Maloya, langue-monde

 

“Est Réunionnais toute personne qui vit à la Réunion
quelque soit son pays d’origine”

 

Le maloya, c’est la musique traditionnelle de l’île de La Réunion. “C’est simple, le maloya, c’est notre parole.”. C’est simple, et c’est complexe, parce que le maloya vient “des tréfonds de l’Histoire” et, comme l’île, est fait d’Afrique, d’Inde, de passé colonial, c’est une musique mais c’est aussi une expression politique, une transmission affective, une fête, un vestige des rituels vaudous malgaches.

Sergio Grondin à la naissance de son fils, Saël – “Saël, c’est un prénom hébraïque qui veut dire conciliant” -, lui a dit “Bienvenue Saël, mon fils. Ta mère et moi, on est heureux de t’accueillir”. Une nuit a passé, et le coup de poing direct au creux de l’estomac : lui le Réunionnais qui parle créole avec ses parents, ses amis, a prononcé les premiers mots pour son fils en français.

“Comme si la naissance de mon fils
était venue m’annoncer la mort de ma langue maternelle”.

 

Qu’est-ce que raconte ce français ? Qu’est-ce que ça raconte du créole, cette interrogation ?
Avec ses complices de longue date – c’est leur troisème création conjointe -, David Gauchard et Kwalud (co-auteurs et respectivement metteur en scène et créateur des musiques), Sergio Grondin, conteur charismatique, compose un spectacle d’une grande force et d’une intelligence sensible. Du théâtre à vertu documentaire, mais surtout du théâtre à vertu humaniste.

Sergio Grondin est allé à la rencontre de ses compatriotes avec toutes ses questions sur le rapport à la langue, sur le créole, sur l’identité réunionnaise. Smartphone à la main et écouteurs aux oreilles, il va se faire passeur de leurs mots.
En fond de scène, une table de mixage, à ses pieds des blocs de bois clair, des tronçons de canne à sucre, 2 seaux de fer blanc. De ces modestes objets, se construira une scénographie graphique, élégante et rythmique, où la parole du conteur a tout l’espace pour se déployer. Sur le mur de fond seront projetés quelques mots clefs – mouramour, veli -, ou une traduction, lorsque la langue se fait trop inacessible pour le public non créole.
La composition électronique, aux sonorités très contemporaines, jouée en direct par Kwalud, tient le folklore à distance, tout en laissant la place aux chants ou aux poèmes de la mémoire familiale ou ancestrale.

“Parler de l’identité d’un peuple, c’est comme sortir un lambi de la mer : on peut l’observer, c’est un beau coquillage, mais c’est un coquillage mort.
La poésie, le mystère, restent au fond de la mer.”

 

Mais Sergio Grondin, David Gauchard et Kwalud ne font pas que sortir un coquillage de la mer, le retourner entre leurs mains pour le scruter et le porter au regard des autres. Ils ne font pas que fabriquer un outil pour ausculter une parole : “à travers l’écriture de ce spectacle, c’est une cartographie de l’intime et du territoire que j’ai entamée”, écrit Grondin. Son intime et son territoire. Pas un coquillage mort : quelque chose où l’on vit, quelque chose que l’on vit. Et dans ce Maloya, la poésie et le mystère ne sont pas restés au fond de la mer : des gouttes d’eau sont remontées avec le coquillage, et leur poésie et leur mystère sont là, bien vivants.

Maloya - Compagnie Karanbolaz - Sergio Grondin - La Réunion - photo ©Ilan Shojnow’s

“Nous vivons dans un bouleversement perpétuel où les civilisations s’entrecroisent, des pans entiers de culture basculent et s’entremêlent, où ceux qui s’effraient du métissage deviennent des extrémistes. C’est ce que j’appelle le « chaos-monde ». (…)
Je crois que seules des pensées incertaines de leur puissance, des pensées du tremblement où jouent la peur, l’irrésolu, la crainte, le doute, l’ambiguïté saisissent mieux les bouleversements en cours. Des pensées métisses, des pensées ouvertes, des pensées créoles.”

