Architecture en pierre de taille

Le pape du festival d’Avignon est Pascal Rambert, et la cour d’honneur est son palais. Rares sont ceux ayant aussi bien su mettre en valeur les murs et les voûtes de ce lieu mythique, et encore plus rares ceux ayant réussi au contraire à faire oublier la magie du Palais des Papes pour mieux transporter leur public. Pascal Rambert a, paradoxalement, relevé le défi de conjuguer ces deux prouesses.

Tout commence par une ronde, une danse si légère qu’elle en semble suspendue dans le temps. Un instant de communion et d’alchimie totales entre les neuf comédiens qui vont s’affronter. Puis résonnent la voix grave de Jacques Weber, et les mots violents de Pascal Rambert.
Car Architecture est une histoire de violence : sur fond d’un XXe siècle tragique, une famille d’intellectuels se déchire comme se déchirera bientôt l’Europe de part laquelle ils voyagent.

Les thèmes de la guerre, bien sûr, mais aussi et surtout de la famille et en particulier des relations entre les pères et les fils, autant de sujets chers à Pascal Rambert, constituent le cœur de ce texte riche, poétique, puissant, moderne, ébranlant, fort, marquant. Entre face-à-faces pleins de tension et monologues foisonnants, passionnants et bouleversants, ces répliques, ces mots, frappent de plein fouet, pénètrent, poignardent, laissant des cicatrices ineffaçables et salvatrices. Et si la langue et les mots brûlants et violents de Pascal Rambert, faisant écho au plus profond de chacun, constituent les solides et indispensables fondations de cette Architecture, les neuf comédiens qui s’affrontent sur scène en sont indéniablement les piliers essentiels, bravant les tourments d’une époque qui les dépasse. Ces mastodontes donnent vie aux personnages et aux mots de Rambert, avec un talent tel qu’il semble obligatoire de saluer chacune de ces performances.

Jacques Weber incarne avec puissance le patriarche violent et vieillissant, figure du vieux monde ; Stanislas Nordey tient droit face aux reproches amers de son père, (dés)articulant chaque mot pour mieux le planter dans le cœur des autres protagonistes et des spectateurs ; Marie-Sophie Ferdane prête sa voix cuivrée et sa bravoure au rôle de la seconde femme de Jacques, pièce rapportée à une famille qui peine à l’intégrer ; Anne Brochet et Emmanuelle Béart incarnent deux sœurs aux destins parallèles avec subtilité et violence ; Denis Podalydès et Pascal Rénéric, en alternance, campent avec fragilité et émotion le fils aîné, musicien bègue incompris, aimant passionnément sa femme, Audrey Bonnet, magnifique de légèreté et de force jusqu’à un monologue final particulièrement puissant et avec laquelle il constitue un couple à l’alchimie évidente ; Arthur Nauzyciel est d’une grande justesse, en militaire teigneux, tour à tour effrayant et vulnérable, belliqueux et résigné ; enfin, Laurent Poitrenaux détonne : à la fois drôle, touchant ou profondément antipathique, il est ce gibbon inquiétant, élastique et impressionnant.

Ainsi, pour notre plus grand plaisir, ces neuf comédiens de marbre brut, véritables mastodontes monolithiques, s’affrontent sur une scène sublimée. Sublimée tout d’abord par la scénographie, d’une pureté éblouissante, qui voit le plateau divisé en îlots qui forment cet écosystème familial. Sublimée par les lumières d’Yves Godin, entre froideur et chaleur, évoluant en harmonie avec le cours du récit, épousant le texte et son cheminement.
Architecture est un grand spectacle, une succession d’images lumineuses et marquantes, de scènes d’anthologie parfois si féériques que l’instant semble figé, un chef-d’œuvre porté par une troupe impressionnante et talentueuse, un de ces instants de théâtre total, une étincelle dans le paysage théâtral, qui illumine la Cour d’honneur et notre âme de spectateur.

Nathan Aznar

Teaser Architecture

ARCHITECTURE
Vu au festival d’Avignon 2019,
à voir actuellement aux Bouffes du Nord, jusqu’au 22 décembre
Texte, mise en scène et installation Pascal Rambert/ collaboration artistique Pauline Roussille/ lumière Yves Godin/ costumes Anaïs Romand/ musique Alexandre Meyer/ chorégraphie Thierry Thieu Nineang / chant Francine Acolas / conseil mobilier Harold Mollet
Avec Emmanuelle Béart, Audrey Bonnet, Anne Brochet, Marie-Sophie Ferdane, Arthur Nauzyciel, Stanislas Nordey, Denis Podalydès de la Comédie-Française, en alternance avec Pascal Rénéric, Laurent Poitrenaux, Jacques Weber
Photos © Christophe Raynaud de Lage
Création le 4 juillet 2019 au Festival d’Avignon – Cour d’honneur du palais des papes
Dates de tournée 2019-2020 ici

La Magie lente, plongée en eaux sombres et remontée vers la surface

“Madame le ministre, monsieur le doyen…”
Le narrateur s’apprête à livrer l’ “histoire d’un homme” à une assemblée docte autant qu’institutionnelle. On nous annonce une conférence, c’est un témoignage intime qui va se dérouler devant nous.

