Drame Bourgeois : un amour, des mots

« Drame Bourgeois,
C’est Louis et L.
C’est elle et lui.
C’est deux solitudes.
C’est deux itinéraires, deux errances entre deux saisons, entre deux villes, entre deux histoires.»
Padrig Vion

Ils se croisent juste au cœur de Paris, quelques pas sur ce vieux Pont-Neuf, elle est autrice, des mots plein la tête, il est musicien, des notes plein la bouche ; L habite dans le VIe arrondissement de Paris, elle part pour Londres, Louis habite rue de Rennes, c’est aussi dans le VIe, il y revient après une soirée.
Leurs chemins se croisent, leurs regards, brièvement ; un accident de parcours, un presque-rien. Un grain de sable, un éclat de lumière qui s’incrustent dans un coin de leurs têtes. Et chacun continue, emportant ce grain de sable, cet éclat de lumière, pierre sur laquelle chacun bâtira leur roman d’amour et de désamour.

« Le point de départ de ce projet : une géographie de l’âge et de la classe »
Padrig Vion

 

Un « lui », une « elle », ça commence bien plus loin que leur présent, bien plus loin que leurs corps-là sur ce Pont-Neuf. Un lui, une elle, ça commence ailleurs, dans l’enfance, dans l’enfance des parents, dans la décoration de la chambre d’enfant, dans les livres de la bibliothèque des parents, dans les discussions pendant les repas de famille, dans ce qu’on a dû aller chercher et ce qu’on avait d’emblée.

Padrid Vion, tout jeune diplômé du Conservatoire national supérieur d’art dramatique, acteur, auteur, metteur en scène, a écrit Drame Bourgeois pour Lomane de Dietrich et Louis Battistelli, qui étaient dans la même promotion que lui au Conservatoire.
Padrig a grandi près de Nantes, en Bretagne. Il est « monté à Paris ». Il avait des bouquins de Marguerite Duras et de Roland Barthes plein les poches. Il a la curiosité, l’intelligence, il a les mots et la culture. Mais les mots, la culture, il est allé les chercher, dans les livres, dans les films. Il s’est emparé de Truffaut et Léaud, de Christophe Honoré et Louis Garrel, de Sautet, de Desplechin. Comme d’une nourriture, il en a fait sa chair. Lomane et Louis viennent du sixième arrondissement. Ils sont parisiens, ils sont plus que parisiens, ils sont la bourgeoisie parisienne, ils ont, ils sont l’aisance, la connivence, de leur milieu. Pour Padrig ils sont autant la classe méprisée que le lieu désiré.

Alors Drame Bourgeois, c’est une histoire d’amour, enfin, une histoire d’idée de l’amour, un jeu de construction du sentiment amoureux, du couple, de la fin du couple – puisque nous ne pouvons plus faire comme s’il n’y avait rien après « ils se marièrent et vécurent heureux ». Ils se marièrent et vécurent heureux, puis découvrirent que ce qui les attendrissaient les exaspèrent, puis découvrirent que la famille de l’autre les agace, puis découvrirent que gamins ils n’avaient pas aimé les mêmes dessins animés et qu’ils n’avaient pas la même conception de l’éducation parentale ; mécanismes du sentiment amoureux démontés et étalés comme les pièces d’un réveil qu’on veut réparer, et quand on le remontera il en restera deux ou trois qu’on ne sait plus où mettre, où diable allaient-elles, peu importe de toutes façons ce truc est ruiné.

Mais c’est aussi, c’est beaucoup, une histoire de langage. L et lui, l’autrice et le musicien, dans leurs pérégrinations sentimentales sont compositeurice, auteurice, manient le verbe avec gourmandise, jonglent et inventent, s’en servent d’appât et de charmes pour en tricoter un joli moment, dessiner une étreinte sensuelle… Et finiront par se moquer des travers ou des manies de l’autre, se jeter à la figure cuistreries ou inexactitudes, la caresse des mots devenue gifle. Car l’amour est affaire de chimie, d’alchimie, de corps, de cœurs, mais l’amour est aussi affaire de langage, qui est là où se nichent profond nos passés, nos milieux, nos apprentissages, nos familles, nos contrées.

 

« Tu es entré dans ma chambre de petit garçon et tu as critiqué la tapisserie.
Mais toi, tu n’as pas de passé, toi, ton histoire est trop moderne, les murs sont neufs »
Louis, Drame Bourgeois

 

Padrig Vion offre à ses personnages une langue à la fois très orale et très littéraire, de ruptures et de silences, d’élisions, de syncopes, de rythmes. Son écriture très musicale valse de contrepoint en mouvement concertant, de chœur en canon, joue des mots avec poésie et malice, on se délecte d’un « Déjà je pleus », d’un « Je m’assis je m’assois je m’assieds je m’installe ».
Il s’amuse à tracer une cartographie fantaisiste et amoureuse d’un Paris où « la distance se mesure en souvenirs »… On s’avance dans la rue du Cherche-midi à quatorze heure, on quitte la rue du Regard, on se promène rue Notre-Dame des champs, en venant de Strasbourg Saint-Denis on hésite entre prendre la rue du Paradis à gauche ou rue de la Fidélité à droite (à Paris, l’une mène réellement à l’autre)…


L’écriture ciselée de Padrig Vion exige beaucoup de rigueur : les deux interprètes sont précis, ont une grande maîtrise, et une belle finesse de jeu. Ils entrent dans l’histoire avec comme un détachement ; peuvent sembler cérébraux, la mise en scène, menée par l’auteur lui-même, les tient à distance aussi, en chassés-croisés qui parfois les rapprochent mais souvent les éloignent – silhouettes très verticales qui découpent net l’espace très nu du plateau – mais le jeu s’ancre, et s’incarne. La passion, plus encore : la colère, la rancœur, désordonnent ces rouages délicats. L’eau qui dort s’emballe en flots impétueux d’enrage.

Il est « gauche et discret », un peu dégingandé. Il porte des baskets dont il aime beaucoup le blanc, il est moins grand qu’elle, il donne les heures de la liturgie chrétienne « Neuf heures, tiens, Saint-Sulpice donne déjà la tierce ». Elle a l’allure dégagée, voix un peu basse, articulation claire. L est ce genre de grande fille qui porte un trench rouge comme s’il était beige, flammèche ignorant avec désinvolture qu’on ne voit qu’elle, ce genre de fille jambes longues cheveux négligemment impeccables qui sait quel film, quelle expo on peut aimer. Louis, L, mariage exogène, deux courbes qui se croisent peut-être se recroiseront mais n’arriveront pas au même endroit.

Graeme Allwright, qui promène dans ce Drame Bourgeois ses « jolies bouteilles » et sa mélancolie pleine de légèreté, – un chanteur que Louis aimait, un chanteur qu’L ne connaissait pas – les fait fredonner a capella « L’amour est joie, l’amour est beauté / Ainsi les fleurs en leur matin / Mais l’amour passe et disparaît / Comme de la fleur, rosée d’été. »

Ils s’accorderont d’ultimes retrouvailles, hasard, chacun avec son nouvel aimé.
Un frôlement d’épaules, deux corps qui se touchent, enfin, un temps suspendu, se glisse là une poignante émotion.
Il y a quelques pas de danse, c’est très gai, très triste et très gracieux. Un auteur et des interprètes subtils, à suivre.

Au Théâtre Ouvert, on peut voir aussi, qui forme diptyque avec Drame Bourgeois, Murmures : « Parler de l’amitié. Cette famille choisie qui ne l’est pas toujours tant, les sacrifices, les compromis qu’elle exige, parfois plus qu’en amour. […] Explorer les limites floues et les zones d’ombres de l’amitié́… », en dit Padrig Vion. On y retrouvera, à n’en pas douter, le talent de Lomane de Dietrich en duo/duel avec Mélodie Adda, et les mots et la finesse d’observation et d’écriture de Padrig Vion.

