VANIA ou la théorie des planètes alignées

D’abord, il y a un texte.

Et un grand texte. Celui d’Anton Tchekhov, qui a écrit ce chef d’œuvre à l’âge de 36 ans. On connaît l’argument, simplissime, de la pièce : un professeur à la retraite vient séjourner avec sa nouvelle femme chez Vania, le frère de sa première épouse disparue. Sa présence, ainsi que celle d’un médecin, viendra bouleverser l’équilibre fragile des âmes de cette petite société russe de campagne.

Un texte qu’on a souvent vu joué dans des versions ultra classiques, où les patronymes slaves des personnages étaient assénés avec une vigueur qui frôlait parfois le ridicule. Un texte qu’on a vu également représenté dans de prétentieuses tentatives de transpositions modernes. Point d’afféteries de ce type ici.

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© Simon Gosselin coll. Comédie-Française

Ensuite, il y a une mise en scène et une relecture épatantes.

Car on vient voir ici « Vania, d’aprés Oncle Vania ». Et c’est toute l’intelligence et le savoir-faire de la jeune mais déjà très remarquée Julie Deliquet. Le travail au plateau de cette talentueuse metteuse en scène offre aux comédiens la liberté d’ajouter quelques plages improvisées au texte du grand auteur russe. Ce n’est jamais gratuit, c’est toujours à son service. Et le résultat est absolument formidable. Rarement le texte de Tchekhov avait été aussi audible, clair, atteignant directement nos âmes de spectateurs. Rarement nous avions eu ce sentiment d’une totale vérité dans le jeu. Rarement nous avions eu l’impression d’assister au jaillissement en direct d’une création de très grande valeur, de subir un entrechoc d’émotions au sein d’un dispositif bi-frontal qui est ici totalement légitime. Devant nous, il y a la vie, tout simplement.

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Il y a, enfin, une troupe exceptionnelle.

On l’a dit, on le redit, on le crie à nouveau haut et fort : la troupe actuelle du Français est absolument exceptionnelle.
Sept comédiens défendent ici leurs personnages avec force et passion, que ce soit pour quelques répliques (Noam Morgensztern, Dominique Blanc) ou des moments de bravoure qu’on imagine extrêmement jouissifs à incarner (Florence Viala, Hervé Pierre).
Stéphane Varupenne confirme de pièce en pièce qu’il est comme le très grand vin : il vieillit bien mais il est à consommer, lui, sans modération.
Laurent Stocker est un prodigieux Vania. Il réalise le tour de force de faire de cet attachant désespéré un terrien et un aérien à la fois. Sa fantaisie naturelle se mêle habilement à sa sombre dépression. Il passe de l’ivresse à l’émotion en un centième de seconde. Le désespoir qu’il incarne, celui de l’implacable certitude d’avoir raté sa vie, est absolument déchirant. Il est à couper le souffle.
Enfin, Anna Cervinka compose une Sonia inoubliable, fragile, touchante, entre rires et larmes. Son célèbre  monologue de fin (« …nous nous reposerons »), au milieu du silence incroyable d’une salle, et de ses trois partenaires restés sur scène, littéralement suspendus à tant de talent, est un de ces grands moments de théâtre qu’on n’oubliera pas de sitôt.
Il y a ainsi des moments dans la vie d’un spectateur de théâtre où les planètes sont parfaitement alignées. C’est ce délicieux prodige qu’est arrivé à réaliser Julie Deliquet, au Vieux-Colombier, pendant quelques jours de cet automne 2016.

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VANIA (D’APRÉS ONCLE VANIA)
Reprise au Théâtre du Vieux Colombier du 4 octobre au 12 novembre 2017 (mardi 19h, mercredi au samedi 20h30, dimanche 15h)
Mise en scène et scénographie : Julie Deliquet
Avec : Florence Viala, Laurent Stocker, Hervé Pierre, Stéphane Varupenne, Noam Morgensztern, Anna Cervinka et Dominique Blanc.

 

Cellule grise

Jean Genet écrit cette pièce en prison en 1942. Il ne cessera de la remanier jusqu’à sa mort…
Les trois protagonistes ont l’âge qu’il avait lorsqu’il l’a composée, une vingtaine d’années. Peut-être ne la trouvait-il pas assez aboutie ? Cédric Gourmelon a relevé le défi et l’a montée cette saison avec quatre comédiens du Français au Studio-Théâtre.
Dans une cellule, trois jeunes prisonniers se disputent au sujet de l’épouse de l’un deux : Yeux verts (Sébastien Pouderoux) qui a tué une femme et va être exécuté. Les deux autres sont emprisonnés pour des délits mineurs. Seul Yeux Verts a tué, ce qui lui confère une aura : il est d’autant plus intéressant qu’il va mourir. Les deux autres le respectent et lui demandent de raconter encore et encore comment il a commis son crime. Yeux verts condamné à mort est un héros.

