création musicale et sonore Gérald Kurdian
Scénographie Caroline Oriot
Création lumière Pauline Guyonnet
Costumes Céline Perrigon

Vu aux Plateaux sauvages
À retrouver en tournée :
Du 4 au 7 octobre 2022 au Théâtre Olympia – CDN de Tours
Du 18 au 22 octobre 2022 au TnBA – Bordeaux
Du 6 au 7 décembre 2022 à la Halle aux Grains – Scène nationale de Blois
Du 13 au 14 décembre 2022 à la MCA – Scène nationale d’Amiens

Donnez-moi un coupable au hasard, de Gaëlle Lebert : on va s’en tenir aux faits

Traiter de la domination masculine sans avoir l’air d’une harpie féministe pénible qui exagère et nous fatigue avec ses propos est exactement ce que Gaëlle Lebert réussit à faire dans Donnez-moi un coupable au hasard.

La pièce s’ouvre sur une citation de Simone de Beauvoir : « Le corps n’est pas une chose, il est une situation : c’est notre prise sur le monde et l’esquisse de nos projets ». Gaëlle Lebert va nous montrer pendant 1heure 40 de quelle manière notre corps est une situation.

Dès le début, elle nous explique ce qu’est le pouvoir : « La place que j’occupe ici sur scène me donne sur vous tous un ascendant…Je pourrais tout aussi bien me taire… Vous auriez beau vous impatienter sur votre siège, … il vous faudrait un certain courage pour prendre la décision de quitter la salle. Alors vous vous tenez cois, bridés par la paresse, la gêne, les conventions sociales. Et je peux deviner dans le silence épais si vous croirez ou non à ma version des faits. ». Mais les places de pouvoir sont la plupart du temps tenues par les hommes et elle nous montrera rapidement le pouvoir en action dans le monde du travail, dans les arts, dans les transports en commun, au cœur des foyers, dans l’architecture et bien sûr, elle mettra en scène la domination de l’argent et la domestication quotidienne des femmes dans leur foyer, car c’est acquis que les femmes doivent se charger des tâches domestiques ou encore, elle nous montrera l’impunité des créateurs ou l’annihilation de celles qui ne comptent pas, comme les femmes de ménage.

Même si elle nous raconte une histoire, si elle nous raconte plusieurs histoires à travers des fragments de vie, à travers des corps en situation, qui forment un tout très cohérent, Gaëlle Lebert s’appuie avant tout sur des faits et sur des chiffres pour constater la violence de la domination masculine : « 155 000 enfants en France victimes de viol ou de tentative de viol. 2 enfants par classe. 3 millions de personnes incestées en France ».

La situation des corps sur scène est la suivante : cinq comédiens, la plupart du temps assis, se retrouvent pour la lecture d’une pièce autour d’une table, sur le thème de la domination masculine. C’est déjà la pièce dans la pièce, puisqu’en tant que spectatrice ou auditrice, ce jour-là, j’assistais à une des toutes premières lectures de la pièce à la SACD, d’un texte sur la domination masculine.

Tout au long du texte et ce, dès le début, Gaëlle Lebert s’amuse à superposer les strates temporelles et les strates de situations : un coup on est à la lecture de la pièce que des comédiens jouant des comédiens lisant une pièce jouent sur scène, un coup, on est dans le texte, dans les situations racontées, les scènes montrées, un coup on est hors-champs, avec la vision de la metteuse en scène comme des arrêts sur images ou des intercessions ou encore des conclusions, des constats de situations. Tout est poupées russes donc, emboîtements, un comédien qui joue un comédien est soudain déstabilisé : « Mais non. Je n’ai pas violé. Pas moi. Tu rigoles ou quoi ? Une fois seulement c’est vrai, j’ai insisté. Une toute petite fois. Un tout petit peu. Je ne dirai pas que j’ai violé, pas vraiment. Tu déconnes ou quoi. Je dirai que j’ai été… convaincant » Les rôles, les assentiments, les habitudes, tout est remis en question ici. Les comédiens qui ne veulent pas endosser les rôles de salauds trop salauds. La limite du jeu et de l’empathie nous est également montrée.

C’est d’abord la scène de la rencontre du jugement des hommes sur les femmes ou plutôt sur les jeunes femmes, sur celles qui sont encore innocentes, qui ne savent rien du pouvoir et de ce que leur corps renvoie aux hommes. Ce serait comme une scène primitive des relations entre les hommes et les femmes « 1 verre = une discussion. Deux verres c’est le bisou avec la langue. Trois verres, c’est un rencard pour la semaine suivante. Quatre verres, c’est le parking. Si tu choisis le parking t’as encore le choix entre la pipe et la pénétration, mais je te déconseille vivement la pénétration le premier soir : tu fais une croix sur ta réputation et sur une relation stable. Si tu choisis la sodomie, tu finis sur le trottoir le mois suivant ». Avec encore des superpositions temporelles dans les dialogues : « Albertine : On ne dit plus « Mademoiselle » depuis la circulaire de Matignon de 2012. Etienne : On est en 1993 ». Et à travers toutes ces superpositions du temps, Gaëlle Lebert nous montre comme les temps ont changé, comme c’est possible de faire changer les choses, les regards et les comportements, comme la loi oblige les peuples a changé leur mentalité, car malheureusement, on en n’est pas encore a changé les comportements, a éradiqué le viol.

