Le 19 juin 1985, à 3h30 du matin, il fait bon, c’est presque l’été; la nuit est claire et sereine. Le 19 juin 1985, à 3h30 du matin, un couple rentre d’une soirée gaie, entre amis. Le 19 juin 1985, à 3h30 du matin, une petite fille qui a presque neuf ans et son frère cadet dorment comme des enfants, guillerets de l’absence des parents, on a regardé un western avec le baby-sitter, on a traîné, on ne s’est pas brossé les dents.
Le 19 juin 1985, à 3h30 du matin, une voiture sort de la route à l’entrée du tunnel de Saint-Germain-en-Laye. Tout a brûlé, le véhicule, les vêtements, les papiers, les peaux. Pour toute trace, ne restent plus de cette nuit-là qu’une boucle d’oreille en forme de fleur et deux bracelets en métal, noircis par le feu, bijoux de pacotille restitués à la famille, petit trésor qui tient au creux d’une main, minuscule, et immense comme ce qui compte.
Une voix “off” juvénile énonce d’un ton presque anodin, presque léger les circonstances de l’accident. Dans cette voix, c’est le début du printemps, le plaisir de la soirée qu’on entend, pas le crissement des freins, pas la brutalité de l’accident.
Cette voix, c’est celle de Céline Milliat Baumgartner, qu’on ne voit pas encore, et ces mots sont les siens, et cette nuit, c’est la sienne.
En 2013, la comédienne a ressenti le besoin, l’urgence d’écrire Les Bijoux de pacotille, pour renouer les fils de son histoire, redessiner ce moment de basculement, celui où une enfant chérie devient une enfant sans parent.
“Le livre est publié en février 2015.
Mes mots et mes morts, mes fantômes, sont ainsi rangés dans cet objet, ils ont trouvé une place et n’envahissent plus ma vie n’importe quand, n’importe comment.
C’est bien. C’est plus confortable”.
Les mots écrits petit à petit ont pris leur envol, et se sont tissés à sa vie de comédienne, jusqu’à arriver sur scène. C’est à Pauline Bureau, dont on a beaucoup aimé il y a quelques temps “Mon coeur”, que Céline Milliat Baumgartner va remettre cette part si intime d’elle, pour que la confidence devienne spectacle – tout en restant confidence.
Le plateau est nu, un cadre-miroir le surplombe, incliné, dans son reflet l’actrice semblera plus seule, un peu lointaine. La voix de Céline se déploie dans cet espace vide, l’absence de son corps capte l’attention, d’emblée. Puis elle va arriver, petite robe bleue, joli sourire dessiné rouge, frange noire, elle se tient droite comme une enfant sage.
Actrice et metteuse en scène ont trouvé un équilibre subtil, les gestes justes qui aiguisent le propos, la distance qui s’amenuise ou s’étire pour densifier l’air entre notre regard et elle, la trajectoire qui se dessine au sol – pour créer la fine chorégraphie, tremblante et douce, de ce chant de deuil et de vie.
Avec pudeur et discrétion, en transparence derrière le sourire, s’avancent la fragilité de l’enfance, la blessure de l’absence, la ténacité de la force de vie.
“On me dit parfois que je ressemble à ma mère. Oh, elle était plus grande, et si belle. Mais je lui ressemble, le menton, et le sourire, là. Je peux lui redonner corps, lui redonner vie.
Je ne peux rien donner à mon père, ni corps ni vie. Les souvenirs sont avec lui sous terre. Il faut que je creuse.”
Céline Milliat Baumgartner nous dessine le portrait de ses parents. La mère, la belle, la grande, ah, et quelle actrice !, la mère aux bracelets de pacotille s’entrechoquant à ses poignets. Le père aux yeux bleus, beau comme un acteur américain. Les parents aimés, qui s’aiment et se disputent, qui aiment leurs enfants et qui aiment les laisser quelques heures pour aller s’amuser chez leurs amis. Le tableau d’une famille vivante et mouvante, brossé de mémoire et d’invention par la petite fille devenue grande, qui fouille ses souvenirs, invente des histoires et comble les oublis, dans une langue mélodieuse, écrite, peaufinée, et pourtant souple comme une parole, ondulante, incarnée.
Elle s’assoit, quitte bottines et socquettes, passe des chaussons de danse, des pointes.
“et comment tu feras quand on ne sera plus là ” demandait la mère à l’enfant qui a besoin pour s’endormir de son câlin, son verre d’eau, son encore un bisou maman…
Elle nous dit le futur de son passé.
“Quand mes parents ne seront plus là, personne ne nous dira rien, personne n’osera nous dire la vérité, que c’est plié.
Quand mes parents ne seront plus là, je soufflerai neuf bougies, dix, onze, quatorze, quinze, et j’aurai 8 ans encore et encore.
Quand mes parents ne seront plus là, je marcherai quinze centimètres au-dessus du sol et de toute douleur.”
Une musique de carillon, de cette sorte de métallophone dont on jouait en 6e, dans ces années-là; elle arrondit ses bras, s’élève sur ses pointes, elle flotte sur des nuages, elle est aérienne, vulnérable, courageuse.
À l’image de ce moment, dans ce spectacle, tout est délicat, gracieux, tendre. Dès le titre, ces “bijoux de pacotille”, ces bijoux à deux sous, si précieux parce qu’ils sonnaient aux bras de la mère aimée. La vidéo se fait seconde peau, ombre fugace – films super 8 aux saveurs nostalgiques et gaies, vagues lentes sur du sable blond, nuages cotonneux, les images glissent sur le décor, sous les pas de l’actrice, se fondent dans l’air avec la discrétion et la tenace présence d’un souvenir.
« J’oublierai l’odeur de mon père, j’oublierai la chaleur de leurs corps. Je veillerai sur mon petit frère. Je me ferai des talismans avec des petites choses retrouvées dans les cartons du déménagement.
Je n’ai pas à rendre compte de ma vie à mes parents; je n’ai pas à me justifier pour ne pas venir déjeuner avec eux dimanche; je n’ai pas à m’occuper d’eux, trouver le temps, être patiente. Je n’ai pas peur de les perdre.
J’envoie à la morgue toute personne aimée qui a plus de dix minutes de retard.
Je ne passe pas mon permis pour ne pas être responsable de l’accident, puis je le passe pour ne pas être victime de l’accident.
Je fais plein de petites choses bizarres, pour rester en vie.
J’ai désobéi à ma mère, je suis devenue actrice. »
Ces « bijoux de pacotille » nous laisseront au cœur une mélodie entêtante et touchante, triste et douce comme le souvenir de la musique des bracelets d’une mère cliquetant à son poignet.
Marie-Hélène Guérin
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Les Bijoux de pacotille
à l’affiche du Théâtre du Rond-Point à partir du 7 mars
Texte de Céline Milliat Baumgartner
publié aux éditions Arléa
Mise en scène Pauline Bureau
Interprétation Céline Milliat Baumgartner
Vidéo Christophe Touche
Photos : Pierre Grosbois