Edouard Glissant, entretien accordé au Monde 2, en 2005

Marie-Hélène Guérin

 

MALOYA
Un spectacle écrit par Sergio Grondin, David Gauchard et Kwalud
Mise en scène : David Gauchard
Comédien : Sergio Grondin
Musicien : Kwalud
Avignon Off 2018 : à La Manufacture jusqu’au 26 juillet à 12h
Photo © Ilan Shojnow’s

Monsieur L, l’avatar emplumé et en quête de ciel de Pierre Lericq

Dans la travée, un énergumène vêtu d’un long manteau de prince slave ou de diablotin, paré de noir de la pointe des bottes au bout du col, nous alpague… “Faites comme si je n’étais pas là. Faites comme si vous n’étiez pas là. Faites comme si nous étions ailleurs…”

Et nous voilà partis dans la peu banale et très commune épopée de Monsieur L, fils de 2 parents jurassiens et lassés de la société de consommation partis voir ailleurs au bord du fleuve Uélé, au Zaïre. A remonter et descendre le fleuve en crue en canoë-kayak, il arriva ce qui devait arriver, les parents périrent, et l’enfant fut orphelin… On le suivra, de parents adoptifs et chantants en grands-parents meuthiards et rudes, de “L” à Pierre (“parce qu’ici, dans le Doubs, on ne s’appelle pas L !”), de l’enfant gai à l’enfant qui apprendra à faire “comme s’il n’était pas là” pour oublier l’ivrognerie du grand-père et la triste vie de la grand-mère, du jeune homme amoureux au papa qui n’en revient pas… Le fil du récit s’entrelace de chansons, récentes ou anciennes, du répertoire des Epis Noirs et de Pierre Lericq, tressées intimement à la narration.

Monsieur L est un infiniste utopiste irréférencieux, qui aime le vain et les framboises”, se présente-t-il, Monsieur L, Monsieur elle, Monsieur ailes ! Monsieur L est un derviche tourneur enfermé dans une cage et qui tourne en rêvant de l’an neuf, en rêvant de l’envol…

Pourquoi accompagner ce “drôle d’oiseau de passage pas sage,
entre colombe et corbeau” dans sa quête d’ailleurs ?

Pour apprendre à secouer la suie de son âme !
Et :
Parce qu’on entendra le rire des enfants, qu’on verra du soleil sur la plaine, qu’on aura un baiser de Florence, et que c’est beau.
Parce qu’on rencontrera un instituteur communiste et chrétien, qui aura trouvé une jolie façon d’obliger le Christ à sourire aux ouvriers.
Parce que les jeux de mots de Lericq – chacun son destin… – sont beaucoup de jeu, mais aussi beaucoup de maux. Les blagues potaches ouvrent parfois la porte à de rudes interrogations et d’amères réflexions.
Parce que la vie parfois c’est moche aussi , et parfois c’est dur, et que dans les chansons de Pierre Lericq, c’est beau aussi. Une femme aimée meurt et son enfant joue sous le chêne; il y a des hommes qui partent à la guerre et qui ne veulent pas la faire; il y a des ponts détruits et des enfants qui veulent les reconstruire; il y a des tours jumelles qui s’effrondent, et au dernier étage un homme qui envoie un message à sa femme. Il y a la mort, et c’est la vie.
Parce qu’il y a de l’amour et du désamour, et que les chansons d’amour ici ne sont pas des chansons sentimentales, mais des chansons fiévreuses; parce que Pierre Lericq a une manière de faire passer la tendresse sans un soupçon de tièdeur, dans une sorte de rage de vivre.
Parce que c’est drôle, et farfelu, et sombre, et fraternel, et léger, et joyeux.

