« en son lieu », portrait d’un danseur par un chorégraphe

Sol blanc, clôture de pendrillons noirs, un rocher sombre de lave à cour, une paire de bottes en caoutchouc à jardin, autour du tapis de sol une lisière de hauts trépieds noirs, et dans l’air un grésillement lointain de ligne à haute tension.

Baskets, shorts amples, longues chaussettes vertes, une veste un peu baroque, une silhouette disparate, comme si on avait passé à la hâte, au frisson du soir, un vêtement chaud, tant pis s’il est trop élégant, sur la tenue qu’on portait pour vaquer au jardin.

Une brassée de tournesol dans les bras grande comme une gerbe funéraire; une lumière blanche et faible d’aube; un nuage de fumée dont la lenteur à se mouvoir est déjà mouvement et poésie.

L’appel du dehors

Des nappes de son sans mélodie ni rythme, faites d’intensité et de vibration – ruche bourdonnante ou saturation électrique. Des voix cousinant aux mélopées de Dead can Dance comme aux incantations bouddhistes. Des cloches d’alpage manipulées par le danseur. Le spectacle a été répété en extérieur, et l’extérieur s’y retrouve désormais enfermé – ou bien au contraire s’y retrouve fenêtre ouverte ?

Dans la matrice sonore d’ « en son lieu », si électronique, et si frémissante de ces gouttelettes de pluie, crissements de sable, chants d’oiseaux, comme dans les détails scénographiques, se lit nûment le projet de Christian Rozzi de dresser le portrait dansé de son interprète Nicolas Fayol : « C’est sa technique hip-hop, fille de la rue, et son choix, à première vue paradoxal, de vivre en dehors des villes qui ont convaincu Christian Rizzo de proposer au danseur d’être son compagnon de route. Ils sont alors partis à la dérive pour « répondre à un appel du dehors » et s’imprégner de l’environnement. Ce pour mieux revenir, en son lieu, entre les murs du théâtre. »
 

photo de répétition
 
Nicolas Fayol, de son corps sec, de son visage comme absent, trace dans l’espace d’étranges signes, sa silhouette se fait alphabet, lettres ramassées ou dressées se succédant en mots brefs.

Jouant des rapports équilibre / déséquilibre, sacrifiant sa verticalité pour en créer une nouvelle, inversée, tête en bas ou mains devenant nouvel axe du corps, plantées l’une au sol l’autre au ciel, le danseur est très mobile, léger, ses pas sont silencieux, effleurent à peine le sol, comme une feuille secouée par le vent le frôlerait fugacement.

Même posé un instant au sol il semble toujours prêt à s’en détacher.

Autant la musique et l’atmosphère sont sourdes, ont une épaisseur très physique, autant la danse est légère, presque joyeuse dans ses fugaces spirales à la virtuosité hip-hop.

Revenir « en son lieu »

Beaucoup de manipulations d’objet pourraient peut-être sembler obstacle à la danse, mais les images créées sont belles et sont geste esthétique et récit.

Le rocher noir fume, les tournesols maintenant jaillissent des bottes, les trépieds se sont resserrés sur le plateau en une forêt malingre mais dense.

Dans des crépitements dont on hésite à les entendre de vie ou d’apocalypse, compteur Geiger ou coassements de batraciens, tandis que le plateau se métamorphose, le danseur se fait étrange animal aux déplacements circonspects, à la lenteur de bûto. Danseur et chorégraphe se et nous promènent sur cette frontière poreuse, entre sauvagerie des forêts et sauvagerie des villes, entre dehors et dedans, ou – plutôt qu’ « entre » : « là » où cela se mêle, dans le corps du danseur, dans la graphie du chorégraphe, dans la respiration des spectateurs, là où justement s’écrit le spectacle.

Marie-Hélène Guérin

 

EN SON LIEU
Vu au 104 en 2021 dans le cadre du festival Les Singulier·e·s
à retrouver en tournée : le 29 novembre à L’Empreinte, Scène nationale de Tulle, puis dates à suivre ici
Chorégraphie : Christian Rizzo
Danse : Nicolas Fayol
Création lumière : Caty Olive
Création musicale : Pénélope Michel et Nicolas Devos (Cercueil / Puce Moment)
Direction technique : Thierry Cabrera

Echo : hybride et joyeuse entreprise de dissolution des chagrins d’amour

Dans les grésillements d’un ampli Vox, quelques signes griffent l’espace.
Ecran blanc, sol blanc, calligraphie d’un pied de micro noir, de longs cheveux sombres, d’une silhouette hiératique à l’immobilité de pierre.
Quelque chose de solennel se promet. On respire au rythme de l’artiste, l’attention s’aiguise.
Mais… une lueur espiègle pétille au coin de l’œil de Vanasay Khamphommala, une esquisse de sourire affleure… Sur grand écran, des témoignages défilent, avec une esthétique vlog entre journal intime et micro-trottoir, c’est toujours Vanasay face caméra, plus ou moins réveillée, plus ou moins échevelée, qui nous fait le portrait puzzle d’une histoire d’amour ratée, d’un syndrome de « la pauvre fille ». Derrière elle, à Paris ou ailleurs, clin d’œil des noms de rue – rue du Petit Cupidon, rue de la Gaîté, rue des Filles du Calvaire – qui dessine une géographie mélo des états d’âme de notre héroïne désabusée.

« Ceci est (une tentative / de rompre la malédiction d’) Echo »

Pour aller fouiller au jadis des peines de cœur, Vanasay Khamphommala fait appel à l’amoureuse malheureuse archétypale, la jolie et fraîche nymphe Écho, qui fut punie de sa bavardise par la femme du Big Boss. Petit rappel : Héra l’acariâtre cocue épouse de Zeus, pour être sûre de ne plus entendre les encombrants pépiements d’Écho, la priva de parole; ne lui resta plus que la possibilité de répéter ce que d’autres disent avant elle. Envoûtée par la beauté du narcissique Narcisse, Echo se languissait de lui avouer ses sentiments – ce qui n’aurait de toutes façons rien changer puisque Narcisse n’entendait que ses propres mots doux. Finalement, les deux amoureux de Narcisse – donc, Narcisse lui-même et Echo – mourront de chagrin, desséchés. De l’un il restera une fleur, de l’autre une voix.

© Pauline Le Goff

Comment faire pour libérer Echo de la prison de la répétition, que faire de nos chagrins d’amour ?

Dans ce spectacle protéiforme et baroque, Vanasay Khamphommala, artiste performeuse subtile et intense, très gracieusement entourée par les talentueuses personnalités de Caritia Abell, Natalie Dessay et Pierre-François Doireau, questionne avec érudition et malice notre rapport à la souffrance amoureuse.