Il est fort, costaud et le jeune Maurice (Christophe Montenez) l’admire ; Lefranc (Jérémy Lopez) également. Mais ce dernier est aussi amoureux de sa femme, à qui il écrit des lettres (Yeux Verts est analphabète ). Yeux Verts a d’ailleurs une confiance toute relative en Lefranc. En prison, il est une vedette, au même titre que Boule de Neige dont on parle beaucoup mais qu’on ne voit jamais. Lefranc envie tant Yeux Verts que pour le rejoindre et partager son sort – la mort – il étrangle Maurice. Les acteurs interprètent avec brio ces personnages de désespérés, « suicidaires ». Yeux Verts se fait une gloire  d’avoir tué. Dans cet enfer carcéral, Lefranc veut, à l’instar de Yeux Verts se sauver en s’anéantissant. Son crime est gratuit. Le crime et la trahison sont exaltés. Il n’y a aucune morale. Seulement du désespoir. L’écriture de Genet est sans concession.

Les acteurs sont tous les quatre parfaits dans les rôles respectifs de ces voyous provocateurs. Ni regret ni remords pour Yeux Verts, exaltation pour Lefranc, admiration mêlée d’angoisse pour Maurice. Seul le gardien (Pierre-Louis Calixte) manifeste de l’empathie. Les acteurs suggèrent très bien à la fois la quête d’identité, la recherche voire la sublimation de la mort et l’intérêt plus ou moins grand pour la femme d’Yeux Verts. Maurice se sacrifie en quelque sorte et semble accepter que Lefranc le tue pour devenir l’égal d’Yeux Verts. La mise en scène est en phase avec ce texte dénué de véritable tristesse et de regret, rempli de haine et de révolte froide. L’absence totale de décor renforce cette impression. Cette pièce de Jean Genet n’a pas été jouée souvent ; c’est pourquoi il faut remercier Cédric Gourmelon d’avoir tenté et réussi cette expérience avec ces quatre immenses comédiens.

Marie-Christine Fasquelle

HAUTE SURVEILLANCE
À l’affiche du Studio-Théâtre de la Comédie-Française du 16 septembre au 29 octobre 2017 (mercredi au dimanche 18h30)
Texte : Jean Genêt
Mise en scène : Cédric Gourmelon
Avec : Pierre-Louis Calixte, Jérémy Lopez, Christophe Montenez, Sébastien Pouderoux,

 

Carmen : la fabuleuse héroïne de Lucie Digout

Du linge qui pend du ciel, une table nappée de plastique fleuri. Carmen a huit ans. Elle nous raconte l’un de ses souvenirs d’enfance. Celui du jour où elle a cessé de tutoyer sa mère. Ce jour où elle a compris que le père qu’elle attendait depuis sa naissance jamais jamais n’apparaîtrait.

Un goûter d’anniversaire avec ses deux amis d’enfance, Matis et Antoine. Carmen a neuf ans. Sa mère qui déboule avec le gâteau ne semble pas réellement dans son assiette. Carmen a besoin d’une mère mais la mère de Carmen est demeurée une toute petite fille.

Quelques années plus tard : jour du mariage de Carmen et Matis. Scandale à l’église. Carmen renonce, se révolte. Elle s’enfuit, disparait. Abandonnant brutalement toute son enfance.

Coup de foudre. Carmen a vingt ans. Elle part s’installer à Mexico avec son amant Diego. Devenue sa muse, elle partage sa vie et son atelier. Elle s’essaye à la peinture, y prend goût, se découvre du talent.

Carmen, Lucie Digout, Théâtre de belleville, Pianopanier@Avril Dunoyer 

“Carmen elle a un bal musette dans la tête, qu’est-ce qu’on y peut ?“

Mais tout à coup, la mère de Carmen débarque – une seule fois en cinq ans. Le passé ressurgit, son couple ne résistera pas à cette explosion de souvenirs- “Tu t’en vas? non je te quitte”.

New-York. Vernissage public. Journaliste et tutti quanti. La salle comble vient assister à l’exposition des oeuvres de Carmen, devenue artiste de renommée internationale. Carmen a trente ans et va se trouver une nouvelle fois confrontée aux fantômes de son passé.

Au gré des flashbacks et des airs de Bizet, c’est toute une (courte) vie qui défile sous nos yeux. Une vie de femme libre, révoltée, entière, passionnée. Carmen est une véritable héroïne de roman.

Carmen, Lucie Digout, Théâtre de belleville, Pianopanier

“Quand je serai grande, j’épouserai une nouvelle mythologie”.