Marie-Hélène Guérin

 

Monsieur L, Pierre Lericq, chansons Epis Noirs

MONSIEUR L
Un spectacle de et avec Pierre Lericq
Avignon Off 2018 : à la Maison IV de Chiffre jusqu’au 29 juillet à 12h45

Retrouvez les autres participations de Pierre Lericq au festival (sous les diverses casquettes d’auteur, metteur en scène ou comédien) :
Sauver le monde ou les apparences
Britannicus on stage

Au nom du pèze, ou “Le Syndrome de Richard” le bien-nommé

Elu manager du siècle, l’homme d’affaires le plus riche de la planète n’a plus d’autre issue que d’entamer une cure de désintoxication à l’argent pour sauver ses proches. Il réussit tout mais rate ses enfants et sa vie; c’est même ce qu’il rate le mieux. Plus il est riche et plus sa fille anorexique perd du poids. L’homme est avalé par le système ultralibéral qui l’a enfanté. Mais ne subirions nous pas la même destinée si nous étions à en situation de pouvoir gagner autant d’argent?

Au bout du compte, il ne réussira à sauver le monde qu’en sacrifiant totalement son argent. Ou pas.
Au nom du pèze, seul-en-scène de Stéphane Guignon et Christophe de Mareuil, avec la complicité de Carole Greep.Mise en scène Anne Bouvier. Avec Christophe de Mareuil. Au Pandora Avignon. Photo Lucas Grenier
Trois raisons d’aller voir un Christophe de Mareuil pour son premier seul-en-scène :

1 – En incarnant avec talent une dizaine de personnages, il se rapproche peu à peu des performances de James Mc Avoy l’effrayant psychopathe du Split de M. Night Shyamalan, qui revendiquait 23 personnalités différentes. Lui ne tue pas encore ses victimes, quoi que …
2 – Drôle, grave, joueur, cynique, attendrissant, il confirme comme la vénéneuse Lucrèce Borgia que, “quand on est entrainé dans un torrents de crimes on ne s’arrête pas quand on veut”. On peut donc lui trouver quelques circonstances atténuantes.
3 – Le texte est brillamment écrit, on rit beaucoup et de toutes les couleurs, jaune tant le fond est inquiétant et réaliste, vert comme les billets qui lui servent de drogue, marron comme sa toute dernière idée loufoque destinée à le ruiner sans efforts et ainsi régler ses problèmes (mais chuuut, je ne vous en dis pas plus) mais qui démontrera malgré lui qu’il est impossible de perdre dans le monde libéral quand on possède tout.
Au nom du pèze, seul-en-scène de Stéphane Guignon et Christophe de Mareuil, avec la complicité de Carole Greep.Mise en scène Anne Bouvier. Avec Christophe de Mareuil. Au Pandora Avignon
AU NOM DU PEZE, ou Le Syndrome de Richard
Une pièce de Stéphane Guignon et Christophe de Mareuil,
avec la complicité de Carole Greep
Mise en scène : Anne Bouvier
Interprétation : Christophe de Mareuil
Création sonore : Luc Rouzier
Au PANDORA du 6 au 29 juillet 2018, relâche le 23

Kohlhaas, un désir de justice

Michael Kohlhaas est un éleveur de chevaux sans problème, qui rêve de voir battre son cœur en harmonie au milieu du cercle des hommes. Victime naïf de l’abus de pouvoir d’un noble, à qui il avait confié ses chevaux, il ressentira cette aiguille à “l’intérieur de l’enclos de son cœur”, comme une fissure annonciatrice de l’effondrement irrésistible.

Il ne contient sa soif de vengeance qu’avec l’espoir que la justice sache l’apaiser. Mais elle l’abandonnera bien vite, avec un cynisme et un dédain qui ne lui laisseront que la violence pour seule échappatoire.

Même la bible ne lui donne plus la force de pardonner; ce pardon qui lui est impossible, tant que ses beaux et noirs chevaux ne lui seront pas rendus.

“Si le désir des injustes est la vengeance,
quel peut être donc le désir des justes”, si ce n’est la justice ?

 


Monologue à plusieurs personnages et un narrateur, le texte de Baliani questionne avec poésie les mécanismes qui nous entrainent de la naissance de la souffrance vers la violence aveugle. Kohlhaas est l’histoire de cet homme ordinaire qui bascule dans la violence extraordinaire, poussé par la justice des hommes au service des plus forts et des puissants. Histoire du XVIe siècle ou histoire d’aujourd’hui ?

