Salti : vivifiante danse-médecine !

Trois mômes en baskets trouvent le temps long, c’est Jim, Louise et Léa, 8 ans, 10 ans peut-être, on est fin juillet début août sans doute, on n’a pas la petite excitation de ne plus avoir classe, on n’a pas encore la préparation de la rentrée, le nouveau cartable, les fournitures, retrouver les copains.
On languit, on s’ennuie… mais ce qu’on s’ennuie ! Autant qu’on le peut au creux de l’été, à l’âge où quelques semaines sont une éternité.

Pour tromper la lenteur du temps, on fait des pierre-papier-ciseau, on joue à être celui qui s’ennuie le plus, on suit du regard une araignée grande comme une vache, et ah ! ben tiens ! on n’a qu’à à jouer à celui qui sera piqué ! Les corps se réveillent en pointes, jambes tendues haut levées, salti/sauts effrenés, corps caoutchouc, défiant la rigidité du squelette et les lois de la pesanteur, bondissant pour échapper à la monstrueuse arachnide, à la morsure féroce de la tarentule.
 

 
Par la danse, la musique mais aussi les mots, dialogues ou narration, Brigitte Seth et Roser Montllo Guberna, les autrices du spectacle, ont entrepris de nous faire partager les vertus thérapeutiques de la danse. Depuis toujours, les humains s’en sont servis pour soigner leurs peurs, leurs tristesses et leurs solitudes, leurs maux de tête, de dos, et même… les piqûres d’araignées ! La tarentelle italienne est même tout spécialement prescripte pour contrer le poison de la mélancolie que la venimeuse tarenta instille à ses victimes, les tarentolato et tarentolata, les plongeant dans l’inertie, l’apathie, l’atonie. Depuis l’Antiquité et aujourd’hui encore, ici même, danseurs, chanteurs et musiciens attirent celui, celle qui a été vidée de ses forces par la sinistre bestiole vers le mouvement, lui réinjecte le désir et la pulsation, l’envie et la pulsion !
 

 
La complicité et l’énergie du trio sont manifestes… et contagieuses ! Des malicieuses inventions verbales ou gestuelles secouent la salle d’éclats de rire, il y a du farfelu et du cocasse qui font pétiller les yeux d’amusement et quelques parenthèses plus rêveuses qui apportent une respiration de douceur.
Sur une prenante composition électro habilement tressée de tarentelles traditionnelles aux voix nasillardes et aux tambourins frénétique, une danse très tonique, matînée de hip-hop, drôle et alerte, emporte l’adhésion.

C’est vivifiant et enjoué, et tel le tarentolato tiré de sa somnolence, battant du pied en mesure, nous voilà réanimés, ré-énergisé, plus légers, plus forts, dopés au rythme et au sourire !
Belle démonstration par l’exemple des puissants effets de la danse-médecine, l’araignée perd, la joie gagne ! A ne pas manquer, avec ou sans enfant…

Marie-Hélène Guérin

 

SALTI
Spectacle de théâtre/danse jeune public
(vu en version 25 mn 3 – 6 ans, il existe une version 50 mn à partir de 6 ans et tout public)
Un spectacle de la compagnie Toujours après minuit
Vu à La Manufacture (du 7 au 26 juillet)
Conception, texte, mise en scène et chorégraphie : Brigitte Seth et Roser Montllo Guberna
Avec Jim Couturier, Louise Hakim et Lisa Carmen Martinez
Lumières Guillaume Tesson
Composition originale Hugues Laniesse
Musiques additionnelles : Bruno Courtin « Personne ne dort », L’Arpeggiata/Christina Pluhar « Antidotum tarantolae », Nuova Compagnia di Canto Popolare « Tarantella »
Photos Christophe Raynaud de Lage
 

Le Champs des possibles : l’épopée tendre et drôle d’une vraie fille d’aujourd’hui

Nous avions laissé Elise à treize ans et demi dans Pour que tu m’aimes encore, deuxième volet d’un triptyque autofictionnel initié avec La Banane américaine. PianoPanier l’avait interviewée alors (entretien ici). Après son enfance et son adolescence, la voici donc à dix-neuf ans, dans cet espace flou où le passage à l’âge adulte semble encore loin, en même temps que les questions autour de ce « champ des possibles », qui s’ouvre à elle, la percutent de plein fouet. Car comme Elise le démontre pendant tout le spectacle, ce nouvel horizon s’avère aussi grisant que vertigineux. À elle maintenant de décider du cours de sa vie et de la personne qu’elle veut devenir. La jeune bachelière prend donc la décision de quitter sa Poitou-Charentes natale pour débarquer à Paris et commencer des études de lettres.

Seule en scène, Elise Noiraud interprète brillamment toute la galerie de personnages venus traverser la nouvelle vie de l’héroïne : de la professeure de théâtre enthousiaste à l’excès, au président de l’association humanitaire étudiante qu’elle intègre – chèche en tissu recyclé et corps en chewing-gum –, en passant par la maman bobo-hautaine du petit Agamemnon qui l’emploie comme baby-sitter ou encore un ami québécois apprenti prêcheur au sein d’un groupe de prière pour le moins exalté. Au-delà de l’imitation, c’est un véritable talent d’incarnation que la comédienne déploie, basculant en quelques secondes d’une corporalité à une autre, dans une dynamique aussi maîtrisée que jouissive. Reposant sur un merveilleux sens des dialogues et des situations, le texte – édité, comme les deux autres volets, chez Actes Sud sous le titre ELISE – transfigure le quotidien de la jeune fille en une véritable épopée, à la fois (très) drôle et tendre.