Elle casse les clichés sur le viol, avec une scène qui nous amènerait à penser qu’un viol va avoir lieu, et non, ce n’est pas ce qui arrive.

Elle fait se mélanger les places, les rôles, les réalités en jouant avec le texte et avec ses comédiens.

On pourrait se dire que tout ça confine à la caricature, que c’est trop facile d’accumuler les scènes de violence pour accuser les hommes, mais Gaëlle Lebert a prévu cet écueil et elle invente le rôle de Teddy, celui qui constate que les femmes peuvent aussi se laisser dominer, qu’elles peuvent jouer le jeu de la domination masculine, qu’elles peuvent prendre le parti des hommes. C’est ce que, par exemple, nous montre Alice Ferney dans La Conversation amoureuse ou encore la psychanalyste Jacqueline Schaeffer dans Le Refus du féminin. Mais que les choses soient claires, Gaëlle Lebert est à l’opposé de ce parti pris, elle sait bien ce que peuvent les corps, elle sait bien que les hommes sont physiquement plus forts que les femmes et qu’en cas de confrontation physique, elles n’auront jamais le dernier mot. Teddy a le rôle de celui qui se dégage des partis pris binaires et qui est dans d’autres problématiques et c’est celui qui amènera la morale de l’histoire.

Les « affaires » d’abus et de viols sont évoquées, à commencer par l’affaire Gabriel Mazneff, protégé de presque tout temps par le germanopratin et le monde politique. La littérature est immorale alors on pourrait tout faire et tout se permettre. On peut se demander ce que cet individu sait pour avoir autant été mis hors d’atteinte, alors que c’est évident qu’enculer des gamines à peine pubères quand on a 65 ans, c’est intolérable.

La manière dont elle fait parfois l’impasse sur des dialogues qui auraient pu être écrits, mais qu’elle choisit de résumer, ce qui apporte encore un autre regard et une manière différente de raconter et d’envisager le temps : « Etienne : Il s’en est suivi une engueulade assez musclée. Au cours de cette engueulade, il a été évoqué, pêle-mêle : – La supériorité de Virginie Despentes sur tout autre auteur contemporain. – La nécessité pour la pérennité d’un Contrat Social de faire respecter La Loi. – Des chiffres trouvés sur Wikipédia… Teddy et Adèle ont soutenu qu’il s’agissait certainement d’une lutte des classes plus qu’une lutte des sexes dans cette affaire. Les autres ont hurlé que ça n’avait aucun rapport. – Puis sans aucune raison apparente, Verlaine a eu des mots blessants envers moi, je lui ai dit d’aller se faire foutre et de ne plus m’adresser la parole. – Suite à quoi Adèle a égrené une liste de noms de femmes artistes en hurlant que ces femmes étaient aussi puissantes que leurs collègues mâles.»

Quand arrive la scène à propos d’un vieux pervers envers les enfants, on n’est plus à se dire qu’il s’agit de féminisme, plus du tout. On est pris aux tripes. On est pris dans sa chair et on n’a pas du tout envie de rire de la situation.

Parce qu’il faut dire qu’on rit beaucoup de bout en bout malgré la gravité du thème. On rit beaucoup parce que Gaëlle Lebert manie avec virtuosité la langue française, ses nuances et qu’elle aime ses personnages quoi qu’ils soient, quoi qu’ils aient fait. De la même manière qu’elle aime ses comédiens qu’elle sert avec justesse, dans des répliques précises qui claquent et qui se moquent et que ses comédiens le lui rendent bien. Et de la même manière que son intention est d’être légère sur un thème grave et elle y parvient complètement. L’écriture de la pièce est très structurée, avec un titre à chaque scène, qui accompagne le spectateur et le cadre, avec mon titre préféré, le 5eme : « Mon Dieu, protégez-nous du meurtre, protégez-nous de la vengeance, et ne nous soumettez pas à la légitime tentation de l’émasculation »

La morale de Gaëlle Lebert arrive par la voix de Pierre Grammont alias Teddy : « J’ai fait ce que j’ai pu. Je l’ai accompagnée au bout du couloir, en lui murmurant tout bas que le geste auquel elle pensait serait irréversible, qu’il y avait des lois pour punir ça, que le pardon était plus fort que la vengeance… Si les artistes ne défendent plus l’humanité des monstres, alors qui le fera ? ». Je ne suis pas persuadée que le pardon soit plus fort que la vengeance et peut-être que la prochaine pièce de Gaëlle Lebert pourrait porter sur ce thème qui me semble tout trouvé et qui pourra ébranler sa morale. Cependant, à ce moment-là de l’écoute du texte, quelque chose en moi a également été ébranlé, je me suis reconnue dans le monstre, peut-être parce que j’ai souvent été forcée et que victime et bourreau deviennent tour à tour des monstres.