Kohlhaas voulait tout simplement la justice, il voulait rester homme parmi les hommes, dans ce cercle idéalisé auquel il croyait, mais les hommes l’en ont chassé. Qui peut avoir le droit de déchirer ainsi le cercle du monde ?

La mise en scène de Julien Kosselek est toute en finesse et en précision. Sur scène, une chaise et 2 haut-parleurs, dans la salle un public transporté, et l’âme d’Heinrich von Kleist qui flotte… et voici le théâtre sublimé !

Du sur-mesure pour Viktoria Kozlova, qui livre une prestation exceptionnelle, époustouflante. Jouant de malice, d’une fougue vissée au corps et d’un accent terriblement enchanteur et séduisant, elle nous raconte cette histoire avec passion comme personne. Elle incarne avec toute sa chair une histoire d’hommes et de cercle idéalisé du monde, qui se brisent sous les coups portés par l’injustice et l’abus de pouvoir.

Un tel tourbillon mérite bien un Molière … on en reparlera !
KOHLHLAAS
Texte Marco Baliani et Remo Rostagno
D’après Michael Kohlhaas de Heinrich Von Kleist
Mise en scène Julien Kosellek
Création sonore Cédric Soubiron
Interprétation Viktoria Kozlova
Avignon Off 2018 : au Train bleu du 6 au 29, relâche les lundis

[youtube https://www.youtube.com/watch?v=I7pHp0USGx8&w=560&h=315]

L’amour Amok

Où il est question d’honneur, d’orgueil, d’amour à mort et… d’amok.

Voici un spectacle qui a déjà rencontré un énorme succès lors de sa création au Théâtre de Poche Montparnasse. Il s’agit de la toute première création de Chayle et Compagnie. Dès les premiers instants, on comprend pourquoi le bouche à oreille a fait un tel travail autour de cet Amok. Le matériau de départ n’est ni plus ni moins qu’une de ces nouvelles de Stefan Zweig dont on raffole. Amok ou le Fou de Malaisie, c’est l’histoire d’un médecin allemand parti pratiquer en Indonésie. C’est l’histoire de son amour obsessionnel pour une femme. Une passion tellement funeste que le narrateur la compare à l’amok, cet accès subit de violence meurtrière observé par de nombreux ethnologues, notamment en Malaisie. Adapter à la scène cette œuvre de Zweig constituait déjà une gageure. Décider d’en façonner un seul en scène était un pari plus risqué encore. Caroline Darnay et Alexis Moncorgé le relèvent avec brio.

 

Amok_1
©Christophe Brachet

Imposant, captivant, envoûtant, le comédien incarne avec entrain l’ensemble des protagonistes mais c’est indéniablement son personnage principal du jeune médecin fuyant la Malaisie qui nous émeut violemment. Lorsqu’il nous confie son lourd secret, lorsqu’il se dévoile, se met à nu, nous sommes conquis. Les yeux tantôt mouillés tantôt hargneux, la voix tantôt chancelante tantôt éclatante, il nous fait revivre son histoire d’amour enflammée. Peu à peu, l’air de rien, il nous entraîne dans sa chute, dans son plongeon à mort, dans son amok à lui.

Ce spectacle affiche souvent complet, il est donc préférable de réserver à l’avance car il serait dommage de passer à côté :

1 – On aime être aussi proche de ce comédien jusqu’ici méconnu : un moment rare et privilégie, pour lui comme pour nous.
2 – Stefan Zweig a souvent été mis à l’honneur sur les planches de théâtre, cette nouvelle sans doute moins connue rassemble tous ses thèmes de prédilection.
3 – La mise en scène au cordeau et les jeux de lumière pénétrants participent de la belle écoute qui règne dans la salle.

Amok, Alexis Moncorgé Avignon 2018

À l’affiche du Théâtre du Roi René du 6 au 29 juillet à 14h45
Mise en scène : Caroline Darnay
Avec Alexis Moncorgé

La conférence magique de Yann Frisch

Yann Frisch est unique. Ce magicien prodige a été champion du monde 2012 de « close up », cette discipline sans filet et sans artifices, où l’illusion, juste sous nos yeux, est encore plus vertigineuse.

