Un Faust diablement bien mis en scène

Pas un seul souhait de ce savant ne fut exaucé. Alors, découragé il pense à mettre fin à ses jours, quand un être surnaturel lui propose un pacte : il accepte de céder son âme au Diable pour retrouver  la jeunesse et les  plaisirs. Jeune et séduisant, Faust vit avec Marguerite, paysanne dévote. Une passion dévorante. Cette dernière, éperdument amoureuse, a empoisonné sa mère, croyant l’endormir seulement pour passer une nuit d’amour avec Faust.
Mais le Diable veut faire connaître à ce dernier d’autres voluptés, d’autres aventures… Faust délaisse Marguerite  pour errer en compagnie du Diable, ignorant que celle-ci a mis au monde un fils qu’elle a noyé. Elle est emprisonnée et condamnée. Faust, qui l’aime vraiment, veut la retrouver et la sauver. Lorsqu’il parvient à la prison, elle refuse de le suivre, car elle veut expier ses crimes. Elle est mise à mort mais son âme est sauvée. Faust, lui, disparaît avec le Diable. Damné à jamais.

“Tout doit te manquer, tu dois manquer de tout”

Cette adaptation de Ronan Rivière est très réussie. Le texte est réduit : pas de sorcière ici, ni de “nuit de Walpurgis”. Absent également Valentin, le frère de Marguerite et son fameux “honneur”. Comme dans l’opéra de Berlioz, l’intrigue se noue autour du couple Faust / Marguerite, avec Méphistophélès pour personnage principal. Le texte de Goethe, magnifiquement traduit par Gérard de Nerval, n’a en rien été modifié. Ce drame romantique, ce conte fantastique ainsi présenté nous procure plaisirs esthétique et intellectuel.
Le “prologue sur le théâtre” est remplacé par un prologue écrit par Ronan Rivière lui-même ; saluons l’initiative d’avoir adapté et joué l’œuvre la plus célèbre de l’immense écrivain allemand.

L’amour, le remords, l’angoisse existentielle, la morale sont présents.
La scénographie est très belle, les costumes conformes, surtout celui de Méphistophélès, “habit écarlate brodé d’or”. Le piano apporte une note de légèreté et  peut faire diversion dans cette ambiance sombre et dramatique.
Grâce au jeu de Ronan Rivière, excellent Méphistophélès, on rit “jaune” parfois des mots d’esprit de ce Diable qui, si malveillant soit-il, est  très cultivé !
Il faut aller applaudir cette pièce au théâtre du Ranelagh, car il y a trop peu d’occasion de voir cette œuvre sur les scènes françaises.

Marie-Christine Fasquelle

FAUST
Á l’affiche du Théâtre du Ranelagh jusqu’au 26 mars 2017 (19h)
Une pièce de Goethe
Adaptation et mise en scène : Ronan Rivière
Avec : Aymeline Alix, Laura Chetrit, Romain Dutheil ou Anthony Audoux, Ronan Rivière, Jérôme Rodriguez ou Olivier Lugo, Jean-Benoît Terral

Un fil à la patte très bien ficelé par la Compagnie VIVA

Monter du Feydeau, ça ne pardonne pas. Soit on s’embourbe dans de grossières ficelles comiques, soit on s’évertue à redonner toute la verve du texte et la franche énergie qu’elle requiert. Pari gagnant pour Anthony Magnier et ses comédiens. Beaucoup de fraicheur et de judicieuses idées de mise en scène. De la folie et de la férocité. On rit franchement. Tonus, fermeté et précision chez ces acteurs de la compagnie Viva.

Un Fil à la patte, Georges Feydeau, Compagnie Viva, Anthony Magnier, Théâtre 14, critique Pianopanier© Anthony Magnier

C’est un véritable ballet de quiproquos, de mensonges et de manipulations dans une maison de fous. On connait l’intrigue : Bois d’Enghien sur le point de se marier avec une riche héritière, doit se débarrasser à tout prix de sa maitresse à scandale Lucette Gautier. Autour de lui défilent des personnages tous hauts en couleurs, dépendant les uns des autres autant que d’eux même. C’est comique, c’est absurde. Les délires y sont verbaux et sonores; la mise en scène s’attache particulièrement à cette rythmique d’interjection, de cris, de clac, de boum avec la précision chorale et musicale de la scénographie par l’utilisation originale et millimétrée du mime et des bruitages.