Marie-Hélène Guérin

 

DRAME BOURGEOIS
Au Théâtre Ouvert jusqu’au 14 décembre 2024
Texte et mise en scène Padrig Vion
Avec Louis Battistelli, Lomane de Dietrich
Collaboration artistique Lolita de Villers | Regard extérieur Guillaume Morel | Création lumières Thomas Cany | Création sonore Foucault de Malet
Photographies © Christophe Raynaud de Lage

PRODUCTION Prémisses – Office de production artistique et solidaire pour la jeune création
COPRODUCTION Théâtre Ouvert – Centre National des Dramaturgies Contemporaines
SOUTIEN Maison Maria Casarès, CNSAD
Avec la participation artistique du Jeune Théâtre National
REMERCIEMENTS David Clavel, Pierre Koestel, Claire Lasne-Darcueil, Grégory Gabriel, Grégoire Leprince-Ringuet, Barbara Métais-Chastanier, Anne Leprince-Ringuet, Sébastien de Jésus, Philippe Chamaux (Cie les Aventurier.e.s), l’espace Cromot, Alix Gavoille, India Lange

Tout va bien : comédie sur la fin du monde (ovni clownesque)

La cabane – deuxième salle du Théâtre Silvia Monfort – abrite en ce moment un ovni clownesque, spectacle hybride qui s’ouvre en stand up sous acide (ou prozac ?), dérive en performance chorégraphique electro arty (impeccable création d’ella sombre, très sensorielle), fait un 180° vers du clown à l’ancienne – avec mimes – mais oui, le mime du mur invisible ! on aurait dit le Mime Marceau lui-même -, grimaces, chaussures – eh bien, de clown et costumes bigarrés -, flirte avec le fantastique, et télescope jeux de mots lacaniens, conférence gesticulée et méta-théâtre.

« – Je suis le capital sympathie.
– Et je suis le capital énergie.
Tout va bien

Nadège et Julien, les deux avatars scéniques de Nadège Cathelineau et Julien Frégé, se connaissent bien. Pour ceux qui ont manqué les premiers épisodes, une séance de rattrapage enlevée nous les resitue. Ça fait quelques paires d’années qu’ils se fréquentent. Après avoir dézingué le couple hétéronormé dans Inconsolable(s) puis plongé dans les méandres de leur rapport à la violence avec Chien.ne, ils entament une incursion sur les terres arides de la crise écologique. Dans une démarche de cohérence, ce nouveau spectacle nous est d’ailleurs annoncé comme « éco-responsable, constitué de matériaux et idées 100% recyclées et recyclables ».

« – Tu as des symptômes de findumondose ?
– Oui : j’imagine le pire.
– Le pire, c’est horrible.
Tout va bien

Dans une efficace scénographie minimaliste, dont les lumières et les costumes font décor, avec un sens assumé du comique de répétition, pas peur du mauvais goût, et un jeu très physique, Nadège Cathelineau et Julien Frégé se collettent à la question de la crise écologique dans ses dimensions tant intimes que politiques. Ils interrogent rapport aux origines et besoin de transmission, décortiquent leur empreinte carbone passée présente et à venir, soupèsent les efforts qu’on est prêt à fournir à l’aune de l’urgence climatique… Ce n’est pas parce qu’on a des bottes en caoutchouc et des collants de fitness (très) chamarrés qu’on ne peut pas se poser des questions existentielles.

« – Si je dois changer, qu’est-ce qu’il restera de moi quand je serais autre ?
Tout va bien

Dans une construction en spirale, où chaque partie, de plus en plus déjantée, annule/reprend/ absorbe/sursumme/régurgite la précédente en un jeu de miroirs déformants, le duo farfelu et fou, entre nihilisme et candeur, se lance à corps perdus dans une tentative d’épuisement de toutes nos dérisoires tentatives de colmatage de la brèche par laquelle notre monde et notre « faire-société » se barrent en vrille. Les toilettes sont sèches, les légumineuses en vrac, les yourtes nature, la communication non violente.
Est-ce que cela suffira à sauver l’Humanité ? pas sûr. Ou pourquoi pas ? En tout cas, ce qui sauvera l’humanité de la findumondose, ce sera bien de résister à l’immobilismose !

Le spectacle est « éco-responsable, constitué de matériaux et idées 100% recyclées et recyclables ». C’est une boutade, mais c’est aussi une véritable et louable démarche : le Groupe Chiendent met en place une réelle économie écologique dans la conception et la production de leur spectacle, privilégie récup’ et voyages en train, s’empare de la sobriété pour en transformer la contrainte en une vivifiante utopie, « source de créativité, d’humour et de joie (et c’est vrai) », disent-ils !
Faites du bien à la planète et à votre bonne humeur : Allez vérifier le résultat : Tout va bien, un spectacle garanti éco-responsable, et 100% « source d’humour et de joie » !

Marie-Hélène Guérin

 

TOUT VA BIEN
Un spectacle du Groupe Chiendent
À voir à partir de 15 ans
Au Théâtre Silvia Monfort jusqu’au 7 décembre
Conception, écriture, mise en scène et jeu Nadège Cathelineau et Julien Frégé
Dramaturgie Sephora Haymann | Scénographie, costumes Elizabeth Saint-Jalmes | Création lumière Cyril Leclerc | Création son ella sombre
Crédit photo © Christophe Raynaud de Lage

Ils en parlent très bien ici

Régie générale et lumière Marie Roussel
Administration, production, diffusion Les Indépendances – Manon Cardineau, Colin Pitrat

Diffusion en collaboration avec Le Bureau des Paroles – Emilie Audren
Presse Elektronlibre – Olivier Saksik, Sophie Alavi et Mathilde Desrousseaux
Création au CDN de Normandie-Rouen
Production Groupe Chiendent
Coproduction CDN de Normandie-Rouen, Le Préau-CDN de Normandie-Vire, Le Tangram – Scène nationale d’Évreux, Théâtre L’Eclat Pont-Audemer
Résidences Dieppe Scène Nationale, Le Préau – CDN de Normandie-Vire, L’Aire-Libre Rennes, CDN de Normandie-Rouen, Théâtre L’Eclat Pont-Audemer, Théâtre 13 Paris, Le Tangram – Scène nationale d’Évreux, La Mégisserie Saint-Junien
Avec le soutien de la DRAC Normandie au titre de l’aide exceptionnelle dans le cadre du projet réserve transition écologique, du Département de la Seine-Maritime, de l’ODIA Normandie et de la Ville de Paris au titre de l’aide à la diffusion.
Une maquette a été présentée dans le cadre du festival FRAGMENTS #11 – (La Loge), avec le soutien de l’ODIA Normandie.
Le texte de la pièce est publié aux éditions esse que.
Nadège Cathelineau et Julien Frégé sont artistes associé.es au Centre Dramatique National de Normandie-Rouen. La compagnie Groupe Chiendent est conventionnée par la DRAC Normandie, la Région Normandie et la Ville de Rouen.

Wasted : portrait d’une jeunesse en feu (et en cendres). Un texte vibrant de Kae Tempest porté par une jeune et belle troupe.

(update)
L’historique petite salle du Nouveau Théâtre de l’Atalante (NTA) a changé de direction il y a deux ans. La DRAC a offert sa confiance à une nouvelle équipe, sous la houlette de Bruno Bouzaguet, pour en faire une plateforme de connexion entre la jeune création et le réseau professionnel, un lieu dédié à l’émergence. Y vibre du théâtre à toute heure du jour et du soir – cours, stages, compagnies en « labo », résidences de création, à venir un festival d’écriture contemporaine « Attention, écritures fraîches » où l’on découvrira des textes encore « neufs », jamais montés.

En mars 2023, on y voyait WASTED (Dévasté.e.s) de Kae Tempest, mis en scène par Martin Jobert, diplômé de l’ESCA et artiste associé au NTA pour 3 ans, comme sa consœur Ambre Dubrule. À retrouver dans le cadre du Festival Impatience au Théâtre Louis Aragon, Tremblay-en-France les 14 et 15 décembre 2024

« Il n’y a pas si longtemps, on avait 13 ans, on avait peur de rien. On était jeune, tout était romantique et vrai. Puis quelque chose a changé »
Wasted parle de ce moment particulier de la jeunesse où tout n’est plus possible ; mais où tout est encore à advenir. Une ligne de crête, un point de tension. Ce moment où on se rend compte qu’on est passé à côté de son « ancien futur glorieux ». C’est sûr, on ne sera pas footballeur professionnel, on ne sera pas rock star, c’est sûr, on ne sera pas agent secret. Mais on a à peine plus de 25 ans, on en a encore, de la vie devant soi.

