Cendrillon de Joël Pommerat : un magicien sur les grands boulevards

C’est au cœur de la magie que nous suivons le parcours étonnant de Sandra, dont la mère tombe aussi soudainement que gravement malade. Déchiffrant difficilement les derniers mots étouffés de la malade, la jeune fille se promet de ne jamais cesser de penser à sa mère plus de cinq minutes d’affilées. Elle s’enferre alors dans un deuil muet et sacrifie sa vie aux souvenirs.

Joël Pommerat, en adaptant pour la troisième fois un conte pour enfants au théâtre, signe ici une œuvre servie par des comédiens aussi drôles que touchants. Des scènes chargées d’émotion –comme le coup de foudre lors du bal, sur une interprétation grandiose de Father and Son – alternent avec des moments d’humour grinçant – en particulier grâce au comique des sœurs et de la fée.

“Ma chérie… Si tu es malheureuse, pour te donner du courage, pense à moi… Mais n’oublie jamais, si tu penses à moi fais-le toujours avec le sourire.”

C’est un récit sur l’émancipation et la résilience que nous offre cet auteur-metteur en scène de génie. Saluons la subtilité avec laquelle il aborde ces sujets profonds, la direction d’acteurs, la mise en scène simple et impeccable, le travail remarquable sur les projections vidéo… Les comédiens sont d’une justesse et d’une émotion infinies, que ce soit Déborah Rouach, Caroline Dorelly, Catherine Mestoussis, Noémie Carcaud, ou encore Alfredo Canavate. Les lumières, les costumes, les effets sonores, tout contribue à la perfection de cette “pépite”.

Direction le Théâtre de la Porte Saint-Martin sur les grands boulevards parisiens : il vous reste un mois pour vous abandonner au spectacle, et laisser la “magie  Pommerat” opérer…

Nathan Aznar

CENDRILLON
À l’affiche du Théâtre de la Porte Saint-Martin du 25 mai au 6 août 2017 – 20h30, dimanche (un dimanche sur deux) 16h
Mise en scène : Joël Pommerat, d’après le mythe de Cendrillon
Avec : Alfredo Cañavate, Noémie Carcaud, Caroline Donnelly, Catherine Mestoussis, Nicolas Nore, Deborah Rouach, Marcella Carrara, Julien Desmet

Art version tgSTAN

Cette pièce de Yasmina Reza, sans doute sa plus connue, n’a pourtant pas été beaucoup jouée. Alors il y aura d’un côté les spectateurs qui ne l’ont jamais vue, cette pièce, et auront la surprise de découvrir la verve subtile, l’analyse tellement précise et juste, le propos toujours aussi actuel dépeignant les travers souvent liés à l’art contemporain. Et puis, de l’autre côté, les spectateurs qui reviendront voir la pièce, ou plutôt une nouvelle version. Ni les uns ni les autres ne seront déçus, tant Yasmina Reza a eu la riche idée d’accepter de donner les droits au collectif flamand tgStan.

Art, Yasmina Reza, TGStan, Dood Paard, Théâtre de la Bastille, Pianopanier, revue de presse @Sanne Pepper 

“Les lignes blanches. Puisque le fond est blanc, comment tu vois les lignes ? ”

C’est à cela que l’on reconnait les bonnes pièces : le texte est toujours aussi percutant, provoquant immanquablement l’éclat de rire général. L’histoire de ces trois amis prêts à en découdre, qui vont laver leur linge sale de manière irréversible, trouve forcément un écho en chacun de nous. Le point de départ, l’étincelle qui allume la mèche : l’achat par Serge d’un tableau blanc, totalement blanc, pour la modique somme de… 200 000 ! Incompréhension, agacement, colère, cynisme… son meilleur ami Marc ne supporte pas que Serge ait acheté cette toile. Car Serge achetant cette toile représente tout ce que Marc exècre chez son ami : son snobisme, sa vanité, sa suffisance. Entre ces deux-là, le troisième larron Yvan tente de ménager la chèvre et le chou. Détestant lui aussi profondément la toile, il n’ose pourtant l’avouer, de peur de froisser son ami.

Art, Yasmina Reza, TGStan, Dood Paard, Théâtre de la Bastille, Pianopanier, revue de presse

“Yvan est un garçon tolérant, ce qui en matière de relation humaine est le pire défaut. Yvan est tolérant parce qu’il s’en fout !”