Un Fil à la patte, la pièce de Georges Feydeau mise en scène par la Compagnie Viva, direction Anthony Magnier, reprise Théâtre 14 copyright Anthony Magnier, critique Pianopanier

“Le comique, c’est la réfraction naturelle d’un drame”- Georges Feydeau

Encore une fois on rit beaucoup, mais si l’on rit, c’est de la folie humaine et de sa cruauté.
La pièce a reçu le Grand Prix du Jury et le prix du Jury Jeunes du Festival d’Anjou 2015, et vraiment, elle mérite d’être vue. Courez-y : vous ne serez pas déçus !

UN FIL À LA PATTE, de Georges Feydeau
Du 8 novembre au 31 décembre 2016 au Théâtre 14
Mise en scène Anthony Magnier, Compagnie VIVA
Avec : Marie Le Cam, Stéphane Brel ou Lionel Pascal, Solveig Maupu, Agathe Boudrières,  Eugénie Ravon, Gaspard Fasulo ou Xavier Martel, Xavier Clion, Mikael Taieb, Anthony Magnier ou Julien Jacob

Dates de tournée

Richard III – Loyaulté me lie : l’inquiétante fête foraine

Il trucide, trahit, complote, abuse, enferme, exécute; Richard III reste le tyran machiavélique et monstrueux que l’on connait. On a vu beaucoup d’hivers changés en étés glorieux par un soleil d’York mais jamais aucun avec deux clowns évoluant dans un décor de fête foraine. Fascinant et inquiétant. L’un se prend pour Richard III, l’autre incarne une multitude de personnages -une quarantaine au total- avec une facilité étonnante.

Richard III - Loyauté me lie Théâtre de l'Aquarium Cartoucherie Gérald Garutti Jean-Lambert Wild@Tristan Jeanne-Valès

Cet univers forain s’avère tout particulièrement séduisant. Il prend appui sur un décor de bois peint, regorgeant de trappes secrètes et autres machineries toutes aussi ingénieuses que surprenantes que l’on découvre au fil de la pièce. Il est à lui seul un personnage, mi-adjuvant, mi-opposant, et plutôt machiavélique. Les deux clowns semblent le maitriser mais se retrouvent plus d’une fois pris au piège de cette machine infernale. La cruauté et la poésie en deviennent d’autant plus intriguantes. Folie d’un roi.

L’utilisation technologique vaut le détour. On retiendra des projections de têtes animées sur des ballons de baudruche ou sur des barbes à papa. Effet magique garantie. On croise comme cela le spectre de Clarence. On se laisse surprendre, on se laisse rêver, parfois.

Richard III - Loyauté me lie Théâtre de l'Aquarium Cartoucherie Gérald Garutti Jean-Lambert Wild

“Je veux m’allier au noir désespoir contre mon âme et devenir l’ennemi de moi-même !”
Image frappante d’un clown Richard III en armure bleue ciel de porcelaine, dont il ressort une grande poésie et une grande fragilité. Serait-on touché par ce roi affreux ? La scène finale le permet peut être, en rupture avec l’esthétique du reste du spectacle… Combat et défaite d’un roi.
 

Richard III – Loyaulté me lie
D’après William Shakespeare
Avec Elodie Bordas et Jean Lambert-wild
Direction Jean Lambert-wild, Lorenzo Malaguerra et Gérard Garutti
Théâtre de l’Aquarium de la Cartoucherie
Du 3 novembre au 3 décembre 2016 – 20h

Monsieur de Pourceaugnac : ses malheurs nous font pleurer de rire

Monsieur de Pourceaugnac – spectacle vu le 18 juin 2016
A l’affiche du Théâtre des Bouffes de Nord jusqu’au 9 juillet 2016
Mise en scène : Clément Hervieu-Léger
Direction musicale : William Christie
Avec : Erwin Aros, Clémence Boué, Cyril Costanzo, Claire Debono, Stéphane Facco, Matthieu Lécroart, Juliette Léger, Gilles Privat, Guillaume Ravoir, Daniel San Pedro et Alain Trétout
Et les musiciens des Arts Florissants

 

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© Brigitte Enguerand

Peut-on rire du malheur des autres ? Ca dépend… Si le malheur des autres est rigolo, oui.” – Philippe Geluck, Le Succulent du chat.