Charlotte, Ted, Dany se retrouvent ce soir-là pour célébrer la mort de leur copain Tony. Ils les a quitté ils étaient ados. Ils le fêteront comme on peut fêter à pas trente ans, dans l’ivresse, les stupéfiants, la musique, la danse, dans les confidences éméchées, les souvenirs flous, les perspectives d’un âge adulte qu’on craint gris, dans les joies et les tristesses folles de l’alcool et de l’amitié.
Ils sont tragiques et poignants, beaux, dérisoires et drôles.
Simon Cohen, Tristan Pellegrino, Kim Verschueren, très joliment accompagnés par les compositions musicales électro et le chant de tête hypnotique de Raphaël Mars, ont l’âge et la fièvre des personnages.
Le jeu est parfois encore un peu frais, ça se comprend, les quatre jeunes gens sortent à peine de l’école, déjà au fil de la représentation ils gagnent en assurance et en liberté, mais ils sont déjà justes et vibrants, ils ont une belle énergie, ils donnent vie à leurs personnages. J’y retrouve ma jeunesse, ma bande de potes, nos craintes, nos rêves, nos indéfectibles liens, notre soif d’absolu, nos failles et nos consolations.

Avec une certaine économie de moyens et des idées gracieuses, soutenu par les décors et les lumières très graphiques de Louis Heiliger et Gauthier Le Goff, Martin Jobert trouve le bon rythme et crée des images discrètement spectaculaires, où des poussières d’étoiles enivrent ses personnages et irisent les spectateurs…
L’abrupte poésie de l’écriture de Kae Tempest, dont on aime la pulsation, la rugosité, dont on aime le désespoir bouillonnant et la fébrilité, dont on aime la ville et les êtres dont iel la peuple, est restituée telle quelle, accent français mais débit fluide et timbre plein, par des apartés en anglais (surtitrés); les dialogues et les relations entre les personnages ont de la vérité et de la chair. Ces jeunes gens, nerveux et doux, pleins de larmes, de fous rires, d’amitié et de désirs, touchent.

Ce n’est qu’un début, on a envie de les voir grandir.

Marie-Hélène Guérin

 


WASTED

De Kae Tempest
Vu Nouveau Théâtre de l’Atalante en mars 2023,
à retrouver en tournée : Théâtre Louis Aragon, Tremblay-en-France les 14 et 15 décembre 2024
Traduction Gabriel Dufay et Oona Spengler – La pièce Fracassés (WASTED) de Kae Tempest est éditée et représentée par l’ARCHE – Editeur & Agence théâtrale
Mise en scène Martin Jobert, assisté de Fabien Chapeira
Avec Simon Cohen, Raphaël Mars, Tristan Pellegrino, Kim Verschueren
Photo Paul Desveaux

Les Deux Déesses, réjouissante comédie musicale écoféministe !

Ça commence par une vieille dame en fauteuil roulant. Une aide-soignante lui pose un casque audio sur les oreilles.
Ça commence par une note, qui enfle, s’enrichit de sons et de résonances. Et va chercher loin dans l’âme de la vieille dame.
Ça commence par le plus vieux souvenir.
Ça commence par un splendide olivier pluriséculaire ; d’ailleurs, il est là au début des débuts : sous ses branches un joli duo – jeunes corps souples, peaux dorés, cheveux bleus, cheveux blonds, dents blanches – s’ennuie. C’est Demeter, sœur d’Hestia, Héra, Hadès, Poséidon et Zeus, qui badine avec le dernier-né Zeus. Comme une sitcom gentiment parodique, solaire et rieuse, avant de tourner vinaigre. Tradition familiale (les parents Cronos et Rhéa sont frère et sœur), et manque d’alternative exogame, Zeus viole-inceste sans états d’âme sa frangine, qui ne prend pas ça avec le même fatalisme que lui (lui : « On est tous frères et soeurs Il n’y a que ça ici des frères des soeurs une mère »). Elle fait son baluchon et se laisse tomber de l’Olympe sur Terre. Bye-bye la famille de tarés, elle débarque sur une petite île desservie uniquement par ferry, juste à temps pour accoucher. La voici, la deuxième déesse du titre, Koré, aînée de l’incommensurable progéniture à venir de Zeus, premier enfant de Demeter, Koré « la jeune fille, la prunelle de mes yeux ». Loin des manigances olympiennes, mère et fille partagent leurs dons agrestes avec la population locale, adoucissent leur propre vie et celles de leurs hôtes, se faisant paysannes boulangères nourricières, veillant à la prospérité du levain et des mangeurs de pain.

Pauline Sales colle au mythe, et s’en décolle tout aussi bien, car la vérité d’un mythe a d’autant moins besoin de précision historique que les interrogations qu’il soulève n’ont pas d’âge. Alors c’est dans une camionnette blanche qu’Hadès vient enlever Koré, sa deux fois nièce, fille de sa sœur et de son frère, et déchirer le cœur de Déméter.

Déméter sur terre en quête de sa fille, Koré aux Enfers en quête de sa vie d’après l’enfance : Pauline Sales nous entraîne à la suite de ces deux femmes qui cherchent une issue, en une presque comédie musicale, souvent facétieuse, parfois grave.
Comédie musicale, mais oui mais oui ! car la comédie est partout, dans le rythme tonique, dans la fantaisie de la mise en scène, dans la drôlerie du texte. Et ce sont les mêmes farces et danses obscènes et grotesques qui avaient tiré sa consœur japonaise Amateratsu hors de sa grotte qui sortent Déméter de sa mélancolie : le rire vainqueur !
Comédie musicale, mais oui mais oui ! car la musique est partout, jouée et chantée sur scène par les interprètes, musicien.ne.s ou non. Mélodies dans la pure tradition du chant français, mi-Fauré, mi-pop, sonorités électro-rock ou évoquant les compositions de Danny Elfman pour Tim Burton, lors d’un délectable tableau aux Enfers… elle fait partie intégrante de la narration, qu’elle accompagne ou déploie. Si les musiciens peuvent se révéler parfois un peu fragiles acteurs, qu’ils passent d’un rôle à l’autre, d’une place à l’autre, faisant corps avec l’action, concourt à la fluidité et à la fraîcheur de ce spectacle toujours en mouvement.

La belle scénographie aussi, dont les changements à vue sont porteurs de sens autant que de plaisirs visuels, participe à ce mouvement qui accompagne celui de la vie des deux déesses, leurs déplacements dans l’espace et dans le temps aussi bien que leurs métamorphoses intérieures. Mouvement qui se traduit jusque dans le changement de prénom de « Koré – la jeune fille » quittant l’enfance en « Perséphone ». Mouvement jusque dans le défilement des jours, puisque c’est des allers-retours de Perséphone entre le royaume des vivants et le royaume des morts, que naîtront le déroulement des saisons. L’espace se dévoile, s’ouvre, se referme, passe de lumière à ombre, de jeunesse à vieillesse, de campagne riante à ville âpre, accueille ou enclôt – décor manipulé par les interprètes sans rupture avec le jeu, tout en légèreté.

Un joli récit d’apprentissage et une tonique fable écoféministe, menés avec vivacité par la « matriarche » Elizabeth Mazev, délectable, entourée à l’unisson d’une troupe enlevée, plutôt homogène, d’une belle énergie. À partager sans restriction avec des adolescents, qui en apprécieront le rythme, la drôlerie, les anachronismes, la contemporanéité de la forme et du propos, les discussions qui pourront en naître. L’ampleur et le sérieux des questions, très actuelles – les liens mère-fille, la violence des hommes sur les femmes, l’émancipation féminine, le « faire-société », la planète Terre blessée, le rapport à la nature, à la mort – sont soulevés à bras le corps par l’intelligence joyeuse et tourbillonnante qui infuse dans toute la pièce. Réjouissant.