L’écriture de Lucie Digout est précise, juste, soignée. Une écriture qui va droit au but et nous arrive en plein coeur. Carmen nous touche parce qu’elle nous est familière. Elle nous émeut parce qu’elle est reliée à sa mère et à sa grand-mère. Les scènes s’entremêlent, les générations s’entrechoquent, construisant peu à peu un personnage dont les blessures sont autant de mises en relief. On s’attache à Carmen tant sa vitalité est contagieuse. Éprise de liberté, elle nous embarque où bon lui semble.

Pour camper une telle figure de roman, il fallait toute la fougue, la flamme, l’exaltation, l’effervescence de la jeune Jade Fortineau. Incandescente, elle illumine le plateau et traverse avec brio les années qui séparent la petite fille de la célèbre artiste.
Cinq autres comédiens, dont l’auteure metteure en scène Lucie Digout se répartissent la galerie de personnages qui croisera le chemin de Carmen. Tous sont formidables, sans doute portés par leur propre histoire commune – ils se connaissent bien, très bien, ayant étudié ensemble au Conservatoire. L’alchimie fonctionne à merveille. À eux six, ils nous racontent une de ces histoires qui nous font voyager loin, très loin. Une de ces fables qui nous donnent envie de continuer à suivre longtemps, très longtemps Lucie Digout et sa bande…

CARMEN
À l’affiche du Théâtre de Belleville du 11 au 22 octobre 2017 (mercredi au samedi 19h15, dimanche 15h)
Texte et mise en scène : Lucie Digout
Avec : Lucie Digout, Jade Fortineau, Julie Julien, Maxime Le Gac-Olanié, Charles Van de Vyver et (en alternance) Emmanuel Besnault et Solal Forte

La main de Leïla : théâtre merveilleux

Comment? Vous ne connaissez pas encore le “Haram cinéma”? Vous ne connaissez pas le cinéma le plus illégal de toute l’Algérie? L’Algérie des baisers censurés par la morale, des amours bannies par la religion, des indignations punies par l’ordre politique? Dans ce cas, venez écouter l’histoire de Samir et Leila. Le récit de leur liaison interdite, dans cette Algérie de la pénurie organisée pour tarir la révolte de la jeunesse.

Aïda Asghardzadeh d’origine iranienne et Kamel Isker d’origine kabyle ont écrit cette pièce avec poésie et passion. Aux côtés du très charismatique et malicieux Azize Kabouche, ils en sont aussi les héros sur scène, transcendés par l’intensité d’une histoire qu’ils vivent dans leur chair, qu’ils nous content avec fougue, humour, gravité… Laissez vous transporter par leurs regards embués de la sueur et des larmes de leurs propres émotions.

La main de Leïla, Aïda Asgharzadeh, Kamel Isker, Régis Vallée, Théâtre des Béliers, Festival Avignon, Pianopanier

Les deux co-auteurs et acteurs ont eu l’étincelle géniale de faire appel à Regis Vallée pour une mise en scène lumineuse et créative. Quelle gentillesse, quelle émotion, quelle sensibilité et quel talent ! Tous les quatre ont travaillé, créé, sans rien laisser au hasard, sauf l’essentiel : la magie d’une rencontre avec le public.

La mise en scène est captivante, chaleureuse, poétique. Elle magnifie une pure tragédie, façon “Roméo et Juliette moderne, bien de chez nous”. Les accessoires scéniques se métamorphosent et dévoilent les secrets de l’histoire qui s’égrène, ils nous surprennent, tels des poupées russes aux multiples visages. Les caisses de bouteilles en plastique forment un décor d’épicerie, un banc, une table à repasser puis se muent en un instant en barricades de la révolte. Le frère de Leïla porte une veste de survêtement rouge et lorsque l’on comprend que les balles l’ont frappé, son père n’a plus qu’à enfiler la veste rouge sur les bras et à se retourner pour pleurer son fils qui s’éteint contre lui… magnifique moment de théâtre.

La main de Leïla, Aïda Asgharzadeh, Kamel Isker, Régis Vallée, Théâtre des Béliers, Festival Avignon, Pianopanier@Lisa Lesourd 

“On est peut-être en train de changer l’Algérie pour de vrai ; c’est maintenant que tu peux te faire entendre”.

L’eau est rationnée et rythme un quotidien de privations dans lequel l’amour et l’envie d’ailleurs sont les seules sources d’espoir. Quand cette eau rejaillit enfin, elle devient la métaphore d’un ultime souffle de vie dans lequel nous plongeons, sans bouteilles, avec nos trois sublimes acteurs. Sous l’eau, sans eau, c’est avec l’audace de leurs baisers que nous respirons, jusqu’à l’épilogue.

Dans cet “espace vide” et de rêves qu’est le théâtre, Peter Brook avait déjà identifié et défini des théâtres bien différents. Le théâtre qui nous émeut, celui qui nous rassure, nous révolte, nous ennuie… le “théâtre bourgeois”, le “théâtre rasoir”. Il faudrait y ajouter celui du théâtre merveilleux, celui de “La main de Leïla”.