Le collectif des tgStan que l’on suit depuis plusieurs années avec intérêt et qui accorde toujours une place primordiale au public s’empare du texte-phare de Yasmina Reza avec une belle inventivité. Malgré leur prononciation parfois hésitante et une mise en scène qu’on aurait aimée encore plus décalée, leur énergie communicative nous réjouit. Les trois excellents comédiens – Kuno Bakker, Gillis Biesheuvel et Frank Vercruyssen – nous placent en témoins de leurs embrouilles. Ils nous prennent à partie et bizarrement, on a du mal à choisir son camp… Chacun des trois dévoile un côté tendre et attachant ; finalement, chacun des trois pourrait être notre meilleur ami. Alors sans hésiter, on court voir ou revoir Art au Théâtre de la Bastille, la version tgStan vaut le détour et/ou le retour !

ART
À l’affiche du Théâtre de la Bastille du 2 au 30 juin 2017 (20h, relâche les 4, 5, 11, 18, 19 et 25 juin)
D’après la pièce de Yasmina Reza
Mise en scène : tgSTAN et Dood Paard
Avec : Kuno Bakker, Gillis Biesheuvel et Frank Vercruyssen

Interview : l’art de la rencontre

Traiter de ce thème là au théâtre n’est pas banal. Mais est-il un seul sujet qui ne soit pas théâtral ?
Les interviews font partie de notre quotidien, on nous les sert à toutes les sauces, on peut les affubler de dizaines d’adjectifs, elles nous laissent de plus en plus indifférents. On est saturé … comme dans ces parfumeries où les effluves se font une concurrence acharnée, on ne sent plus rien, on les laisse passer sans réaction; on cherche juste la bonne marque, pour faire le job. Satisfaire les attentes du client final.

Mais l’interview est un art, “un art de la rencontre” comme le dit Nicolas Truong. Parfois une étincelle réussit à faire jaillir la question inattendue, la parole vraie accouche, elle existe et souffle alors sur tous les “éléments de langage” et autres phrases convenues. Le travail de Nicolas Truong et de l’équipe artistique ne reste pas en surface, il explore les multiples facettes et les secrets de l’interview, de “la conversation”, comme préférait la nommer Jacques Chancel.

Pour autant, le résultat est sans complaisance avec les journalistes. Nicolas Truong a-t-il sans doute trop d’amour pour ce métier pour lui faire l’insulte d’être tendre avec ceux qui ne s’intéressent pas au sujet. Ceux qui n’écoutent même pas les réponses aux questions qu’ils posent. Trop à la recherche qu’ils sont du “bon client”, de celui qui, l’espace d’une manif, sera le porte-parole malgré lui de tous les autres, fabriqué de toute pièce par ces chasseurs impatients, pressés par l’horloge de l’audience.

Interview, Nicolas Truong, Nicolas Bouchaud, Judith Henry, Pianopanier, Monfort théâtre@Christophe Raynaud de Lage 

Ce qui est intéressant dans l’interview, “c’est quand tu es curieux de savoir les réponses”. Et pourtant…
Le talent de Nicolas Bouchaud et de Judith Henry les fait sautiller avec virtuosité et facilité sur toute une palette de personnages, sans accessoire superflu, tout en finesse. Un détail, une expression, une attitude et on glisse sur les décennies sans s’en rendre compte. Les histoires sont humaines, les personnages défilent, tous plus passionnants les uns que les autres, les “people” comme les anonymes. Il nous manquerait juste une interview à l’époque du cinéma muet…

On rit aux larmes avec les questions de Max Frisch tirées de son fameux “Questionnaire”, on fond en écoutant Florence Aubenas et puis on aperçoit Marguerite Duras, ressuscitée d’un “Apostrophe” de 1984. Le bouquet final est réservé au binôme Raymond Depardon Claudine Nougaret, qui raconte son travail avec une passion contagieuse, sur fond de malicieux couplet féministe.

Mais un moment très fort de la pièce restera l’histoire de l’écrivain Jean Hatzfeld amené au RWANDA par le génocide. “On ne sait pas faire avec le silence”, confit-il, alors il ira à sa rencontre et y restera des années pour vivre à ses côtés… Pour percer ce silence, tenter de trouver des réponses aux questions qu’il posait.

L’écrivain devient anthropologue, enquêteur, confesseur. En s’interrogeant lui-même avant d’interroger les autres, il exerce son métier de la plus belle et de la plus intelligente des façons, avec empathie. L’empathie, n’est-ce pas là le secret des bonnes questions, celles-là mêmes qui suscitent les réponses intéressantes? Elle est rare. L’empathie c’est quand le journaliste s’intéresse vraiment aux réponses des questions qu’il pose. Quand il se sent interpellé, quand il n’a pas peur de montrer ses failles, de chercher, de prendre son temps … de se parler à lui–même.

Interview, Nicolas Truong, Nicolas Bouchaud, Judith Henry, Pianopanier, Monfort théâtre

Il en faut du temps pour découvrir que “le mensonge des rescapés ou des tueurs est aussi important que la vérité”. C’est fort.