Pour autant, l’autrice et comédienne n’en oublie pas les parts d’ombres et de difficultés qui sont le lot de cet âge. Parmi tous les rites de passage qui attendent en effet la jeune Elise, il en est un qui va prendre plus de temps et de difficultés que d’autres : la séparation avec ses parents et notamment sa mère, avec laquelle une relation aussi fusionnelle qu’asphyxiante a été tissée au fil des années. Les repères bougent, les modèles aussi. Simone de Beauvoir ou la parfaite Tiphaine rencontrée en amphi… A qui faudrait-il plus ressembler ?

La sobriété de la scénographie – une chaise et quelques accessoires – laisse toute la place à la mémoire d’une jeune fille pas très rangée, et même un peu foutraque, de se déployer. Elise c’est moi, c’est nous, ce sont toutes les jeunes filles qu’on a croisées ou avec lesquelles on a grandi. Une vraie fille d’aujourd’hui.

Constance Trautsolt

LE CHAMPS DES POSSIBLES
À voir en trilogie (La Banane américaine + Pour que tu m’aimes encore + Le Champ des possibles)
au Transversal Théâtre du 7 au 26 juillet
Écriture, interprétation et mise en scène : Élise Noiraud
Collaboration artistique et photos : Baptiste Ribrault
Création lumière : François Duguest

Pour que tu m’aimes encore, ou l’enfance de l’art

Vous avez envie de vagabonder sur les chemins de l’enfance ? Elise Noiraud se propose de vous prendre par la main et vous emmenez en balade. Seule en scène, puisant dans ses souvenirs pour en faire la matière d’une enfance archétypale, une enfance-miroir de nos enfances de petits Français de la classe moyenne d’après le baby-boom.

Pour_que_tu_m'aimes@Baptiste Ribrault Elise Noiraud © Baptiste Ribrault

« Pour que tu m’aimes encore »

ou « de Céline Dion en tant que symbole des affres adolescents entre 1995 et 1998
(on se souviendra fort à propos de « Mommy », de Xavier Dolan) »

Elise a 13 ans et demi. C’est elle sur l’affiche, c’est elle qui, en ces années 90’, adule Cécile Dion, c’est elle qui fera une « choré » sur « Pour que tu m’aimes encore » avec ses meilleures copines pour la fête de fin d’année de l’école, c’est d’elle dont on nous promet le portrait.
Et c’est bien elle qui avancera vers l’adolescence au fil de ce solo tonique et sensible. Pourtant c’est autant sa mère et tout son monde de collégienne qui vont se déployer sur le plateau nu, habillé simplement d’une chaise et des lumières judicieuses de Manuel Vidal. Elise Noiraud croque avec justesse et une grande expressivité Tony, l’amoureux secret, les professeurs, les meilleures copines, une chargée de mission du Conseil régional, s’attarde sur la maman à la maturité tourmentée, laissant à chacun le temps d’exister, de prendre forme – au risque de s’éloigner – peut-être sciemment ? – de l’émotion, de prendre de la distance avec le cœur du sujet, cette demoiselle en pleine construction qu’elle était alors.
Difficulté de communication, mais aussi fugace tendresse partagée, avec sa mère, complicité du trio des copines, comment faire avec l’autorité, avec les premiers émois amoureux, avec son propre corps, Elise tâtonne, cherche, expérimente… Deux acmés de son apprentissage de la liberté, deux pics d’intensité du spectacle aussi : la boum : « y’a des grands qui fument des cigarettes » – l’exaltation de la danse, la jouissance du regard admiratif des autres – ah encore une fois on se retrouve happé par un moment de danse sur du Céline Dion, Xavier Dolan, Elise Noiraud, cessez cette conspiration !, la frustration d’en être arrachée prématurément par une mère dont on ne sait si elle est plus inquiète qu’envieuse, ou l’inverse… et le voyage scolaire : « on est en Pologne, tout près de la Russie, et je ne veux pas rentrer – tout est différent, même la pluie est différente ». Le voyage est raconté au mégaphone, petit drapeau rouge à la main, sur l’air de la Maknovtchina, c’est le premier voyage « de grande », tout est neuf, ce qu’on voit comme son propre regard, c’est la femme libre qu’elle deviendra qui transparaît sous sa carapace d’ado, c’est le goût de l’ailleurs qui naît.

« De l’extraordinaire des vies normales »

Elise Noiraud – extravertie, ludique, avec une approche un brin sociologique dans son « portrait de groupe » autour de la figure centrale d’Élise, 13 ans et demi, nous dessine des vies « de tous les jours », dont chacun des spectateurs a vécu une bribe, des pans, peut se reconnaître dans le détail ou les grandes lignes, les airs populaires qui traînent dans un coin de la tête, les timidités, les fous-rires, les errements, les heures d’ennui, les enthousiasmes, les colos… Et, au bout de cette enfance « comme tout le monde » : une artiste ! qui sait faire voir l’extraordinaire, les saveurs riches, variées, partagées et particulières de ces vies normales.

Marie-Hélène Guérin

 

À voir en trilogie (La Banane américaine + Pour que tu m’aimes encore + Le Champ des possibles)
au Transversal Théâtre du 7 au 26 juillet
Un spectacle écrit et interprété par Elise Noiraud
Avec la collaboration artistique de Baptiste Ribrault
PianoPanier avait interviewé Elise Noiraud au moment de la création de Pour que tu m’aimes encore : entretien à retrouver ici : CLIC

Soudain, Chutes et envols : C’est quoi, l’amour ?

Soudain, Chutes et envols, Librement inspiré des Fragments d’un discours amoureux, de R. Barthes.
L’intitulé laisse envisager le spectacle à thèse, un petit air universitaire, une chansonnette à langage abscons… Loin de là ! et ça va d’autant mieux à Barthes, philosophe et universitaire qui avait les pieds, la tête et la chair dans la vie.

Laurent Vacher avait envie d’explorer le rapport des enfants et ados au sentiment amoureux. Une évidence : s’appuyer sur les Fragments d’un discours amoureux de Roland Barthes – sorte d’abécédaire hautement subjectif et palpitant, voyageant de A comme Absence à V comme Vérité, en passant par le C de Corps et le J de Jalousie dans une moderne carte du tendre.

