Dévaste-moi, le corps des femmes chansigné

Une étrange silhouette, très longue robe rouge quelque part entre le sensuel et le solennel, recouvrant étroitement le visage, quelques notes de Carmen égrenées à la trompette, le corps d’Emmanuelle Laborit se courbe, ses doigts s’envolent, on voit l’amour, on voit les oiseaux, on voit la loi et on voit le “non”.
Bientôt elle va dégager son visage, et retrouver une expression moins abstraite, où la mobilité des traits accompagne la vivacité des gestes.
 

Qu’est-ce que ça veut dire chanter en langue des signes ?
« Avant tout chanter, c’est transmettre un message, s’exprimer, exprimer une énergie, un sentiment, des émotions, exprimer ce que nous a dit un texte, l’histoire qu’il raconte et ce qu’il nous raconte, à nous-même. » Emmanuelle Laborit

 


 
Emmanuelle Laborit, actrice, metteure en scène, fondatrice et directrice de l’International Visual Theatre, s’avance aujourd’hui sur scène pour nous offrir son chant, son chant de femme sourde qui n’« oralise” pas mais qui, nous rappelle-t-elle, n’est pas muette, et parle avec ses mains dans sa langue, la langue des signes française, parle avec les sons de sa gorge, avec son souffle et son expression physique. Et ici, il s’agit bien d’un chant, qui n’est pas la parole du discours ou du quotidien : son chansigne nait de la langue des signes comme la poésie nait de sa propre langue natale, s’y nourrit, s’y structure, s’en détache, s’en envole, parfois même s’y rebelle. Et ça devient alors une langue neuve et personnelle, un poème, une danse.

Johanny Bert, créateur de spectacles hybrides, en collaboration avec Yan Raballand pour le travail chorégraphique, crée un espace élégant, soigné, inventif – écrin mais pas carcan ; les costumes sont poétiques, spectaculaires. The Delano orchestra l’accompagne avec une joyeuse énergie folk-rock, tonique et électrisante.
 

 

Une veste d’homme – rose à la boutonnière, un bustier de laine tressé, très beau, tombent des cintres ; glamour, rock, en escarpins, en maillot 1900, éventail de plumes et petite tournure, en peignoir ou en simple pantalon noir, Emmanuelle Laborit est multiple comme les femmes. Et c’est avec sa propre multiplicité qu’elle parle d’elle, mais aussi de la multiplicité de ses sœurs les femmes, et de leurs corps, sans fausse pudeur, parfois avec une cocasserie détachée, souvent avec une sensibilité à fleur de peau maîtrisée autant que vibrante.
Le propos est sans équivoque féministe, mais sans didactisme ni pesanteur. Féminin, en fait. Politique, au sens large. Vivace. Vivant, par-dessus tout.
 

“La liberté, c’est tout ce qui me fait jouir, ô liberté ma tourterelle, à toi seule je reste fidèle et quand je te trompe, tu t’en fous !) (Infidèle, Evelyne Gallet)

 

Certains titres seront surtitrés, d’autres non. Ceux qui ne connaissent pas la LSF se repèrent parfois aux mélodies familières, et de toutes façons se laissent porter par la force d’interprétation de la comédienne et la précision délicate de cette langue. Ainsi on découvre au générique final le titre de Magyd Cherfi, Classée sans suite, dont on comprendra qu’on avait discerné assez justement le propos.
La chanson qui donne son nom au spectacle, Dévaste-moi, de Brigitte Fontaine, restera un moment particulièrement fort, Emmanuelle Laborit au micro, les sons de sa gorge, sa respiration, les sons de son corps martelé, brusqué, peau frappée, textile froissé.

D’un tango des vapeurs, burlesque adieu aux ragnagnas, à la difficulté d’être mère (Anne Sylvestre : “que savent-ils de mon ventre, moi qui suis tant de choses »), des coups reçus au désir brûlant, Emmanuelle Laborit met en jeu mille moments, mille pulsions de femme. Ce sont des mots et des airs populaires ou moins connus, d’hier ou d’aujourd’hui : on croise souvent Brigitte Fontaine, mais aussi Bizet, Bashung (pour un gracieux Madame rêve), Amy Winehouse, Agnès Bihl (« Le Très-Saint Père a dit, il faut faire des gosses, même séropos, ils iront vite au paradis, d’toutes façons ici y’a pas d’boulot »), Donna Summer, Ariane Moffat – autant d’hymnes à la liberté, à l’affirmation de soi, à la pulsion de vie, avec ses fêtes et ses duretés, avec sa voracité et sa tendresse.
Porté par une interprète intense, précise et généreuse, un spectacle rare, qui met l’esprit et les sens en éveil.
 

Marie-Hélène Guérin

 

DÉVASTE-MOI
Aux Métallos jusqu’au 8 juillet 2018, puis en tournée (voir ci-dessous) : une date exceptionnelle le 17 juillet à Avignon
Mise en scène Johanny Bert
en collaboration avec Yan Raballand
Comédienne chansigne Emmanuelle Laborit
Musiciens The Delano Orchestra : Guillaume Bongiraud, Yann Clavaizolle, Mathieu Lopez, Julien Quinet, Alexandre Rochon
Interprète voix off Corinne Gache

Photographies © Jean-Louis Fernandez

Accessible au public sourd et malentendant

TOURNÉE
17 juillet : Avignon (84) – Festival Contre Courant (île de la Barthelasse)
24 juillet : Périgueux (24) – Festival Mimos (L’Odyssée, scène conventionnée d’intérêt national “Art et création”)
9 et 10 octobre : Dunkerque (59) – Le Bateau Feu, scène nationale
18 > 20 octobre : L’apostrophe – Scène nationale Cergy-Pontoise & Val d’Oise (95)
6 > 9 novembre : Lyon (69) – Théâtre de la Croix-Rousse
20 et 21 novembre : Brest (29) – Le Quartz, scène nationale
15 et 16 février 2019 : Besançon (25) – Les Deux Scènes, scène nationale
8 mars 2019 : Mâcon (71) – Le Théâtre, scène nationale (Mois des Drôle de Dames)
 

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