Le sort semble s’acharner sur Monsieur de Pourceaugnac – quelle idée, déjà, d’arborer un tel patronyme ! À peine débarqué de son Limousin natal – c’est qu’il revendique haut et fort ses origines, le bougre de chauvin – pour épouser la jeune Julie, il tombe dans le premier d’une série de guets-apens qui construiront sa longue descente aux enfers. Grâce à l’imagination débridée d’Ersatz, l’amant de Julie, et à la complicité cruelle de ses deux acolytes Sbrigani et Nérine, notre Limousin va effectivement passer quelques sales quarts d’heure en compagnie d’une truculente galerie de personnages.

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Un matador créancier succède à un médecin tendance psychopathe, des archers brutaux croisent des avocats lyriques, tandis que des épouses revanchardes s’en viennent régler leur compte à notre pauvre bougre. Sans compter le père de sa promise qui ne semble plus voir d’un très bon œil cette union antérieurement scellée.
Tous les thèmes chers à Molière se trouvent concentrés dans cette comédie-ballet (trop) rarement montée : la critique acerbe des médecins et apothicaires, la dénonciation des mariages arrangés, les dégâts causés par l’argent…

 

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“Monsieur de Pourceaugnac est sans doute l’une des pièces les plus sombres et les plus cruelles que Molière ait écrites.” – Clément Hervieux-Léger

Il ne fallait sans doute pas moins que le talent de Clément Hervieu-Léger pour nous faire découvrir ou redécouvrir les aventures de Pourceaugnac. D’abord parce qu’il ne s’agit pas d’une pièce mais de l’une des comédies-ballets (écrite un an avant le Bourgeois Gentilhomme) de ce cher Jean-Baptiste et que le pensionnaire de la Comédie-Française ne s’y est pas trompé en conviant William Christie et les musiciens des Arts Florissants. Ensuite parce qu’il réunit et dirige une équipe de comédiens ébouriffante, autour d’un Gilles Privat sincèrement irrésistible. Enfin parce que la scénographie subtile et délicate alliée à ce cadre éternellement magique des Bouffes du Nord nous transporte, au gré de notre imagination, de la Cour du Roi Soleil à des paysages de campagne toscane, aux bas-fonds new-yorkais ou même à un épisode de Docteur House.

 

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Alors forcément, on rit. Enormément, follement, copieusement. On rit crescendo à mesure que Pourceaugnac dépérit sous nos yeux. Plus il sombre, plus on s’esclaffe. Aucune compassion pour le Limousin. On aime se réjouir du malheur des autres. Molière le savait et Clément Hervieu-Léger est un formidable “passeur”…

La Mouette de Thomas Ostermeier : saisissante réflexion contemporaine

La Mouette – spectacle vu le 31 mai 2016
A l’affiche de l’Odéon Théâtre de l’Europe jusqu’au 25 juin 2016
Une pièce d’Anton Tchekhov
Mise en scène : Thomas Ostermeier
Avec : Bénédicte Cerutti, Valérie Dréville, Cédric Eeckhout, Jean-Pierre Gos, François Loriquet, Sébastien Pouderoux de la Comédie-Française, Mélodie Richard, Matthieu Sampeur et l’artiste peintre Marine Dillard

La Mouette Ostermeier Matthieu Stampeur
© Arno Declair

 

« Nous connaissons la scène, il y a des hommes rassemblés et quelqu’un qui leur fait un récit »  – Jean-Luc Nancy, La communauté désœuvrée.

C’est le principe même du théâtre, évidemment. On pourrait dire de La Mouette que nous connaissons la pièce, et que les classiques sont attendus au tournant. Surtout quand ils parlent de théâtre et d’amour. Et surtout quand ils commencent avec une réflexion sur la Syrie, face public, au micro, dans un décor relativement minimaliste.

Sauf que… Thomas Ostermeier offre une version contemporaine pertinente de la pièce. Il adapte la traduction d’Olivier Cadiot, mêlant un langage quotidien avec un langage plus élaboré et poétique. Le metteur en scène tacle le théâtre contemporain avec humour et vivacité ; il interroge les nouvelles formes possibles du théâtre et de la création. La mise en scène de Nina et Treplev n’est pas sans rappeler un certain paysage de créations actuelles, à la Angelica Liddell et Romeo Castellucci, très juste, surtout dans un rapport de confrontation de deux générations de théâtre – celle d’Arkadina et celle de Nina.