“Il y a au fond de moi une épave, et ça remonte morceau par morceau, l’enfant que j’étais.
On ne voit rien en surface que de l’eau, du bleu-vert,
et en dessous, l’épave qui remonte par morceaux.”

 

Depuis 10 ans, Louvier croit que ses désirs sont des hallucinations, car le psychiatre que, troublé par des pensées sexuelles obsessionnelles, dépressif, il avait consulté alors, ne pouvait entendre ces désirs. Puisque ses pulsions ne peuvent être, le psychiatre les définit comme distorsions mentales, et voilà Louvier définit comme hétérosexuel schizophréne. Il lui faudra pas à pas devenir l’homosexuel bipolaire qu’on lui a refusé d’être, et rester schizophrène le temps de faire le chemin.

“- Bipolaire, c’est moins grave que schizophrène ou je me trompe ?
– Dans votre cas, vous avez raison.
– Alors c’est une bonne nouvelle.”

 

Ce qui va se dévoiler là, c’est le trajet que Louvois, accompagné par un nouveau psychiatre, consulté parce que le mal-être ne se résout pas, va accomplir pour déconstruire ce diagnostic, cette définition de lui-même imposée par un tiers.
La “magie lente”, c’est le lent et difficile apprentissage d’être soi, ce “bain révélateur” qui s’opère par le langage, par la cure psychanalytique, cette alchimie précieuse que les mots peuvent opérer.
Louvier et son nouveau thérapeute vont dénouer les fils de l’enfance, faire surgir de derrière les murs épais du déni et de l’innommable, ou plutôt le trop longtemps innommé, le traumatisme de l’enfance violée, l’inceste.

“Ce qui n’est pas dit pourrit dans le noir sans pour autant exister”

 

Le texte de Denis Lachaud est à la fois très cru et très pudique, on appelle une bite une bite, et un pédophile un pédophile, on parle de douleur et d’effroi, on avance à mots modestes et pourtant puissants vers la reconstruction d’un être.
Le jeu comme la mise en scène tiennent à distance tout pathos. Des chaises noires, toutes simples, des verres ou des bouteilles d’eau posées sur l’assise; à l’avant-scène, une table de bureau, un ordinateur portable. Dans le texte, il était écrit que ce spectacle serait joué par un homme seul : le metteur en scène Pierre Notte l’a pris au mot, et c’est l’acteur qui assure la régie, se chargeant des changements de lumière ou des lancements sonores. La voix à peine plus posée pour le thérapeute, à peine plus brisée pour Louvier, Benoît Giros entrelace les deux facettes du travail de la psychanalyse, glisse de celui qui écoute à celui qui dit, de celui qui dévoile à celui qui entrevoit, enfin. Pas de lyrisme, pas de fioriture, si l’émotion nait c’est avec retenue, presque discrétion. Un travail exemplaire d’intelligence et de justesse.

Marie-Hélène Guérin

 

LA MAGIE LENTE
A Paris-Villette du 21 novembre au 7 décembre 2019
Texte Denis Lachaud
Mise en scène Pierre Notte
Avec Benoit Giros

L’effort d’être spectateur

Avant même que le spectacle ne démarre, il est là, maître d’un lieu qu’il semble bien connaître et apprécier. Le prolifique Pierre Notte nous accueille, pieds nus et haut de forme couvrant son crâne rasé de près.
C’est une forme de conférence qui va suivre, sur la place du spectateur. Une prise de parole sur l’effort – sur LES efforts multiples – que doit déployer tout individu dès lors qu’il décide d’assister à un spectacle “vivant”.

S’appuyant sur de nombreux exemples concrets, citant les plus grands artistes et philosophes ayant écrit sur le théâtre (Koltès, Daney, Finkelkraut, Deleuze, Mnouchkine…), Pierre Notte étaye son propos de digressions qui font de ce moment une parenthèse emplie d’éclats de rires parfois moqueurs, souvent complice, toujours reconnaissants.

« J’accepte et je peux souhaiter que la neige qui tombe sur le plateau ne soit pas de la vraie neige.» 

Ce que l’on aime dans L’effort d’être spectateur, c’est que Pierre Notte évoque des petits travers dans lesquels nous nous reconnaissons forcément un peu : lutter à peine contre le sommeil, toussoter en début de représentation, donner son assentiment en soupirant bruyamment…
Mais surtout, il nous rappelle que parfois, on peut se sentir en symbiose totale avec ce qui se passe au plateau – pur moment de bonheur.