« Pour l’écriture de ce projet, j’ai de suite proposé à Marie Dilasser de faire partie de cette aventure pour ses qualités d’autrice : son irrespect des conventions, des clichés, sa pertinence, son humour cinglant, son non conformisme, son sens de l’observation. Sa dramaturgie éclatée, l’entrelacement de ses idées, les ruptures et fantaisies qui ne quittent jamais le service du sens, un sens poétique, aiguisé et léger qui me paraissait essentiel pour traiter ce sujet. » écrit Laurent Vacher, metteur en scène et initiateur du projet.

Le spectacle et le texte se sont nourris de confrontations, de rencontres, les Fragments de Barthes s’entrechoquant aussi bien au Banquet de Platon, aux mots de Nan Goldin, qui sera citée, qu’aux témoignages recueillis pendant une longue enquête, pour faire jaillir questions, interrogations et inventions.

C’est perché au cœur du beau Parc des Buttes-Chaumonts, à Paris, qu’en ce mois de mai Soudain, Chutes et Envols nous a emporté au cœur de son parc archétypal, l’endroit idéal pour s’aimer, parce c’est « un trou dans la ville, parce qu’il y a assez d’espace entre les gens, un endroit où il y a de la place pour que les rêves fassent irruption ». À Avignon, il se nichera dans les Jardins de Saint-Chamand.

Les trois jeunes comédiennes, streetwear bigarré, leggings, jeggings, minikilt gentiment post punk, sacs à dos, smartphones. 3 grandes gamines, Cookie, dite Poupée (Ambre Dubrulle), Guido (Inès do Nascimento), Jo (Constance Guiouillier). Trois grandes gamines-gamins car, comme dans les Fragments, l’être aimé n’est pas d’un genre déterminé. Guido fut autrefois une petite fille nommée Trixi, Jo n’est pas un garçon, Cookie, blonde princesse 2.0 aimera l’un et l’autre.

Guido rechigne qu’on puisse lui dire qu’iel est une fille « vous dites ça juste parce que j’ai une jupe et des seins ! », Jo la sapiosexuelle préfère remplir sa vie de livres, découvrir le monde, Cookie demoiselle dépressive – « Pas d’envie. Pas de désir. Pas de problèmes. Rien » – retrouvera le goût d’être aimée afin de pouvoir retrouver celui d’aimer…

Ambre, Constance, Inès, se métamorphosent à vue, sur un jean une robe apparaît, un blouson disparaît, un jupon tombe, Jo et Cookie brièvement deviennent les géniteurs de Trixi/Guido, des pages deviennent tulipes, bleuets, anémones, un bouquet devient fontaine.

Comme à l’adolescence, comme en amour, tout devient tout autre.

« J’ai des visages que je n’aurais pas eu
si je ne t’avais pas rencontré.e »

Soudain, Chutes et Envols : car sans doute dans l’amour il y a du soudain, des chutes et des envols. Soudain soi accueillant l’autre devient autre qu’avant, soudain on se prend les pieds dans le tapis du rêve ou celui de la réalité, ou à la jonction des deux, et nous voilà falling in love, chutant en amour, tombant amoureux, et sentant cœurs, âmes et corps frémissants s’envoler, s’élever, s’aérer…

On parle du désir et de peau qui appelle l’autre, de chemins où l’on se promène, tracés par les mains de l’autre, d’un corps qui est devenu la carte du parc où l’on se retrouvait – à moins que le parc ne fût la carte par anticipation du corps qu’on apprendra à aimer, bientôt.

L’air de rien, tout en délicatesse, en légèreté, en humour et en mouvement, on met en jeu la fluidité des genres, la construction de soi, l’estime de soi, l’ouverture à l’autre, les aspirations et inquiétudes menues ou immenses d’une jeunesse d’aujourd’hui.

Les comédiennes ont de la justesse et de la fraîcheur ; l’écriture est alerte, parfois littéraire, toujours vive ; la mise en scène se fait fantaisiste pour raconter une quotidienneté foisonnante. Le public, multiculturel, multigénérationnel, quitte le parc réel et son double théâtral avec une petite pétillance de plus au coin de l’œil et quelque chose de guilleret en plus au coin du sourire ! C’est réjouissant et rafraîchissant, d’une intelligence vivace et gaie, et sans doute, si on partage ce moment en famille avec des jeunes ados, ce sera une jolie porte d’entrée pour le dialogue.

Marie-Hélène Guérin

 
P.S.
Un monsieur à la belle barbe blanche, visage buriné, anorak décati et chaussures râpées, un vieux cabas à ses pieds, sur un banc en périphérie de l’espace scénique s’est rapproché. On est venu déranger l’ordre de son havre, on s’est invité en plein sur son aire. Manifestement, ça valait le coup ! Ce spectateur à la dérobade, regard clair et vigilant, mains tranquilles croisées sur les genoux, est un discret témoin du pouvoir et de la magie du théâtre.

 
SOUDAIN, CHUTES ET ENVOLS
Vu au Parc des Buttes-Chaumont à Paris XIXe
À retrouver dans le cadre de la programmation toujours passionnante de La Manufacture, toujours en plein air (Jardin de St Chamand), du 7 au 26 juillet 2022
Texte de Marie Dilasser
Mise en scène Laurent Vacher
Avec Ambre Dubrulle, Constance Guiouillier, Inès Do Nascimento.
Une production Compagnie du Bredin – Laurent Vacher avec la participation artistique du Studio d’Asnières – ESCA et le soutien du Festival Aux quatre coins du Mot (La Charité-sur-Loire)

Tout ça pour l’amour ! : un bain de vitalité et d’intelligence

Ce soir, le théâtre des Doms vous semblera bien grand. Niché derrière le Palais des Papes, lové au recoin d’un agréable jardin, ce théâtre des scènes de Wallonie et de Bruxelles sait nous offrir souvent de belles découvertes, et accueille une des surprises les plus passionnantes de la saison.