Elle y met de la solennité et de la cocasserie.
Ça n’a pas l’air comme ça, mais ça se fait du bien réciproquement.
Mozart et boy’s band, Sappho et Britney Spears.
Lapsus chevelü, la compagnie de Vanasay Khamphommala « affiche crânement son identité trans : transculturelle, transdisciplinaire, transgénérationnelle, transcendentale surtout. Tout❤e trans❤e est pour elle un moyen autant qu’une fin. » Echo s’en fait l’écho, spectacle-performance, spectacle-rituel de guérison, spectacle-silence, spectacle-jeu, où les corps mon(s)trés ont des beautés pleines et in-attendues, où les langues se superposent, français, anglais, laotien, allemand, où le sérieux et le facétieux ont autant de valeur, où la tombe et la nappe du pique-nique voisinent chaleureusement, où le vide est empli et le chaos est doux…

Un bulbe de narcisse, une compresse sur le cœur
Une fleur piquée sur une poitrine
L’odeur du terreau sous lequel Echo, son cœur brisé et le corps de Vinasay sont enterrés
Le goût du raisin picoré
Tous les sens sont en alerte

La matière sonore, inventée, sculptée par Gérald Kurdian, est organique, dense et émouvante – boucles sonores, voix multiples nées toutes du même corps – hautes, ténues, sourdes, graves -, bruissements, amplifications des souffles, nappes électroniques hypnotiques entrelacées de chansons populaires ou d’airs classiques.
Un troublant duo bouleverse : la voix enregistrée de Natalie Dessay emplit l’air, parfaite, aérienne, tandis que doucement, comme pour elle-même, comme fredonnant, elle-même reprend sa mélodie, superposant sa voix intime, sa voix familière à celle de la chanteuse lyrique.

© Pauline Le Goff

Une veuve tout de noir vêtue plante des narcisses sur le monticule formé par le corps recouvert de terre, les arrose, chanterait bien, car « elle chante bien aux enterrements » – si un faune rouquin, fulminant (Pierre-François Doireau), ne l’interrompait sans cesse, interpellant Echo, ou son interprète ?, envahissant le recueillement de la veuve de mots, et le plateau d’artefacts de nature, rochers, mousses, arbres, figurines d’animaux.

Les mots saturent l’écran – palimpseste où c’est la superposition et non la disparition qui fait l’effacement, le plateau qui fut nu se couvre de désordre, c’est à dire de vie.

Des majestueuses ailes d’ange passent, portées par le vaste dos nu de Caritia Abell. On entend la légende laotienne de la création de l’écho, presque miroir inverse du mythe grec, puisque l’écho est né là pour guérir une absence, faire qu’à l’appel d’un être aimé il n’y ait jamais seulement du silence pour réponse.

© Pauline Le Goff

« Quand nous nous embrassons, les morts prennent part à nos baisers
Il y a dans nos bouches les baisers qu’Echo n’a pu donner à Narcisse, dans nos baisers Echo embrasse à perdre haleine
Echo ne répète plus les paroles des amants éplorés, sa langue a mieux à faire, elle fouille ta bouche »

C’est beau, c’est drôle, c’est poétique et grave, c’est intelligent, c’est joyeux et romantique, ça brasse et ça émerveille : Echo est un spectacle rare et étonnant, c’est aussi une expérience à laquelle il faut savoir s’abandonner, pour partager un moment hors de l’ordinaire.
Un hymne étrange, tonique, sacrificiel et vivifiant à la vie et l’amour.

Marie-Hélène Guérin

 

ÉCHO
Un spectacle de la compagnie Lapsus chevelü
Dramaturgie et textes Vanasay Khamphommala (à retrouver ici en entretien pour RFI)
Avec Caritia Abell, Natalie Dessay, Pierre-François Doireau, Vanasay Khamphommala et la participation de Théophile Dubus
Collaboration artistique Théophile Dubus et Paul B. Preciado
Création musicale et sonore Gérald Kurdian
Scénographie Caroline Oriot
Création lumière Pauline Guyonnet
Costumes Céline Perrigon

Vu aux Plateaux sauvages
À retrouver en tournée :
Du 4 au 7 octobre 2022 au Théâtre Olympia – CDN de Tours
Du 18 au 22 octobre 2022 au TnBA – Bordeaux
Du 6 au 7 décembre 2022 à la Halle aux Grains – Scène nationale de Blois
Du 13 au 14 décembre 2022 à la MCA – Scène nationale d’Amiens

Donnez-moi un coupable au hasard, de Gaëlle Lebert : on va s’en tenir aux faits

Traiter de la domination masculine sans avoir l’air d’une harpie féministe pénible qui exagère et nous fatigue avec ses propos est exactement ce que Gaëlle Lebert réussit à faire dans Donnez-moi un coupable au hasard.

La pièce s’ouvre sur une citation de Simone de Beauvoir : « Le corps n’est pas une chose, il est une situation : c’est notre prise sur le monde et l’esquisse de nos projets ». Gaëlle Lebert va nous montrer pendant 1heure 40 de quelle manière notre corps est une situation.

Dès le début, elle nous explique ce qu’est le pouvoir : « La place que j’occupe ici sur scène me donne sur vous tous un ascendant…Je pourrais tout aussi bien me taire… Vous auriez beau vous impatienter sur votre siège, … il vous faudrait un certain courage pour prendre la décision de quitter la salle. Alors vous vous tenez cois, bridés par la paresse, la gêne, les conventions sociales. Et je peux deviner dans le silence épais si vous croirez ou non à ma version des faits. ». Mais les places de pouvoir sont la plupart du temps tenues par les hommes et elle nous montrera rapidement le pouvoir en action dans le monde du travail, dans les arts, dans les transports en commun, au cœur des foyers, dans l’architecture et bien sûr, elle mettra en scène la domination de l’argent et la domestication quotidienne des femmes dans leur foyer, car c’est acquis que les femmes doivent se charger des tâches domestiques ou encore, elle nous montrera l’impunité des créateurs ou l’annihilation de celles qui ne comptent pas, comme les femmes de ménage.

Même si elle nous raconte une histoire, si elle nous raconte plusieurs histoires à travers des fragments de vie, à travers des corps en situation, qui forment un tout très cohérent, Gaëlle Lebert s’appuie avant tout sur des faits et sur des chiffres pour constater la violence de la domination masculine : « 155 000 enfants en France victimes de viol ou de tentative de viol. 2 enfants par classe. 3 millions de personnes incestées en France ».

