Roméo et Juliette, version populaire : la peste soit sur les Montaigu et les Capulet

Tout d’abord, il faut souligner l’adaptation de Manon Montel, qui nous donne à entendre le texte avec justesse et gourmandise. On oscille entre des moments de grande virtualité textuelle et de la trivialité joyeuse, avec un goût de l’efficacité et de l’ironie qui ne fait pas défaut.

La mise en scène simple, avec des mouvements de corps et d’objets très sobres, quelques bouts de tissus et de falbalas et aussi une transmission populaire de la langue de Shakespeare, le tout ponctué par des compositions originales de Samuel Sené, pour violoncelle, accordéon, guitare et voix, qui nous invitent presque à un bal populaire d’une province campagnarde et avec des danses grâcieuses comme des fleurs ou des papillons et des combats chorégraphiés.

On palpite évidemment avec Roméo -Thomas Willaime- et Juliette -Manon Montel- à leurs émois et à leurs passions et l’on sent la main inéluctable du destin façonner leur existence, malgré un Roméo un peu niais qui nous ferait presque dire qu’il a bien cherché ce qui lui arrive. Mais l’on sent surtout la toute-puissance des maîtres et du patriarcat incarné, lors d’une scène, dans le clouement au pilori de Juliette par son père et par toutes les voix méchantes des hommes, interprétées par un trio qui évolue comme un mobile sur scène et nous emmènerait presque du côté du surréalisme.

On se dit que ce texte n’a vraiment pas pris une ride et qu’ils sont vraiment trop bêtes tous ceux-là de s’entretuer ainsi et de se suicider ou de tenter de tromper la mort pour mieux la servir. On pense qu’il s’agit de comportements révolus, éloignés de notre quotidien, ceux qui régissent Vérone, une mentalité qui n’est plus de ce monde, or l’actualité se fait régulièrement l’écho d’anecdotes similaires, même s’il ne s’agit plus de la fine fleur de la ville.

La fin de la pièce, la mort de Juliette, mériterait un accompagnement musical pour laisser le spectateur un peu plus longtemps dans son intériorité et dans l’histoire qui s’arrête sèchement et nous sort alors du songe avec trop de violence.

Ce «Roméo et Juliette» revisité ravit le spectateur et semble être un spectacle parfait pour découvrir ou redécouvrir Shakespeare et l’aimer. Bravo à la compagnie Chouchenko qui nous fait passer un vrai bon moment de théâtre.

 – Isabelle Buisson –

Roméo et Juliette, de William Shakespeare à l’affiche du Lucernaire 
Jusqu’au 1er juin  – mardi au samedi 20h, dimanche 17h
Mise en scène : Manon Montel
Avec Xavier Berlioz, Jean-Baptiste des Boscs, Claire Faurot, Manon Montel, Leo Paget et Thomas Willaime

crédits photos : Michel Cavalca

 

Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée : vent de fraicheur au Studio-Théâtre de la Comédie-Française

Le Studio-Théâtre de la Comédie-Française propose régulièrement de véritables merveilles théâtrales et cette courte pièce en un acte d’Alfred de Musset en fait partie. Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée est une friandise qui se déguste, un petit bonbon sucré qui fond doucement et vous enivre. Une fois de plus, on ressort sur un nuage, ébahi par ce que l’on vient de voir sur cette petite scène.

Ce proverbe, forme théâtrale développée au XIXèmesiècle et jouée en première partie des spectacles dans l’espace réduit de l’avant-scène, entre le rideau et le bord du plateau, dévoile une langue riche, élégante, noble, raffinée, fluide et cristalline. L’écriture d’Alfred de Musset est un délice qui n’a rien perdu de son actualité. Il dépeint les rapports entre les hommes et les femmes sans artifice, comme une jolie mélodie dans l’air du temps depuis toujours. L’échange entre le Comte et la Marquise semble intemporel, universel. Laurent Delvert choisit d’ailleurs de transposer l’action dans un univers contemporain, très épuré. Un loft parisien ? La véranda d’une maison de campagne ? Un atelier d’artiste ? On ne sait vraiment. Il y règne une atmosphère paisible, douce et sereine.