Dans le noir qui se fait, encore bruissant des affairements du public, une belle voix surgit, nous embarque dans une de ces lugubres chansons réalistes début XXe, l’attention est captée, l’atmosphère a une gravité crépusculaire…
Solennité immédiatement brisée en éclats de rire par l’irruption en roulé-boulé d’une improbable professeur de « littérature et latin ». Acrobaties, jambes en l’air, accent suisse marqué, grosses lunettes, débit de mitraillette. Et vlan, c’est parti mon kiki !

« POUR BIEN RÊVER,
IL NE FAUT PAS DORMIR »

« Pour bien rêver, il ne faut pas dormir », beau programme clamé et tenu par Edwige Baily et Julien Poncet, les co-auteurs de cette pépite.

Assoiffés de théâtre, pour se dégager de la sidération de la pandémie, par goût de la vie et de leur métier, Edwige Baily et Julien Poncet se jettent au printemps 2021 dans la création de ce texte. Pour transformer l’attente et l’immobilité en temps de travail, pour faire ce que fait l’art et le spectacle vivant : ajouter au monde une palpitation supplémentaire, même infime.

Brassant dans leur chaudron d’alchimistes faits réels, souvenirs d’enfance, bulletins d’information, grands mythes fondateurs, culture savante et populaire, ils concoctent une potion des plus revigorantes.

Gainsbourg se frotte à Camus, Barbara fredonne avec Aragon, Jean Ferrat, le Che Guevara, Sgnanarelle, le Petit Chaperon rouge, Sophocle et Bettelheim déboulent en cascades, en torrents, chantés, dits, narrés, cités. Autant de grains de sel savoureux bondissant dans cette parole érudite et cocasse – déclaration d’amour échevelée à l’amour, à la littérature, à l’ivresse (« de vin, de poésie ou de vertu, à votre guise », disait Baudelaire…).

Deux fils s’entrecroisent pour tisser ce spectacle inattendu : celui de l’extravagante enseignante sans âge et sans inhibition, celui de la douce et jeune professeur. Seule en scène, mais deux voix, deux rythmes, presque deux corps distincts.

On reconnaît l’histoire de Gabrielle Russier, déjà portée à l’écran ou gravée sur quelques microsillons au fil des décennies. Professeur de lettres, à la fin des années 60’ elle avait aimé son élève mineur, fut emprisonnée pour cette liaison illicite, et se suicida, à l’âge de 32 ans, des suites de cette condamnation.

Edwige Baily interprète ce double fictionnel de Gabrielle Russier avec finesse et retenue, fait percevoir son enthousiasme, son romantisme et son intelligence sans forcer le trait, avec une belle justesse, sobre, chaleureuse et gaie.
En contrepoint, une pythie fantasmagorique, une Gabrielle Russier libérée de ses entraves, une sorcière de l’enseignement vient bousculer la narration, déployant le mythe d’Antigone pour parler de ce qui portait Gabrielle Russier et l’a jetée aux gémonies. Pour parler des femmes d’hier et d’aujourd’hui, pour parler de littérature, de soif d’absolu, de liberté, d’intégrité. Beaucoup des femmes. Surtout de liberté. Edwige Baily se transforme alors en gargouille, en corbeau, en sphinge farfelue et furieuse, dans une effervescence un brin punk. La tranquillité du plateau s’en trouve tout aussi chamboulée que celle du spectateur ! Sur scène elle fait des choses qui « ne se font pas », comme Gabrielle Russier, comme Antigone, faisaient des choses qui « ne se faisaient pas ».

Passant d’un registre à l’autre avec une grande fluidité, Edwige Baily excelle dans les deux, avec une grande liberté de jeu, précise et généreuse aussi bien dans l’outrance que dans la délicatesse. La création sonore et les lumières sont soignées, pleines de pertinence, lui offrant un espace de jeu très élégant et actuel, à l’image de la mise en scène, qui a le muscle sec, fine, vive et nette.

Tout ça pour l’amour, c’est un de ces spectacles qui rappelle pourquoi on aime le théâtre.
Tout ça pour l’amour, ça pulse et ça émeut, on rit, on se fait secouer les neurones, on rit encore, on a du beau dans les yeux, les oreilles et dans la tête.
On en sort avec l’envie de le partager, les yeux pétillants, l’âme en joie, le cœur encore ému du destin fracassé de cette femme débordante d’amour, et l’esprit revigoré par ce joyeux bain de vitalité et d’intelligence.

Marie-Hélène Guérin

 

TOUT ÇA POUR L’AMOUR !
Au Théâtre des Doms, du 7 au 30 juillet 2022
D’Edwige Baily & Julien Poncet
Mise en scène Julien Poncet
Avec Edwige Baily
Scénographie et costumes Renata Gorka
Lumières Julien Poncet
Sound design Raphaël Chambouvet
 

Croire aux fauves – devenir autre, et vivre : récit d’une métamorphose

ACTUALITÉ :
à voir le 16 octobre 2021 au Théâtre La Reine Blanche, Paris (75) dans le cadre du festival « Les Contagieuses »

Un jour de 2015, aux confins de la Sibérie, une anthropologue française, Nastassja Martin, affronte, au sens le plus littéral, un ours. Tête contre tête, elle laissera un morceau d’elle en l’ours, mâchoire emportée dans la gueule de l’animal ; et l’ours laissera un morceau de lui en elle, pelage dans la plaie, odeurs, métamorphose.
 