La situation des corps sur scène est la suivante : cinq comédiens, la plupart du temps assis, se retrouvent pour la lecture d’une pièce autour d’une table, sur le thème de la domination masculine. C’est déjà la pièce dans la pièce, puisqu’en tant que spectatrice ou auditrice, ce jour-là, j’assistais à une des toutes premières lectures de la pièce à la SACD, d’un texte sur la domination masculine.

Tout au long du texte et ce, dès le début, Gaëlle Lebert s’amuse à superposer les strates temporelles et les strates de situations : un coup on est à la lecture de la pièce que des comédiens jouant des comédiens lisant une pièce jouent sur scène, un coup, on est dans le texte, dans les situations racontées, les scènes montrées, un coup on est hors-champs, avec la vision de la metteuse en scène comme des arrêts sur images ou des intercessions ou encore des conclusions, des constats de situations. Tout est poupées russes donc, emboîtements, un comédien qui joue un comédien est soudain déstabilisé : « Mais non. Je n’ai pas violé. Pas moi. Tu rigoles ou quoi ? Une fois seulement c’est vrai, j’ai insisté. Une toute petite fois. Un tout petit peu. Je ne dirai pas que j’ai violé, pas vraiment. Tu déconnes ou quoi. Je dirai que j’ai été… convaincant » Les rôles, les assentiments, les habitudes, tout est remis en question ici. Les comédiens qui ne veulent pas endosser les rôles de salauds trop salauds. La limite du jeu et de l’empathie nous est également montrée.

C’est d’abord la scène de la rencontre du jugement des hommes sur les femmes ou plutôt sur les jeunes femmes, sur celles qui sont encore innocentes, qui ne savent rien du pouvoir et de ce que leur corps renvoie aux hommes. Ce serait comme une scène primitive des relations entre les hommes et les femmes « 1 verre = une discussion. Deux verres c’est le bisou avec la langue. Trois verres, c’est un rencard pour la semaine suivante. Quatre verres, c’est le parking. Si tu choisis le parking t’as encore le choix entre la pipe et la pénétration, mais je te déconseille vivement la pénétration le premier soir : tu fais une croix sur ta réputation et sur une relation stable. Si tu choisis la sodomie, tu finis sur le trottoir le mois suivant ». Avec encore des superpositions temporelles dans les dialogues : « Albertine : On ne dit plus « Mademoiselle » depuis la circulaire de Matignon de 2012. Etienne : On est en 1993 ». Et à travers toutes ces superpositions du temps, Gaëlle Lebert nous montre comme les temps ont changé, comme c’est possible de faire changer les choses, les regards et les comportements, comme la loi oblige les peuples a changé leur mentalité, car malheureusement, on en n’est pas encore a changé les comportements, a éradiqué le viol.

Elle casse les clichés sur le viol, avec une scène qui nous amènerait à penser qu’un viol va avoir lieu, et non, ce n’est pas ce qui arrive.

Elle fait se mélanger les places, les rôles, les réalités en jouant avec le texte et avec ses comédiens.

On pourrait se dire que tout ça confine à la caricature, que c’est trop facile d’accumuler les scènes de violence pour accuser les hommes, mais Gaëlle Lebert a prévu cet écueil et elle invente le rôle de Teddy, celui qui constate que les femmes peuvent aussi se laisser dominer, qu’elles peuvent jouer le jeu de la domination masculine, qu’elles peuvent prendre le parti des hommes. C’est ce que, par exemple, nous montre Alice Ferney dans La Conversation amoureuse ou encore la psychanalyste Jacqueline Schaeffer dans Le Refus du féminin. Mais que les choses soient claires, Gaëlle Lebert est à l’opposé de ce parti pris, elle sait bien ce que peuvent les corps, elle sait bien que les hommes sont physiquement plus forts que les femmes et qu’en cas de confrontation physique, elles n’auront jamais le dernier mot. Teddy a le rôle de celui qui se dégage des partis pris binaires et qui est dans d’autres problématiques et c’est celui qui amènera la morale de l’histoire.

Les « affaires » d’abus et de viols sont évoquées, à commencer par l’affaire Gabriel Mazneff, protégé de presque tout temps par le germanopratin et le monde politique. La littérature est immorale alors on pourrait tout faire et tout se permettre. On peut se demander ce que cet individu sait pour avoir autant été mis hors d’atteinte, alors que c’est évident qu’enculer des gamines à peine pubères quand on a 65 ans, c’est intolérable.

La manière dont elle fait parfois l’impasse sur des dialogues qui auraient pu être écrits, mais qu’elle choisit de résumer, ce qui apporte encore un autre regard et une manière différente de raconter et d’envisager le temps : « Etienne : Il s’en est suivi une engueulade assez musclée. Au cours de cette engueulade, il a été évoqué, pêle-mêle : – La supériorité de Virginie Despentes sur tout autre auteur contemporain. – La nécessité pour la pérennité d’un Contrat Social de faire respecter La Loi. – Des chiffres trouvés sur Wikipédia… Teddy et Adèle ont soutenu qu’il s’agissait certainement d’une lutte des classes plus qu’une lutte des sexes dans cette affaire. Les autres ont hurlé que ça n’avait aucun rapport. – Puis sans aucune raison apparente, Verlaine a eu des mots blessants envers moi, je lui ai dit d’aller se faire foutre et de ne plus m’adresser la parole. – Suite à quoi Adèle a égrené une liste de noms de femmes artistes en hurlant que ces femmes étaient aussi puissantes que leurs collègues mâles.»

Quand arrive la scène à propos d’un vieux pervers envers les enfants, on n’est plus à se dire qu’il s’agit de féminisme, plus du tout. On est pris aux tripes. On est pris dans sa chair et on n’a pas du tout envie de rire de la situation.

Parce qu’il faut dire qu’on rit beaucoup de bout en bout malgré la gravité du thème. On rit beaucoup parce que Gaëlle Lebert manie avec virtuosité la langue française, ses nuances et qu’elle aime ses personnages quoi qu’ils soient, quoi qu’ils aient fait. De la même manière qu’elle aime ses comédiens qu’elle sert avec justesse, dans des répliques précises qui claquent et qui se moquent et que ses comédiens le lui rendent bien. Et de la même manière que son intention est d’être légère sur un thème grave et elle y parvient complètement. L’écriture de la pièce est très structurée, avec un titre à chaque scène, qui accompagne le spectateur et le cadre, avec mon titre préféré, le 5eme : « Mon Dieu, protégez-nous du meurtre, protégez-nous de la vengeance, et ne nous soumettez pas à la légitime tentation de l’émasculation »

La morale de Gaëlle Lebert arrive par la voix de Pierre Grammont alias Teddy : « J’ai fait ce que j’ai pu. Je l’ai accompagnée au bout du couloir, en lui murmurant tout bas que le geste auquel elle pensait serait irréversible, qu’il y avait des lois pour punir ça, que le pardon était plus fort que la vengeance… Si les artistes ne défendent plus l’humanité des monstres, alors qui le fera ? ». Je ne suis pas persuadée que le pardon soit plus fort que la vengeance et peut-être que la prochaine pièce de Gaëlle Lebert pourrait porter sur ce thème qui me semble tout trouvé et qui pourra ébranler sa morale. Cependant, à ce moment-là de l’écoute du texte, quelque chose en moi a également été ébranlé, je me suis reconnue dans le monstre, peut-être parce que j’ai souvent été forcée et que victime et bourreau deviennent tour à tour des monstres.