 

La Mouette Ostermeier

 

Pas de vidéo pour autant, mais une artiste peignant à la brosse sur le mur du fond pendant le déroulement de la pièce. Métaphore du théâtre, comme un art qui s’élabore et évolue en direct. On croit d’abord voir se dessiner l’envol d’une mouette, puis un paysage montagneux en bordure de lac. Puis, finalement, l’artiste recouvre le tout de noir, créant un grand rectangle, un peu à la façon du « noir-lumière » de Soulages. « Noir-lumière », à l’image de ce ciel bleu chargé de nuages électriques que peint Tchekhov au bord du lac où évolue la dramaturgie. Les allusions au temps ne sont jamais anodines. Elles ne sont que le reflet de l’intériorité tourmentée et passionnée des personnages.

 

La Mouette Ostermeier

Les scènes attendues sont revisitées avec une très belle intelligence et il faut souligner le jeu des acteurs, absolument formidable. Un petit bijou qui pose avec justesse la question de la place de l’artiste dans son époque. À voir évidemment. À voir absolument.

Cyrano version Pitoiset-Torreton : comme une évidence…

 

Cyrano de Bergerac – spectacle vu le 15 mai 2016
A l’affiche du Théâtre de la Porte Saint-Martin jusqu’au 29 mai 2016
Mise en scène : Dominique Pitoiset
Dramaturgie : Daniel Loayza
Avec : Philippe Torreton, Hervé Briaux, Adrien Cauchetier, Antoine Cholet,Tristan Robin Patrice Costa, Gilles Fisseau, Yveline Hamon, Jean-François Lapalus,
Bruno Ouzeau, Julie-Anne Roth, Luc Tremblais, Martine Vandeville, Pierre Forest

 

Cyrano Philippe Torreton
© Brigitte Enguerrand

 

Courez ! Que dis-je, ruez-vous au Théâtre de la Porte Saint-Martin si vous n’avez pas encore vu l’incroyable panache de Philippe Torreton en Cyrano de Bergerac ! Après un succès considérable à l’Odéon-Théâtre de l’Europe en 2013, et une longue tournée en France, le public ne se lasse pas d’acclamer cette audacieuse mise en scène.

Le décor est planté : des chaises et des tables blanches sous la lumière blême d’une rangée de néons ; nous sommes dans un hôpital psychiatrique. L’idée parait folle, mais elle est intelligemment menée. Le texte nous parvient à merveille, révélant l’incroyable modernité de l’écriture d’Edmond Rostand.

 

Cyrano Philippe Torreton
© Brigitte Enguerrand

 

Philippe Torreton ne verse pas dans l’excès : le Cyrano qu’il incarne est dépourvu de lyrisme et d’emphase. Il s’en dégage quelque chose de pur et de radical. Les suspensions et les silences que l’acteur donne au texte nous en renvoient toute la subtilité… Ses partenaires de jeu ne tombent pas non plus dans une caricature, leur fragilité est délicate et le travail des corps, remarquable.

Frappant hommage au théâtre, art du vivant et de l’être vivant, et rien ne vaut finalement « être libre, avoir l’œil qui regarde bien, (et) la voix qui vibre ».

Britannicus, Néron et… Dominique Blanc

Britannicus – spectacle vu le 8 mai 2016
A l’affiche de la Comédie-Française jusqu’au 23 juillet 2016
Mise en scène : Stéphane Braunschweig
Avec : Clotilde de Bayser, Laurent Stocker, Hervé Pierre, Stéphane Varupenne, Georgia Scalliet, Benjamin Lavernhe, Dominique Blanc et les élèves-comédiens de la Comédie-Française

 

“Et ton nom paraîtra, dans la race future, – Aux plus cruels tyrans une cruelle injure.” – Britannicus, Jean Racine

 

Une porte immense et immaculée en avant-scène. Une porte posée, là, qui ne clôt aucun espace. Une porte seule, sans mur aucun. Une porte qui disparaîtra plus tard mais qui, pour l’heure, dévoile une Agrippine qu’on attendait depuis longtemps. Car il nous aura fallu de la patience, à nous autres fidèles spectateurs du Français. Qui avions eu la bonne surprise de voir Eric Ruf confier à Stéphane Braunschweig la mise en scène de Britannicus. Qui avions appris l’engagement de Dominique Blanc au sein de la troupe, dont le premier rôle serait celui d’Agrippine. Qui avions découvert plus tard le reste de la distribution. Georgia Scalliet en Junie, Laurent Stocker en Néron, Stéphane Varupenne en Britannicus, Benjamin Lavernhe en Narcisse, Hervé Pierre en Burrhus – l’affiche faisait déjà rêver.