« Ce jour-là, le 25 août 2015, l’événement n’est pas : un ours attaque une anthropologue française quelque part dans les montagnes du Kamtchatka. L’événement est : un ours et une femme se rencontrent et les frontières entre les mondes implosent. Non seulement les limites physiques entre un humain et une bête qui, en se confrontant, ouvrent des failles sur leurs corps et dans leurs têtes. C’est aussi le temps du mythe qui rejoint la réalité ; le jadis qui rejoint l’actuel ; le rêve qui rejoint l’incarné » Nastassja Martin

 

De cette lutte stupéfiante dont les humains ne sortent pas vivants, du moins presque jamais, et de son long cheminement vers sa reconstruction physique et psychique, elle tire un texte puissant, qui entrelace narration et réflexion, introspection et extrospection, dans une langue plus directe dans le récit de son aventure, aux méandres plus cérébraux dans les extraits des notes d’anthropologue, mais toujours rythmée et ample, à la poésie vivace.
De ce texte, Émilie Faucheux et Michaël Santos ont fait naître une adaptation condensée et intense. Toute adaptation, même la plus vaste, ne peut contenir un roman ; mais elle peut en dégager un monde, en faire surgir une voix, une pensée. Et le pari est tenu ici, avec finesse et sensibilité.
 


 

Le dispositif scénique semble dépouillé, un plateau sans décor, un petit projecteur tombant des cintres au centre, un large cyclo en fond de scène.
Cette nudité laisse toute sa place à la création lumières, tranchante, sobre, toute de nuances du noir au blanc, de beautés tremblantes d’aubes neigeuses en rythmiques faisceaux acérés. Une scénographie très rigoureuse, élégante, épurée, espace parfait pour le déploiement du récit et l’épanouissement de la création sonore qui lui répond et l’enrichit.

D’emblée, l’actrice saisit. Elle débute le récit par ce moment juste après la morsure, ce moment où Nastassja Martin prend conscience de sa survie et de sa blessure. À la première personne du singulier. En fond de scène, coupée à mi-corps par une bande de lumière qui ne fait surgir de l’obscurité que son torse, visage dressé vers le ciel, micro collé aux lèvres, Emilie Faucheux tourne lentement, étrange pythie du déjà-advenu et de l’encore-impensé. La voix murmurée est rendue à la fois irréelle et plus intime par l’amplification, qui en sature grain et fêlures.
Dans sa belle voix un peu grave, Emilie Faucheux nichera grande douceur, sourires généreux, humour salvateur et fureurs viscérales. Le visage mobile et expressif, le corps élancé et solide, le geste rare mais plein, elle nous emporte avec elle/Nastassja Martin dans cette aventure organique et mentale, où le corps de la narratrice, donnant chair à la pensée animiste qu’elle étudie/habite, se fait champs de batailles et de possibles réconciliations, entre ours et femme, entre nature et société, entre occidental et boréal, entre corps blessé et médecine, entre individu et monde…
 


 

Telle Nastassja Martin, femme-ursidée – « miedka », celle qui vit entre les mondes, dans la tradition évène -, chercheuse-poétesse, ce spectacle a forme hybride : au théâtre, au langage des mots et d’elle – Emilie Faucheux, se mêle intimement le langage des sons et de lui – Michaël Santos.
Comédienne et musicien tous deux pareillement pieds nus, en contact direct avec le sol et ses vibrations. Lui, à sa table de magicien des sons, de sa voix et de ses instruments sibyllins – mélange de système D et de technologie, thérémine artisanal, boîtiers électroniques… -, fait naître crépitements de feux, grondements telluriques et feulements animaux, bruits d’hôpitaux et de machines, respirations et apnées. Un chant diphonique emportera pendant un de ces instants magiques au théâtre les esprits au loin, abolissant les frontières d’espace et de temps.

Matières sonores, lumineuses, dramaturgiques, littéraires, s’entrelacent pour nous transporter à travers ces territoires immenses, de terres et d’âmes, avec une profondeur pétillante de fantaisie, avec une intelligence palpitante de vie.
Une performance remarquable, mais surtout un voyage rare, touchant et intense, une échappée belle qui laisse au spectateur le cœur vibrant. De ces rencontres qui marquent.
 

« Croire aux fauves, à leurs silences, à leur retenue ; croire au qui-vive […] ; croire au retrait qui travaille le corps et l’âme dans un non-lieu […]. Désinnerver, réinnerver, mélanger fusionner, greffer. Mon corps après l’ours après ses griffes, mon corps dans le sang et sans la mort, mon corps plein de vie, de fils et de mains, mon corps en forme de monde ouvert où se rencontrent des êtres multiples, mon corps qui se répare avec eux, sans eux ; mon corps est une révolution. » Nastassja Martin

Marie-Hélène Guérin

 

CROIRE AUX FAUVES
Un spectacle de la compagnie UME THÉÂTRE
D’après Croire aux fauves de Nastassja Martin, Éditions Gallimard, octobre 2019
Jeu, mise en scène et composition musicale Émilie Faucheux
Composition musicale et jeu Michael Santos
Création lumières et régie générale Guillaume Junot
Costumes Amélie Loisy-Moutault
Photographie Thomas Journot

Après sa création à Présence Pasteur, festival OFF Avignon 2021 (84), à voir en tournée :
16 octobre 2021 – Théâtre La Reine Blanche, Paris (75) dans le cadre du festival « Les Contagieuses »
9 Novembre 2021 – Abbaye de Corbigny (58)
19 Novembre 2021 – Le Réservoir, St Marcel (71)
7 Décembre 2021 – L’Atheneum, Dijon (21)
28 Janvier 2022 – L’Auditorium, Joigny (89)
3 février 2022 – Le Théâtre, Beaune (21)
12 Avril 2022 – Centre Culturel Aragon, Oyonnax (01).
Saison 22/23, dates à préciser : Le Théâtre, Auxerre (89) | La Fraternelle, St-Claude (39) | Théâtre de Morteau (25) | L’ECLA, St Vallier (71) | Conservatoire Grand Chalon (71) | Auditorium, Lure (70)

Life on Mars ? : allez voir là-bas si on y est !