La voix mélodieuse de Jennifer Decker envahit tout l’espace. Elle se déplace, légère, à la manière d’une danseuse, d’un ange, d’une nymphe. Espiègle, malicieuse, lumineuse, elle fait tourner en bourrique ce pauvre Comte. Christian Gonon, très élégant et distingué, incarne un séducteur tout en finesse, réellement amoureux et cherchant à trouver sa place auprès de cette jeune femme. Leur duo fonctionne parfaitement.

L’art de la conversation galante et mondaine prend ici tout son sens. Les répliques fusent et une tension dramatique s’installe immédiatement entre les deux personnages. La direction d’acteur de Laurent Delvert et quelques belles trouvailles de mise en scène soulignent l’humour du texte. On remarquera particulièrement les très beaux costumes de Christian Lacroix et l’intégration astucieuse des bruits extérieurs de la rue dans le dispositif.
L’image finale, sublime, de ce couple enlacé et lancé dans une valse tout en ombres et lumière, reste ancrée dans l’œil du spectateur et le berce encore de longues heures. On sort, rue de Rivoli, doux rêveur, un peu hagard. Il faut retrouver ses esprits…doucement.

Alban Wal de Tarlé


IL FAUT QU’UNE PORTE SOIT OUVERTE OU FERMÉE

À l’affiche du Studio-Théâtre de la Comédie-Française du 23 mars au 7 mai 2019
Mise en scène Laurent Delvert
Avec : Jennifer Decker et Christian Gonon

Photos : © Brigitte Enguérand

La Locandiera d’Alain Françon : un retour aux sources, entre classicisme et modernité

Pour sa neuvième création à la Comédie-Française, Alain Françon monte la plus célèbre pièce de Carlo Goldoni, La Locandiera, dont la dernière mise en scène sur ces planches date de 1981, par Jacques Lassalle avec Catherine Hiegel dans le rôle-titre.
Alain Françon s’entoure d’une équipe artistique brillante, Jacques Gabel à la scénographie, Joël Hourbeigt à la lumière et Renato Bianchi pour les costumes. Proposant des images fortes, la combinaison de ces différents éléments associée aux postures quasi chorégraphiées des comédiens fait immédiatement penser aux gravures d’époque illustrant des scènes de genre. De la pointe de son crayon, Alain Françon esquisse en quelques coups des silhouettes et des situations, tout en légèreté et en expressivité. La tension dramatique et l’évolution des rapports unissant les personnages sont soulignées avec force et justesse par la belle création sonore de Marie-Jeanne Séréro.

Cette équipe “maison”, habituée à travailler ensemble, restitue admirablement l’ambiance de cette “locanda” florentine, offrant ainsi un magnifique écrin aux comédiens.
Le talent d’Alain Françon en tant que directeur d’acteur n’est plus à prouver et cette Locandiera nous le rappelle. En s’appuyant sur la nouvelle traduction de Myriam Tanant, immense et regrettée spécialiste du théâtre italien, on distingue ici très nettement les rouages de l’intrigue, les fils qui relient entre eux les différents protagonistes et que manient habilement cette chère Mirandolina, interprétée par la piquante et pétillante Florence Viala.

Ciselée, intelligente et d’une modernité surprenante, l’écriture de Goldoni nous offre d’irrésistibles bons mots, de croustillantes joutes verbales ainsi qu’une langue vive et enlevée, riche mais toujours accessible. Le public fait preuve d’une belle attention et rit de bon cœur. D’allure légère et usant des artifices classiques de la comédie du XVIIIème, cette pièce phare de Carlo Goldoni se dévoile plus complexe qu’il n’y paraît. Après s’être amusé de certains personnages clownesques, Hervé Pierre et Michel Vuillermoz égaux à eux-mêmes, la pièce se termine sur une note plus sombre diffusant un sentiment partagé de gaieté et de mélancolie.