Avec un texte si foisonnant, si documenté, si précis, nul besoin d’une lourde scénographie. D’autant que le texte est porté par l’auteur lui-même, et que l’on découvre ou redécouvre à l’occasion que Pierre Notte est un excellent comédien, n’en déplaise à ce journaliste dont la plume l’a un jour tellement blessé.

« Je raffole de l’intrusion du réel sur le plateau quand elle vient par principe contrecarrer un monde d’artifices. »

Il suffit de quelques accessoires – un harmonica, des escarpins à paillettes, une bouteille d’eau, un hula-hoop, des gants de boxe – d’une belle création lumière signée Eric Shoenzetter et le tour est joué !
Et le bougre nous en joue un beau, de tour : celui de nous faire nous sentir, au bout d’une heure vingt, tellement fiers d’être spectateurs…

 

3 raisons d’aller faire L’effort d’être spectateur :

  • Si l’on connait bien le Pierre Notte auteur et metteur en scène, on a moins d’occasions de découvrir le Pierre Notte comédien : un vrai bonheur de spectateur…
  • Nul besoin d’une scénographie compliquée, quelques accessoires, des jeux de lumière, et surtout la participation, l’implication de chaque spectateur.
  • Au bout du compte, on ressort avec le sentiment, non pas d’avoir fourni un gros effort, mais celui d’avoir été en communion avec tous les autres spectateurs !

-Sabine Aznar-

L’EFFORT D’ÊTRE SPECTATEUR
Texte, mise en scène et interprétation Pierre Notte
À l’affiche du Théâtre du Rond-Point, du 6 novembre au 1er décembre 2019

Et le coeur fume encore

ET LE COEUR FUME ENCORE … le plus beau titre de spectacle de ce festival, nous parle de la guerre d’Algérie.

On a tous en nous quelque chose de cette histoire-là. Cette histoire là, c’est aussi la notre.

Elle nous compose et elle nous abîme. On cherche à l’enfouir. On ne la dit pas ou trop peu, ou mal.

Impatiente et blessée, elle refait toujours surface pour mordre et quand les mots finissent par jaillir, ils sont comme les excréments d’une douleur qui n’en finit pas de tordre les corps et les cœurs.

On n’a jamais fait son procès, mais elle est coupable ; Coupable d’avoir balayé l’innocence de ceux qui ont plongé naïvement dans sa tragédie, sans comprendre que la violence est un processus sans fin qui aura toujours raison des enfants qu’elle manipule.

Elle est partout et nulle part, objet de convoitises et d’instrumentalisation, elle est belle et tragique, elle est fleurie d’amour et ensanglantée de haine, elle incarne autant la lâcheté des hommes que leur capacité au courage suprême.

”Et le cœur fume encore” nous emporte dans les histoires emmêlées de nos mémoires pour leur redonner vie, parce que pour comprendre le présent il faut convoquer le passé, il faut réussir à raconter ce qui s’est passé, réussir à écouter, exorciser les non-dits et les tabous.

Dans “Et le coeur fume encore” politique, littérature et témoignages forment l’ADN d’une écriture riche, intelligente, terriblement drôle et bouleversante de vrai. Le spectacle convoque nos mémoires, ses fantômes et leurs enfants: soldats, membres du FLN, anciens de l’OAS, harkis, enfants et petits-enfants de tous les protagonistes de cette folie humaine. Ils sont tous là. Ils ont tous en commun la souffrance, les regrets et la honte… et ce besoin irrépressible de parler. Ils ont transmis malgré eux un poids bien lourd à porter pour les héritiers, que nous sommes tous devenus.

Ce qu’ils ont vécu, ce qu’ils ont vu, ce qu’ils ont fait ou laissé faire, ils n’en parlent pas.

Et puisque rien ne se résoudra sans la parole, alors la magie du théâtre a une chance d’opérer.

et le coeur fume encore

et le coeur fume encore

‘’J’en ai vu depuis 4 ans des valeurs tomber en poussière, pour lesquelles nous avions combattus.
A quel moment c’est courageux, d’obéir aux ordres? ’’

 

Alors, toi qui veux des histoires et du vrai,
Toi qui veux vibrer, rire et réfléchir,
Toi qui penses que tout parfois va trop vite,
Toi qui veux arrêter le temps l’espace d’un spectacle
Toi qui te demandes parfois si le théâtre sert à quelque chose

Vas voir ET LE CŒUR FUME ENCORE !

Tu embrasseras un spectacle magnifique, interprété par des acteurs totalement habités par leur sujet et leurs personnages, qui jouent cette histoire avec leurs tripes et avec leur cœur.

Et tu jouiras à ce moment précis où tu verras devant toi sur scène ces quelques éclats de toi-même. Alors tu comprendras pourquoi nos cœurs fument encore …

Et tu souriras.