Marie-Hélène Guérin

 

LES DEUX DÉESSES,
DÉMÉTER ET PERSÉPHONE, UNE HISTOIRE DE MÈRE ET FILLE
SPECTACLE THÉÂTRAL ET MUSICAL
Un spectacle de la Compagnie À l’Envi
Au Théâtre Gérard Philippe, jusqu’au 1er décembre
Texte et mise en scène Pauline Sales – Les Deux Déesses est publié aux éditions Les Solitaires Intempestifs
Composition musicale Mélissa Acchiardi (batterie, percussion) – Antoine Courvoisier (clavier) – Nicolas Frache (guitare) – Aëla Gourvennec (violoncelle)
et Simon Aeschimann
Avec Mélissa Acchiardi, Clémentine Allain, Antoine Courvoisier, Nicolas Frache, Aëla Gourvennec, Claude Lastère, Élizabeth Mazev, Anthony Poupard
Son Fred Bühl assisté de Jean-François Renet | Scénographie Damien Caille-Perret | Maquillage-coiffure Cécile Kretschmar | Costumes Nathalie Matriciani | Lumière Laurent Schneegans | Travail chorégraphique Aurélie Mouilhade | Régies générale et lumière Xavier Libois | Régie plateau Christophe Lourdais | Régie son Jean-François Renet
Photos © Jean-Louis Fernandez

En résidence au Théâtre Jean Lurçat – Scène nationale d’Aubusson et au Théâtre Cinéma de Choisy-Le-Roi
Soutiens : Fonds SACD/ Ministère de la Culture Grandes Formes Théâtre, Conseil départemental du Val de Marne
Partenaires et coproducteurs : Les Quinconces L’espal – scène nationale du Mans; La Halle aux grains – scène nationale de Blois; Théâtre Jacques Carat, Cachan; L’Estive – scène nationale de Foix et de l’Ariège; la C.R.É.A – Coopérative de Résidence pour les Écritures, les Auteurs et les Autrices, Mont Saint-Michel; Théâtre Gérard Philipe, centre dramatique national de Saint-Denis; Espace Marcel Carné, Saint-Michel-sur-Orge; MC2: Maison de la Culture de Grenoble – scène nationale; Compagnie Atör.
Création les 5 et 6 novembre 2024 aux Quinconces L’espal – Scène nationale du Mans

An Irish Story : humour et cup of tea contre vents et marées !

La petite salle de la Scala abrite dans son cocon un bien joli seule-en-scène.
Une petite estrade, un pouf moumoute, une pile de livres, et en guise de mur de fond une frise de photos de famille : dans un décor tout simple et accueillant, Kelly Ruisseau, pseudonyme modeste de l’autrice/interprète/personnage, nous embarque dans la quête de ses origines.
Dans la légende familiale maternelle plane l’ombre du grand-père, Peter O’Farrel, né dans les années 30 en Irlande du Sud, parti s’installer en Angleterre dans les années 50 et qui disparaît dans les années 70.
Puisque personne n’en disait rien, Kelly ado en faisait un grand-père palimpseste, sur l’absence duquel elle dessinait des existences toujours plus romanesques, et s’en accommodait bien.

Mais on grandit, et les mystères, ça commence à bien faire ! Kelly Ruisseau va devenir mère, et puisqu’elle ajoute une branche à l’arbre généalogique, veut retrouver le chemin vers ses racines, pour se délier du poids du silence.
Pas moyen d’y parvenir en ligne droite et en prise directe puisque sa mère semble avoir posé un tabou inaltérable sur le sujet, alors on va louvoyer, et tel le saumon, remonter la rivière à contre-courant vers l’origine. Kelly la Parisienne embarque son frangin à Londres puisqu’on sait que le grand-père y célébra son mariage après-guerre, que leur mère y naquit (trois mois après le mariage, est-ce bien catholique ?) et qu’y vit toujours la grand-mère. Et si la grand-mère n’est pas plus loquace que la mère, on ira jusqu’en Irlande, s’il le faut (il le faudra) !

L’interprète seule-en-scène incarne avec agilité le ban et l’arrière-ban familial, de Kelly la Parisienne aux grands-tantes restées dans la bourgade d’origine, en passant par l’employée des archives londonienne et le charmeur joueur de fiddle du fin fond du pub irlandais. Bilingue, et comédienne souple et alerte, elle fait remonter la langue anglaise et l’accent irlandais au fil des générations, les « r » roulant délicieusement dans l’anglais de moins en moins britannique plus on se rapproche de la source gaélique de la famille. C’est un vrai feu follet, elle est joueuse, bondissante, se métamorphose en un éclair, chacun de ses personnages prend vie et sens en un changement de posture, de timbre et de lueur dans l’œil.

Le trajet de Peter O’Farrel témoigne de la dureté de la société, et du temps où il vivait – où un pas de travers pouvait mettre au ban de la communauté, où l’Irlandais était pour Sa Majesty la Queen un sujet de moindre valeur qu’on pouvait déplacer au gré des besoins britanniques. Et se fait le porte-parole de tous les exils, de toutes les familles dé-racinées de notre siècle, poussées hors de leur sillon par les nécessités politiques ou économiques. Mais si Kelly Rivière et/ou Ruisseau ne passe pas cet aspect sous silence, on navigue avec beaucoup d’allant et de fraîcheur dans sa généalogie : humour and cups of tea contre vents et marées !

C’est à une quête/enquête pleine de rebondissement et de gaieté qu’elle nous convie, où les tabous de ce côté-ci de la Manche ne sont qu’une « irish story » vus de l’autre côté et où le secret le plus important qui sera révélé ne sera pas celui (attention, divulgâchage !) d’une disparition, mais celui d’un amour.

Cette histoire irlandaise touche et enjoue le public depuis sa création, bonbon acidulé et tendre dont il fait bon se régaler !

Marie-Hélène Guérin

 

AN IRISH STORY
Un spectacle de la Compagnie Innisfree
A la Scala-Paris jusqu’au 23 juin 2025
Texte, mise en scène et jeu Kelly Rivière
Collaboration artistique Jalie Barcilon, David Jungman, Suzanne Marrot, Sarah Siré
Scénographie Grégoire Faucheux et Anne Vaglio | Costume Elizabeth Cerqueira | Collaboration artistique à la lumière Anne Vaglio | Régie Générale Frédéric Evrard en alternance avec Agathe Patonnier | Administration et production Agnès Carré

Photos David Jungman

Production Compagnie Innisfree
Soutiens : SPEDIDAM, Fonds de soutien AFC Avignon Off, Fondation E.C.Art-POMARET, Festival Off Avignon IF, Maison Maria Casarès, Château de Monthelon, Studio Thor de Bruxelles, Samovar à Bagnolet, Théâtre de la Girandole à Montreuil, Groupe Leader Intérim, Théâtre de Belleville

Les tigres sont plus beaux à voir, portrait d’une autrice

Au théâtre de l’Epée de Bois, le sol pavé de bois, les hauts murs de lambris, font déjà décor.

Des tables toutes simples qui cernent l’espace de jeu, dans un coin une petite console aux fins pieds chantournés, beaucoup de verres, des livres, de la musique. De quoi meubler une scène et raconter une vie.

L’énigmatique et beau titre du spectacle Les tigres sont plus beaux à voir fait référence au premier recueil de nouvelles de Jean Rhys traduit (par Pierre Leyris, en 1969) en France. Beau et amer, puisque les tigres sont plus beaux à voir que les hommes.

A l’avant-scène, une comédienne se fait petite fille pour narrer une enfance qu’on imagine heureuse, à La Dominique, dans sa famille de planteurs, dominicains depuis cinq générations du côté de sa mère, fanfaronne-t-elle gentiment. Elle y a des souvenirs de petite fille blanche, née dans une famille coloniale de la fin du XIXe siècle.

« Mrs Hammer » demande un jeune homme à la réception d’un hôtel. C’est le vrai nom de Jean Rhys, « utiliser son nom réel serait la preuve que j’appartiens d’une manière particulière à son monde personnel ». Il a rendez-vous.
David Plante (Jules Churin, sobre et juste) dans les années 70, lui-même romancier en devenir, avait rencontré Jean Rhys, autrice britannique qui tarda à être reconnue, étoile filante qu’on a même crue morte de son vivant, dont il tenait à entendre et faire entendre la voix, le récit. Touché par ses écrits humanistes à la lucidité aiguë, il va l’accompagner dans l’élaboration de son autobiographie. Magali Montoya a tressé des extraits de leur entretien avec des fragments des romans de Jean Rhys, en un tissage si fin que les coutures en sont impalpables, fiction et réel se nourrissant mutuellement.

La voix de Jean est répartie entre les trois comédiennes, et ce mouvement de diffraction en dresse un portrait comme cubiste, fragmentaire, multipliant les angles de vue, les points de départ, bousculant les lieux et les périodes. La Dominique, Paris, Londres, enfance, jeunesse, vieillesse, temps de solitude, temps d’écriture, les mariages, l’enivrement de la création, l’enivrement de l’alcool, les temps de disette et les temps de renom… – de même cela se mêle dans la mémoire de l’autrice…

La petite fille est désormais une vieille dame un peu indigne, qui aime boire des gins-vermouth et a des emportements d’adolescente. Avec elle qui aura été attaché aux marginaux et aux laissé.e.s-pour-compte de la société, on parcourt un demi-siècle de création littéraire et de bohème âpre.