Alain Françon offre la vision d’une Mirandolina indépendante, libre, et franche. Florence Viala est l’interprète idéale pour donner toute sa substance à cette figure féminine affirmée, loin de la vision simpliste d’une séductrice minaudant au milieu de ses prétendants qui a pu en être parfois donnée.
La distribution se pare de formidables seconds rôles, dont le succulent duo de précieuses composé de Clotilde de Bayser et Coraly Zahonero, et notamment la présence de Noam Morgensztern, dont la force comique, déjà éprouvée dans son Singulis en 2017, saute ici aux yeux. Sa présence, encore discrète sur les planches du Français, s’étoffe d’ailleurs cette saison de quelques belles prises de rôle.
L’harmonie, l’équilibre et la justesse règne sur le plateau de la salle Richelieu, offrant un beau moment de théâtre à son public. Un grand texte, une belle et solide mise en scène dans la tradition et toujours ce plaisir d’aller au théâtre un dimanche après-midi !

Alban Wal de Tarlé

LA LOCANDIERA
À l’affiche de la Comédie-Française jusqu’au 2 février 2019
Mise en scène Alain Françon
Avec : Florence Viala, Coraly Zahonero, Françoise Gillard (en alternance avec Clotilde de Bayser), Laurent Stocker, Michel Vuillermoz, Hervé Pierre, Stéphane Varupenne, Noam Morgensztern et Thomas Keller (comédien de l’académie de la Comédie-Française)

 

Photos : © Christophe Raynaud de Lage

“Il n’y a que la foi qui sauve”, Claudel ou la foi et l’exaltation

Le plateau est énorme, vide. Au sol, de larges taches mauves le recouvrent, entremêlées de rouge. Le noir se fait, le spectacle va commencer. Soudain, une pluie de sable s’abat sur le milieu de la scène, fine et délicate d’abord, puis de plus en plus dense. Surgit de derrière cette pluie, une jeune femme, en robe lavande. La pluie cesse et laisse découvrir cette gracieuse apparition, Marthe, épouse pieuse et dévouée de Louis Laine, fraîchement débarquée aux Etats-Unis.
Une fois écoulé, le sable forme un petit îlot, carrefour de leurs errances, de leurs doutes, de leur amour. C’est là qu’ils rencontrent Letchy Elbernon, une actrice émancipée américaine, l’élégance incarnée –  Francine Bergé arbore le rouge avec grande classe- et Thomas Pollock, un riche homme d’affaires en baskets blanches Veja- la dernière mode. Choc de la rencontre, des cultures, des idéaux. Entre élan sublime et vague destructrice.

“Moi je connais le monde. J’ai été partout. Je suis actrice, vous savez. Je joue sur le théâtre.
Le théâtre. Vous ne savez pas ce que c’est ?”

Les ennuis commencent avec cette proposition de Thomas Pollock à Louis Laine : échanger sa femme Marthe contre une poignée de dollars. Plus qu’un simple échange monétaire et sentimental, Claudel met en lumière dans ce drame intime les relations conflictuelles d’un moi pluriel. Il le dit lui-même:  “je me suis peint sous les traits d’un jeune gaillard qui vend sa femme pour retrouver sa liberté. J’ai fait du désir perfide et multiforme de la liberté une actrice américaine, en lui opposant l’épouse légitime en qui j’ai voulu incarner la passion de servir. En résumé, c’est moi-même qui suis tous les personnages, l’actrice, l’épouse délaissée, le jeune sauvage et le négociant calculateur – lettre du 29 avril 1900. Les couples bataillent, ils ne savent pas comment être au monde, tragédie intime, tragédie humaine. Pour Marthe, “il n’y a que la foi qui sauve”, c’est peut-être la seule qui a finalement trouvé son salut…

“Dans votre vie à vous, rien n’arrive. Rien qui aille d’un bout à l’autre. Rien ne commence, rien ne finit. Ca vaut la peine d’aller au théâtre pour voir quelque chose qui arrive. Vous entendez ! Qui arrive pour de bon ! Qui commence et qui finisse !”