Il n’y a pas de doute, l’interview c’est du théâtre, et c’est aussi un art. On comprend pourquoi il nous fascine, mais aussi comment la profession qui l’incarne peut susciter autant de passion et de haine.

En sortant du théâtre, je repense au début de la pièce: les deux comédiens y jouent les apprentis journalistes, faussement maladroits, à la manière de Marceline Loridan qui haranguait les passants d’un … «Etes-vous heureux ?» pour Chronique d’un été de Jean Rouch et Edgar Morin en 1961 ?

Moi, j’aurais bien voulu qu’ils me demandent “c’est quoi le bonheur?”

Et j’aurais répondu: le bonheur? C’est simple, c’est d’être ici avec vous tous. On écoute, on réfléchit, on s’interroge, on rit, on s’émeut, … et puis on repart, heureux.

INTERVIEW
À l’affiche du Monfort Théâtre du 29 mai au 17 juin 2017 puis en tournée
Conception et mise en scène : Nicolas Truong
Avec : Nicolas Bouchaud et Judith Henry

Jan Karski, son nom est immortel

Plutôt que « Jan Karski, mon nom est une fiction » Arthur Nauzyciel aurait pu intituler sa pièce  « Jan Karski, mon nom est personne ». Car lorsque ce résistant polonais, évadé plusieurs fois, parvient à rejoindre les Etats-Unis et à rencontrer Roosevelt le 28 juillet 1943, il se présente au Président sous le nom de NOBODY. Pourquoi ce pied de nez, cette pirouette qui le surprend lui-même ? Se nomme-t-il “nobody” parce que Jan Karski n’est pas son vrai nom, mais un nom de couverture, son nom de résistant ? Ou plus vraisemblablement, se rebaptise-t-il “nobody”  parce qu’il a le sentiment de n’être plus rien ni personne…

Jan Karski (mon nom est une fiction), Théâtre de la Colline, Arthur Nauzyciel, Laurent Poitrenaux, Pianopanier@Frédéric Nauzyciel 

“Je sais quand je suis mort”

Car Jan Karski se souvient précisément du jour où il a cessé de vivre : ce jour de 1942 où il a accepté, après avoir arpenté les rues du ghetto de Varsovie, de pénétrer au sein d’Izbica Lubelska, l’un des premiers camps de la mort construits en Pologne. À partir de ce jour, son destin, sa vie ont consisté en une seule mission : témoigner auprès des Alliés – car lui savait, lui avait vu (“sans doute ne sait-on rien tant qu’on n’a pas vu“).

En véritable héros, il traverse l’Europe en guerre pour gagner Londres et remettre au Gouvernement polonais en exil un compte-rendu sur l’extermination des juifs en Pologne occupée. L’année suivante, c’est aux Etats-Unis qu’il part délivrer son message… Hélas, aussi déconcertant et scandaleux que cela puisse paraître aujourd’hui, sa parole n’est pas entendue. Parce qu’on ne veut pas l’entendre. “Plus encore que de ces images, je voudrais me défaire de l’idée que ces choses ont eu lieu”. Ces choses qu’évoque Jan Karski, ce sont évidemment les atrocités des camps de la mort, mais aussi, très certainement, l’inimaginable réaction des autorités anglo-saxonnes -“la surdité n’est qu’une ruse du mal”.

Jan Karski (mon nom est une fiction), Théâtre de la Colline, Arthur Nauzyciel, Laurent Poitrenaux, Pianopanier

“Des êtres humains qui n’ont plus l’air vivant mais qui ne sont pas morts, qu’est-ce que c’est ?”

Pour nous raconter cette histoire, cette vie hors du commun, Arthur Nauzyciel a choisi d’adapter le roman de Yannick Haenel : son spectacle en forme de triptyque fut acclamé lors de sa création à Avignon en 2011. Dans la première partie, c’est le metteur en scène lui-même qui nous retrace la vie de Jan Karski. Tout en sobriété et retenue, Nauzyciel fait référence au film de Claude Lanzmann, SHOAH, dans lequel témoigne largement Jan Karski. Dans la deuxième partie, on entend une nouvelle fois, mais différemment, l’histoire du résistant polonais, par la voix si caractéristique de Marthe Keller, tandis que sont projetés sur un écran les plans du ghetto de Varsovie. Dernière partie, la plus poignante : Jan Karski apparait sous les traits, dans le corps, les gestes et la posture Laurent Poitrenaux…

On le savait immense comédien, mais ce qu’il fait dans ce spectacle est inouï. Plus d’une heure sur le plateau, dans le magnifique décor de Riccardo Hernandez, comme suspendu dans les airs, il redonne vie au héros, à ses fantômes, à ses peurs et cauchemars. Chaque geste, chaque intonation de voix a un pouvoir hypnotique. Alors, on le suit, on embarque, on plonge avec lui… Jusqu’à ce bouleversant final dans lequel il nous invite à une danse de mort dont on ne sort pas indemne… Il est primordial que Jan Karski reste vivant en chacun de nous : merci à Arthur Nauzyciel et Laurent Poitrenaux d’y contribuer aussi violemment.