 
La mise en scène écrit dans l’espace des déplacements à la géométrie un rien désuète, en une chorégraphie légère qui met en avant une facette ou l’autre de Jean Rhys, fait et défait les duos, laisse joliment la place à la musique (guitares, chant, clavier) interprétée sur scène par Roberto Basarte, qui apporte un charme supplémentaire. Nathalie Kousnetzoff, Bénédicte Le Lamer, Magali Montoya, costumes soyeux aux teintes sourdes – les trois Jean Rhys, Jules Churin, en tee-shirt blanc et veste de ville – le jeune écrivain, ont un jeu limpide, tout en retenu, parfois facétieux, et se glissent aussi subtilement dans la peau d’autres protagonistes, fictifs ou réels.
Les tables sont déplacées par les interprètes en une valse fluide, s’écartant et se regroupant, laissant de la circulation autour ou entre elles, en dessus, en dessous, se faisant banquettes, cachettes, bureaux, estrades… un espace mouvant comme celui qu’abrite la mémoire d’une vie.

« La littérature est un lac, écrivit Jean Rhys.
Il y a de grands fleuves qui l’alimentent, comme Dostoïevksi, Tolstoï, et de menus filets d’eaux comme Jean Rhys. L’important est de continuer à alimenter le lac. Mais il faut y puiser aussi, y plonger les mains… »

Un spectacle méditatif, élégant, tout en délicatesse et en demi-teintes, hommage à une femme qui plongea dans l’écriture avec « comme une démangeaison dans les doigts, une nécessité de déverser son histoire », qui confia « je crois que je préfèrerai être heureuse qu’écrire » – et qui eut le bonheur de ne cesser d’écrire.

Marie-Hélène Guérin

 

LES TIGRES SONT PLUS BEAUX À VOIR
Un spectacle de la compagnie Le Solstice d’Hiver
Au Théâtre de l’Epée de Bois jusqu’au 26 novembre 2024
d’après la vie et l’œuvre de Jean Rhys
Adaptation et mise en scène Magali Montoya
Traducteurs Jacques Tournier, Renée Daillie, Claire Fargeot et Christine Jordis
Avec Nathalie Kousnetzoff, Bénédicte Le Lamer, Jules Churin, Magali Montoya
Musique originale sur scène Roberto Basarte
Scénographie Marguerite Bordat, Caroline Ginet | Costumes Virginie Gervaise | Lumière Jean-Yves Courcoux | Régie générale Johan Olivier
Photos © Bellamy

En savoir plus : notes d’intention, listes des œuvres citées, biographie de Jean Rhys : clic ici

La compagnie Le Solstice d’Hiver est conventionné depuis 2018 et soutenu par la DRAC Île-de-France. Co-production, accueil en résidence, Théâtre Molière, Sète scène nationale archipel de Thau. Soutiens, accueils en résidences : Le Moulin du Roc, scène nationale de Niort, La Rousse Niort Théâtre Le Colombier, Bagnolet, Théâtre de Magnanville, Le Colombier Avec l’aide de la SPEDIDAM, l’ADAMI et la Jean Rhys Ltd.

Sur l’autre rive : une fête funèbre et joyeuse de Cyril Teste, d’après Platonov

Cyril Teste après La Mouette (2020) retrouve Tchekhov et se fait maître de cérémonie d’une fête funèbre au Théâtre du Rond-Point, avec cette libre adaptation de Platonov.
Tchekhov a écrit cette pièce tout jeune homme, il avait la liberté de la jeunesse et le regard sacrément acéré. La pièce a 100 ans, d’un siècle à l’autre l’âme humaine n’a pas tant changé et le propos se transpose au présent avec la même férocité et la même tonicité.

« Je peux prendre n’importe quel espace vide et l’appeler une scène. Quelqu’un traverse cet espace vide pendant que quelqu’un d’autre l’observe, et c’est suffisant pour que l’acte théâtral soit amorcé », écrivait Peter Brook dans L’Espace vide en 1968.
Alors ici, Cyril Teste laisse de côté les grands décors spectaculaires de ses spectacles précédents : une cage de scène à nu, dont murs, tubulures et guindes dévoilent ossatures et système nerveux. De longues tables dressées, des verres à pied, des gerbes de fleur. Une scénographie sèche – qui ménage quand même quelques cocons nichés presque dans les coulisses, petites antichambres à la lumière chaude où se réfugieront des convives fuyant un instant la foule de la fête.

« Champagne, caféine, nuit blanche ! On savoure l’existence et on se détruit la santé »
Isaac, Sur l’autre rive

Car il y a foule à cette fête. Chaque soir vingt, trente, spectateurs se joignent aux convives ; idée percutante, qui, comme dans la réalité de ces soirées où l’on est si nombreux qu’on ne verra presque personne, noie les protagonistes dans un brouhaha visuel, pour mieux les en extraire par la vidéo.

Plaisirs sincères des retrouvailles, rires de chaleureuses connivences, bulles de champagne, mais je ne savais pas que tu venais, ah, tu nous présentes enfin ta dulcinée, enchanté ! vous restez longtemps, oh, mais tu as vu, Serge est là-bas avec sa femme, ah, bla bla bla, ça pétille, ça clin d’œil, ça titille.
Tiens, justement, voilà Serge qui circule entre les groupes caméra au poing et « et toi quel est ton sentiment sur l’amour ? » en bandoulière. Ses interviews à la volée sont diffusées en direct sur grand écran, images amateur, tremblotantes, en gros plans impitoyablement serrés sur les visages de ses interlocuteurs. On trinque, on se trémousse sur de l’électro rock chic (musique en live par Florent Dupuis, parfait dans le rôle d’Isaac, ambianceur dandy-cool).
Aujourd’hui, les hommes sont déconstruits (disent-ils), on s’inquiète du dérèglement climatique, on appelle Platonov par son surnom, Micha. Son épouse, la tendre et gracile Sacha, est chinoise, et chantera plus tard, a capella, très seule au centre du cercle des invités, en mandarin. Ce sera un très poétique et poignant moment. Nikolaï le médecin est désormais Nicole et toujours en jeune ménage avec la charmante Maria. Sofia, la femme du cameraman en herbe, est toujours troublée par Micha son amour de jeunesse. L’« hier » de Platonov n’est pas si loin de l’ « aujourd’hui » de Sur l’autre rive.

« Ici tout le monde se connaît, personne ne se rencontre »

La soirée avance, les sourires de façade restent mais les grincements de dents gagnent.
Serge a posé sa caméra, ce sont deux cadreurs qui prennent la relève, les mouvements de caméra se font plus élégants, plus fluides. Ils emprisonnent un visage dans un lent travelling circulaire, isolent une solitude, collent aux basques d’une rancœur.
Les caméras séparent, extraient. Elles suivent Micha qui déambule de groupes en groupes, semant son venin, ravalant sa souffrance, elles débusquent les uns et les autres, zooment sur leurs petitesses, leurs arrangements avec la vie, leur énergie du désespoir.

« Tout ce que vous mangez et ce que vous buvez, c’est mon héritage »
Serge

Sur le plateau, chacun est une partie du tout, une petite molécule du collectif, qui se prêt au jeu de la société. Sur l’immense écran qui la surplombe, se dévoilent en gros plan des êtres dénudés, sans recours.
Dans le grand corps désarticulé de cette société petite-bourgeoise, le sang qui circule c’est l’argent.
L’argent qui passe de conversations en conversations comme de poches en poches. Combien coûte la maison, combien coûte le pressing pour un pantalon taché, combien coûte la fuite, combien coûte la dignité ? L’argent circule, et la rancune, et les désillusions.

« Que va-t-il rester de nous à la fin ? rien. On va nous oublier. Et ça me laisse froide »
Nicole

Sous l’apparente vanité, l’apparente banalité, des bavardages rampe la désagrégation des cœurs, et de la société.
Finalement, ça n’existe pas vraiment, les vains bavardages : sous les plus creux des mots se cachent le « besoin de consolation impossible à rassasier », la peur de ne pas trouver sa place au sein du groupe, l’angoisse du silence, la nécessité de prédation, l’appel au secours, la séduction, la plainte, l’amour, la haine.