 

 

Festival d’Avignon du 4 au 26 Juillet 2019, (relâchés les 10 et 17 Juillet) à 18h05

au 11 • GILGAMESH BELLEVILLE, 11, bd Raspail – 84000 – Avignon

 

Conception montage et écriture: Alice Carré et Margaux Eskenazi, avec des extraits du Cadavre encerclé de Kateb Yacine et la préface d’Edouard Glissant, Assia Djebar, Jérôme Lindon

Mise en scène : Margaux Eskenazi

Interprète(s) : Armelle Abibou, Malek Lamraoui, Loup Balthazar, Yannick Morzelle, Raphael Naasz, Christophe Ntakabanyura, Eva Rami

Compagnie NOVA

Régie lumière & vidéo : M. Flores régie son J. Martin Prod. E. Ghafoorian

JOULIKS

JOULIKS, c’est une histoire de famille et une histoire d’amour, racontées par une fillette de 7 ans.

Ses parents, Vera et Zak, vivent une relation passionnelle. JOULIKS dans la langue de Zak ça veut dire voyous. Un jour, les Vieux reviennent à la maison après 7 ans de séparation, sept années d’absence qui n’ont pas comblé le gouffre qui sépare sa mère de sa grand-mère. La Petite voit bien ce que font ces Grands ; elle ressent les choses plus intensément, elle les raconte à sa façon, sans non-dits sans hypocrisie, avec son langage venu d’ailleurs et que les adultes ont oublié.

La Petite dit les mots dans une langue du cœur à vous faire rougir les yeux ; à vous mettre de la lumière dans vos sourires ; à vous donner envie de la suivre dans son monde, avec les joues mouillées de ces larmes qui savent plus trop dans quel sens aller. Elle nous dit ce que les adultes ne savent plus dire parce que les adultes ils sont handicapés de la parole et à force de se dire mal les choses, ils se sont amputés de leurs émotions. Elle nous raconte une tragédie, mais avec elle le drame s’efface toujours derrière l’amour.

jouliks Marie-Christine Lê-Huu

Vous vous rappelez ces moments, quand les mots ne viennent plus et où vous avez envie de vous sauver des autres? … ‘’C’est pour se faire des souvenirs pour le retour, c’est pour les retours souvent, que je pars’’.  Ces moments-là, on les garde avec soi pour toujours.

Quand on a vu JOULIKS, c’est pareil. On repart avec, on garde les mots, les images, les regards, les rires et les silences avec soi pour se faire plein de souvenirs et les raconter aux autres, parce que c’est mieux quand on le partage le bonheur, il est plus beau le bonheur partagé. Et même le malheur quand on le raconte bien, des fois il se transforme en sourire et il vient se poser comme une caresse.

Cette pièce est exceptionnelle et parmi 1000, voici 4 bonnes raisons d’aller voir JOULIKS :

  1. Le texte de la québécoise Marie-Christine Lê-Huu est d’une rare et singulière intensité poétique. Magique !
  2. L’interprétation collective est parfaite, les 6 comédiens sont brillants, la mise en scène est d’une réjouissante créativité. Eva Dumont qui incarne la Petite, offre une interprétation EX-CE-PTIO-NELLE et inoubliable. France Renard est d’une incandescente et naturelle beauté, comme son personnage
  3. Cette pièce va vous fabriquer des souvenirs, les souvenirs ça sert à être racontés et ça fait du bien. Les souvenirs c’est comme le bonheur, ça diminue pas quand on les partage, alors partageons les !
  4. Une création Avignon 2019 qui sera sans nul doute une révélation du OFF et un énorme coup de cœur

 

Texte de Marie-Christine Lê-Huu

Mise en scène de Clémence CARAYOL

Interprète(s) : Bérengère DAUTUN ancienne Sociétaire de la Comédie-Française, Eva DUMONT, France RENARD, Jean-Hugues COURTASSOL, Alain FABRE, Aurélien GOUAS

Création lumières et décors: Jean-Yves Perruchon
Musique originale: Karim Lekehal

du 5 au 28 Juillet 2019 au Théâtres des Lucioles , 10 rempart Saint Lazare 84000 – Avignon

à 16h45 (relâches les 9, 16 et 23 juillet)

Le Dernier Cèdre du Liban : Je t’aime en héritage

C’est l’histoire d’Anna Duval, journaliste hors norme qui défie la guerre, court les conflits, shoote les impacts de balles sur les corps décharnés pour en ramener les fantômes à l’occident qui veut voir et savoir.