JAN KARSKI (MON NOM EST UNE FICTION)
À l’affiche du Théâtre de la Colline du 8 au 18 juin 2017 (20h30 du mercredi au samedi, mardi à 19h30, dimanche à 15h30)
D’après le roman de : Yannick Haenel
Mise en scène : Arthur Nauzyciel
Avec : Manon Greiner, Arthur Nauzyciel et Laurent Poitrenaux

Boxe Boxe : crochet du droit, crochet du gauche, direct en plein cœur !

Mourad Merzouki a été enfant de la boxe, de l’art des coups de pieds, coups de poings, dont il fut champion de France junior, adolescent, avant de donner à son corps d’autres bondissements, d’autres rythmes.

Dans un noir profond, on distingue des yeux quelques ballons de boxe tombant en grappe des cintres comme autant de globes d’un planétarium imaginaire, on distingue des oreilles la pureté et délicatesse des cordes, une envolée de Schubert ; la lumière se fait sur un décor de conte, inventé par Benjamin Lebreton et Mourad Merzouki, sol en échiquier, damier usé, portail de palais timburtonien, enfantin, baroque, forain, la ferronnerie comme une esquisse un peu brinquebalante. Sous les belles lumières et surtout dans les ombres ménagées par Yoann Tivoli, le voyage sera onirique et fantasque !

Et pif, et paf ! le voyage sera ludique aussi ! Une tribu de gants de boxe aux petites bouilles curieuses émerge d’un ring-boîte noire, foule agitée, minuscule et compacte ; l’arbitre est rond et rayé et bondissant comme un ballon ; on fait des pas-de-deux avec son punching-ball ; Mourak Merzouki, en lutin malicieux et sage qui sait que la violence et la douleur arriveront bien assez tôt, accueille les spectateurs avec généreuses brassées d’humour et de légèreté.

© D.R.
Les musiciens, parés entre fanfare et frac de soirée par Émilie Carpentier, font corps et offrent à la musique une ampleur particulière par leur présence sur scène, orchestrée avec justesse, à la bonne distance, parfois tendrement enveloppants, parfois presque invisibles. Schubert, Gorecki, Philipp Glass, les créations originales d’AS’N… : ce mariage multiculturel, dont l’évidence s’impose, invente un espace sonore à haute sensibilité où les gestes des boxeurs-danseurs pourront se déployer dans toute leur amplitude.

« De la boxe à la danse, comme une pirouette. »
Mourad Merzouki

La boxe n’attendait que d’être poussée un peu dans ses retranchements pour danser. Les pieds effleurent à peine le sol, les coups de poings s’allongent en hip-hop et s’arrondissent en envolées de bras. Sueur, effort, répétition, dépassement de soi, écoute du mouvement de l’autre, mobilité : vocabulaire commun !
Les danseurs, fauves, coqs, jeunes chiots joueurs, costumes mi-circassiens, mi-footballeurs du Douanier Rousseau, sont vifs, toniques, précis, avec une présence au ras du sol puissante autant qu’un bel élan qui en rend certains comme aériens. Ces jeunes hommes et femme véloces et puissants ont une danse acrobatique, athlétique et fluide.

© M. Cavalca

Mourad Merzouki raconte de la boxe la vivacité, le rebond, l’aérien et le terrestre, la souplesse et la fougue, le collectif, la puissance et le contrôle. L’allégresse et la fraternité jettent des couleurs vives et chaudes sur ce beau spectacle ; l’arbitre jette un œil satisfait sur l’harmonie de sa troupe à l’entraînement, on est heureux avec lui. La fantaisie et l’inventivité y glissent des souriantes légèretés. Des images fortes resteront gravées longtemps, sans doute, dans les mémoires : ce moment compact, dense, d’énergie concentrée, duo-combat haletant du danseur avec son sac de frappe, pas-de-deux en fond de scène dont l’intensité traverse tout le plateau en ondes puissantes pour aller marteler la salle, au rythme des respirations et sifflements du boxeur. Ce grand « ensemble », comme une vague, comme un mouvement perpétuel d’énergie, porté par le flamenco hypnotique d’AS’N. Ce solo où les cordes poignantes de Schubert mèneront le danseur jusqu’au bout de ses forces.
Les gants retirés, tous les combats menés, c’est l’émotion qui fera ce soir-là se lever d’un bloc les spectateurs aux dernières notes, et c’est la vitalité, force bouillonnante qui traverse tout l’opus, qui les accompagnera sur le chemin du retour.