La scénographie épurée met parfaitement en valeur cette très belle distribution d’acteurs. Il parait que la respiration dans le texte de Claudel permet de comprendre des choses de l’âme… C’est dire sa beauté, c’est dire sa difficulté aussi. Le texte nous parvient, aussi exigent soit-il, mais pas complètement. Peut-on vraiment arriver à toucher le sublime ?                           Anne-Céline Trambouze 

L’Echange, de Paul Claudel (première partie) à l’affiche des Gémeaux, Sceaux
Jusqu’au 22 décembre  – mercredi au samedi 20h45, dimanche 17h
Mise en scène : Christian Schiaretti
Avec Francine Bergé, Louise Chevillotte, Robin Renucci, Marc Zinga

crédits photos : Michel Cavalca

La délicate ménagerie de verre de Charlotte Rondelez

« The play is memory » : c’est ainsi que Tennessee Williams présente lui-même sa pièce “La ménagerie de verre”. Dans la mémoire, tout peut être exagéré ou éludé. Le monde est forcément affecté par la charge affective et émotionnelle liée aux souvenirs de Tom. C’est lui, Tom, le fils ainé, qui nous raconte ses années passées entre sa mère Amanda et sa soeur Laura, après que le père les a quittés sans un mot. Le prisme de sa mémoire nous présente une mère complexe, névrosée, nostalgique, obsédée par sa jeunesse perdue. Une mère exaspérante, qui ne peut s’empêcher de tout régenter, une mère prête à tout pour protéger ses enfants… À tout, même au pire…

La Menagerie de Verre Poche Montparnasse Mise en scène Charlotte Rondelez © Pascal Gely

“ Il y a dans la pièce un cinquième personnage qui n’apparait pas, sauf dans cette photographie grand format au-dessus du manteau de la cheminée. C’est notre père qui nous a abandonnés voici longtemps.

La scène principale de la pièce, le point culminant de cette histoire à trois, le souvenir le plus violemment ancré en Tom, c’est cette soirée organisée par Amanda pour présenter sa fille handicapée à un “galant”, l’une des connaissances de Tom. Mélangeant le sexe et la survie, échafaudant des plans scabreux de mariages destinés à résoudre les problèmes de leur vie matérielle et sentimentale, Amanda provoque la catastrophe ultime qui finira de les faire basculer dans le repli et la misère…

Pour explorer la mémoire de Tom, Charlotte Rondelez a pris le parti d’une mise en scène plutôt sobre, qui s’appuie essentiellement sur le jeu de quatre excellents comédiens.
Autour d’une Cristiana Reali qui endosse avec brio le costume d’Amanda, Charles Templon est un narrateur tout en douceur et délicatesse, tandis que Félix Beaupérin (le “galant”) amène avec charme et fantaisie les rares moments légers de la pièce.

La Menagerie de Verre Poche Montparnasse Mise en scène Charlotte Rondelez

“ Des petits objets décoratifs, des bibelots principalement ! Surtout des petits animaux en verre, les plus petits animaux du monde. Maman appelle ça une ménagerie de verre ! 

Mais c’est Ophélia Kolb qui attire tous nos regards. Par son jeu admirable et tellement nuancé, elle parvient à exprimer la fêlure mystérieuse de son personnage. Tantôt larmoyante et effrayée, tantôt rougissante et câline, elle nous cueille à chaque instant. La scène finale de confrontation avec Jim est le moment le plus réussi de ce spectacle qu’il ne faut pas rater !

-Sabine Aznar-

La Menagerie de Verre Poche Montparnasse Mise en scène Charlotte Rondelez

À l’affiche du Théâtre de Poche-Montparnasse mardi au samedi 21h, dimanche 17h30
Mise en scène : Charlotte Rondelez
Avec Cristiana Reali, Ophelia Kolb, Charles Templon, Félix Beaupérin

Kohlhaas, un désir de justice

Michael Kohlhaas est un éleveur de chevaux sans problème, qui rêve de voir battre son cœur en harmonie au milieu du cercle des hommes. Victime naïf de l’abus de pouvoir d’un noble, à qui il avait confié ses chevaux, il ressentira cette aiguille à “l’intérieur de l’enclos de son cœur”, comme une fissure annonciatrice de l’effondrement irrésistible.

Il ne contient sa soif de vengeance qu’avec l’espoir que la justice sache l’apaiser. Mais elle l’abandonnera bien vite, avec un cynisme et un dédain qui ne lui laisseront que la violence pour seule échappatoire.

Même la bible ne lui donne plus la force de pardonner; ce pardon qui lui est impossible, tant que ses beaux et noirs chevaux ne lui seront pas rendus.