Yann Frisch est multiple. Ce n’est pas qu’un magicien extrêmement doué, c’est aussi un artiste complet et un comédien accompli. Nous l’avions découvert en 2015 dans « Le Syndrome de Cassandre », qui était aussi un spectacle de magie époustouflant, mais surtout un grand moment de théâtre.  Depuis, nous guettons avec une fébrile impatience chacune de ses nouvelles créations.

Yann Frisch ne fait décidément rien comme les autres. Plutôt que d’occuper l’une des salles du Rond-Point, il a construit un « Camion-Théâtre » qui sera son écrin pour ses prochains spectacles. C’est un théâtre itinérant, fabriqué sur mesure, presque, déjà, un tour de magie, où tous les spectateurs ont l’impression d’être au premier rang.

Yann Frisch est très jeune – à peine 28 ans – ce qui laisse songeur sur la maîtrise de son art et sur le champ des possibles qu’il lui reste à labourer. Il nous revient en ce joli mois de mai dans les jardins du théâtre du Rond-Point, dans le cadre du Festival Magie, pour ce « Paradoxe de Georges ».

Le paradoxe de Georges, Yann Frish au Théâtre du Rond-Point, coup de coeur Pianopanier © Giovanni Cittadini Cesi

« Il pleut dehors, mais je ne crois pas qu’il pleuve »

Quand on pénètre dans son antre, Yann Frisch est déjà sur le plateau. L’ambiance est très cosy, les lumières sont tamisées, le décor a des allures d’un salon du début du siècle dernier. Un microsillon tourne sur un gramophone sans âge. Une gnôle est posée sur la table – elle servira à étancher la soif du magicien et à nous faire croire (déjà une première illusion ?) qu’il joue avec l’alcool pour risquer d’être moins concentré sur son art.

Il ne faut, bien entendu, rien dire de ce spectacle d’une heure qui passe à la vitesse d’une minute. Encore une illusion, car il y aurait beaucoup à raconter.

Il s’agit ici purement de cartomagie, c’est-à-dire de tours de cartes. Mais l’on sait que Yann Frisch a l’art de la mise en scène. Le spectacle prend ainsi très vite des allures de conférence, où nous, public, serions les spectateurs attentifs d’un cours magistral sur la magie et ses diverses sous-disciplines (« ses petits artisanats », précise joliment le magicien) : dextérité, manipulation psychologie, détournement d’attention.

Le paradoxe de Georges, Yann Frish au Théâtre du Rond-Point, coup de coeur Pianopanier

C’est bien entendu, une nouvelle fois, une vaste illusion car, sous couvert de nous dévoiler ses techniques, Yann Frisch nous embarque un peu plus loin dans la magie pure, sans jamais se prendre au sérieux, en restant toujours dans une proximité et une connivence qui font souvent le sel de ses créations.

Durant ce spectacle à ne pas manquer, Yann Frisch va théoriser autour du fameux paradoxe du philosophe anglais Georges Edward Moore (« Il pleut dehors, mais je ne crois pas qu’il pleuve »), nous parler de magiciens célèbres, aveugles, voire manchots ( !), et partir explorer, en nous prenant à témoin, souvent grâce à son humour absurde absolument ravageur, toutes les émotions qui nous traversent quand nous sommes confrontés à ces illusions : certains riront aux éclats, d’autres seront éberlués, certains seront même tristes, et d’autres très énervés de s’être fait attrapés.

C’est bien entendu souvent le prétexte à des tours absolument stupéfiants. On caresse alors l’idée de revenir autant de fois que nécessaire, tous les soirs, dans ce camion-théâtre, pour tenter de percer les diaboliques mystères de ces tours incroyables. Mais on laisse vite tomber cette idée saugrenue – et sûrement très coûteuse – car on se doute bien que cette initiative serait tout-à-fait vaine. Et ça, c’est aussi très énervant.