Le résultat est à la hauteur de l’attente. D’abord parce que la mise en scène du tout nouvel administrateur de l’Odéon-Théâtre de l’Europe est précise, fluide, accessible, soignée, léchée, esthétique et concrète. Dans un décor ultra contemporain – immense table ornée de chaises en cuir et moquette “rouge puissance” – se dressent ces fameuses portes, symboles des coulisses du pouvoir.

 

Britannicus_Dominique-Blanc-Hervé-Pierre-Clotilde-de-Bayser-Comédie-Française
© Brigitte Enguerrand – collection Comédie-Française

 

Le résultat est là parce que Dominique Blanc est une immense tragédienne. Le personnage d’Agrippine évolue énormément tout au long de la pièce, ce qui permet à la nouvelle pensionnaire de dévoiler la palette inouïe de son jeu. Préoccupée par le changement de son fils, ambitieuse, possessive et craignant de ne plus exercer sur Néron l’autorité d’antan, elle cherche la meilleure alliance possible. Vaut-il mieux s’unir au fils de son second mari, Britannicus – un Stéphane Varupenne touchant de sincérité ? Ou bien à Burrhus, le gouverneur de Néron – formidable Hervé Pierre, tout en mansuétude et humanité ?

Le long plaidoyer-réquisitoire de l’acte IV, au cours duquel Agrippine tente d’obtenir la libération de Britannicus par Néron, est le point culminant de la pièce. Car pour tenir tête à Dominique Blanc, il ne fallait pas moins que le remarquable talent de Laurent Stocker. Ce “monstre naissant”, tel que le décrit sa propre mère, ce Néron assoiffé de pouvoir, prêt à tout pour le conserver, y compris faire assassiner son demi-frère. D’un point de vue plus psychologique, Stéphane Braunschweig veut montrer que “l’impossibilité d’obtenir l’amour de sa mère se retourne en haine”.

 

Britannicus Laurent-Stocker-Stephane-Varupenne-Comédie-Française
© Brigitte Enguerrand – collection Comédie-Française

 

Laurent Stocker campe un Néron comme pris au piège de son propre destin. Sous l’influence de Narcisse – Benjamin Lavernhe, glacial de détermination et de duplicité – il va commettre des crimes qui le dépassent : enlever Junie (la touchante Georgia Scalliet), se parjurer face à sa mère, emprisonner puis assassiner Britannicus. Laurent Stocker laisse percevoir un personnage qui est tout sauf manichéen. Comme le sont et le seront toujours les tyrans de son espèce.

Stéphane Braunschweig et Dominique Blanc font tous deux leur entrée dans la maison de Molière, leur Agrippine est au centre d’un spectacle très réussi 

1 – La scénographie traduit parfaitement le souhait de Stéphane Braunschweig de transposer la tragédie de Racine dans les coulisses d’un pouvoir façon “House of Cards” .
2 – Autour d’une nouvelle pensionnaire transcendante, les comédiens du Français nous livrent un jeu précis, nuancé, fluide, incisif et saisissant.
3 – Ce texte écrit en 1669 semble d’une terrible actualité, dans sa version  “braunschweigienne” 2016.

L’Avare, version dynamite de Ludovic Lagarde

L’Avare – spectacle vu le 23 avril 2016 à la Comédie de Reims.
Voir les dates de tournée ici
Mise en scène : Ludovic Lagarde
Avec : Laurent Poitrenaux, Christèle Tual, Julien Storini, Tom Politano, Myrtille Bordier, Alexandre Pallu, Marion Barché, Louise Dupuis

La peste soit de l’avarice, mais pas de cet Avare-là !

Harpagon est dans l’import-export et il a transformé sa maison en entrepôt pour garder sous les yeux sa marchandise : des dizaines de caisses, palettes, boîtes, s’amoncellent sur le plateau. Mais aujourd’hui, on lui a donné du « cash », qu’il a dû dissimuler dans son jardin. Angoisse insupportable, le jour où il doit annoncer son mariage avec la jeune Marianne…

C’est l’une des nombreuses grandes idées de Ludovic Lagarde, qui s’empare de ce classique en le transposant dans notre siècle actuel. Ce qui est toujours un défi : les exégètes ronchons s’interrogent souvent sur l’utilité de ce qui peut être perçu comme une coquetterie. Il n’est en rien ici !