Pendant qu’une mission spatiale pour la planète Mars se prépare, des migrants se font former pour devenir auxiliaires de vie. Pour rompre sa solitude, un homme achète les services d’une escort girl. Dans une entreprise, trois collègues confient à un psychologue leurs difficultés à communiquer en open space…

La compagnie Thespis s’est appuyée sur un travail de documentation et d’entretiens autour de la thématique de la solitude, pour nourrir cette réjouissante création collective qui s’interroge, et nous interroge, sur notre monde moderne, et la place qu’y trouvent (ou que s’y cherchent…) nos contemporains.

Sur une pelouse vert vif qui tient à distance tout réalisme, les saynètes s’enchaînent avec un bel art du rythme et de la rupture. On tricote le voyage interplanétaire et les vies au ras de notre sol pour mieux détricoter les clichés et les mécanismes qui nous enserrent; et pour confronter la solitude incomparable de l’homme seul navigant sans retour aux solitudes insondables des hommes qui vivent dans la compagnie des autres hommes.

 

TROIS BONNES RAISONS D’Y ALLER + 1 :

1 – Pour se régaler de la plasticité et la justesse des comédiens. Dissimulés derrière un accent, un masque de commedia dell’arte, une ivresse, ou au plus simple, disons au plus nu du jeu, ils sont tous également vifs, inventifs, fins, sensibles.
2 – Pour la fantaisie et l’émotion jumelées. Pour ce cadeau que nous fait Life on Mars ? de distribuer rires francs et sourires d’une main, et de l’autre nous serrer le coeur en quelques instants. Avec la fêlure du regard d’un vieillard broyé par l’absence de l’épouse défunte, avec le trouble d’une femme dont la solitude se brise dans les bras d’un robot (Elle « mais est-ce que tu peux m’aimer ? » Lui, avec douceur « et toi ? »), avec le grain de la voix d’un chanteur aimé…
3 – Pour la mise en scène alerte et souple, précise, qui de fondus au noir en fondus-enchaînés nous entraîne d’un univers à l’autre sans jamais nous égarer, et trouve toujours la bonne distance entre les êtres pour nous faire ressentir ce que les meut ou les émeut.
4 – Et… parce que Life on Mars ?, c’est une histoire de solitudes mais c’est aussi une histoire de tendresses. Un spectacle où l’impertinence et le goût de la farce n’empêchent pas la bienveillance. Un spectacle qui nous raconte une humanité claudicante, mais soulevée par son désir inextinguible de vivre, et embellie par ses tentatives même maladroites, même empêchées, d’échanger, de communiquer, de se rejoindre. Un baume vivifiant !
On en ressort tonifié, l’oeil pétillant de plaisir, avec comme une joyeuse envie de serrer quelqu’un dans ses bras. Ça ne se refuse pas !
Avignon Off se termine dans une semaine, courrez-y !

Marie-Hélène Guérin

 


LIFE ON MARS ?
Création collective dirigée
Mise en scène : Thai-Son Richardier
Collaboration à la mise en scène : Lysiane Clément
Interprétation : Amandine Barbier, Loïc Bonnet, Gaël Dubreuil, Benoit Ferrand et Mellie Melzassard.
Création sonore : Claire Mahieux – Création lumière / régie : Bastien Gérard – Scénographie : Anabel Strehaiano – Costumes et photos : Lysiane Clément
 

A voir à Avignon du 7 au 31 juillet 2021 (relâche les lundis)
20H10 / La Factory, salle Tomasi
 

ARCHITECTURE
Text, direction Pascal RAMBERT artistic collaboration Pauline ROUSSILLE light Yves GODIN costumes Anais ROMAND music Alexandre MEYER choregraphy Thierry THIEU NIANG sing Francine ACOLAS furniture advice Harold MOLLET
with Emmanuelle BEART Audrey BONNET Anne BROCHET Marie Sophie FERDANE Arthur NAUZYCIEL Stanislas NORDEY Denis PODALYDES (de la Comedie Francaise) Laurent POITRENAUX Jacques WEBER. 
ARCHITECTURE
Texte, mise en scene et installation Pascal RAMBERT collaboration artistique Pauline ROUSSILLE lumiere Yves GODIN costumes Anais ROMAND musique Alexandre MEYER choregraphie Thierry THIEU NIANG chant Francine ACOLAS conseil mobilier Harold MOLLET avec Emmanuelle BEART Audrey BONNET Anne BROCHET Marie Sophie FERDANE Arthur NAUZYCIEL Stanislas NORDEY Denis PODALYDES (de la Comedie Francaise) Laurent POITRENAUX Jacques WEBER.

Architecture en pierre de taille

Le pape du festival d’Avignon est Pascal Rambert, et la cour d’honneur est son palais. Rares sont ceux ayant aussi bien su mettre en valeur les murs et les voûtes de ce lieu mythique, et encore plus rares ceux ayant réussi au contraire à faire oublier la magie du Palais des Papes pour mieux transporter leur public. Pascal Rambert a, paradoxalement, relevé le défi de conjuguer ces deux prouesses.

Tout commence par une ronde, une danse si légère qu’elle en semble suspendue dans le temps. Un instant de communion et d’alchimie totales entre les neuf comédiens qui vont s’affronter. Puis résonnent la voix grave de Jacques Weber, et les mots violents de Pascal Rambert.
Car Architecture est une histoire de violence : sur fond d’un XXe siècle tragique, une famille d’intellectuels se déchire comme se déchirera bientôt l’Europe de part laquelle ils voyagent.