[youtube https://www.youtube.com/watch?v=keoBJYmVPDE]

LA MAIN DE LEILA
À l’affiche du Théâtre des Béliers Parisiens du 23 septembre au 31 décembre 2017 (mercredi au samedi 19h, dimanche 15h)
Un spectacle de : Aïda Asghardzadeh et Kamel Isker
Mise en scène : Régis Vallée
Avec : Aïda Asghardzadeh, Kamel Isker, Azize Kabouche

F(L)AMMES, la jeunesse incandescente

Une immense image mouvante d’écume de mer se fait mur de fond murmurant et remuant, tandis qu’en voix off des femmes partagent la confidence de « l’endroit où elles se sentent le mieux ». Voix gaies, rieuses ou plus graves, elles nous emmènent dans leur voiture – « ma bulle » – , à la médiathèque, dans des bras rassurants, dans le paysage lointain et magnifique d’un souvenir de voyage…
« Ce spectacle n’est pas un documentaire, ni une pièce cherchant à représenter la vie réelle, c’est un poème-lettre d’amour fait de chair et de mots où la singularité de chacune s’ouvre sur l’universelle condition humaine » : Ahmed Madani continue avec F(l)ammes son exploration de la jeunesse d’aujourd’hui, celle née de parents immigrés, la première génération de la lignée à être née française. En 2012, il nous embarquait avec Illumination(s) dans la saga familiale de neuf jeunes hommes d’un quartier populaire, mêlant passé et présent sur trois générations en un vivifiant récit choral. Ici, il a constitué un groupe de dix jeunes femmes pour explorer leurs identités multiples, leur intimité, écouter leurs doutes, donner la parole à leurs peurs et leurs envies.
Neuf chaises sont alignées en fond de scène, un micro attend à l’avant-scène son oratrice… Tour à tour elles viendront, porteuses de lourds ou légers secrets.
Ludivine Bah, longiligne, le visage aux pommettes hautes, l’articulation nette, convoque Claude Levi-Strauss pour ramener aux mémoires les qualificatifs de « barbares », de « sauvages » que les civilisations ont depuis bien longtemps accolés aux civilisations qui leur étaient étrangères, et pour en réveiller le sens originel. Le barbare, le sauvage, c’est l’homme de la nature, littéralement de la forêt – « le béton, le goudron ne peuvent rien contre la forêt qui est en nous »…
L’écume de mer sera bientôt remplacée par un sous-bois, où une jeune femme voilée s’avance, où une autre invente une danse, une forêt sans menace, claire et ouverte.

F(L)AMMES, théâtre des Halles, Ahmed Madani, Pianopanier

Les jeunes femmes se font les interprètes de leur génération ; elles ont à peine 20 ans ou presque 30, leurs parents viennent de Guadeloupe, Haïti, Algérie, Côte d’Ivoire ; elles vivent à Montreuil, Boulogne-Billancourt, Garges-lès-Gonesse… Elles revendiquent leurs différences ou leur normalité… L’une ou l’autre témoignent de la sensation d’être « transfuge », Anyssa par exemple se dit « caméléon », d’une éducation à l’autre, d’une langue à l’autre ; Laurène, elle, assume d’avoir « choisi d’être différente de (sa) différence » – Laurène Dulymbois, de parents guadeloupéens, sweet lolita en froufrous noirs, se reliant au sous-groupe de kawaï melani, fille kaléidoscope aux cheveux roses et bleus… Elles ont le crâne rasé, les cheveux couverts d’un voile, la tête crépue, bouclée, frisée, la chevelure longue, lisse, courte, emperruquée – et c’est loin d’être anodin, tignasse revendicative ou domptée, cheveu-symbole : autant de filles, autant d’histoires, de personnalités, de parcours, de constructions. Avec générosité, sincérité, sensibilité, elles offrent, guidées par l’écriture et la mise en scène sobre et directe d’Ahmed Madani, des bribes de leurs vies, de leurs interrogations et de leurs espoirs. On parle peu de racisme, d’exclusion, sans taire les difficultés que cela peut apporter dans la société, dans le monde du travail, de s’appeler Yasmina plutôt que Prune, mais plutôt de leurs parcours, de leur construction, de l’élaboration de leur identité – être la jeunesse dans un pays et une culture qui ne sont pas ceux de leurs parents.