Pascal Quignard rappelle dans Les Heures heureuses les écrits de Charles de Saint-Evremond, qui avançait que « l’état de nature est simplement à la fois le goût du sang, afin que l’on mange, et le combat à mort, afin que l’on survive. L’état social, fiscal, administratif, juridique, vient l’empirer. La société civile conclut entre les hommes une pacte de puissance confisquée, qui s’aigrit en pacte de haine. » Charles de Saint-Evremond, moraliste et libertin, vivait au XVIIe. Sur l’autre rive pourrait bien en être le contemporain écho. La violence des rapports se déguise sous des ironies mondaines ou éclate en brèves et brutales invectives, qu’on balaie d’un revers de main.

Paroles, paroles… Les corps ont pourtant aussi la part belle. Ils occupent l’espace, sur le plateau où ils font décor de leurs vies anonymes, c’est une mer d’humains qui fait flux et reflux; et la danse leur offre des jubilations – parfois savoureusement ludiques comme un improbable sirtaki en l’honneur de la maîtresse de maison (« mais je ne suis pas grecque » rit Anna, avec l’accent de son interprète italienne Olivia Corsini) ou une « platonova » mi-Rihanna mi-macarena collective et endiablée !

« On était heureux, non ? »
Anna

Au quatrième acte, les spectateurs mêlés aux convives redeviennent des spectateurs, installés sur des gradins à cour et jardin sur le plateau ; les caméras disparaissent, l’écran part dans les cintres, les tables de banquet filent en coulisses, la scène se dénude pendant que se défait la fête, dans les vomissures, les balayures, les dernières danses erratiques, les vestiges de joie, dans la bouffonnerie et la tragédie.
Les gros plans serrés des caméras laissent la place au champ large du regard. Brusque dezoom qui resserre l’attention, concentre l’émotion. Sous le regard du public médié par la caméra ou à nu, les interprètes sont tous également impeccables, d’une quotidienneté qui demande à la fois beaucoup de maîtrise, et une liberté de jeu folle.
Dans l’espace maintenant très vide de la scène, le crépitement des bavardages, la fébrilité des possibles, se sont éteints. Reste la fin d’un temps, restent des bougies, des grillons, du silence.
La dernière scène est pathétique et dérisoire. Et c’est très beau.

Marie-Hélène Guérin

 

SUR L’AUTRE RIVE
Un spectacle du Collectif MxM
Au théâtre du Rond-Point jusqu’au 16 novembre 2024
Librement inspiré de Platonov d’Anton Tchekhov
Mise en scène : Cyril Teste
Avec Vincent Berger, Olivia Corsini, Florent Dupuis, Katia Ferreira, Adrien Guiraud, Émilie Incerti Formentini, Mathias Labelle, Robin Lhuillier, Lou Martin-Fernet, Charles Morillon, Marc Prin, Pierre Timaitre, Haini Wang
Traduction : Olivier Cadiot | Adaptation : Joanne Delachair, Cyril Teste
Collaboration artistique : Marion Pellissier | Assistanat à la mise en scène : Sylvère Santin | Dramaturgie : Leila Adham
Scénographie : Valérie Grall | Costumes : Isabelle Deffin | Création lumière : Julien Boizard | Création vidéo : Mehdi Toutain-Lopez
Images originales : Nicolas Doremus, Christophe Gaultier | Musique originale : Nihil Bordures, Florent Dupuis, Haini Wang | Son : Thibault Lamy
Les belles photos tirées du spectacle sont de Simon Gosselin

Mentions de production sur le site du Collectif MxM

À VOIR EN TOURNÉE :
26 novembre 2024 Equinoxe, scène nationale de Châteauroux (36)
5 et 6 décembre 2024 Maison de la Culture d’Amiens, Pôle européen de création et de production (80)
11 — 13 décembre 2024 Les Quinconces, scène nationale du Mans (72)
18 et 19 décembre 2024 La Condition Publique, Roubaix, Dans le cadre de la saison nomade de La rose des vents, Scène nationale Lille Métropole Villeneuve d’Ascq (59)
15 — 17 janvier 2025 Théâtre des Louvrais, Points Communs, scène nationale de Cergy-Pontoise / Val d’Oise (91)
22 et 23 janvier 2025 Comédie de Valence, Centre dramatique national Drôme-Ardèche (26)
30 janvier — 8 février 2025 Les Célestins, Théâtre de Lyon (69)
18 et 19 mars 2025 Le Tandem, scène nationale, Douai (59)
26 — 28 mars 2025 Théâtre Sénart, scène nationale (77)

Le spectacle est le second volet d’un diptyque ; le premier volet est un film qui sera diffusé sur Arte et arte.tv à l’automne 2024

Gourou : tel est pris qui croyait prendre

« Mathias apprend qu’il est l’unique héritier d’une mystérieuse secte américaine,
l’Église Véritaniste. 100 millions de dollars l’attendent, à une condition : faire renaître la secte de ses cendres et réunir au moins 5000 fidèles en moins de 6 mois. Il doit devenir Gourou…»

© Yume Nanbu

Au Petit Gymnase, GOUROU, une joyeuse comédie portée par une énergique et talentueuse troupe de jeunes comédiens, au service d’un sujet moins en vue dernièrement mais toujours d’actualité, l’endoctrinement sectaire.
Mathias, loser indolent (parfait Loïck Müllauer), s’embarque dans une spirale infernale d’emprise… Tel est pris qui croyait prendre, une fois que la machine est lancée, gourou et fidèles sont prisonniers du même cercle vicieux.
Gourou dénonce les rouages de la manipulation mentale, et les travers de notre société prompte à préférer les vérités alternatives plutôt la banale réalité. Le sujet est grave mais traité avec vivacité par l’absurde. Entre boutade et pamphlet, le texte distille avec à-propos quelques pointes de noirceur dans une comédie qui reste tout de même assez convenue, et qu’on aurait aimé voir aller plus loin dans sa folie. Mais la mise en scène maline, rythmée, un peu cartoon et parfois bien allumée lui donne du relief et offre aussi quelques belles images. Le décor graphique, tout simple, fait de cubes et quelques accessoires, et un travail de lumières bien pensé permettent de moduler l’espace de manière efficace. Soulignons le jeu généreux, sincère et maîtrisé des interprètes, jeunes gens très prometteurs !

GOUROU
Au Théâtre du Gymnase
Avec François Aubagnac, Suzanne Gardeux, Dorian Fontyn, Thomas Milatos, Mélodie Møller, Loïck Müllauer
texte de François Aubagnac, mise en scène Suzanne Gardeux, collaboration artistique Laurence Cote
Photo d’en-tête : © Philippe Gardeux

Oiseau : de la mort dans la vie, de la vie dans la mort !

Mustafa a perdu son papa, dans un accident de voiture. Pamela a perdu son chien, parce que les animaux, ça vit moins longtemps que les humains. Ils ont 10 ans, sont ensemble en CM2, et les adultes s’obstinent à leur conseiller de « penser à autre chose ». Mais qui, mais quoi, mais de quoi se mêlent-ils ces grands ? C’est quoi cette manie de vouloir qu’on « fasse notre deuil » ? Pourquoi on ne peut pas en parler, soit c’est trop grave, soit pas assez ?
Le papa s’appelle Ahmid, le chien s’appelle Calamar, Mustafa n’a pas assisté aux funérailles de son papa – un cimetière c’est pas un endroit pour les enfants, Pamela n’a pas le droit d’être triste parce que, bon, de toutes façons, ce n’était qu’un chien, tout de même. Qu’à cela ne tienne, Pamela va organiser une belle fête pour eux au cimetière : la môme lance son invitation, qui comme une petite grenade va exploser en vol et retomber en semant un waï du tonnerre des plus vivifiants !

Ses tracts d’invitations « si tu aimes tes morts, viens les fêter avec nous » rameutent tous un tas de loupiots orphelins de leur animal familier, de leur maman, de leur grand-père, de leur copain d’enfance… Même les grands du collège – qui franchissent en douce le grillage qui les sépare de l’école élémentaire, même les CP : chez les mômes, ça frétille du besoin de parler de ses morts. Une mimi Françou, 6 ans au compteur, sait même comment on va « de l’autre côté ».