La dernière scène fait basculer la pièce dans le burlesque et le théâtre sacré et c’est l’humour, la folie et la cruauté qui semblent l’emporter alors, comme pour contrebalancer la morale émise par la bouche de Teddy et nous montrer une dernière fois, qu’on n’en a pas fini avec les archaïsmes.

J’espère que cet article servira la compagnie Vagu’Only/Gaëlle Lebert et que Donnez-moi un coupable au hasard aura de beaux jours devant lui. Je l’espère d’autant plus, que par ces quelques mots en faveur de ce spectacle, ce sont mes derniers mots en tant que commentatrice de spectacles vivants pour le blog Pianpanier. Et j’espère ne pas avoir été trop laborieuse, car ce qui m’a dominée à l’écoute de Donnez-moi un coupable au hasard, ce matin-là, à la SACD, c’est une émotion vive et partagée.

Isabelle Buisson,
Atelier d’écriture À la ligne

 

DONNEZ-MOI UN COUPABLE AU HASARD
De Gaëlle Lebert
Compagnie Vagu’Only
Écriture et mise en scène Gaëlle Lebert
Assistanat et collaboration artistique Rama Grinberg
Avec Gwendal Anglade, Claire Chastel, Pierre Grammont, Rama Grinberg, Gaëlle Lebert, Bruno Paviot ou David Talbot (en alternance)
Images et photos Yuta Arima | Création vidéo Jean-Christophe Aubert | Musique Bruno Fleutelot | Son Jean-Louis Bardeau | Lumières Bruno Brinas

en savoir plus : ici

Le Monde à l’envers : mission : sauver le monde !

À l’envers le monde ?
Et si pour le remettre à l’endroit, le monde, il nous fallait écouter les secrets d’enfants ? Ceux qui hantent, qui chantent, qui dansent. Qui obsèdent les cœurs et développent les imaginations ? Les secrets joyeux, fous, tendres, éberlués, stratosphériques, douloureux… Mais comment entendre ces secrets, puisque par définition, le secret ne se communique pas, le secret reste secret ? Comment écouter encore et malgré tout, les échos lointains de l’innocence, dans un monde ou les préoccupations d’adultes semblent seules avoir autorités ? Comment se faire comprendre lorsque, déjà loin de l’enfance mais pas encore tout à fait mûrs nous devons admettre que nous ne sommes pas un super-héros ?
Un répondeur téléphonique (auquel Denis Podalydès prête sa voix), joue le rôle du messager. Du super amplificateur ! C’est lui, qui restitue pour notre plus grand plaisir, la parole des enfants qui livrent leurs précieux messages, leurs secrets !
Et déjà les spectateurs, petits ou grands, enfants eux-mêmes, profitent de ces mots pour imaginer un monde ré-enchanté, un monde un peu moins de traviole, un monde un peu plus à l’endroit.

La chorégraphe Kaori Ito et ses trois interprètes s’emparent de ces secrets d’enfants, pour les mettre en espace, en matière, en danse ! Comme un mantra, la phrase de Pina Bausch, « dansez, sinon nous sommes perdus » s’impose au long du spectacle. Tous les thèmes délivrés par ce drôle de répondeur téléphonique d’un autre temps, sont prétexte à danse, à rire, à peine, à joie, à rêve, à révolte, à effroi, à partage… L’enthousiasme et le talent des jeunes interprètes (deux danseuses et un danseur à la générosité contagieuse) nous dépeignent certes, ce monde qui n’est plus droit depuis longtemps, ce monde qui a cessé d’entendre ses émois de culotte courte, de cour de récré, de super petits héros, ce monde dans lequel grandir c’est renoncer parfois, avoir peur souvent, se révolter pourtant, mais qui nous laisse deviner que tout reste possible tant que la part d’enfance de chacun reste en éveil. Le ré-enchantement par la liberté, la fantaisie, le partage… la danse ! Le miracle de la danse qui se fait messagère. La danse qui donne à voir et à comprendre. Avec pour arguments premiers l’envie, l’authenticité, le don ! Merci.

Les enfants ouvrent des billes enchantées et les parents chaussent leurs plus grands sourires comme preuve que tout est encore possible pourvu que ce tout soit partagé.
Pendant les quarante minutes de spectacle notre monde était bel et bien à l’endroit et dansait sur ses deux pieds !

LE MONDE À L’ENVERS
Vu au 104 dans le cadre du festival Séquence Danse
Direction artistique et chorégraphie : Kaori Ito
Interprètes : Morgane Bonis, Bastien Charmette et Adeline Fontaine
collaboration artistique : Gabriel Wong | aide à la dramaturgie : Taïcyr Fadel | composition : Joan Cambon | création lumière et direction technique : Arno Veyrat | design sonore : Adrien Maury | conception téléphone : Stéphane Dardet | aide pour les costumes : Aurore Thibout | regard extérieur : Michel Ocelot
Photos : © Anaïs Baseilhac

Durée indicative : 35/40 min, à partir de 4 ans

À retrouver en tournée :
du 6 au 8 mai 2022 • TOURCOING (FR) • Théâtre du Nord CDN Lille, Tourcoing Hauts-de-France
du 1er au 2 juin 2022 • COGNAC (FR) • L’avant-scène
du 8 au 9 juillet 2022 • VITRY-SUR-SEINE (FR) • Nouveau Gare au Théâtre

Leïla Ka, Pode Ser / Se faire la belle : deux solos, une déflagration

Plateau nu et salle pleine
Visages démasqués, enfin
Dans la salle l’air s’emplit de vibrations de silence et de souffles de vent

 

PODE SER

Un cercle de lumière, elle debout fixée au centre, saccades de tête, coups de coude, gestuelle sèche, comme entravée, comme pour briser une raideur ou un carcan
Frémissements, tressautements minuscules et électriques
Robe longue et tennis noires
Robe doucement rose et strict pantalon d’homme noir