F(L)AMMES, théâtre des Halles, Ahmed Madani, Pianopanier

Transmission, héritage, rupture, affrontements, identités… Ça passe par les mots, le récit ; par les images vidéo parfois qui apportent un autre angle, ou une échappée ; mais aussi, avec une grande intelligence, par de beaux moments collectifs. En contrepoint aux témoignages individuels, énoncés en grande partie au micro à l’avant-scène, la danse va les réunir. Une belle chorégraphie fait renaître les gestes d’une grand-mère aimée préparant la marjouba, « la dernière façon de préparer la pâte, la dernière façon de couper les poivrons », une chorégraphie empreinte de la mélancolie des souvenir de ces moments de tendresse familiale où l’on cuisinait ensemble, autant que de la joie de les ranimer. Mais aussi un échauffement de karaté musclé, une fête libératoire sur des rythmes électroniques – autant d’exultations partagées !
Ces jeunes femmes sont reliées par leur âge, par des interrogations ou des difficultés communes, certaines reconnaissent dans les autres leurs rêves ou leurs préoccupations ; mais aussi ce sont dix personnalités irréductibles, elles ont de la fougue et de la force, chacune à leur façon. Elles sont ensemble, chacune, des pièces sensibles, disparates et cohérentes de ce portrait d’une génération d’aujourd’hui. Beau cadeau que cette parole tonique, vivante qu’Ahmed Madani et ces dix actrices nous offrent !

F(L)AMMES
De nouveau l’affiche de la Maison des Métallos du 17 octobre au 29 novembre 2017, puis au théâtre de la Tempête du 16 novembre au 17 décembre 2017
Texte et mise en scène : Ahmed Madani
Avec : Anissa Aou, Ludivine Bah, Chirine Boussaha, Laurène Dulymbois, Dana Fiaque, Yasmina Ghemzi, Maurine Ilahiri, Anissa Kaki, Haby N’Diaye et Inès Zahoré

Il suffira d’un signe

Rarement le terme “d’expérience” aura été aussi juste pour qualifier un spectacle.
Car il s’agit bien d’une expérience à laquelle l’Odéon-Théâtre de l’Europe nous convie, en ouverture de sa saison 2017-2018 aux Ateliers Berthier.
Timofeï Kouliabine, étoile montante de la mise en scène russe, directeur de la troupe du Théâtre de la “Torche rouge” de Novossibirsk, s’est lancé dans un projet aussi incroyable qu’innovant : monter « Les Trois Sœurs » en langue des signes.

Il a embarqué dans ce projet fou toute sa troupe de comédiens qui ont, pendant deux ans, appris à communiquer en langue des signes et à restituer la force du texte d’Anton Tchekhov. Le résultat est saisissant.
Devant nous va se jouer une pièce que l’on a sans doute déjà vue plusieurs fois auparavant, mais qui, aujourd’hui, dévoile, par la grâce du parti pris de Kouliabine, des nuances subtiles qui nous avaient peut-être échappé.

три сестры (Les trois soeurs) , Timofeï Kouliabine, Odéon-Théâtre de l'Europe, Ilia Mouzyko, Anton Voïnalovitch, Klavdia Katchoussova, Valeria Kroutchinina, Irina Krivonos, Daria Iemelianova, Linda Akhmetzianova, Denis Frank, Alexeï Mejov, Pavel Poliakov, Konstantin Télégine, Andreï Tchernykh, Sergeï Bogomolov, Sergeï Novikov, Ielena Drinevskaïa, Critique pianopanire@Victor Dmitriev 

On connait l’argument, simple, des « Trois Sœurs ».
Ces trois soeurs Prozorov, ce sont Olga, Macha et Irina. Elles partagent un appartement en pleine campagne, avec leur frère Andréï et son épouse Natalia. Elles rêvent toutes de repartir à Moscou. Olga, l’aînée, est célibataire et s’épuise en dispensant des cours au lycée voisin. Macha, la benjamine, est mariée à Kouguiline et voit l’arrivée du lieutenant-colonel Verchinine bouleverser sa vie. Irina, la cadette, n’a qu’une envie : rentrer à Moscou. Elle doit composer avec les nombreux prétendants qui la courtisent, dont le sarcastique capitaine Soliony.

On suit l’évolution de ce petit monde, dans la promiscuité du grand appartement que cette communauté partage, au gré des allers et venues des personnages, des peines et des émotions de chacun, des espoirs nourris et des exaltations de tous.
La petite musique tchekhovienne s’entend, paradoxalement, à merveille dans cette version en langue des signes. C’est là toute la magie de ce spectacle, qui nous permet “d’entendre” ce chef d’œuvre comme jamais auparavant.