Un portrait sans concession d’une femme virile, comme seule une femme peut l’être, avec ses forces et ses failles. Une femme qui vit plus vite, plus fort, en recherche de l’adrénaline des émotions fortes, qui fuit pour oublier ses blessures, mais qui se trahit par les verres de whisky qu’elle avale et sa quête de sexe rapide sans lendemain. Une femme fière et invincible qui flirte avec la mort au Vietnam, défie ses geôliers du Hezbollah à Beyrouth, échappe au crash du vol UTA en snobant Arafat, se soûle pendant que Rostropovitch donne des fissures au mur de Berlin à coups de cordes de violoncelle.

Elle fait la guerre à la guerre, pour se faire aussi la guerre à elle-même, hantée par les survivants qu’elle fuit bien plus que par les morts qu’elle photographie. Une guerre fascinante, esthétique, qui déroule inexorablement son scénario macabre sous un ciel toujours bleu, “comme si le ciel n’en avait rien à foutre des hommes.” Elle la trouve belle la guerre, elle la trouve fascinante la guerre. Elle n’a sans doute pas trouvé plus fort prétexte pour parler au monde et pour se laver un peu, elle qui se trouve si sale.

Le dernier cèdre du Liban, Aïda Asgharzadeh, Nikola Carton, Magali Genoud et Azeddine Benamara, Condition des Soies, Festival Off Avignon 2017, Pianopanier

Une femme qui passe son temps à défier la vie, et qui se fait surprendre lorsque c’est à elle de la donner.  Alors arrive Eva, qu’elle va abandonner à la naissance, parce qu’elle préfère “mourir loin d’elle à côté de gens qu’elle ne connait pas, plutôt que de vivre à ses côtés”.

Quand la mort s’annonce, comme si c’était “son tour de payer son dû pour toutes les horreurs qu’elle a photographiées”, Eva a 18 ans, et Anna va lui laisser un héritage, un “INCENDIE” façon Wajdi Mouawad, une boite contenant des enregistrements et les secrets de sa vie.

Magali Genoud crève le plateau d’une prestation duale époustouflante : elle est Eva et Anna. Son partenaire Azeddine Benamara tout en charisme lui sert les répliques, les joutes physiques et les silences, incarnant avec superbe l’homme de toutes ces vies, vies données, vies sauvées, vies hors normes et multiples qui donnent naissance à l’éternité.

Le dernier cèdre du Liban, Aïda Asgharzadeh, Nikola Carton, Magali Genoud et Azeddine Benamara, Condition des Soies, Festival Off Avignon 2017, Pianopanier

Le dernier cèdre du Liban, c’est la métaphore de la vie éternelle, l’âme qui survit à l’enveloppe charnelle, la luciole qui murmure qu’on ne meurt jamais entièrement, qu’il reste toujours quelque chose… c’est le plus douloureux et le plus beau des héritages qui fait enfin éclore le JE T’AIME libérateur, attendu toute une vie et qui semblait ne vouloir jamais venir.

Le dernier cèdre du Liban, c’est une salle debout, transportée par une histoire de passions passionnante, écrite par des doigts de fée, transcendée par une mise en scène et une musique qui se disent JE T’AIME dans la plus parfaite des harmonies.

[youtube https://www.youtube.com/watch?v=6X293A3d2w8]

LE DERNIER CEDRE DU LIBAN
À l’affiche du Théâtre des Lucioles à 18h35, Festival Off d’Avignon du 5 au 28 Juillet 2019
Texte : Aïda Asghardzadeh
Mise en scène : Nikola Carton
Avec :  Magali Genoud et Azeddine Benamara
Scénographie et lumières : Vincent Lefèvre

L’enseignement de l’ignorance

A Avignon cette année, “L’Enseignement de l’ignorance” a accueilli son 4444e spectateur et joue quasi complet, comme en 2016 et en 2017.

Le texte directement inspiré de l’essai controversé de Jean-Claude Michéa, est un coup de poing, qui ne laisse que peu de temps à la respiration. Il est projeté, arrêté, suspendu aux notes de musique de Seb Lanz et aux regards interrogateurs des deux acteurs complices qui le découvrent, en même temps que le spectateur. On se surprend à penser qu’il ne puisse s’agir ici que d’exagération, de déformation, d’une outrageuse provocation et on lit interpellé des phrases ciselées, au rythme des notes de musique.

L'enseignement de l'ignorance

Nous sommes face à un monde où les élites, bien loin d’œuvrer au progrès de l’humanité, n’auraient pour dessein cynique que de fabriquer des individus dociles, dépourvus de capacités de réflexion et d’indignation, un monde d’ignorance, de consommateurs béats, avides de superflus et dont le niveau se doit cesser de baisser pour servir au mieux les intérêts de la vieille “main invisible” d’Adam Smith.

Sauf que ce monde-là n’est pas post apocalyptique façon “wall-E”, mais bel et bien le nôtre, le monde d’aujourd’hui, le monde de l’ignorance… recherchée.