Marie-Hélène Guérin

 

Boxe Boxe
À l’affiche du Théâtre du Rond-Point jusqu’au 18 juin 2017
Direction artistique et chorégraphie : Mourad Merzouki
Conception musicale : Quatuor Debussy, AS’N
Avec Diego Alves Dos Santos dit Dieguinho, Rémi Autechaud dit RMS, Guillaume Chan Ton, Aurélien Chareyron, Aurélien Desobry, Frédéric Lataste, Cécilia Nguyen Van Long, Teddy Verardo
Musiciens : Christophe Collette, Cédric Conchon, Vincent Deprecq, Marc Vieillefon

Les mots d’Une Vie

Auteur dramatique de référence, Pascal Rambert n’est pas connu du grand public. Et le sujet qu’il nous propose d’explorer dans « Une Vie », la recherche de l’identité d’un artiste de renommée internationale à travers une interview donnée à la radio, ne paraît pas très théâtral.
C’est sans doute ce qui explique que le public soit un peu clairsemé dans la salle du Vieux-Colombier où les acteurs de la Comédie-Française sont mis en scène par Rambert lui-même.
Cependant, il faut aller voir et écouter cet exercice de poésie assez rare. Oui, de poésie. Toute la vie d’un homme est là, dans ce studio de radio qui accueille tour à tour les fantômes de cette vie, sous le regard matois et la voix mielleuse d’un interviewer malmené (Hervé Pierre, touchant et malicieux).

Une Vie, Pascal rambert, Denis Podalydès, Cécile Brune, Alexandre Pavloff, Pierre Louis-Calixte, Jeanne Louis-Calixte, Nathan Aznar, Ambre Godin, Anas Abidar, Hervé Pierre, Jennifer Decker, Comédie-Française, Vieux-Colombier@Christophe Raynaud de Lage, coll. Comédie-Française

“Vivre, c’est vouloir ne rien manquer du réel”.

C’est d’abord la mère qui apparaît en génitrice amoureuse de son fils, enfant de l’amour charnel et de l’amour véritable. Magnifique interprétation de Cécile Brune, qui, tout en autorité et en émotion, nous livre un sublime voyage truffé de références classiques et mythologiques pour décrire le moment précis de la conception de son fils chéri.
Vient ensuite l’amour de jeunesse, une jeune femme d’une délicatesse infinie, la bien nommée Iris. Jennifer Decker nous entraîne avec douceur dans l’aventure qui nous fait passer de l’enfance à l’âge adulte. La comédienne en fait l’un des moments les plus forts de la pièce.
Puis c’est au tour de l’enfant, l’enfant qu’il était, lui, l’artiste, de s’inviter dans le studio. Il nous renvoie à la réalité grâce à des aphorismes balancés avec affront par le jeune Nathan Aznar, qui fait preuve d’une grande maturité de jeu, c’est assez rare pour être souligné.

Une Vie, Pascal Rambert, Vieux-Colombier, Comédie-Française, revue de presse, Pianopanier, Denis Podalydès, Hervé Pierre, Cécile Brune, Pierre Louis-Calixte, Alexandre Pavloff, Jennifer Decker

“On est ce vers quoi l’on va. Point.”

Le frère mal aimé, le frère « Amer », fait alors irruption. Violent, écorché, détruit, radical, Alexandre Pavloff réussit à nous emmener dans une sorte de folie et passe aisément du rire aux larmes sur un texte qui laisse apparaître quelques références bibliques et psychanalytiques (oui, ça existe !).
Enfin le diable fait son entrée. Il est le meilleur ami, l’âme damnée de l’artiste quand il était jeune. Il est beau et séduisant, il affiche une assurance insolente. Sébastien Pouderoux remplaçait au pied levé Pierre Louis-Calixte ce soir-là, et il était confondant de naturel. Du grand art.
L’artiste, c’est Denis Podalydès. En manipulateur tour à tour sec, violent, lyrique, cru, méchant, doux, ému, il est parfait. Lorsqu’il évoque la beauté des « ornements », notre cœur se serre.
L’artiste, c’est aussi Pascal Rambert, qui nous offre sa vision d’une vie à travers l’incroyable richesse de son langage. Ses phrases sont sculptées, peut-être à la manière du Bernin, et sa pièce est un vrai moment de grâce.