Tout au long de ces 2 heures 40, on entend Molière sous un jour inédit, grâce aux efficaces trouvailles qui en soulignent le sens… Au point qu’on se demande souvent si le texte n’a pas été réécrit, tant il semble coller à ces partis-pris de mise en scène. C’est ici que la magie survient : pas une ligne n’a été modifiée (à l’exception de la toute fin, allégée), et tout fonctionne à merveille.

 

L'Avare_Ludovic_Lagarde_1
©Pascal Gély

La troupe de comédiens réunie par Ludovic Lagarde a l’énergie communicative. Il faudrait tous les citer, mais on retiendra Alexandre Pallu, qui compose un hilarant Valère, lèche-bottes et manipulateur, Myrtille Bordier, qui campe une Elise à la limite de la bipolarité, et Louise Dupuis, formidable Maître Jacques, tenancière de food-truck, toute en irrévérence gouailleuse.

Et puis, bien sûr, il y a Laurent Poitrenaux. Il virevolte, il sautille. Il éructe, il minaude. Il s’agite, il s’étire. Il terrorise son petit monde, tout en souffrant au plus profond de son propre avarice. Il exploite au mieux la palette infinie de son jeu et de son corps élastique pour nous proposer un Harpagon halluciné, emprisonné dans sa folie violente, absurde sans être mortifère, presque flamboyante. Ce soir-là, à la Comédie de Reims, les 700 spectateurs se sont levés d’un seul homme pour une longue ovation. Et cet hommage unanime, rare sur une scène nationale, était payé comptant.

Cet Avare a été créé en octobre 2014 à la Comédie de Reims et a beaucoup tourné depuis : la centième n’est pas loin, d’autres dates sont à venir en Province et c’est tant mieux !

1 – Les trouvailles de Ludovic Lagarde et de ses comédiens ne sont jamais gratuites et on entend le texte de Molière comme rarement.
2 – Laurent Poitrenaux, hallucinant Harpagon, chef d’entreprise et de famille, mène une troupe à l’énergie communicative.
3 – Il est réellement incompréhensible qu’aucune scène nationale parisienne n’ait encore programmé cet Avare…il est encore permis d’espérer.

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Reprise du Tartuffe de Luc Bondy à l’Odéon Théâtre de l’Europe

Le plateau des Ateliers Berthier façon échiquier géant nous invite à une partie où tous les coups sont permis. Que d’énergie dans ce spectacle, de plaisir, de sensations, de beauté, de subtilité, d’intelligence, d’efficacité, de trouvailles. Ce qui passionnait Luc Bondy dans Tartuffe, c’est l’histoire de famille que raconte la pièce – “parce qu’elle fournit un modèle de toute une société”. Et quelle famille que celle d’Orgon ! À commencer par lui, ce maître de maison qui ne l’est plus du tout, un être influençable, malléable, manipulable. En adoration totale devant celui qui l’a “tartuffié”.

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© Thierry Depagne

Les histoires de famille finissent mal en général, mais pas toujours…

Autour d’un formidable Samuel Labarthe, tous semblent en souffrance. Son épouse Elmire – flamboyante Audrey Fleurot qui reprend le rôle créé par Clotilde Hesme – délaissée, négligée, abandonnée… Sa fille Marianne – la prometteuse Victoire du Bois qui fut une magnifique Sacha, dans l’Ivanov de Luc Bondy – introvertie, timide, gauche, mal dans sa peau, éperdue d’amour et promise à un autre. Son fils Damis, – irrésistible Pierre Yvon – impétueux et prêt à en découdre avec la monstruosité, l’ignominie qui rôdent dans la demeure. Son frère, peut-être le plus raisonnable de tous, et sa mère, encore plus entichée de Tartuffe représentent les deux extrêmes de cette cellule familiale moribonde.