@Christophe Raynaud de Lage

Les thèmes de la guerre, bien sûr, mais aussi et surtout de la famille et en particulier des relations entre les pères et les fils, autant de sujets chers à Pascal Rambert, constituent le cœur de ce texte riche, poétique, puissant, moderne, ébranlant, fort, marquant. Entre face-à-faces pleins de tension et monologues foisonnants, passionnants et bouleversants, ces répliques, ces mots, frappent de plein fouet, pénètrent, poignardent, laissant des cicatrices ineffaçables et salvatrices. Et si la langue et les mots brûlants et violents de Pascal Rambert, faisant écho au plus profond de chacun, constituent les solides et indispensables fondations de cette Architecture, les neuf comédiens qui s’affrontent sur scène en sont indéniablement les piliers essentiels, bravant les tourments d’une époque qui les dépasse. Ces mastodontes donnent vie aux personnages et aux mots de Rambert, avec un talent tel qu’il semble obligatoire de saluer chacune de ces performances.

Jacques Weber incarne avec puissance le patriarche violent et vieillissant, figure du vieux monde ; Stanislas Nordey tient droit face aux reproches amers de son père, (dés)articulant chaque mot pour mieux le planter dans le cœur des autres protagonistes et des spectateurs ; Marie-Sophie Ferdane prête sa voix cuivrée et sa bravoure au rôle de la seconde femme de Jacques, pièce rapportée à une famille qui peine à l’intégrer ; Anne Brochet et Emmanuelle Béart incarnent deux sœurs aux destins parallèles avec subtilité et violence ; Denis Podalydès et Pascal Rénéric, en alternance, campent avec fragilité et émotion le fils aîné, musicien bègue incompris, aimant passionnément sa femme, Audrey Bonnet, magnifique de légèreté et de force jusqu’à un monologue final particulièrement puissant et avec laquelle il constitue un couple à l’alchimie évidente ; Arthur Nauzyciel est d’une grande justesse, en militaire teigneux, tour à tour effrayant et vulnérable, belliqueux et résigné ; enfin, Laurent Poitrenaux détonne : à la fois drôle, touchant ou profondément antipathique, il est ce gibbon inquiétant, élastique et impressionnant.

ARCHITECTURE
Text, direction Pascal RAMBERT artistic collaboration Pauline ROUSSILLE light Yves GODIN costumes Anais ROMAND music Alexandre MEYER choregraphy Thierry THIEU NIANG sing Francine ACOLAS furniture advice Harold MOLLET
with Emmanuelle BEART Audrey BONNET Anne BROCHET Marie Sophie FERDANE Arthur NAUZYCIEL Stanislas NORDEY Denis PODALYDES (de la Comedie Francaise) Laurent POITRENAUX Jacques WEBER. 
ARCHITECTURE
 Texte, mise en scène et installation Pascal RAMBERT collaboration artistique Pauline ROUSSILLE lumière Yves GODIN costumes Anaïs ROMAND musique Alexandre MEYER chorégraphie Thierry THIEU NIANG chant Francine ACOLAS conseil mobilier Harold MOLLET avec Emmanuelle BEART Audrey BONNET Anne BROCHET Marie Sophie FERDANE Arthur NAUZYCIEL Stanislas NORDEY Denis PODALYDES (de la Comédie Française) Laurent POITRENAUX Jacques WEBER.

Ainsi, pour notre plus grand plaisir, ces neuf comédiens de marbre brut, véritables mastodontes monolithiques, s’affrontent sur une scène sublimée. Sublimée tout d’abord par la scénographie, d’une pureté éblouissante, qui voit le plateau divisé en îlots qui forment cet écosystème familial. Sublimée par les lumières d’Yves Godin, entre froideur et chaleur, évoluant en harmonie avec le cours du récit, épousant le texte et son cheminement.
Architecture est un grand spectacle, une succession d’images lumineuses et marquantes, de scènes d’anthologie parfois si féériques que l’instant semble figé, un chef-d’œuvre porté par une troupe impressionnante et talentueuse, un de ces instants de théâtre total, une étincelle dans le paysage théâtral, qui illumine la Cour d’honneur et notre âme de spectateur.

Nathan Aznar

Teaser Architecture

ARCHITECTURE
Vu au festival d’Avignon 2019,
à voir actuellement aux Bouffes du Nord, jusqu’au 22 décembre
Texte, mise en scène et installation Pascal Rambert/ collaboration artistique Pauline Roussille/ lumière Yves Godin/ costumes Anaïs Romand/ musique Alexandre Meyer/ chorégraphie Thierry Thieu Nineang / chant Francine Acolas / conseil mobilier Harold Mollet
Avec Emmanuelle Béart, Audrey Bonnet, Anne Brochet, Marie-Sophie Ferdane, Arthur Nauzyciel, Stanislas Nordey, Denis Podalydès de la Comédie-Française, en alternance avec Pascal Rénéric, Laurent Poitrenaux, Jacques Weber
Création le 4 juillet 2019 au Festival d’Avignon – Cour d’honneur du palais des papes
Dates de tournée 2019-2020 ici

La Magie lente - Benoit Giros

La Magie lente, plongée en eaux sombres et remontée vers la surface

« Madame le ministre, monsieur le doyen… »
Le narrateur s’apprête à livrer l’ « histoire d’un homme » à une assemblée docte autant qu’institutionnelle. On nous annonce une conférence, c’est un témoignage intime qui va se dérouler devant nous.
 

« Il y a au fond de moi une épave, et ça remonte morceau par morceau, l’enfant que j’étais.
On ne voit rien en surface que de l’eau, du bleu-vert,
et en dessous, l’épave qui remonte par morceaux. »

 

Depuis 10 ans, Louvier croit que ses désirs sont des hallucinations, car le psychiatre que, troublé par des pensées sexuelles obsessionnelles, dépressif, il avait consulté alors, ne pouvait entendre ces désirs. Puisque ses pulsions ne peuvent être, le psychiatre les définit comme distorsions mentales, et voilà Louvier définit comme hétérosexuel schizophréne. Il lui faudra pas à pas devenir l’homosexuel bipolaire qu’on lui a refusé d’être, et rester schizophrène le temps de faire le chemin.
 