Une Vie, Pascal Rambert, Vieux-Colombier, Comédie-Française, revue de presse, Pianopanier, Denis Podalydès, Hervé Pierre, Cécile Brune, Pierre Louis-Calixte, Alexandre Pavlof, Jennifer Decker

UNE VIE
À l’affiche du Théâtre du Vieux-Colombier de la Comédie-Française du 24 mai au 2 juillet 2017 (20h30 du mercredi au samedi, mardi à 19h, dimanche à 15h)
Texte et mise en scène : Pascal Rambert
Avec : Cécile Brune, Denis Podalydès, Alexandre Pavloff, Hervé Pierre, Pierre Louis-Calixte, Jennifer Decker

Comme une pierre qui…rock!

Vendredi 2 juin 2017 – 18h30 – Studio-Théâtre, Paris Ier.
Mercredi 16 juin 1965 – début de matinée – Studio A de Columbia Records, New-York City.
Grâce au talent de Marie Rémond et Sébastien Pouderoux, le spectateur vient de faire un saut dans le temps et l’espace. Al Kooper (Christophe Montenez) se trouve à moins d’un mètre de nous. Oeil hagard, teint blafard, l’un des benjamins de la troupe communique son angoisse et son stress, confirmant ici l’étendue de son talent. Il patiente depuis bien longtemps, semble-t-il, tellement désireux de faire partie de l’aventure. Tout comme lui, nous allons avoir la chance de rencontrer… Bob Dylan “himself”.

Comme une pierre qui... Comme une pierre qui... Comédie-Française@Simon Gosselin

Face à Al Kooper, Mike Bloomfield (Stéphane Varupenne) paraît tellement sûr de lui, tellement pro déjà, tellement “dans son élément”. Tellement capable, surtout, d’échanger avec Sébastien Pouderoux qui campe un Bob Dylan totalement autiste.
En plus de ces trois acteurs, Marie Rémond a fait appel à Gabriel Tur et Hugues Duchêne, tous deux passés par l’Académie de la Comédie-Française. L’un à la batterie et l’autre au clavier parachèvent l’harmonie du groupe, tant d’un point de vue scénique que musical. Tous les cinq sont coachés de la régie par le producteur Tom Wilson (Gilles David), autre ressort comique du spectacle. Car on rit beaucoup, en visionnant cette session d’enregistrement. Et au final, on regrette que la pièce ne dure qu’une heure : on aurait aimé qu’elle soit proportionnellement aussi longue que le tube qu’elle nous fait revisiter…

Ne ratez pas l’occasion de découvrir cet éphémère “Studio-Théâtre d’enregistrement” :

1 – Après les succès amplement mérités d’André et Vers Wanda, Marie Rémond s’attaque avec brio à une autre figure de son panthéon personnel.
2 – Les comédiens sont parfaits, aussi bien sur scène que derrière leurs instruments.
3 –  N’hésitez plus : venez découvrir le “coup de théâtre : Al Kooper” dont parle Marie Rémond…

COMME UNE PIERRE QUI…
À l’affiche du Studio-Théâtre de la Comédie-Française du 25 mai au 2 juillet (mercredi au dimanche, 18h30)
D’après le roman de Greil Marcus
Adaptation et mise en scène : Marie Rémond et Sébastien Pouderoux
Avec : Gilles David, Stéphane Varupenne, Sébastien Pouderoux, Christophe Montenez, Gabriel Tur et Hugues Duchêne

Vive Marie, la féministe

Faire parler Marie, la mère de Dieu. Faire parler celle qui, dans l’imaginaire collectif, jamais ne souffle mot. La faire parler longtemps, doucement, puis violemment, bruyamment puis calmement de nouveau. L’entendre nous saoûler de paroles sur son fils. Et la découvrir, la redécouvrir. Réaliser enfin, après tout ce temps, que Marie était peut-être la mère de Dieu, mais d’abord et surtout la mère d’un enfant. Une mère identique à toutes les mères du monde. Une mère en mal de celui qu’elle n’arrive même plus à nommer, parti sur la route avec “une bande de désaxés”. Une mère qui a connu la pire des tragédies : celle d’assister, impuissante, à la lente agonie de son enfant…

Pour incarner cette mère-là, cette femme-là, Deborah Warner a choisi l’une des comédiennes les plus inouïes, l’une de celles qui font de n’importe quel spectacle un moment de pure beauté et de grâce incomparable.