“Si le désir des injustes est la vengeance,
quel peut être donc le désir des justes”, si ce n’est la justice ?

 


Monologue à plusieurs personnages et un narrateur, le texte de Baliani questionne avec poésie les mécanismes qui nous entrainent de la naissance de la souffrance vers la violence aveugle. Kohlhaas est l’histoire de cet homme ordinaire qui bascule dans la violence extraordinaire, poussé par la justice des hommes au service des plus forts et des puissants. Histoire du XVIe siècle ou histoire d’aujourd’hui ?

Kohlhaas voulait tout simplement la justice, il voulait rester homme parmi les hommes, dans ce cercle idéalisé auquel il croyait, mais les hommes l’en ont chassé. Qui peut avoir le droit de déchirer ainsi le cercle du monde ?

La mise en scène de Julien Kosselek est toute en finesse et en précision. Sur scène, une chaise et 2 haut-parleurs, dans la salle un public transporté, et l’âme d’Heinrich von Kleist qui flotte… et voici le théâtre sublimé !

Du sur-mesure pour Viktoria Kozlova, qui livre une prestation exceptionnelle, époustouflante. Jouant de malice, d’une fougue vissée au corps et d’un accent terriblement enchanteur et séduisant, elle nous raconte cette histoire avec passion comme personne. Elle incarne avec toute sa chair une histoire d’hommes et de cercle idéalisé du monde, qui se brisent sous les coups portés par l’injustice et l’abus de pouvoir.

Un tel tourbillon mérite bien un Molière … on en reparlera !
KOHLHLAAS
Texte Marco Baliani et Remo Rostagno
D’après Michael Kohlhaas de Heinrich Von Kleist
Mise en scène Julien Kosellek
Création sonore Cédric Soubiron
Interprétation Viktoria Kozlova
Avignon Off 2018 : au Train bleu du 6 au 29, relâche les lundis

[youtube https://www.youtube.com/watch?v=I7pHp0USGx8&w=560&h=315]

Bohème, notre jeunesse – pour l’amour de l’art, et de l’amour.

Sortons de nos sentiers battus, et osons une fugue vers l’opéra… C’est la talentueuse metteuse en scène Pauline Bureau dont on a tant aimé Les Bijoux de pacotille ou Mon cœur qui nous y entraîne, nous prenant la main de son délicat talent.

La Bohème, œuvre « maison », a été jouée 1522 fois à l’Opéra-Comique depuis sa création. 113 Mimi, 94 Rodolphe ont défilé sur ses planches… Puccini lui-même avait pris ses quartiers à l’Opéra-Comique pour superviser l’adaptation en français de ces œuvres : c’est dire si cette Bohème se sent chez elle entre ces murs !
On nous propose là une version « légère », 1h30, avec un orchestre réduit, une version voulue plus mobile, plus accessible, resserrée sur l’intimité de ses personnages, « la fragilité de leur condition, la fraîcheur de leurs émotions ». Il y a quelques protagonistes en moins. Des hommes, car des femmes, il n’y en a que deux dans cette œuvre : Pauline Bureau a souhaité préserver l’intégralité de leurs rôles, pour rééquilibrer un peu la présence des femmes dans cet univers si masculin – reflet d’une époque.
 

Il faut redire combien l’harmonie de Puccini est d’une clarté,
d’une transparence et d’une précision sublimes.

Marc-Olivier Dupin, adaptation musicale

 

Une haute façade noire nous fait face, sous les ors de la vénérable salle de l’Opéra-Comique, très minérale, très contemporaine. Elle prend vie en se faisant tableau noir où s’écrit comme à la craie une lettre que Mimi, petite provinciale fraîchement débarquée à Paris, rédige pour rassurer sa mère…
Une belle projection d’immeubles parisiens vient recouvrir ces murailles d’obsidiennes, fenêtres, enseignes, pierres noircies de suie, on y est ! C’est un Paris de la fin du XIXe qui se dessine, un panneau s’estompe, l’appartement de Rodolphe s’ouvre et devient une autre scène, petit théâtre de tréteaux perché au premier étage d’un immeuble qui a perdu de sa superbe. La bohème, ce sont ces jeunes gens d’hier, pas si loin des jeunes gens d’aujourd’hui, étudiants, artistes en devenir, cousettes, grisettes, fauchés, coloc’ et débrouille, un jour on a de quoi becqueter, le lendemain de quoi se payer un verre chez Momus, au gré d’un petit boulot, d’un tableau vendu, d’un « papier » commandé par une revue… des jeunes gens qui se réchauffent d’amitié, d’eau-de-vie, d’un poêle garni de la dernière pièce de l’auteur de la bande et d’amours fiévreuses.
 