Sauf que dans cette tragédie, il serait trop simple de nous poser en victime et de désigner le seul libéralisme sauvage comme coupable. L’ENSEIGNEMENT DE L’IGNORANCE nous confronte aussi et avant tout à nous-mêmes.

Si nous y regardons de plus près, c’est notre égoïsme et notre capacité à l’indifférence qui nous sautent violemment à la figure, nous faisant le plus souvent “préférer une catastrophe mondiale à une égratignure sur notre doigt”.

L'enseignement de l'ignorance, Jean-Claude Michéa, Sab Lanz, festival d'Avignon, Compagnie DDCM

Si le désastre écologique, dans lequel plonge une modernité qui se dit évoluée et se pense invincible, nous a habitué à nous questionner sur le monde que nous allons laisser à nos enfants, Seb Lanz prend le contrepied et se réapproprie la formule de Jaime Semprun : “Quels enfants laisserons nous à notre monde?”. Comment est il possible que le développement économique porté au rang de quasi religion et adopté par une planète qui ne jure que par la croissance comme déesse bienfaitrice de l’humanité, bien loin de rassasier notre égoïsme, semble au contraire nourrir le monstre sans fin et annoncer un épilogue effrayant ? Promotion de l’ignorance par complicité collective et inaptitude à la réflexion.

On se souvient de la tirade d’un ex dirigeant de TF1 qui assumait avec naturel et non sans cynisme que la grille de programmes avait pour vocation première de rendre le cerveau du téléspectateur disponible pour les plages de publicité. Et en 2013 à l’occasion de la sortie de son livre ”petite poucette” Michel Serres, mêlant amusement et stupéfaction consternée, faisait remarquer que nous avions gagné 3h37 d’espérance de vie par jour par rapport à nos ancêtres et que c’est exactement le temps que nous passons devant la télé. Nous y sommes !

Alors pour une fois, méfions-nous vraiment du complot, méfions nous surtout de nous-mêmes, et attendons la suite que Seb Lanz nous prépare, avec impatience…”LA CULTURE DU NARCISSISME” … comme si ignorance et narcissisme n’étaient que des jumeaux maléfiques, des ombres de soi. Un spectacle prémonitoire qui devrait être rendu obligatoire.

L’ENSEIGNEMENT DE L’IGNORANCE – Compagnie DDCM
Auteurs : Jean-Claude Michéa, Seb Lanz
Avec : Héléna Vautrin, Fred Guittet, Seb Lanz

au Théâtres des Carmes André Benedetto à 10h00

Je vole… et le reste je le dirai aux ombres

 

“Au moment où il se jette par la fenêtre, Richard réalise enfin son rêve d’enfant.
Voler.
Cette pièce prend corps dans l’espace de sa chute.
Une seconde.”

 

Nous sommes le 28 mars 2002, il est 10 h. 20 minutes et 37 secondes.
Richard Durn se jette par la fenêtre de la salle d’interrogatoire et durant une seconde, dans sa tête, tout reprend vie : sa mère, son seul ami, la vendeuse d’armes, le professeur d’art dramatique, Roberto Zucco, l’amoureuse de Bosnie, Robocop, l’adjointe au maire et Brad Pitt. Il sera 10h 20 minutes et 37 secondes longtemps.

“Je m’appelle Richard, et j’ai un pouvoir extraordinaire. Je vole.
Je sais que cet envol ne durera qu’une seconde et qu’ensuite ce sera comme si je n’avais jamais existé,
mais cette seconde sera la chose la plus importante de ma vie.”

 

Jean-Christophe Dollé, dont on avait aimé Timeline ou il y a quelques années Mangez-le si vous voulez, est parti en quête de ce qui a pu être une réalité de Richard Durn, cet homme sans histoire qui un jour est entré dans la salle de Conseil municipal de sa ville et en a abattu les membres. Des bribes, des souvenirs des uns, des autres, des notes de journal intime, des fragments de rapport de police…
Parcelles de réalité, rassemblées pour tenter de trouver un fil, saisir le point de basculement.
Pas de réalisme pour traiter cette réalité, pas de réalisme car comment savoir ? comment représenter l’indicible ?

En fond de scène, une boîte noire, façade ouverte. C’est le lieu où les trois acteurs ne sont pas dans la vie de Richard, le lieu où on l’envisage, l’interroge, le remémore, l’enquête. Le lieu où on le reconstitue aussi. Les acteurs s’y changent, passent la perruque de la mère, le blouson de l’ami; y convoquent Hegel et Nietzsche pour théoriser la violence, Freud peut-être ? le rapport au père ? ou la mère ?; soupèsent le poids de la libido face à celui de la pression sociale, qu’est-ce qui peut faire pencher la balance irrémédiablement ?