три сестры (Les trois soeurs) , Timofeï Kouliabine, Odéon-Théâtre de l'Europe, Ilia Mouzyko, Anton Voïnalovitch, Klavdia Katchoussova, Valeria Kroutchinina, Irina Krivonos, Daria Iemelianova, Linda Akhmetzianova, Denis Frank, Alexeï Mejov, Pavel Poliakov, Konstantin Télégine, Andreï Tchernykh, Sergeï Bogomolov, Sergeï Novikov, Ielena Drinevskaïa, Critique pianopanire

« Cela fait longtemps (…) que je caresse l’idée de monter un spectacle qui soit dépourvu de son, ou plutôt qui prive le public de la perception des mots » – Timofeï Kouliabine

Il faut, au début du premier acte, apprendre à entrer dans ce spectacle.
Le spectateur peut être déstabilisé, à devoir jongler entre les sous-titres et à identifier “celui qui parle”, car les repères habituels de la parole ont d’un coup disparu.
Mais si l’on réussit à concentrer son attention sur ce qui se joue devant nous, et à s’abandonner dans l’originalité de cette proposition, on percevra alors les variations nouvelles de cette œuvre magistrale, révélées par l’audace du parti pris de Kouliabine.
Soudain, le texte devient d’une limpidité frappante, l’émotion nous submerge.
Car si la parole est absente, les sons, eux sont omniprésents. C’est une assiette qu’on frappe sur la table. C’est une porte qu’on claque. C’est un lit qu’on soulève. Tout est ainsi au service d’un texte dont on (re)découvre la pureté.

три сестры (Les trois soeurs) , Timofeï Kouliabine, Odéon-Théâtre de l'Europe, Ilia Mouzyko, Anton Voïnalovitch, Klavdia Katchoussova, Valeria Kroutchinina, Irina Krivonos, Daria Iemelianova, Linda Akhmetzianova, Denis Frank, Alexeï Mejov, Pavel Poliakov, Konstantin Télégine, Andreï Tchernykh, Sergeï Bogomolov, Sergeï Novikov, Ielena Drinevskaïa, Critique pianopanire

La scène de la déclaration d’amour de Soliony à Irina devient déchirante. La progression de l’histoire d’amour entre Macha et Verchinine, au milieu du “tumulte silencieux” de l’appartement collectif, saute aux yeux. Les scènes collectives, qui sont souvent des morceaux de bravoure de mise en scène dans les pièces de Tchekhov, sont absolument épatantes. On pense à la scène de danse, où chacun suit sa propre partition et son propre rythme, forcément désynchronisé de la musique. On pense à la scène du repas, où le cadeau offert à Irina – une toupie musicale – donne lieu à une image très forte dont on se souviendra, parmi celles qui sont le sel des très grands spectacles.

Il faut aussi parler de la belle scénographie de Kouliabine, qui a choisi astucieusement de représenter toutes les pièces de l’appartement des Prozorov sur le plateau, en « tombant les murs », comme autant de barrières supprimées entre les êtres, mais en les délimitant par des lignes au sols. Il y a du rythme, de la beauté et beaucoup d’énergie dans ce spectacle porté par 14 comédiens absolument formidables.

On regrettera peut-être le parti pris très radical du 3ème acte, qui se joue en grande partie dans la pénombre, à la lueur des lampes de poche, au gré des coupures de courant provoquées par l’incendie qui ravage la ville voisine. Il est demandé au spectateur un effort supplémentaire pour saisir les nuances d’un acte où tout va se jouer, et qui précipite les protagonistes de cette grande pièce dans le désespoir de la fin de leurs utopies et la rancœur du retour à un quotidien étriqué.

Mais au final, on sort de ces quelque 4 heures de spectacle avec le sentiment d’avoir assisté à un moment de théâtre unique, qu’il faut voir, ressentir et… entendre.

(три сестры) LES TROIS SOEURS
À l’affiche de l’Odéon-Théâtre de l’Europe du 5 au 15 octobre 2017 (19h30)
Une pièce d’Anton Tchekhov
Mise en scène : Timofeï Kouliabine
Avec : Ilia Mouzyko, Anton Voïnalovitch, Klavdia Katchoussova, Valeria Kroutchinina, Irina Krivonos, Daria Iemelianova, Linda Akhmetzianova, Denis Frank, Alexeï Mejov, Pavel Poliakov, Konstantin Télégine, Andreï Tchernykh, Sergeï Bogomolov, Sergeï Novikov, Ielena Drinevskaïa
En langue des signes russe, surtitré en français et anglais

Love love love

Silence. Noir. Soudain, un cercle de lumière. Au centre, un homme grand, svelte, immobile. Hillel Kogan, juif, professeur, chorégraphe, conférencier, bute sur la surface. Il peine à danser. L’espace le gêne, lui résiste, se rebiffe, se cabre. Et s’il se trouvait empêché par un autre territoire ? Celui de l’Autre ?

Tout à coup, sans crier gare, sans même qu’on l’ait vu arriver, l’Autre est là. Adi Boutrous l’Arabe fait face à Hillel Kogan le Juif et la danse peut démarrer. Première partie : le mur. Un mur métaphorique qui se construit dans les corps enchevêtrés de ces deux-là. Ça sent l’amour sur le plateau – un plateau aussi nu et désert que le décor évoqué par Hillel scénographe – “on prépare une pièce qui va durer trois jours dans le désert, Adi”.