Pour faire éclater ce noyau familial, pour en dénouer les liens un à un, Luc Bondy avait eu cette idée géniale de faire appel à Micha Lescot. Longiligne en dépit d’une fausse bedaine, dégingandé, svelte et voûté, agile et souple, il apparaît brusquement, il est là sans qu’on l’ait vu arriver. Malsain à souhait, obséquieux, inquiétant, dérangeant, louche, menaçant, terrifiant. Evoquant une sorte de créature mi-insecte, mi-lombric. Toutes ses scènes sont glaçantes, même si certaines nous font rire, comme celle où il s’en prend à Damis. Pas de doute, Luc Bondy nous a légué ici une mise en scène mémorable, et pleine de vie…

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Jean Giraudoux déclarait que “la plupart des pièces que nous considérons comme des chefs d’oeuvre tragiques ne sont que des débats et des querelles de famille” :

1 – C’est bien sous cet angle que Luc Bondy avait abordé l’une des plus belles pièces de Molière.
2 – La distribution qui n’est pas celle d’origine est encore plus percutante, notamment grâce au talent de Samuel Labarthe.
3 – Sur le plateau, on assiste à une histoire parallèle : celle d’une troupe de comédiens devenus orphelins, qui chaque soir rend hommage à un immense artiste.

Tartuffe – Spectacle vu le 28 janvier 2016 aux Ateliers Berthier
A l’affiche de l’Odéon-Théâtre de l’Europe jusqu’au 25 mars 2016
Mise en scène : Luc Bondy

 

La Cerisaie de Christian Benedetti, percutante

Pour moi, il y a Tchekhov, Shakespeare, Molière… et les autres. Et pour moi, en première place du trio, il y a Tchekhov. Alors forcément, je guette les multiples mises en scène de ses différentes pièces, et s’il m’arrive d’être déçue je ne manquerais pour rien au monde ces rendez-vous. Et forcément, parmi ces rendez-vous, je ne pouvais louper la rencontre d’exception avec la Cerisaie de Christian Benedetti. Car amoureux de Tchekhov, il l’est depuis fort longtemps ! À tel point qu’il s’est lancé, voilà plus de cinq ans, dans le projet de monter l’intégralité de l’œuvre. Après La Mouette, Oncle Vania et Les Trois Sœurs, voici donc “sa” Cerisaie. Ultime pièce d’Anton Tchekhov. Celle dont il sait qu’elle sera la dernière. Celle qui l’accompagne inexorablement vers la mort.

Comme le dit très justement Christian Benedetti, “il faut accepter de ne pas tout comprendre chez Tchekhov”. Cette œuvre inépuisable est souvent traduite par des mises en scène obscures, nébuleuses, voire inintelligibles… Rien de tout cela chez Benedetti ! Son spectacle est fluide, limpide. Il s’écoule à toute vitesse. Il nous embarque dès les premières secondes. A tel point qu’on a du mal à les quitter, ces Lioubov, Varia, Lopahkine, Gaïev et consorts. On ressort nostalgique. Car on a passé des moments de pur bonheur avec chacun d’eux. Outre le rythme effréné, la scénographie dépouillée, réduite à l’essentiel – celle-là même que Tchekhov revendiquait – la vraie réussite de ce spectacle tient à la direction d’acteurs. Christian Benedetti parvient à faire cohabiter leurs partitions respectives, à nous enticher de chacun des rôles, à guetter les instants de collision. La distribution est parfaite : il faudrait tous les citer.

Au final, on quitte le Théâtre du Soleil en rêvant de ces “Nuits Tchekhov” que la Compagnie Benedetti nous offrira un jour. Tant il est vrai que ce dialogue privilégié entre les deux compères est délicieusement infini…

Poursuivant ce qui, un jour, fera date dans l’exploration de l’œuvre de Tchekhov, Christian Benedetti nous jette un sort :

1 – La pièce “aussi abstraite qu’une symphonie de Tchaïkovsky”, il sait nous la rendre accessible et perceptible.
2 – Trop souvent l’émotion n’est pas au rendez-vous ; ici on rit, on pleure, on est gai et mélancolique.
3 – Cette mise en scène libérée de tout artifice rejoint le propos de Tchekhov : “il faut effrayer le public, c’est tout, il sera alors intéressé et se mettra à réfléchir une fois de plus”.

À ne louper sous aucun prétexte : une conversation avec le génie Tchekhov, orchestrée de main de maître par Christian Benedetti.

La Cerisaie – Spectacle vu le 31 janvier 2016 au Théâtre du Soleil
A l’affiche jusqu’au 14 février 2016, puis en tournée
Adaptation du texte d’Anton Tchekhov : Brigitte Barilley, Laurent Huon, Christian Benedetti
Mise en scène : Christian Benedetti