Sur les amples accords du trio op. 100 de Schubert, elle prend appui sur le fragile col de sa délicate robe de poupée poudrée, s’y accroche, se l’arrache, s’en envole. Portés par la musique les gestes s’ouvrent et s’arrondissent sans perdre de leur nervosité, de leur rapidité à peine rompue par de nettes et brèves immobilités.
De farouches déhanchements krump bousculent la pureté de sa verticalité, une création électro minimaliste et percutante crée une entaille brute dans la mélodie de Schubert. La petite poupée, l’intemporelle ballerine est traversée d’électrochocs – les subit-elle, les fait-elle naître ?
« Pode Ser », « peut-être », interroge l’identité, ses porosités, ses césures, les chemins de traverse qu’on prend pour se construire. Leïka Ka bande un arc, se fait martiale. Sa menue silhouette, rendue plus androgyne par sa coupe très courte, dégage l’impression d’une puissance solide. S’il y a des murs à abattre, il y a une combattante en face, visage calme, regard obstiné. D’un dernier hypnotique pivot de derviche, peut-être citation discrète des Violin Phase d’Anne Teresa de Keersmeaker, elle se déploie et nous envoûte.

 

 

SE FAIRE LA BELLE

L’espace s’est resserré. Les pendrillons de velours noirs encadrent une étroite cellule, enclose de nuit. Une électro sombre, très urbaine, gonfle et craquelle l’obscurité.

Yeux fermés, mains nouées, Leïla Ka est en tenue de sommeil, longue et ample chemise blanche, chaussettes claires, pas de souliers. Bas du corps ancré, pieds solidement arrimés au sol, haut du corps disloqué, flexible à l’extrême, comme si des forces ou tensions venues de l’intérieur, venues de l’extérieur, la saisissaient, la brusquaient en une sorte de transe semi-consciente. S’y glissent pourtant une grande douceur, de délicats gestes des mains, des bras qui s’écartent pour accueillir. Comme ces gestes qui peuvent naître de l’épuisement, au petit matin d’une nuit de dancefloor frénétique. Comme des tendresses qui nous échappent.

Avec ces solos, la jeune chorégraphe déploie un vocabulaire très personnel, nourri de ses expériences de danses urbaines comme contemporaines, métissé comme toute langue vivante. C’est une danse très physique, rigoureuse, une écriture radicale, géométrique, répétitive, jouant des déformations, amplifications, accélérations. Il y a de la rage mais aussi sans doute de la malice dans ces ruptures, jeux de contrastes et télescopages. De la rage, de la fougue, de l’exultation et de la douceur.

Les deux solos ont la même densité, une intensité, quelque chose de compact.
Deux déflagrations, deux coups de poings lancés dans le vide, deux flèches acérées tirées contre ce qui, de l’intérieur ou de l’extérieur, empêche. Une pulsion vibrante, sombre et vive. Une jubilation de la danse, du mouvement comme acte impérieux de libération.

Marie-Hélène Guérin

 

PODE SER / SE FAIRE LA BELLE
Au 104 jusqu’au 19 mars 2022
Chorégraphie & interprétation : Leïla Ka
Lumières : Laurent Fallot
Photos Kaita de Sagazan et Martin Launay

À retrouver :
• le 22 mars 2022 à l’Espace 1789 à Saint-Ouen
• le 4 avril 2022 dans le cadre du Festival Séquence Danse Paris Hors les murs à l’Institut Giacometti

Pour autrui : hymne à l’amour

C’est un don qu’elles font, ces femmes.
Si on pense que donner c’est forcément perdre quelque chose
alors on ne peut pas comprendre.
Pauline Bureau, Pour autrui

Pauline Bureau (dont on a aimé, autrice ou metteuse en scène, Mon Cœur, Bohème, notre jeunesse, Les Bijoux de pacotille) avec Pour autrui pose comme elle sait si bien le faire le son regard aiguisé et généreux sur un sujet d’actualité.
Ici, après l’affaire du Médiator, c’est la GPA qui sera le pivot de la pièce. Le pivot mais pas le cœur. Pour autrui, bien que fort étayé, n’est pas un documentaire, c’est une histoire d’amours. Le cœur du sujet, c’est ce qui fait famille, ce qui pousse les humains à fonder un foyer, à donner le jour à un nouvel être, le « mettre au monde », l’accueillir.

On entre directement dans le vif de l’action. Liz, 35 ans, sillonne la planète pour faire pousser des toits végétalisés dans les métropoles du monde. On la découvre dans sa chambre-bulle, en pleine conversation téléphonique, puis l’instant d’après, sur un chantier, constructive, ancrée autant qu’en mouvement. Au-dessus de son espace-cocon : une skyline, un toit, une grue, un chantier. On retrouve ce vocabulaire visuel propre à Pauline Bureau, cet usage de la vidéo ultra-réaliste, et rêveur pourtant. On est projeté dans le dehors, on perçoit presque le vent des hauteurs, le bruit des marteaux-piqueurs. Pauline Bureau a le talent rare et précieux de faire surgir de ces réalismes oniriques, images si concrètes qu’elles sont impossibles et décollent du terre-à-terre malgré ou grâce à leur familiarité.

Liz, dans un aéroport mis à l’arrêt par de trop fortes intempéries, rencontre Alexandre, marionnettiste entre deux dates de tournée. À cause d’avions figés au sol, un grand voyage commence pour eux…
Il loue une voiture, il lui propose de partager le trajet, Francfort-Paris, une nuit pour retrouver son chez-soi, et découvrir un autrui.
Les panneaux autoroutiers défilent, les heures glissent, les complicités naissent. Il neige sur scène comme il peut neiger au théâtre : comme un doux sortilège.
Station d’autoroute, l’homme se dédouble en une petite marionnette ventriloque, la femme se dédouble en un reflet dans une vitrine, moment d’une grâce et d’une poésie infinies. Autour de leurs corps dansant, les mots, les mots des amoureux, les mots du désir et des projets.

La sonorisation assumée mais discrète des voix, qui permet le murmure au creux de nos oreilles, est au service d’une direction d’acteur d’une finesse rare. La mise en scène est fluide et d’une belle lisibilité.
Le beau décor occupe toute la hauteur et toute la largeur de la scène; en rez de plateau, les espaces privés, au-dessus, les espaces de l’extérieur, les lieux du travail, les lieux des autres.
Pourtant ce décor immense, spectaculaire, ne s’impose jamais, n’envahit jamais la narration, n’écrase pas le jeu. il semble froid, espace très moderne, lisse, tout en lignes pures, droites et courbes, mais se révèle d’une poésie folle, le long des murs rectilignes glissent et vibrent les états d’âme.