Richard, celui qui est passé à l’acte, n’apparaît jamais. Son portrait est taillé en creux, par les échanges de ses interlocuteurs, dans leurs mots ou les réactions de leur corps. Celui qui a tué puis s’est tué restera une absence, un trou noir dans l’espace où ont sombré des vies brisées, celles interrompues de ceux qui sont morts, celles altérées à jamais de ceux qui restent.
Je vole... et le reste je le dirai aux ombres, un spectacle de la cie f.o.u.i.c Photo © JC Lemasson

“En une seconde il peut se produire une infinité de choses”

Le temps se déforme. En une seconde, il peut se produire une infinité de choses. JC Dollé a travaillé avec Arthur Chavaudret, pratiquant la “magie nouvelle” avec le Collectif 14:20, pour donner corps à ces distorsions du temps, et l’on voit des instants bégayer ou se suspendre, s’étirer ou se télescoper. Non pas comme le temps se mesure, mais comme le temps se perçoit. Des tremblements de la réalité. La poésie surgit au détour d’un étonnement, jamais décorative, toujours porteuse de sens.

Avec une pudeur immense, Jean-Christophe Dollé, Clotilde Morgiève et Julien Derivaz nous entraînent à leur suite dans les méandres de la psyché du tueur. Ce sont tous trois de fins acteurs. Ils ont le goût du jeu, et la conscience de l’humanité de leurs personnages. Clotilde Morgiève a un talent rare pour passer d’un personnage à l’autre, d’un âge à l’autre, d’un état à l’autre, faisant oublier d’un geste qui elle était la seconde d’avant, gardant toujours la même justesse, la même expressivité ultra-sensible.
L’écriture comme la mise en scène, étoffées par un travail sur le son et la composition musicale d’une qualité et d’une pertinence qui méritent d’être soulignée, sont d’une intelligence, d’une fluidité et d’une précision remarquables. Dollé a le sens des images puissantes, de celles qui persistent. Du réel, les f.o.u.i.c. font théâtre, et du théâtre, matière à vibrer et à penser.

Marie-Hélène Guérin

 

JE VOLE… ET LE RESTE JE LE DIRAI AUX OMBRES
Ecrit par Jean-Christophe Dollé
Mise en scène : Jean-Christophe Dollé et Clotilde Morgiève
Avec Jean-Christophe Dollé, Julien Derivaz, Clotilde Morgiève
et les voix de Félicien Juttner et Nina Cauchard
Musique Collectif N.O.E
Avignon Off 2019 : au Théâtre des Gémeaux jusqu’au 28 juillet à 10h

Les Passagers de l’aube : expérience de vie imminente

C’est troublant de terminer son festival d’Avignon par un fait du hasard, une attirance, une invitation toute en délicatesse à monter à bord, tel le dernier passager pressé de faire partie du voyage, avant que le vaisseau ne s’efface devant les murailles encore brûlantes qui l’ont vu naitre. Mais y a-t-il vraiment un hasard dans les attirances soudaines?

D’abord, il y a le synopsis : Noé est un brillant neurologue qui termine sa thèse et vit une passion amoureuse avec Alix, photographe dans le milieu musical. Ils sont beaux, heureux, plein de vie et d’envies. Mais Noé va être confronté à plusieurs cas et témoignages de mort imminente, patients en situation de mort clinique avérée, revenus du “couloir”, imprégnés de sensations. Tous les préceptes scientifiques cartésiens sur lesquels reposent ses études s’en trouvent déstabilisés. Noé ressent alors la nécessité indicible de creuser, de chercher, de remettre en cause ce qu’on lui a appris, quitte à devoir affronter ses pairs et à délaisser l’amour de sa vie. Mais y a-t-il vraiment un hasard dans ces attirances soudaines ?

Si Noé arrête ses recherches, il se renie, renonce à ses rêves, un peu comme on arrêterait de vivre en ayant peur de la mort, en prenant au final le risque de mourir sans avoir vraiment vécu. Alors Noé se risque, fait le choix de sa vie et de sa liberté.

Le sujet grave et concernant est une possible remise en cause de notre médecine occidentale, dont l’éthique est fissurée de toute part par le lobby des certitudes et des intérêts financiers. Médecine moderne, qui porte par sentiment de supériorité un regard condescendant sur les autres façons de soigner le corps et l’âme… Alors que nous savons si peu et qu’il nous reste tant à apprendre et à découvrir… Alors que notre façon de traiter la maladie et de regarder la mort fait probablement sourire ces chamanes de l’autre monde qui choisissent leurs plantes médicinales en leur parlant et en les écoutant.

Violaine Arsac nous offre un texte précis, travaillé, documenté, enchanté par cette “matière dont sont faits les rêves” : les dialogues nous transportent sans nous perdre, nous interrogent et nous bouleversent.