Le Testament de Marie, Odéon-Théâtre de l'Europe, Colm Toibin, Dominique Blanc, Deborah Warner, critique Pianopanier

« Mon fils a réuni autour de lui une bande de désaxés qui n’étaient que des enfants comme lui…»

Seule sur le plateau, immobile, vêtue comme l’une de ces icônes représentant la Vierge Marie, avec en arrière-fond des dizaines et des dizaines de bougies telles qu’on les croise dans les églises, Dominique Blanc apparaît. La pièce n’a pas encore démarré que déjà elle nous attire, nous intrigue, nous hante, nous trouble. Magnétique, envoûtante, énigmatique : elle flotte ici et maintenant… Noir, changement de décor. La voici à terre, jean et chemise. Elle se relève, et se met à parler. Enfin… À nous raconter. Le voyage durera à peine une heure trente. Toute une vie. Une vie de misère à attendre ce fils prodige, ce soi-disant “fils de Dieu” (l’ahurissement que provoque cette affirmation sur Marie/Dominique…).

Le Testament de Marie, Odéon-Théâtre de l'Europe, Colm Toibin, Dominique Blanc, Deborah Warner, critique Pianopanier

« Vous affirmez qu’il a sauvé le monde, mais moi je vais vous dire ce qu’il en est. Cela n’en valait pas la peine. Cela n’en valait pas la peine.»

La scénographie est d’une élégante sobriété, l’immense plateau de l’Odéon pour une immense comédienne. Quelques objets : des chaises, une table pliante, des seaux, une bassine, une cage, une échelle, un tronc d’arbre sorti de terre, déraciné, comme suspendu dans les airs… De Nazareth à Ephèse en passant par Jérusalem, on retrace avec cette femme un parcours qui résonne plus ou moins en chacun de nous, mais dont on a forcément déjà reçu quelques bribes : la résurrection de Lazare, les Noces de Cana, le calvaire du chemin de croix…

Toute cette histoire que l’on a intégrée, plus ou moins consciemment, on la découvre sous un jour nouveau. Tout à coup, par la magie du théâtre, on entend pour la première fois la voix de Marie. Mère de Dieu, peut-être, qu’importe. Mère tout simplement, femme et féministe avant l’heure. Alleluia !

 

Le Testament de Marie, de Colm Toíbín, m.e.s. Deborah Warner, avec Dominique Blanc - Théâtre de l'Odéon-Europe - © Carole Bellaïche@Carole Bellaïche

LE TESTAMENT DE MARIE
À l’affiche de l’Odéon-Théâtre de l’Europe jusqu’au 3 juin
Une pièce de Colm Toibin
Mise en scène Déborah Warner
avec Dominique Blanc de la Comédie-Française

photos @Ruth Walz

2666 … cœur soulevé, cœur léché !

Au départ, 2666 est un roman fleuve de 1350 pages, considéré comme l’un des premiers chefs d’œuvre du 21è siècle. Par Roberto Bolano, auteur chilien, mort brutalement avant sa parution, le foie, les douleurs … un roman inachevé dit-on ! Le 2 c’est pour le 2è millénaire et 666 pour le chiffre du mal.

La montée du nazisme dans les années 30, l’Europe, la littérature, les meurtres de femmes par dizaines dans le Mexique de la fin des années 90, inexpliqués et impunis… mais quels peuvent être leurs liens?

“C’est plus facile de partir faire la guerre, que d’arrêter de fumer”.

Aller voir un spectacle de 11h c’est déjà un défi en soi, une quasi épreuve sportive. Le genre de truc qu’on ne fait pas tous les jours. Mais le monter, rendez-vous compte!! Julien Gosselin et ses fidèles de la troupe “Si vous pouviez Lécher Mon Coeur” l’ont fait.
Ce n’est pas un spectacle comme les autres, évidemment. Difficile de le raconter. Il se vit plutôt, il se ressent, il faut se laisser pénétrer par le rythme, les images, les voix, les basses, l’histoire, les histoires… et recommencer. Alors voici mes notes, en vrac, en pulsion, en émotion, sans filet, prises pendant les pauses (ça vous rassure un peu si je vous dis qu’il y en a 4 ?).

2666, Roberto Bolano, Julien Gosselin, Pianopanier@ Julien Gosselin 

Débordé par les émotions… La musique est omniprésente, forte, elle me pénètre. Le temps défile à un autre rythme. Je ne vois pas les heures passer. Entracte. Envie que ça recommence. Happé par l’histoire, par les histoires. 5 différentes, mais toutes liées les unes aux autres… ou pas! Quelle Puissance, quelle intensité ! Un rouleau compresseur qui te passe sur le corps, cette mise en scène. Elle me fait fondre en larmes Noémie Gantier. Déjà elle est classe, mais quand elle s’avance devant la scène, là à la fin de la Partie 1, elle explose, tout tremble, je tremble. Transe – le mal est partout – l’amour n’est pas loin. Des hommes donc de la violence, de la violence donc des hommes. Jouissif. Explosion d’émotions. Je bouge avec les boites, je suis à Londres, à Barcelone, au Mexique, en Roumanie. Propulsé dans la mise en scène.