Liz est maître d’ouvrage, Alexandre crée des marionnettes. Des villes se transforment, des arbres grandissent, et elle y prend part. De petites formes de bois et de fibres surgissent du néant et deviennent des êtres doués d’expressivité, et c’est sous ses doigts à lui qu’ils naissent. Des marionnettes s’animent, des plantes poussent, leur amour se déploie, et un fœtus ne pousse pas. La vie prend un chemin qu’on n’attendait pas.

La sœur obstétricienne vit à San Francisco, c’est loin, mais elles sont proches.
Elle est en couple, sans enfants : un « désir qu’elle n’a pas ». Mais elle aime les enfants, et elle aime que d’autres en fassent grandir dans leurs rêves, dans leurs vies, ou dans leur ventre. De celles-ci elle prend soin.
C’est elle qui fait survenir la GPA, en deus ex machina transatlantique…

Rose portera l’enfant de Liz et Alexandre. Rose a un nom de fleur, Rose travaille à la maternité avec la sœur de Liz, elles sont amies. Elle aime être enceinte, ça la rend légère, la connecte au monde. Elle a rencontré son compagnon et père de ses déjà deux enfants sur un arbre, lors d’une manif écolo.

La fillette sera à haut potentiel, arborescente, ultra-sensible, ultra-cérébrale.
Ce qui la calme, c’est la forêt, écouter les arbres et leur parler, retrouver ce lieu où est né l’histoire de Rose et son compagnon. En elle se croisent et se nouent tous ceux qui ont permis sa naissance, la génétique et l’affectif, la science et les irraisonnables raisons du cœur.
– Était-ce nécessaire que l’enfant soit à part quand l’histoire de ses parents, l’histoire de sa venue au monde, l’était tant ? « qui trop embrasse mal étreint », ce n’était sans doute pas utile de rajouter de l’extra-ordinaire à l’a-normal, faisant dévier l’intérêt vers d’autres questions, amenuisant l’écho du pourtant remarquable spectacle qu’on vient de voir, induisant que l’enfant né « autrement » doit être porteur d’une altérité encore plus grande.
Mais que cette poignée de minutes n’abolisse pas le reste : Pour autrui est un spectacle doux et intense, tendu, grave et plein de fantaisies, un plaidoyer humaniste pour la circulation de la vie, porté par une troupe très homogène de comédiens tous subtils et justes; un spectacle vibrant et palpitant.

Marie-Hélène Guérin

 

POUR AUTRUI
à voir au Théâtre de la Colline jusqu’au 17 octobre 2022
texte et mise en scène Pauline Bureau
avec Yann Burlot, Martine Chevallier, Nicolas Chupin, Rébecca Finet, Sonia Floire, Camille Garcia, Maria Mc Clurg, Marie Nicolle, Anthony Roullier et Maximilien Seweryn
et à l’image Rose Josefsberg Fichera et Jason Kitching
Photos © Christophe Raynaud de Lage

20000 bulles sous les mers : une pétillante fantaisie maritime pour écolos en herbe !

De doux flonflons un brin nostalgiques, cousins de René Aubry ou Yann Tiersen, nous accueillent dans la petite et coquette salle du Funambule.
Bottés de caoutchouc et vêtus de rayures marins en vrais p’tits titis bretons, Plick et Plock, deux marins pêcheurs impatients jouent en vain de la canne à pêche. Leurs mimiques et burlesqueries amusent d’emblée les plus petits, qui sans compassion aucune se bidonnent aux grondements des estomacs vides pleurant pitance ! Plus rien à s’mettre sous la dent, et c’est pas la vieille godasse qu’on remonte finalement du fond des eaux qui va améliorer le dîner…
Les deux marins pêcheurs privés de poisson prennent le mors aux dents et décident de partir en quête du plus gros mammifère des océans : la baleine.

Les voilà embarqués dans une aventure pleine de rebondissements, qui les fera rencontrer une Toute-petite-sirène, César le Homard, de gracieuses méduses et autres espadons-pirates, tout coincés dans la même galère, le ventre d’une baleine qui a bien du mal à digérer les monceaux de détritus qui se sont entassés dans son estomac, la faute aux humains pas bien soigneux de la mer de leur planète-mère.

Airs du répertoire traditionnel comme Pique la baleine ou Les Trois Marins de Groix et morceaux originaux rythment le spectacle et ponctuent l’action, très joliment interprétés par Eva Dumont, et Serge Ayala, tous deux aussi comédiens alertes et délicats que clowns farfelus.

Le décor de bric et de broc est malin et charmant, astucieusement modulables à vue et au gré de l’histoire par les deux comédiens, un banc retourné sur un demi-bidon se métamorphose en bateau, une voile en baleine…

Il y a du merveilleux dans cette « fable écologique »; on y crée tout un bestiaire incroyablement poétique avec mille babioles des placards de la cuisine recyclées en marionnettes « low tech » dont les enfants (et parents) curieux découvriront les secrets de fabrication après le spectacle lors d’un « bord de scène » (très apprécié des spectateurs), et on y invente de joyeuses solidarités trans-espèces.
C’est plein de fraîcheur, tendre, cocasse et pertinent. La pédagogie se fait avec le sourire, sans être anxiogène mais sans mièvrerie.
Une bien jolie façon de stimuler l’imaginaire et la conscience écologique des minots, avec fantaisie et malice.

Marie-Hélène Guérin

 

20000 BULLES SOUS LES MERS
Vu au Théâtre Le Funambule
Un spectacle de la compagnie L’Oiseau Lune
Texte et mise en scène Serge Ayala et Eva Dumont
Avec Serge Ayala et Eva Dumont, en alternance avec Alix Mercier
Durée 45 minutes
Pour jeune et moins jeune public, dès 3 ans

Contre-jour : vibrant palimpseste

Sous la crépitante et joyeuse rumeur d’une salle pleine, froissements de manteaux, bavardages, se dévoile un plateau presque nu, où prend place un vaste cadre de bois sombre, enserrant une surface douce, blonde, légèrement ondulée.

L’obscurité se fait, surgit un chant hispanique, aux accords familiers et vibrants, de ces chants qu’on imagine d’amour sans doute, peut-être de travail, de luttes ou de résistance.
Le jour se lève sur une jeune femme en tailleur, simple et sereine comme une pierre dans un jardin japonais. Quatre danseuses lui font face, elles à l’extérieur encore de l’aire de danse…
Une gracile s’y engage enfin, s’y déplace comme ces insectes d’eau effleurant à peine la surface. Dans le silence, toutes la rejoignent, à chacune son trajet.
Elles sont vêtues comme pour des vacances d’été, cheveux noués flous, sourires aux lèvres.
Elles sont douces et athlétiques, rampantes et aériennes, unes et unies.