C’est le frottement entre hier et aujourd’hui qui crée l’univers de Bohème, notre jeunesse.
Deux époques qui dialoguent et s’éclairent mutuellement.
Pauline Bureau, adaptation et mise en scène

 

La mise en scène est fluide, malicieuse, pleine d’humanité, de légèreté et de poésie. Pauline Bureau comme elle sait le faire utilise avec une grande subtilité la vidéo (belle création de Nathalie Cabrol), jamais redondante, toujours utile et élégante. Elle ne se refuse pourtant pas à offrir au spectateur des images d’un grand lyrisme, où la nature – une neige tombant doucement, une silhouette d’arbre dénudé – s’immisce dans la ville et invente un espace plus irréel, plus affectif.
L’orchestre glisse avec à-propos au milieu de ses sonorités classiques quelques notes d’accordéon, qui apportent une touche de bal populaire, une ombre de nostalgie.
Les chanteurs ont l’âge et la fougue de leurs rôles, la voix bien timbrée et une belle expressivité, sans emphase mais avec une riche sensibilité. Un « parlé-chanté » plus théâtral, plus quotidien, alterne avec des duos flamboyants ou poignants, à la hauteur du drame qui se noue – car il faut bien qu’un drame se noue…
Le final, déchirant, sous une lune gigantesque dans une lumière de crépuscule, laisse les gorges nouées.

Marie-Hélène Guérin

 

BOHÈME, NOTRE JEUNESSE
À l’affiche de l’Opéra-Comique jusqu’au 17 juillet 2018
D’après La Bohême de Giacomo Puccini
Adaptation musicale : Marc-Olivier Dupin
Direction musicale : Alexandra Cravero
Adaptation, traduction et mise en scène : Pauline Bureau
Avec Sandrine Buendia, Kevin Amiel, Marie-Eve Munger, Jean-Christophe Lanièce, Nicolas Legoux, Ronan Debois, Benjamin Alunni et Anthony Roullier
Orchestre : Les Frivolités Parisiennes

Photographies @Pierre Grosbois

L’étoffe des rêves

« We are such stuff as dreams are made on, and our little life is rounded with a sleep. » – William Shakespeare.

A Pantin, au 49 de la rue des Sept Arpents, à quelques pas du métro Hoche, il y a une porte magique. Une porte qui ouvre sur le rêve, sur l’imaginaire, un lieu qui vous emporte loin de Paris, loin de votre vie, loin de tout.
Peut-être plus près de vous-même.

Entre les supérettes exotiques improbables et les réparateurs de téléphone portable, il y a une brèche. Il ne faut pas la manquer, il faut s’y enfoncer. Sans précaution. C’est la porte du Théâtre. Un théâtre pauvre et riche à millions, riche de ses folies et de ses costumes imprégnés de la sueur des comédiens, aux doublures teintes de maquillage, auréolés de sel, mais aussi brillants de vieil or, bruissants du poids des étoffes sur les parquets de chêne, un théâtre riche de son humanité, de ses humanités, de l’infini de l’humain, de ses pluriels.

Dans cette brèche, Shakespeare s’engouffre avec vous.

La Tempête.
Des êtres humains s’agitent sur le sable, s’ébrouent derrière l’immense voile écru. On entrevoit des miracles, des mirages. Shakespeare accompagne la folie des hommes, la dépèce, la fait tournoyer avec brio dans son moulin de flammes verbales, parfois tempérées d’amour, ou attisées de troubles et de colères.
Des clochettes retentissent, les bâtons de pluie font trembler l’air, les tambours immobilisent le silence, les flammes teintent l’espace, s’éteignent dans le sable. L’homme s’y vautre, s’y enterre, s’y noie, et en ressort. La tempête du théâtre transforme les hommes, les fait voir à eux-mêmes dans un miroir joyeusement déformant, leurs bassesses, leurs miraculeuses beautés, leurs désirs, des plus purs aux plus vils, leurs colères profondes et légères, l’ignominie de leurs vices comme la candeur de leurs espoirs.