Passion intellectuelle et passion amoureuse se regardent, se séduisent, s’affrontent, se trahissent, exultent. Et comme au théâtre tout est plus dense et plus intense, c’est dans la vie que ces passions explosent pour façonner la tragédie promise. Grandiose déséquilibre, qui confère son vertige à notre existence. C’est au-delà de la mort qu’elles se rejoindront, dans un tourbillon de danse et de musique, comme un éclat d’éternité, sublimé par une mise en scène brûlante de lumières et d’émotions.

Expérience de théâtre imminent, expérience de vie imminente, vous ne serez plus un simple spectateur devant la pièce de Violaine Arsac, plutôt le passager d’un voyage pas comme les autres qui vous emmènera bien plus loin que vous ne pouvez l’imaginer. Comme Bernard Giraudeau, je la trouve belle l’aube des voyages, alors je relis ses mots irrésistibles en me plaisant à penser qu’ils les avaient aussi dédiés à ces passagers là: “C’est l’aube qui est belle parce qu’elle embellit. C’est l’annonce de l’éblouissement, la naissance de la vie incompréhensible. Tu regardes l’aube, mon amour, non, tu la vis, tu es en elle, tu t’abîmes pour renaitre. Le bonheur du voyage, c’est de faire tout pour la première fois.”

Au théâtre, tout est plus dense, plus intense. Vraiment. Le décès accidentel brutal du directeur du théâtre de la Luna en juin 2017, quelques jours avant la toute première représentation de ce spectacle qu’il aura soutenu et voulu, a laissé à l’évidence des orphelins aux joues humides. Mais il aura donné naissance à une lumière bien singulière, comme un dernier clin d’œil malicieux à ceux qu’il a aimés. “L’inverse de la mort c’est la naissance… c’est un passage”. Il doit être écrit quelque part que cette aube-là est un voyage qui n’aura pas de fin.

Mais y a-t-il vraiment un hasard dans les attirances soudaines ?

LES PASSAGERS DE L’AUBE Compagnie Le théâtre des possibles
Écriture et mise en scène : Violaine Arsac
Avec Grégory Corre, Florence Coste, Mathilde Moulinat, Nicolas Taffin

Spectacle créé au Festival Off d’Avignon 2017.

Reprise Avignon Off 2019 au Théâtre de la Luna à 12h40

AVEC LE PARADIS AU BOUT

Comme devant une grande fresque contemporaine, de la chute du Mur de Berlin à aujourd’hui, les souvenirs reviennent, les émotions aussi. Ou étais-je quand j’ai appris que le rideau de fer se levait, qu’ai-je ressenti quand j’ai vu à la télé les allemands arracher le mur de la honte et chanter “Wir sind das Volk” ? Les espoirs de paix n’ont alors jamais été aussi grands.

Depuis, c’est comme si la terre n’en finissait plus de convulser, de regretter d’avoir ainsi pu espérer naïvement mettre un terme final à ces années de froid, et elle tremblera plus fort encore, vomissant ses débris à la face de ceux qui avaient tant espéré.

Tableaux de ces 3 dernières décennies où tout est allé plus vite, plus sale, plus anxiogène et plus vertigineux. Un monde, le nôtre, qui nous est raconté par ses enfants devenus adultes, et qui en rapportent les craquements avec leur joie, leur désespoir et leurs envies.

Dans tout cela il y a de la belle étoffe pour le théâtre, de la matière à rêver, à chanter, à rire et à pleurer, que Florian Pâque et ses complices ont magnifié en symphonie scénique… avec le paradis au bout ?

”Toutes les bonnes choses ont une fin, les mauvaises n’en ont jamais” … mais il y a des exceptions!

Trois bonnes raisons (non, quatre plutôt) d’aller voir AVEC LE PARADIS AU BOUT:

1. C’est un miroir de couleurs, de rythme et d’émotions, qui nous plonge dans nos 30 dernières années avec le regard de ceux qui sont nés dedans

2. Une mise en scène qui ne s’oublie pas, une écriture politique drôle et poétique, une interprétation collective réjouissante et pétillante de vie par des comédiens passionnés qui jouent tout comme si c’était la dernière fois

3. élue MEILLEURE CREATION 2017 par le Cours Florent … mais ce n’est que le début, c’est sûr !

4. du théâtre qui donne envie d’aller au théâtre et d’en faire, encore et encore

5. Vite! Vite! Vite! Ce spectacle est une pépite qui scintille de purs moments de grâce

… ah, c’était 5 en fait, et vous allez sûrement y rajouter les vôtres !

 

Du 5 au 28 Juillet 2019 au Théâtre le Grand Pavois à 20h00

Metteur en scène: Florian Pâque
Interprètes : Tiphaine CANAL, David Guez, Florian PÂQUE, Lisa TOROMANIAN

COMPAGNIE DU THÉÂTRE DE L’ECLAT