© Bart Grietens

Elles marchent les unes sur les autres comme dans ce duo de Boris Charmatz qu’on a vu faire récemment l’ouverture de La Ronde au Grand Palais (extrait de Herses, 1997) mais sans poids, presque comme suspendues, comme sur un tapis de soie accueillant et fragile.
Il y a du circassien et du hiphop dans leur gestuelle, on y lit la variété de leurs expériences, et les débuts comme acrobate d’Alexander Vantournhout, concepteur et chorégraphe de ce Contre-jour – qui avant la danse contemporaine s’était frotté aux arts du cirque. Mais la virtuosité et la technique dont elles font preuve avancent à bas bruit, se fondent dans la poésie des images et l’humanité du propos.

D’étranges portés au ras du sol les métamorphosent en des êtres mutants dont les membres se prolongent les uns les autres.
Des chutes en spirales se font mouvement perpétuel où le sacrifice de la verticalité des unes permet le redressement des autres.
Le groupe a ses flux et ses reflux, une ou deux s’en détachent pour un solo net comme une flèche décochée ou des pas de deux très physiques où pourtant nul rapport de domination ne semble altérer la fluidité des échanges.
Puis elles se rejoignent, se posent, reprennent leur souffle, chantent.

L’espace se sculpte de silence, de leurs voix et de leurs respirations. Plus tard, pour un moment, l’air s’emplit de crissements, de coups sourds, comme une redite distordue des sonorités créées par leur danse.

A mi-parcours, un écran, reflet dressé de l’aire de sable, restitue à la verticale la vidéo de ce qu’on ne voit pas, nous, mais qu’on devine, à l’horizontal de nos regards, les traces dessinées par le pas des danseuses, signes éphémères, prémices d’écriture, et l’on rejoint l’étymologie de la chorégraphie – l’écriture, et le chœur. Traces effacées, reprises, continuées, superposées, effacées… Contre-Jour, comme un palimpseste vibrant et sensible.

Elles se font disparaître, se fondent en mettant leurs pas dans les pas de celles qui les précèdent, en mettant les empreintes de leurs pieds dans celles de leurs mains, nul ne pourra savoir combien d’êtres ont marché là.
Mais fuient-elles, se dissimulent-elles ? Dans les sourires qu’on lit sur leur visage, dans leurs regards clairs et droits, dans leurs corps puissants et tranquilles, on ne décrypte pas la peur, mais plutôt le goût du secret joyeux, de l’échappée belle.
La sauvagerie qui affleure parfois n’a pas le goût de la violence mais celle de la fougue et de la liberté.
Les duos, les ensembles, parlent d’équilibre, de soutien, d’écoute, de jeu aussi. Parlent d’une sororité en mouvement, de bienveillance.
Il y a de la grâce et de la douceur. Avec de beaux sentiments on peut faire de belles choses.
On sort ému, le cœur comme allégé et raffermi, de ce spectacle rare, où la délicatesse est une force.

Marie-Hélène Guérin

 

CONTRE-JOUR
Création au 104, première mondiale
Un spectacle de la compagnie not standing
Concept & chorégraphie : Alexander Vantournhout
Créé avec et interprété par : Philomène Authelet, Tina Breiova, Noémi Devaux, Ariadna Gironès Mata et Aymara Parola
Dramaturgie : Rudi Laermans et Sébastien Hendrickx
Coach vocal et dramaturgie musicale : Fabienne Seveillac
Création lumière : Harry Cole
Costumes : Sofie Durnez
Vidéographie : Stanislav Dobak

Dates de tournée à retrouver ici : tourdates

Croire aux fauves – devenir autre, et vivre : récit d’une métamorphose

ACTUALITÉ :
à voir le 16 octobre 2021 au Théâtre La Reine Blanche, Paris (75) dans le cadre du festival « Les Contagieuses »

Un jour de 2015, aux confins de la Sibérie, une anthropologue française, Nastassja Martin, affronte, au sens le plus littéral, un ours. Tête contre tête, elle laissera un morceau d’elle en l’ours, mâchoire emportée dans la gueule de l’animal ; et l’ours laissera un morceau de lui en elle, pelage dans la plaie, odeurs, métamorphose.

« Ce jour-là, le 25 août 2015, l’événement n’est pas : un ours attaque une anthropologue française quelque part dans les montagnes du Kamtchatka. L’événement est : un ours et une femme se rencontrent et les frontières entre les mondes implosent. Non seulement les limites physiques entre un humain et une bête qui, en se confrontant, ouvrent des failles sur leurs corps et dans leurs têtes. C’est aussi le temps du mythe qui rejoint la réalité ; le jadis qui rejoint l’actuel ; le rêve qui rejoint l’incarné » Nastassja Martin

De cette lutte stupéfiante dont les humains ne sortent pas vivants, du moins presque jamais, et de son long cheminement vers sa reconstruction physique et psychique, elle tire un texte puissant, qui entrelace narration et réflexion, introspection et extrospection, dans une langue plus directe dans le récit de son aventure, aux méandres plus cérébraux dans les extraits des notes d’anthropologue, mais toujours rythmée et ample, à la poésie vivace.
De ce texte, Émilie Faucheux et Michaël Santos ont fait naître une adaptation condensée et intense. Toute adaptation, même la plus vaste, ne peut contenir un roman ; mais elle peut en dégager un monde, en faire surgir une voix, une pensée. Et le pari est tenu ici, avec finesse et sensibilité.

Le dispositif scénique semble dépouillé, un plateau sans décor, un petit projecteur tombant des cintres au centre, un large cyclo en fond de scène.
Cette nudité laisse toute sa place à la création lumières, tranchante, sobre, toute de nuances du noir au blanc, de beautés tremblantes d’aubes neigeuses en rythmiques faisceaux acérés. Une scénographie très rigoureuse, élégante, épurée, espace parfait pour le déploiement du récit et l’épanouissement de la création sonore qui lui répond et l’enrichit.
D’emblée, l’actrice saisit. Elle débute le récit par ce moment juste après la morsure, ce moment où Nastassja Martin prend conscience de sa survie et de sa blessure. À la première personne du singulier. En fond de scène, coupée à mi-corps par une bande de lumière qui ne fait surgir de l’obscurité que son torse, visage dressé vers le ciel, micro collé aux lèvres, Emilie Faucheux tourne lentement, étrange pythie du déjà-advenu et de l’encore-impensé. La voix murmurée est rendue à la fois irréelle et plus intime par l’amplification, qui en sature grain et fêlures.
Dans sa belle voix un peu grave, Emilie Faucheux nichera grande douceur, sourires généreux, humour salvateur et fureurs viscérales. Le visage mobile et expressif, le corps élancé et solide, le geste rare mais plein, elle nous emporte avec elle/Nastassja Martin dans cette aventure organique et mentale, où le corps de la narratrice, donnant chair à la pensée animiste qu’elle étudie/habite, se fait champs de batailles et de possibles réconciliations, entre ours et femme, entre nature et société, entre occidental et boréal, entre corps blessé et médecine, entre individu et monde…