 © Nourdine Mefsel

Une plaque de métal tremble et nos coeurs s’agitent, le navire est là, derrière un voile de brume, peuplé de mille silhouettes. La machine du théâtre se met en branle, dans la lueur des projecteurs et des bougies. Du sable, des bambous, des canisses, l’élégante silhouette d’un tronc de bois flotté, des voiles qui se hissent, se tordent, qui recèlent en leurs noeuds des princes, des songes, des mystères, des comédiens qui livrent leurs corps et leurs âmes pour emplir l’instant d’émerveillement.

Comme les naufragés du navire shakespearien, nous sommes des enfants, éblouis par un banquet de fruits miraculeux présenté dans une conque botticellienne, attirés par l’apparat des atours de velours galonnés d’or suspendus hors de portée, estomaqués par le surgissement de la beauté.

Des hommes enchevêtrés, empêtrés les uns dans les autres, débrouillant comme il le peuvent, l’écheveau de la vie. Joie du ridicule. Rires. Rires.

Et la musique de la beauté qui flotte, apparaît, disparaît, nous caresse, et nous réveille en sursaut.

Nous sommes les jouets dociles de cette marée de théâtre, et nous échouons sur le sable à la fin de la représentation, l’esprit bruissant de toutes les images qui nous ont transportées.

Et nous voilà, sur le bitume luisant de pluie, à nous diriger vers le métro. Était-ce un rêve?

– Agnès T. –

« La Tempête »
De William Shakespeare
Au Théâtre des Loges – Pantin

Mise en scène de Michel Mourtérot
au Théâtre des Loges, 49 rue des Sept Arpents 93500 Pantin M° Hoche
Jusqu’au 1er juillet 2018 le vendredi et samedi à 20h30, le dimanche à 16h30.
Tarif Plein: 18 Euros, Réduits, 12 et 6 euros.
Réservations: 01 48 46 54 73 ou 06 15 23 80 28

Ibsen , un maître du scenario

Vous pensez peut-être qu’Ibsen est un dramaturge ennuyeux, au texte à dépoussiérer, et bien vous vous trompez complètement. Ibsen est un maître de la structure et du scénario – meilleur qu’une série télé -, un ficeleur de dialogues, un trifouilleur de sentiments profonds (la famille, l’hérédité, la morale, les non-dits) et il taille des costards sur-mesure, à ses personnages entiers dans leur fonction et dans leurs devoirs. Aucun trou, aucune perte, aucun temps mort, tout arrive à point et vous retourne les situations jusqu’aux révélations ultimes.

Bien sûr, le thème des « Revenants », lourd de sa morale protestante, pourrait là aussi ennuyer le spectateur du XXIe siècle, or encore une fois, c’est tout le contraire qui se produit, Ibsen nous touche dans nos retranchements et fouille au fond de nos contradictions, avec par exemple, tout un développement sur la vacuité de la jouissance et le bonheur de la joie en variation de points de vue, questionnement qui pourrait bien nous être adressé, à nous, aujourd’hui, alors que ce texte a été écrit au XIXe siècle, en Scandinavie.
La petite salle du théâtre du Nord-Ouest accueille les spectateurs au même niveau que la scène, assis en U sur des banquettes noires, et cette proximité nous convierait presque dans le salon des Alving, la famille que nous visitons, salon à l’ambiance sombre et austère, où le principal de la mise en scène se passe sur le canapé à voix mesurée.