La dernière scène fait basculer la pièce dans le burlesque et le théâtre sacré et c’est l’humour, la folie et la cruauté qui semblent l’emporter alors, comme pour contrebalancer la morale émise par la bouche de Teddy et nous montrer une dernière fois, qu’on n’en a pas fini avec les archaïsmes.

J’espère que cet article servira la compagnie Vagu’Only/Gaëlle Lebert et que Donnez-moi un coupable au hasard aura de beaux jours devant lui. Je l’espère d’autant plus, que par ces quelques mots en faveur de ce spectacle, ce sont mes derniers mots en tant que commentatrice de spectacles vivants pour le blog Pianpanier. Et j’espère ne pas avoir été trop laborieuse, car ce qui m’a dominée à l’écoute de Donnez-moi un coupable au hasard, ce matin-là, à la SACD, c’est une émotion vive et partagée.

Isabelle Buisson,
Atelier d’écriture À la ligne

 

DONNEZ-MOI UN COUPABLE AU HASARD
De Gaëlle Lebert
Compagnie Vagu’Only
Écriture et mise en scène Gaëlle Lebert
Assistanat et collaboration artistique Rama Grinberg
Avec Gwendal Anglade, Claire Chastel, Pierre Grammont, Rama Grinberg, Gaëlle Lebert, Bruno Paviot ou David Talbot (en alternance)
Images et photos Yuta Arima | Création vidéo Jean-Christophe Aubert | Musique Bruno Fleutelot | Son Jean-Louis Bardeau | Lumières Bruno Brinas

en savoir plus : ici

Là : folie douce

Il y a de la sauvagerie, de la fantaisie et de la délicatesse dans cette « Pièce en blanc et noir pour deux humains et un corbeau-pie ».

Tandis que le public s’installe, une note tenue emplit l’espace, vibrante. Un « la », suggère mon petit bonhomme de 5 ans. Ce serait un judicieux « jeu de mot » musical, bien en harmonie avec la synesthésie du spectacle, où images et sons se génèrent les uns les autres (mais je n’ai pas l’oreille juste, et ne saurai le confirmer).

Un triptyque de hauts panneaux blancs masquent les murs patinés des Bouffes du Nord, matrice immaculée qui verra la naissance d’un étrange hybride, fascinant, drôle et beau.
Un être à trois têtes – celle d’un homme d’abord (Blaï Mateu Trias, souple, busterkeatonien), puis d’une femme (Camille Decourtye, ancrée, expressive), enfin d’un animal (Gus, lui-même oiseau hybride, corbeau pie, ailes et bec de charbon, poitrail de neige) -, lui donnera vie et mouvement, abolissant les frontières entre cirque et danse, entre théâtre et chant, humour et métaphysique, graphie et rythme. Rien ne se confronte, tout se mêle et s’enrichit, pour créer un spectacle intense et poétique.

Dans une scénographie épurée, enrichie d’un magnifique travail de création sonore, on va de surprises en sourires, on retient son souffle devant quelque acrobatie haut perchée, on s’amuse de duos physiques ou verbaux à la folie douce, on a le cœur qui chavire d’émotion bousculé par la voix chaude et ample de Camille Decourtye ou le timbre baroque de Blaï Mateu Trias, interprète d’un fragile et infiniment troublant air de Purcell.

Les deux artistes, accompagnés de leur corbeau-pie, avec une complicité palpable, usent de leur corps élastiques pour créer situations, gestes, interrogations, sens et sons.
Ça pulse et ça rêve, c’est charnel et spirituel.
Cultivant l’art de la joie, ils inventent d’étranges résolutions à de curieux problèmes, retournent à l’origine du monde et font jaillir la lumière de déchirures… Petit à petit, ils zèbrent la page autrefois vierge du décor d’empreintes et de traces, de paysages et calligraphies énigmatiques, tandis que leurs peaux et leurs costumes se maculent du blanc des murs : le désordre comme signe(s) de vie(s) !

Leur monde, ce monde-« Là » , a la sauvagerie fraternelle, le déséquilibre constructif, la gravité légère et la drôlerie salvatrice. Cela réjouit l’œil et l’âme.
Là a de la grâce et de la générosité, et une des belles vertus du spectacle vivant : nous faire sentir moins seul. Ce soir-là, le public, pétillant de plaisir, d’une longue ovation debout, les en a remercié avec chaleur.

Marie-Hélène Guérin

 


Un spectacle de la compagnie Baro d’Evel
Au Théâtre des Bouffes du Nord
Auteurs et artistes interprètes Camille Decourtye, Blaï Mateu Trias et le corbeau pie Gus
1er volet du dyptique Là, sur la falaise