We love Arabs, Hillel Kogan, Adi Boutrous, Pianopanier, Théâtre du Rond-Point@Gagi Dagon 

“Tu comprends l’identité, Adi?“

Adi n’est pas très bavard. Il est aussi mutique, perplexe, dubitatif que son alter ego est exubérant et prolixe. Ensemble, ils forment le ying et le yang, à l’image de leur posture “identiques mais à l’envers” dans laquelle Adi se retrouve à faire le poirier à côté d’Hillel. On rit beaucoup, d’abord parce la confrontation entre ces deux personnages aussi opposés est irrésistible. Il y a une forme d’autodérision dans ce spectacle : Adi se moque ouvertement d’Hillel et nous avec lui.

Quelques passages sont jubilatoires, à l’image de ces chorégraphies d’objets tellement cocasses : la danse du couteau et de la fourchette, la danse du houmous… Lorsque Hillel décide de dessiner une étoile de David sur son tee-shirt et un croissant islamique sur le front d’Adi – “comme ça, ils comprennent”, dit-il en évoquant le public – on pourrait se sentir mal à l’aise, si Adi ne jetait pas d’un ton mi-blasé mi-amusé : “mais je suis chrétien”. Tout le spectacle est construit sur cette ironie furieusement salvatrice.

We love Arabs, Hillel Kogan, Adi Boutrous, Pianopanier, Théâtre du Rond-Point

“Je n’ai jamais rêvé que la danse puisse changer le monde, mais j’ai rêvé que les êtres humains puissent eux-mêmes le changer”.

Découvert en 2016 au Festival Off d’Avignon, We love Arabs a déjà une belle carrière derrière lui et va poursuivre une tournée bien méritée. Il ne faudra pas louper Adi et Hillel, il faudra s’y ruer. Parce que ce spectacle, c’est cinquante-cinq minutes de bonheur. Cinquante-cinq minutes de paix. Cinquante-cinq minutes d’amour. Brut. Charnel. Comme une évidence. Une nécessité. Cinquante-cinq minutes de love, love, love.

WE LOVE ARABS
À l’affiche du Théâtre du Rond-Point  du 12 septembre au 8 octobre 2017 (18h30)
Texte et chorégraphie : Hillel Kogan
Avec : Adi Boutrous et Hillel Kogan

De Pékin à Lampedusa

Un génie a dû frotter intensément la corne de l’Afrique, en faire sortir Malyka R. Johany pour qu’elle enchante les sables de ses pays brûlants. Et puis le génie lui a demandé d’interpréter la vie de Saamiya Yusuf Omar au creux des pierres du théâtre Essaion, et lui offrir un écrin d’éternité.

Saamiya Yuzuf Omar est née en 1991, l’année où la guerre civile éclate en Somalie et lui arrache son père. L’enfant meurtrie découvre les horreurs de la guerre et la folie des hommes, ceux dont les dents blanches luisent de cette fierté glaçante, décérébrée et imbibée d’alcool, assassinant au nom d’un Dieu qui a dû renier la sienne et préfère regarder ailleurs.

Saamiya est une adolescente portée par la passion de courir, “courir comme une gazelle que les lions ne pourront jamais rattraper”. Elle réussira à intégrer l’équipe qui représentera la Somalie aux JO de Pékin et à courir les qualifications pour le 200M. Son chronomètre importe peu, sa performance est ailleurs, sa victoire est d’être là, son rêve doit s’écrire à Londres en 2012.

e Pékin à Lampedusa, Gilbert Ponté, Théâtre Essaïon, Pianopanier@La Birba compagnie

Mais comment se préparer, en Somalie, “terre en lambeaux, où l’air est irrespirable”, où il est impossible d’exister en tant qu’athlète.

“Je n’étais qu’une femme!”

Alors elle part. Elle devient malgré elle le symbole de ces migrants qui risquent tout, animés du feu de l’obsession d’aller en occident. Partir ou mourir, risquer de mourir en partant, mais s’y risquer quand même, parce que rester c’est la mort, la mort assurée. Fuir l’enfer de la Somalie des Chebabs pour rejoindre un autre enfer, celui de l’exil qui lui prendra tout, son humanité et sa vie.

Saamiya s’était entraînée à courir, à endurer toutes les épreuves, à résister au pire… Pas à survivre, écrasée au fond d’une cale de bateau. Le médecin italien qui tentera en vain de la réanimer à Lampedusa, décrira un visage de madone. L’écriture de sa vie deviendra alors une nécessité.

Malyka R. Johany, seule en scène, nous emmène dans un périple intime avec une très touchante et authentique interprétation. Elle doit être un peu la réincarnation de Saamiya, enveloppée dans les drapés colorés de la Somalie, son bandeau blanc de sportive sur le front pour “retenir ses belles boucles brunes.”