L’équipe, ce soir-là, était défaillante d’un comédien, remplacé à la volée par un lecteur du menuisier Engstrand, et ce, avec brio, prenant des mines et s’emparant de la voix de la doublure de Colombo. Un tour de force qui aurait pu desservir la pièce et qui fut vite intégré pour ne retenir que la prouesse du comédien.
Le théâtre du Nord-Ouest met en scène tout le répertoire d’Henrick Ibsen cette saison et la compagnie Les éclats de Lettre qui nous donne à voir et à entendre « Les Revenants » sera à Avignon Off, au Théâtre de l’Ange, à partir du 15 juillet puis à Paris à la rentrée.
Deux heures palpitantes au cœur d’une famille qui finit par tout se dire et où moraliste et intrigant quittent le navire.

– Isabelle Buisson –

« Les Revenants »
D’Henrick Ibsen
Au théâtre du Nord-Ouest
Mise en scène Isabelle Erhart
Avec en alternance : Isabelle Andréani, Fanny Balesdent, Patrick Cardoso, Annuel Correc, Isabelle Erhart, Paul Margenest, James Neyraud, William Simonet et Eric Veiga

L’Avare, version dynamite de Ludovic Lagarde

La peste soit de l’avarice, mais pas de cet Avare-là !

Harpagon est dans l’import-export et il a transformé sa maison en entrepôt pour garder sous les yeux sa marchandise : des dizaines de caisses, palettes, boîtes, s’amoncellent sur le plateau. Mais aujourd’hui, on lui a donné du « cash », qu’il a dû dissimuler dans son jardin. Angoisse insupportable, le jour où il doit annoncer son mariage avec la jeune Marianne…

C’est l’une des nombreuses grandes idées de Ludovic Lagarde, qui s’empare de ce classique en le transposant dans notre siècle actuel. Ce qui est toujours un défi : les exégètes ronchons s’interrogent souvent sur l’utilité de ce qui peut être perçu comme une coquetterie. Il n’est en rien ici !

Tout au long de ces 2 heures 40, on entend Molière sous un jour inédit, grâce aux efficaces trouvailles qui en soulignent le sens… Au point qu’on se demande souvent si le texte n’a pas été réécrit, tant il semble coller à ces partis-pris de mise en scène. C’est ici que la magie survient : pas une ligne n’a été modifiée (à l’exception de la toute fin, allégée), et tout fonctionne à merveille.

 

 

 

 

 

 

La troupe de comédiens réunie par Ludovic Lagarde a l’énergie communicative. Il faudrait tous les citer, mais on retiendra Alexandre Pallu, qui compose un hilarant Valère, lèche-bottes et manipulateur, Myrtille Bordier, qui campe une Elise à la limite de la bipolarité, et Louise Dupuis, formidable Maître Jacques, tenancière de food-truck, toute en irrévérence gouailleuse.

Et puis, bien sûr, il y a Laurent Poitrenaux. Il virevolte, il sautille. Il éructe, il minaude. Il s’agite, il s’étire. Il terrorise son petit monde, tout en souffrant au plus profond de son propre avarice. Il exploite au mieux la palette infinie de son jeu et de son corps élastique pour nous proposer un Harpagon halluciné, emprisonné dans sa folie violente, absurde sans être mortifère, presque flamboyante. L’hommage unanime du public, chaque soir, est payé comptant.

L'Avare, mise en scène Ludovic Lagarde, Théâtre de l'Odeon, coup de coeur PIanopanier

Cet Avare a été créé en octobre 2014 à la Comédie de Reims et a beaucoup tourné avant d’arriver à Paris…

1 – Les trouvailles de Ludovic Lagarde et de ses comédiens ne sont jamais gratuites et on entend le texte de Molière comme rarement.
2 – Laurent Poitrenaux, hallucinant Harpagon, chef d’entreprise et de famille, mène une troupe épatante à l’énergie communicative.
3 – Cet Avare-là est de la pure dynamite – on en sort à la fois joyeux…et triste de voir que le texte de Jean-Baptiste Poquelin sur la folie de l’argent sonne aussi juste 350 ans après sa création.

 Stéphane Aznar

À l’affiche de l’Odéon-Théâtre de l’Europe du 2 au 30 juin 2018 (mardi au samedi 20h, dimanche 15h)
Mise en scène : Ludovic Lagarde
Avec : Laurent Poitrenaux, Christèle Tual, Julien Storini, Tom Politano, Myrtille Bordier, Alexandre Pallu, Marion Barché, Louise Dupuis

©Pascal Gély