Fasciné par cette épopée du mal – jeu hors du commun, hors limites. Jouer jusqu’à l’épuisement. La violence des hommes, la narrer jusqu’à l’overdose. La littérature pour les sauver?
20è siècle, siècle du mal. Et si l’on n’avait encore rien vu? Faudra que je pense à réviser mes superlatifs. J’ai trouvé ma drogue, mes excès, ma sève. Moderne, physique, violent, percutant, magistral, sexuel, textuel, puissance des images, force des personnages, rythme oppressant, les voix, ma voix, le texte encore, on pense, on voyage, on s’émeut…et ça recommence ! Du son, du sens, du sensationnel. Du profond, du parfait, du puissant.

2666, Roberto Bolano, Julien Gosselin, Pianopanier

Fatigué ? Même pas en rêve !
Ça claque, ça déchire, j’en ai chialé, pris plein le cerveau, les yeux, les tripes, l’ADN, de ce spectacle… c’est une révélation! Et en plus, ça parle français, anglais, espagnol, allemand ! Quel bonheur.

Ça y est, vous me comprenez un peu maintenant?

Ils me soulèvent le cœur … laissez moi lécher le vôtre.

2666
Un texte de Roberto Bolano
Adaptation et mise en scène : Julien Gosselin / Cie Si vous pouviez lécher mon cœur
Avec : Rémi Alexandre, Guillaume Bachelé, Adama Diop, Joseph Drouet, Denis Eyriey, Antoine Ferron, Noémie Gantier, Carine Goron, Alexandre Lecroc-Lecerf, Frédéric Leidgens, Caroline Mounier, Victoria Quesnel, Tiphaine Raffier
Dates de tournée de 2666 ici

Voltaire – Rousseau : une dispute mémorable entre deux titans des Lumières

Le texte, la mise en scène et le jeu des comédiens contribuent à faire d’une joute intellectuelle entre ces deux géants des Lumières que furent Voltaire et Rousseau, un réel succès. Les thèmes abordés et les convictions défendues par nos deux protagonistes sont d’une étonnante actualité.

Jean-François Prévand  imagine que Jean-Jacques Rousseau, banni de la République de Genève pour abandon de ses cinq enfants, soupçonne l’auteur de Candide d’être à l’origine du pamphlet qui révèle ce forfait. Cette intrusion de Rousseau au domicile de Voltaire donne lieu à une dispute philosophique au cours de laquelle tous les thèmes chers à nos deux “filousophes” sont débattus. Durant un peu plus d’une heure, on peut apprécier l’esprit révolutionnaire et la force de leurs opinions, contradictoires bien souvent, mais tellement complémentaires.

Tout ou presque est abordé au cours de cette discussion âpre et passionnée : les religions, la musique, le théâtre, l’éducation, les femmes, la  liberté, l’égalité, la tolérance… On apprécie à sa juste valeur l’esprit aigu et caustique de Voltaire interprété avec brio par Jean-Paul Farré et l’on ne peut s’empêcher de compatir aux souffrances physiques et psychiques de Rousseau que Jean-Luc Moreau campe à merveille. Leurs contemporains encyclopédistes Diderot et d’Alembert sont évoqués, et chacun les tire à soi.

Voltaire est tel qu’on se le représente : toujours vif, nerveux, méchant, drôle. Jean-François Prévand rend justice à Rousseau en lui faisant dire que l’état de nature tant raillé par Voltaire n’est qu’une hypothèse et que l’abandon de ses enfants peut se justifier sans ridiculiser et anéantir pour autant son précis d’éducation “L’Émile”.
La mise en scène, simple mais enlevée, colle au texte et les acteurs, chacun dans son rôle, sont très convaincants : Voltaire allègre, brillant et ironique, Rousseau atrabilaire, malade, un brin paranoïaque.

Lorsqu’on a assisté à ce spectacle, on a envie de fréquenter durant un moment encore ces grands écrivains philosophes en ouvrant Candide et Zadig, le Contrat social et l’Emile, pour mieux les comprendre et les apprécier.
Cette pièce nous ravit aujourd’hui tout comme elle avait ravi lors de sa création en 1991, tant les problèmes abordés sont toujours d’actualité…

À ne pas manquer, donc, surtout par les temps qui courent !

Marie-Christine Fasquelle

Voltaire-Rousseau
Á l’affiche du Théâtre de Poche Montparnasse du 21 mars au 1er juillet 2017 (mardi au samedi 19h)
Un texte de Jean-François Prévand
Adaptation et mise en scène : Jean-Luc Moreau et Jean-François Prévand
Avec : Jean-Luc Moreau (ou Jean-Jacques Moreau en alternance) et Jean-Paul Farré