« – Bipolaire, c’est moins grave que schizophrène ou je me trompe ?
– Dans votre cas, vous avez raison.
– Alors c’est une bonne nouvelle. »

 

La Magie lente - Benoit Giros
 

Ce qui va se dévoiler là, c’est le trajet que Louvois, accompagné par un nouveau psychiatre, consulté parce que le mal-être ne se résout pas, va accomplir pour déconstruire ce diagnostic, cette définition de lui-même imposée par un tiers.
La « magie lente », c’est le lent et difficile apprentissage d’être soi, ce « bain révélateur » qui s’opère par le langage, par la cure psychanalytique, cette alchimie précieuse que les mots peuvent opérer.
Louvier et son nouveau thérapeute vont dénouer les fils de l’enfance, faire surgir de derrière les murs épais du déni et de l’innommable, ou plutôt le trop longtemps innommé, le traumatisme de l’enfance violée, l’inceste.
 

« Ce qui n’est pas dit pourrit dans le noir sans pour autant exister »

 

Le texte de Denis Lachaud est à la fois très cru et très pudique, on appelle une bite une bite, et un pédophile un pédophile, on parle de douleur et d’effroi, on avance à mots modestes et pourtant puissants vers la reconstruction d’un être.
Le jeu comme la mise en scène tiennent à distance tout pathos. Des chaises noires, toutes simples, des verres ou des bouteilles d’eau posées sur l’assise; à l’avant-scène, une table de bureau, un ordinateur portable. Dans le texte, il était écrit que ce spectacle serait joué par un homme seul : le metteur en scène Pierre Notte l’a pris au mot, et c’est l’acteur qui assure la régie, se chargeant des changements de lumière ou des lancements sonores. La voix à peine plus posée pour le thérapeute, à peine plus brisée pour Louvier, Benoît Giros entrelace les deux facettes du travail de la psychanalyse, glisse de celui qui écoute à celui qui dit, de celui qui dévoile à celui qui entrevoit, enfin. Pas de lyrisme, pas de fioriture, si l’émotion nait c’est avec retenue, presque discrétion. Un travail exemplaire d’intelligence et de justesse.

Marie-Hélène Guérin

 

La Magie lente - affiche
 

LA MAGIE LENTE
A Paris-Villette du 21 novembre au 7 décembre 2019
Texte Denis Lachaud
Mise en scène Pierre Notte
Avec Benoit Giros

L'effort d'être spectateur de et avec Pierre Notte Festival Off d'Avignon, Théâtre des Halles

L’effort d’être spectateur

Avant même que le spectacle ne démarre, il est là, maître d’un lieu qu’il semble bien connaître et apprécier. Le prolifique Pierre Notte nous accueille, pieds nus et haut de forme couvrant son crâne rasé de près.
C’est une forme de conférence qui va suivre, sur la place du spectateur. Une prise de parole sur l’effort – sur LES efforts multiples – que doit déployer tout individu dès lors qu’il décide d’assister à un spectacle « vivant ».

S’appuyant sur de nombreux exemples concrets, citant les plus grands artistes et philosophes ayant écrit sur le théâtre (Koltès, Daney, Finkelkraut, Deleuze, Mnouchkine…), Pierre Notte étaye son propos de digressions qui font de ce moment une parenthèse emplie d’éclats de rires parfois moqueurs, souvent complice, toujours reconnaissants.

L'effort d'être spectateur de et avec Pierre Notte Festival Off d'Avignon, Théâtre des Halles

« J’accepte et je peux souhaiter que la neige qui tombe sur le plateau ne soit pas de la vraie neige.» 

Ce que l’on aime dans L’effort d’être spectateur, c’est que Pierre Notte évoque des petits travers dans lesquels nous nous reconnaissons forcément un peu : lutter à peine contre le sommeil, toussoter en début de représentation, donner son assentiment en soupirant bruyamment…
Mais surtout, il nous rappelle que parfois, on peut se sentir en symbiose totale avec ce qui se passe au plateau – pur moment de bonheur.

Avec un texte si foisonnant, si documenté, si précis, nul besoin d’une lourde scénographie. D’autant que le texte est porté par l’auteur lui-même, et que l’on découvre ou redécouvre à l’occasion que Pierre Notte est un excellent comédien, n’en déplaise à ce journaliste dont la plume l’a un jour tellement blessé.

« Je raffole de l’intrusion du réel sur le plateau quand elle vient par principe contrecarrer un monde d’artifices. »

Il suffit de quelques accessoires – un harmonica, des escarpins à paillettes, une bouteille d’eau, un hula-hoop, des gants de boxe – d’une belle création lumière signée Eric Shoenzetter et le tour est joué !
Et le bougre nous en joue un beau, de tour : celui de nous faire nous sentir, au bout d’une heure vingt, tellement fiers d’être spectateurs…

L'effort d'être spectateur de et avec Pierre Notte Festival Off d'Avignon, Théâtre des Halles

3 raisons d’aller faire L’effort d’être spectateur :

  • Si l’on connait bien le Pierre Notte auteur et metteur en scène, on a moins d’occasions de découvrir le Pierre Notte comédien : un vrai bonheur de spectateur…
  • Nul besoin d’une scénographie compliquée, quelques accessoires, des jeux de lumière, et surtout la participation, l’implication de chaque spectateur.
  • Au bout du compte, on ressort avec le sentiment, non pas d’avoir fourni un gros effort, mais celui d’avoir été en communion avec tous les autres spectateurs !

-Sabine Aznar-

L'effort d'être spectateur de et avec Pierre Notte Festival Off d'Avignon, Théâtre des Halles

L’EFFORT D’ÊTRE SPECTATEUR
Texte, mise en scène et interprétation Pierre Notte
À l’affiche du Théâtre du Rond-Point, du 6 novembre au 1er décembre 2019