Alors là ! Par la porte ouverte par la bande de copains vers « l’autre côté » un grand vent d’air frais souffle, libèrent les mo(r)ts, déchaînent les cœurs serrés, animent les enfants, bousculent les adultes…
Les mômes mettent de la mort dans la vie et de la vie dans la mort ! À minuit, leurs corps se soulèvent, et hop, en visite chez les morts, les très vieux et les autres, les tombés d’un toit, d’un trampoline, sous une bombe ou malades. On prend des nouvelles, on en donne, apparemment ce trafic fait plaisir aux mômes et aux morts qui apprécient la compagnie, mais pas à tous les adultes, dont certains hésitent entre la panique et la crise de nerf (à commencer par la directrice de l’école qui préfère quand tout est bien en ordre, les CP en rang avec les CP, les CM2 avec les CM2, les vivants de ce côté-ci et les morts de l’autre)…
 

Anna Nozière, dix ans après le succès de Joséphine-Les enfants punis, s’adresse de nouveau à la jeunesse. En 2017, au théâtre de la Colline, elle a commencé une recherche sur les relations qu’entretiennent les morts et les vivants. Pour les adultes, elle a composé Esprits. Pour les enfants (pour parler aux enfants, ou bien pour parler de leur part…), elle a inventé cette très joyeuse fable, où les enfants apprennent aux adultes que regarder ses morts en face ne diminue pas la vie – au contraire !

Elle a confié sa pièce à Kate France et Sofia Hisborn, deux fantastiques comédiennes qui ne joueront pas aux enfants, mais porteront leurs voix. Elles alternent les personnages, les annonçant tout simplement, « moi, je serai Pamela » « et moi, je serai Mustafa », « là, je suis la directrice très inquiète, la maman de Mustafa et le papa d’Amadou » « et moi je suis tous les CM2, la tante de Pamela et le concierge», sans que jamais ne s’altèrent ni la compréhension du texte ni l’incarnation des rôles. Anna Nozière les dirige avec malice et délicatesse. Elles sont claires et pétillantes, et apportent leur maturité de femmes et de comédiennes à la fraîcheur et l’insolence de leurs personnages.
 

La scénographie dépouillée, au vaste plateau parsemé d’éléments très graphiques et évocateurs, laisse la place à l’imagination et au mouvement. Les comédiennes modulent l’espace dans l’élan, d’un mot et d’un geste, déplaçant ici une table, là un tableau, passant d’une salle de classe à la piscine, du bureau de la directrice à la cour de l’école. Des images vidéos, solaires, apporteront les enfants sur le plateau, leurs sourires et leurs regards francs (avec Walid Riad dans le rôle de Mustafa, et des enfants de l’association socioculturelle Courteline et des ateliers du Théâtre des Trois Clous).
Comme un cimetière tout enjoué de coquelicots accueille une ronde d’enfants rieurs, musique pop (Wonderful life, en plusieurs versions, dont une délicieuse reprise à la flûte à bec !) et baroque (l’hypnotique Sonnerie de Ste Geneviève de Marin Marais) se tressent au récit. Légèreté et gravité, d’un même geste.

Limpidité du propos, justesse du jeu, élégance visuelle, finesse d’un texte qui ne prend jamais les enfants pour moins éveillés qu’ils ne le sont : voilà une bien belle façon d’aborder un sujet sensible, avec intelligence, profondeur et fantaisie.
On peut y aller en famille, avec des enfants dès 9 ans, cela permettra d’ouvrir ou approfondir un dialogue, mais aussi, car le spectacle est alerte, joyeux, drôle et poétique, de nourrir leur goût du théâtre.

Marie-Hélène Guérin

 

OISEAU
Un spectacle de la compagnie la POLKa
Au Théâtre Paris-Villette jusqu’au 3 novembre 202
d’après OISEAU d’Anna Nozière – Éditions Théâtrales Jeunesse / adaptation et mise en scène Anna Nozière / jeu Kate France, Sofia Hisborn / avec les voix de Loubna Dupuis-Putelas, Samuel Simon / participation à l’image de Walid Riad et les enfants du centre social Courteline de Tours / assistanat à la mise en scène Steve Brohon / scénographie Alban Ho Van / assistanat à la scénographie, objets, vêtements Emma Depoid / son Nicolas de Gélis / lumière Mathilde Domarle / régie générale, plateau Louisa Mercier / collaboration artistique Patrick Haggiag / assistanat à la réalisation, régie de tournage du film Heiremu Pinson / images,
© Christophe Raynaud de Lage / Isol Buffy

À RETROUVER EN TOURNÉE :
MAISONS-ALFORT Théâtre Claude Debussy (94) – Les 15 et 16 novembre 2024 / ​FONTENAY-SOUS-BOIS (94) Théâtre Jean-François Voguet – Les 20 et 21 novembre 2024 / PANTIN (93) Théâtre du Fil de l’eau – Du 28 au 30 novembre 2024 / VITRY-SUR-SEINE (94) Théâtre Jean Vilar – Les 10 et 11 décembre 2024 / VERDUN (55) Transversales, Scène conventionnée – Du 23 au 25 janvier 2025 / ANGERS (49) Le Quai, CDN Pays de Loire – Les 29 et 30 janvier 2025 / NANTERRE (92) Maison de La Musique – en co-programmation avec Nanterre-Amandiers, CDN – Du 6 au 8 février 2025 / SARTROUVILLE (78) CDN de Sartrouville et des Yvelines – Les 13 et 14 février 2025 / REDON (35) Le Canal Théâtre, Scène conventionnée – Les 28 février 2025 / SAINT-AVÉ (56) Le Dôme – Le 7 mars 2025 / LORIENT (56) Théâtre de Lorient, CDN – Du 12 au 15 mars 2025 / MARSEILLE (13) Théâtre National La Criée – Dans le cadre des Rencontres Artistiques de l’ASSITEJ – Les 27 et 28 mars 2025 / CAVAILLON (84) La Garance, Scène nationale – Les 1 et 2 avril 2025 / HÉNIN-BEAUMONT (62) L’Escapade – en co-programmation avec Culture Commune, Scène nationale du Bassin Minier du Pas-de-Calais Le 15 mai 2025

montage du film Yannis Pachaud / stagiaires Léa Moralès, Ambre Lentini / régie générale tournée Antoine Seigneur-Guerrini, Arnaud Olivier / accompagnement, collaboration et tissage Anne de Amézaga / administration Audrey Gendre / logistique de tournée Floriane Brault
petit film : réalisation Anna Nozière / assistanat à la réalisation, régie de tournage Heiremu Pinson / images, montage Yannis Pachaud / avec Walid Riad, et des enfants de l’association socioculturelle Courteline et des ateliers du Théâtre des Trois Clous – encadrés par leurs animateurs et parents – en collaboration avec Romain Dugast, responsable de l’association socioculturelle Courteline, et Steve Brohon / avec la participation de l’Alliance Funéraire de Touraine – Annabelle Cazé / avec l’aide précieuse d’Ali Larbi et du Centre social Pluriel(le)s, de Ted Toulet, Audrey Gendre, Clarisse Pajot, Brigitte Cousin / remerciements à la Ville de Tours

production la POLKa / coproduction Théâtre de la Cité – CDN Toulouse Occitanie, L’Estive – Scène nationale de Foix et d’Ariège, CRJP 72 – réseau jeune public en Sarthe, La Mégisserie – Scène conventionnée de Saint Junien, TnBA – CDN de Bordeaux, Théâtre d’Arles, Théâtre Olympia – CDN de Tours, Le Lieu-Compagnie Florence Lavaud – St-Paulde- Serre, Les Tréteaux de France – CDN, OARA – Office régional artistique de Nouvelle-Aquitaine, Iddac – Agence culturelle du département de la Gironde / soutiens La Chartreuse – CNES, L’Azimut – Châtenay-Malabry, Ville de Pantin / aide à la création Artcena / aide au projet DRAC Nouvelle Aquitaine / participation artistique Jeune Théâtre National, ENSATT / accueils en résidence Les Quinconces et L’Espal – Scène nationale du Mans, Théâtre de la Cité – CDN Toulouse Occitanie, Le Carroi – La Flèche, Le Lieu – St-Paul-de-Serre (Cie Florence Lavaud), Théâtre Du Fil de l’Eau – Pantin

Le temps des fins : triptyque poïétique

« Pour l’enfant que j’étais ma mère était ma cabane. Pour l’enfant que j’ai à présent, que ma mère ne connaitra pas, quelle cabane ai-je à lui offrir ?
Quel monde plus habitable ?
J’écris cette histoire pour ma mère.
Pour mon fils.
Pour l’enfant que j’étais et l’adulte qu’il deviendra. »
Guillaume Cayet

 

 

« Il y a bien longtemps »… comme un conte s’avance ce Temps des fins. Comme dans les anciennes légendes, il y a une forêt, un roi fou, des êtres des bois, des hommes de fer et de feu…

Dans un « monde qui tarde à mourir, le nouveau monde tarde à naître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres », disait Antonio Gramsci au début du siècle précédent. C’est dans ce clair-obscur du début de notre siècle que se déploient ce Temps des fins et ses êtres en recherche d’un nouvel équilibre.