Telle Nastassja Martin, femme-ursidée – « miedka », celle qui vit entre les mondes, dans la tradition évène -, chercheuse-poétesse, ce spectacle a forme hybride : au théâtre, au langage des mots et d’elle – Emilie Faucheux, se mêle intimement le langage des sons et de lui – Michaël Santos.
Comédienne et musicien tous deux pareillement pieds nus, en contact direct avec le sol et ses vibrations. Lui, à sa table de magicien des sons, de sa voix et de ses instruments sibyllins – mélange de système D et de technologie, thérémine artisanal, boîtiers électroniques… -, fait naître crépitements de feux, grondements telluriques et feulements animaux, bruits d’hôpitaux et de machines, respirations et apnées. Un chant diphonique emportera pendant un de ces instants magiques au théâtre les esprits au loin, abolissant les frontières d’espace et de temps.
Matières sonores, lumineuses, dramaturgiques, littéraires, s’entrelacent pour nous transporter à travers ces territoires immenses, de terres et d’âmes, avec une profondeur pétillante de fantaisie, avec une intelligence palpitante de vie.
Une performance remarquable, mais surtout un voyage rare, touchant et intense, une échappée belle qui laisse au spectateur le cœur vibrant. De ces rencontres qui marquent.

« Croire aux fauves, à leurs silences, à leur retenue ; croire au qui-vive […] ; croire au retrait qui travaille le corps et l’âme dans un non-lieu […]. Désinnerver, réinnerver, mélanger fusionner, greffer. Mon corps après l’ours après ses griffes, mon corps dans le sang et sans la mort, mon corps plein de vie, de fils et de mains, mon corps en forme de monde ouvert où se rencontrent des êtres multiples, mon corps qui se répare avec eux, sans eux ; mon corps est une révolution. » Nastassja Martin

Marie-Hélène Guérin

 

CROIRE AUX FAUVES
Un spectacle de la compagnie UME THÉÂTRE
D’après Croire aux fauves de Nastassja Martin, Éditions Gallimard, octobre 2019
Jeu, mise en scène et composition musicale Émilie Faucheux
Composition musicale et jeu Michael Santos
Création lumières et régie générale Guillaume Junot
Costumes Amélie Loisy-Moutault
Photographie Thomas Journot

Après sa création à Présence Pasteur, festival OFF Avignon 2021 (84), à voir en tournée :
16 octobre 2021 – Théâtre La Reine Blanche, Paris (75) dans le cadre du festival « Les Contagieuses »
9 Novembre 2021 – Abbaye de Corbigny (58)
19 Novembre 2021 – Le Réservoir, St Marcel (71)
7 Décembre 2021 – L’Atheneum, Dijon (21)
28 Janvier 2022 – L’Auditorium, Joigny (89)
3 février 2022 – Le Théâtre, Beaune (21)
12 Avril 2022 – Centre Culturel Aragon, Oyonnax (01).
Saison 22/23, dates à préciser : Le Théâtre, Auxerre (89) | La Fraternelle, St-Claude (39) | Théâtre de Morteau (25) | L’ECLA, St Vallier (71) | Conservatoire Grand Chalon (71) | Auditorium, Lure (70)

Amour amère : amour a-mère, par delà le bien et le mal

Edouard et Marie-Joséphine se sont aimés, trente années. Trente années à faire jaillir la vie, à bâtir, entreprendre, fonder une famille, fructifier. Leur rencontre a été un coup de foudre, de ces évidences inéluctables.
Avant, oh, avant, ils s’attendaient… dans les affres d’une jeunesse, d’une enfance d’orphelin ballotté de famille d’accueil en famille d’accueil; dans la morosité d’un médiocre mariage, pour échapper à une mère mal aimante.
Mais aujourd’hui, on enterre Marie-Jo. Edouard s’échappe un instant du brouhaha des amis, de la famille, réunis dans la pièce adjacente. Clope au bec, lunettes noires, voix au grain rocailleux, belle gueule, l’homme se réfugie près du cercueil de la très-aimée, se laisse aller aux confidences…
Penaud et malicieux, il cache sa clope éteinte dans les fleurs du cercueil.


Un cercueil, des banquettes marbrées comme des tombeaux. Quelques taches de rouge, fleurs couvrant le catafalque, bouquet au bras de l’homme. La scénographie est élégante, d’une netteté très graphique.
Des vrombissements de voitures traversent le spectacle, le crissement de l’accident qui a failli les emporter, le feulement de l’Impala bleue 1965 qui fait partie de leur flotte de location de « Tacots Rétro ».

« Putain de douleur,
putain que j’ai pleuré, je devais ressembler à Heïdi »

Chant d’amour rieur, tendre, rageur.
Avec lui, comme lui, on a le cœur serré et l’œil pétillant, parce qu’une vie, un amour, c’est comme ça, d’ombres, de sourires, d’éclats.
La deuxième clope rejoint la première…

« Elle a 15 ans de plus que moi,
la majeure partie de l’année »

Par moment, les lumières baissent, se resserrent autour de l’acteur, un piano égrène quelques notes, on glisse de la confidence au monologue intime, Edouard nous oublie, se replie. Son tangage, sa déambulation s’interrompent. L’attention des spectateurs se densifie.
Elle est morte d’un cancer, lui ne tardera pas. Maintenant qu’il a trouvé une place pour ses clopes, plus d’hésitation, hop, au milieu des fleurs. Dans les volutes de fumées, les confidences s’égrènent, et l’étau du secret se desserre.

« L’amour est un animal étrange »

Jean-Pierre Bouvier est bouleversant.
Une interprétation implacable, d’une fine justesse dans chacune de ses nuances, un art précis de la rupture, un condensé d’humanité, avec ses houles et ses douceurs, ses rires de gaieté et de douleur.
« L’amour est un animal étrange », nous dit-il, et chacun se fera juge, ou acceptera de ne pas juger, cet amour étrange, étrangement émouvant.

Marie-Hélène Guérin

 


AMOUR AMÈRE
Au théâtre La Bruyère automne 2021
De Neil Labute, adapté par Dominique Piat
Mise en scène et interprétation : Jean-Pierre Bouvier