Le texte de Gilbert Ponté est poignant et profond, sa mise en scène, toute en couleurs et en volute, est parfumée de chants d’ailleurs. Intenses moments de théâtre et d’espace vide, remplis des émotions des voyages intérieurs.

“De Pékin à Lampedusa” est une histoire de passion hors norme, une tragédie moderne. C’est aussi un magnifique message d’humanité et de courage face au mépris de l’Europe et à son égoïsme amnésique. “On n’est jamais préparé à la souffrance”, et tant qu’on ne l’a pas vécue, on ne sait pas ce qu’elle est.

De Pékin à Lampedusa, Gilbert Ponté, Théâtre Essaïon, Pianopanier

DE PEKIN A LAMPEDUSA
À l’affiche de l’Espace Saint-Martial du 6 au 29 juillet 2018, 12h50 (relâche les 11, 18 et 25 juillet)
Texte et mise en scène : Gilbert Ponté
Avec : Malyka R. Johany

Littoral, de Wajdi Mouawad

Le texte intense de Wajdi Mouawad issu de sa quadrilogie (dont le fameux INCENDIES porté au cinéma par Denis Villeneuve) est servi par une mise en scène brillante qui révèle toutes les facettes drôles et graves de ce voyage initiatique. Un plongeon les yeux grand ouverts dans un monde où le réel se mêle aux rêves. Une invitation à devenir le complice rieur, inquiet et ému d’un jeune homme qui cherche un lieu pour enterrer son père et garder sa mémoire dans ces “pays de déserts et de soleils”, où il n’y a “ni pierre ni statue pour graver les noms des morts”.

LITTORAL est une très belle réussite pour une pure création jouée pour ses premières fois à Avignon cette année.

“La mort n’est pas une mince chose, la vie non plus”.

Très prometteur. Attention talents !

Littoral, une pièce de Wajdi Mouawad mise en scène Stéphanie Dussine, Compagnie Esbaudie, festival Off d'Avignon 2017

LITTORAL Compagnie Esbaudie
Auteur : Wajdi Mouawad
Mise en scène : Stéphanie Dussine
Avec : Maxime Berdougo, Geoffrey Couët, Fabrice Delorme, Anne-Laure Denoyel, Stéphanie Dussine, Olivier Hamel, Thibaud Lemoine, Sébastien Ventura

Espace Saint-Martial 16h45

Une tragédie trop mortelle

À travers quatre fenêtres, le spectateur ahuri assiste à une altercation entre deux gangs. Mais ce qui semble n’être qu’une rixe entre de jeunes délinquants est en fait l’un des plus célèbres affrontements du répertoire. Montaigu et Capulet s’opposent depuis si longtemps qu’ils ignorent la raison de leur haine. Apparaît alors un Roméo amoureux et désespéré, qui, se rendant à une fête chez les Capulet, oublie ses préoccupations passées pour s’abandonner à un amour plus fou… et plus dangereux. Car Roméo Montaigu aime Juliette Capulet, et leur passion ne pourra finir qu’en la plus connue des tragédies.

Ces quatre baies vitrées et un modeste lit en fer servent d’unique décor pour une mise en scène à la fois moderne, rock, drôle et intelligente. Juliette n’est plus la jeune fille si mûre qu’on nous a habitués à connaître, mais bien une fillette de 14 ans (touchante Magali Genoud) oppressée par des parents pressants… bref, une adolescente d’aujourd’hui. Roméo (charismatique Axel Drhey) n’est plus ce meneur ténébreux, mais bien un garçon jeune et frivole qui va rencontrer le véritable amour. C’est ici l’exploit que réalise Anthony Magnier : revenir à l’essence même, au sens premier de ce chef-d’œuvre, tout en le modernisant et en le parsemant d’humour et d’énergie. Le talentueux batteur Axel Hache ajoute encore du dynamisme au spectacle, mais aussi de la poésie…

De la même façon, les personnages hauts en couleur tels que la mère, le frère Laurent, la nourrice ou le déjanté Mercutio sont incarnés avec modernisme par d’excellents comédiens : Benjamin Egner, Vanessa Koutseff, Lauri Lupi, Lionnel Pascal.
C’est donc avec une palette d’émotions qu’Anthony Magnier nous transporte à Vérone et nous livre un Roméo et Juliette énergique, drôle et émouvant.

Nathan Aznar

ROMEO ET JULIETTE – Compagnie VIVA
D’après : William Shakespeare
Mise en scène : Anthony Magnier
Avec : Axel Drhey, Magali Genoud, Benjamin Egner, Vanessa Koutseff, Lauri Lupi, Lionnel Pascal
Batterie : Axel Hache