Les trois parties sont indépendantes, différentes dans leurs formes, leurs temporalités et leurs protagonistes, mais liées par le quatrième acteur de cette pièce : le lieu, cette forêt, qui appartient au monde qui tarde à mourir autant qu’à celui qui tarde à naître.

 
Partie 1 « Faire son deuil »

Derrière un tulle, un homme debout, seul, pieds ancrés dans un tapis de feuilles mortes, voix rocailleuse : Vincent Dissez déroule dans une magnifique langue, rugueuse, orale et précieuse, le récit de la dernière chasse. La dernière plongée collective dans cette forêt qui va bientôt être ensevelie sous l’eau de la retenue de la future centrale électrique. Les hommes, les armes, les chiens, les proies. Les temps qui semblent être de toujours, et qui finissent pourtant.
C’est un bourg vacillant qui se dessine, la fin de la vie paysanne, c’est « le désenchantement de la forêt ». On plante des Douglas, on va bosser à Central Park, les gestes ancestraux s’effritent contre les chocapics des mômes.
Pourtant, rendu chaman par l’alcool et la mélancolie, le chasseur se fait narrateur et chose narrée, mi-homme mi-sanglier, mi-chasseur mi-forêt, et dans les bois va découvrir des habitant.e.s clandestin.e.s…
 

 
Partie 2 « Le monde impossible »

Sur le tulle, des dates, des images : quelques années ont passées. 2021, 22, 23, mars 24, photo d’un groupe d’humains vêtus de masques d’animaux, dans un champ en lisière de forêt. La parole est à ces furtifs et furtives, cousin.e.s sylvestres des Furtifs d’Alain Damasio, groupe humain qui a pris place au cœur de la forêt, pour s’y fondre, y vivre, en vivre et la faire vivre.

« Nous ne défendons pas la forêt, nous sommes la forêt qui se défend »

Ce sont Saloma et Judith (Mathilde Weil, Marie-Sohna Condé, très présentes, jeu juste et droit), le Grand Tétras et l’Ourse blanche – chacun.e dans la communauté a reçu/choisi un animal-totem, dont il a pris le surnom et le masque (splendides créations de Judith Dubois) -, deux parmi les premières occupantes de ce qu’on appelle aujourd’hui une ZAD, qui témoignent.
Le Grand Tétras et l’Ourse Blanche entrelacent l’aujourd’hui et l’hier de ce lieu autre où l’on crée un monde et une nouvelle façon de l’habiter. Questions pratiques et politiques, comment se nourrir, se loger, qui accueillir, jusqu’où va la liberté de chacun, accords et désaccords qui feront l’invention de cette île forestière : le texte se fait mode d’emploi de cette poïétique*, de cette pensée en action – parfois avec une volonté de pédagogie trop appuyée, maladresse passagère qu’on retrouvera aussi par moment dans la partie suivante.
On est à la veille de l’inondation de la forêt. C’est à nouveau une dernière nuit, une dernière chasse, une autre fin. Les hommes-ferrailles, les flics, délogent. Foutent le feu.
Pour faire place au barrage, à la technologie. Au productif. Surtout, pour maintenir encore la cohésion de l’ancien monde : « on ne leur fait peur pas parce qu’on construit des cabanes, mais parce qu’on imagine ».
 

 
Partie 3 « Gloria »

15 ans plus tard, le tulle est enfin ouvert, un décor plus concret, la forêt reste au fond, arrière-plan d’une cuisine formica, d’une famille modeste, lui au chômage bûcheron sans forêt, elle qui travaille dans l’hypermarché local, leur grande fille, ado éco-anxieuse, qui ne veut plus sortir de sa chambre – « j’attends la fin du monde ici »…

« Les riches sont de plus en plus riches, et nous de plus en plus rien »

La famille vit près du lac du barrage, la fille a à peine plus que l’âge de l’inondation de la forêt. On attend une grande tempête, prévue pour dans un mois. Elle s’appelle Gloria, on craint qu’elle ne détruise le barrage et ne dévaste la région. Une fin du monde à l’échelle locale.
Le père, la mère, la fille : un microcosme pour confronter trois réponses à la peur de la fin

Sauver son âme en la confiant à un gourou
Sauver son corps en le confiant à un abri
Sauver le futur en le confiant au présent

Cette troisième partie, tout aussi passionnante que les autres est tout de même un peu plus didactique : un dialogue en facetime initie l’ado de la maison aux arcanes de la désobéissance civile et de l’action militante, c’est astucieux mais l’artifice garde une certaine raideur, à l’opposé de l’incarnation par ailleurs juste, généreuse et sincère de l’ensemble du spectacle.
Mathilde Weil dans le rôle de l’ado d’ailleurs y est comme engoncée, entre tics de langue « jeune » – multipliant les « boomer » comme s’il s’agissait d’un signe de ponctuation – et contrainte d’un dialogue avec un interlocuteur enregistré. On la retrouvera heureusement, parole libre et forte, seule en scène, pour un épilogue porteur de plus que de l’espoir : « le monde est en cours, ce qui est mieux que fini ».
 

 
Une composition musicale sophistiquée signée Anne Paceo, toute de strate de sons souffles de vent, crépitements, notes de violoncelles sombres, chœurs, soutient la très belle scénographie de Cécile Léna, qui sait mettre autant de magie dans une forêt que dans une cuisine.

Le Temps des fins embrasse les interrogations intimes et sociales d’aujourd’hui. Guillaume Cayet l’a nourri de réel et de rêves, enrichi de souvenirs d’enfance comme d’expériences d’écologique radicale, l’a voulu comme un pont vers demain.
Une fable qu’on espère performative, à voir sans restriction avec de grand.e.s ados, qui apprécieront la forme multimedia touffue et pertinente – vidéos en direct ou non, travail sur le son, utilisation des supports actuels (recherches google, tchat…), et qui trouveront dans cette fresque une résonance avec les préoccupations contemporaines et un regard vers un avenir possible.

Marie-Hélène Guérin

 
*La poïétique a pour objet l’étude des possibilités inscrites dans une situation donnée débouchant sur une nouvelle création. Chez Platon, la poïèsis se définit comme « la cause qui, quelle que soit la chose considérée, fait passer celle-ci du non-être à l’être »

 

vidéo © Minimum Moderne
 
LE TEMPS DES FINS
Un spectacle de la Compagnie du Désordre
Texte et mise en scène Guillaume Cayet
Avec Marie-Sohna Condé, Vincent Dissez, Mathilde Weil
Avec la participation de Achille Reggiani
Scénographie Cécile Léna | Lumière Kevin Briard | Création musicale et sonore Antoine Briot | Vidéo Julien Saez, Salomé Laloux-Bard | Costumes Patricia De Petiville, Cécile Léna | Création masques Judith Dubois
Collaboration artistique Julia Vidit | Musique originale Anne Paceo
Avec les voix de Cynthia Abraham, Laura Cahen, Paul Ferroussier, Celia Kameni, Florent Mateo et Isabel Sörling
Régie générale Charles Rey | Conseiller littéraire Jean-Paul Engélibert
Équipe artistique pour la version LSF : Anthony Guyon, Lisa Martin, Géraldine Berger de la Compagnie ON OFF
Visuel : Thierry de Folmont
Photographies © Christophe Raynaud de Lage

Texte publié aux éditions Théâtrales (2024)

Spectacle créé le 22 mai 2024 à La Comédie de Valence (Théâtre de la Ville)

En savoir plus : Comédie de Valence / Le temps des fins

À voir en tournée :
Théâtre du Point du Jour, Lyon – Avec représentations adaptées en LSF – 13.11 – 14.11.24
Théâtre de La Manufacture – CDN Nancy Lorraine – 03.12 – 06.12.24
Acb Scène Nationale Bar-Le-Duc – 10.12.24
Centre Culturel de la Ricamarie – 24.01.25
Théâtre des Îlets, CDN de Montluçon – 29.01 – 30.01.25
Scène Nationale de l’Essonne – 11.02 – 12.02.25
Espace 1789, Saint-Ouen – 04.04.25
Théâtre de la Cité internationale – 12.05 – 17.05.25