Stéphane Aznar

Le paradoxe de Georges, Yann Frish au Théâtre du Rond-Point, coup de coeur Pianopanier

LE PARADOXE DE GEORGES
À l’affiche du Théâtre du Rond-Point jusqu’au 30 mai
Un spectacle de et avec Yann Frish

Sandre : La Leçon de Ténèbres d’une femme blessée

Sur une petite estrade carrée, scène de poche posée sur la scène des Métallos, un fauteuil XVIIIe, une lampe sur pied dont l’abat-jour tamise d’un or chaud la lumière; autour : la pénombre. Un lieu de confidences, un recoin de salon accueillant, bercé d’une matière sonore électronique, répétitive, languide, enveloppante.
Sous le fauteuil, des piques, stalactites et stalagmites scintillantes, dont la préciosité confère une étrange et menaçante beauté à cet espace familier lové au creux de la nuit du plateau nu.
Face à nous, Elle. Tee-shirt et pantalon de toile noirs, pieds et bras nus, c’est le comédien Erwan Daouphars qui offre sa voix et son corps à la parole de cette femme, innommée et si difficilement dicible. Le physique solide, la voix à peine allégée pour glisser vers le timbre d’une femme.
Au milieu de menus propos du quotidien, le café, les perruches qu’on appelle inséparables, la grande à qui il faut faire réciter ses leçons, un déshabillé de soie dont on rêve pour être belle, s’immisce déjà, comme une ombre rapide, une robe de chambre couverte de sang.
 
SANDRE de Solenn Denos avec Erwan Daouphars © Marie Elise Ho-Van-Ba
 
Solenn Denis, l’autrice, a composé ce « monologue pour un homme » pour donner la parole à des femmes qui n’en n’ont pas, et que société et individus auraient, quand bien même, du mal à entendre, tant elles sont loin, au-delà, isolées dans la nuit du tabou, les mères qui reprennent la vie qu’elles viennent de donner.
Elle cite Paul Ricoeur « La tolérance n’est pas une concession que je fais à l’autre mais la reconnaissance du principe que la vérité m’échappe. […] Comprendre revient à donner du sens à un événement, quel qu’il soit, en vue de s’en dégager pour mieux le tolérer et ensuite le prévenir. Et c’est dans cet ordre que notre pensée doit agir. Il y va de notre santé mentale. Il s’agit de ne pas rester sidéré par un fait divers. Ce pas en arrière consiste à s’éloigner de l’horreur de l’acte pour ouvrir un espace qui fonctionnera comme une mise au point. On voit si mal quand on est collé à ce que l’on regarde ! »

Son texte est remarquable de pudeur et d’humanité, soliloque-confidence qui se déroule, s’enroule sur lui-même, revient en arrière, procède par bonds ou échos, pour déployer la vie de cette femme qui se désagrège. Cette femme fragile qui parfois se sent « sortie d’elle-même », qui préfère « sourire plutôt que répondre aux gens qu’ils veulent tout savoir », qui de renoncements en abandons, d’illusions usées en rêves délaissés, se disloque, se perd. C’est la litanie des vies simples, elle a aimé, elle a cru sa mère qui lui disait que les hommes, « ça se tient par le ventre », elle a mitonné, côtes d’agneau, ratatouilles, choux farcis, tartes tatin, elle a fait tout ce qu’il fallait faire, laver, ranger, attendre, écouter, elle a fait deux beaux enfants, elle a grossi, et quand elle a « été pleine de côtes, de farces, de tartes », elle a été encore enceinte, mais « ça s’est pas vu, personne ne pouvait le voir », et puis comment le dire au mari qui ne l’aime plus, au mari qui veut partir ?
 
SANDRE de Solenn Denos avec Erwan Daouphars © Marie Elise Ho-Van-Ba
 
Les souvenirs s’égrènent, enfance, jeunesse, rires, débuts de l’amour… Erwann Daouphars, comédien sensible, généreux et fin, sans pathos et d’une grande justesse, le geste économe et la présence dense, sait les teinter de tendresse, de douceur, y glisser des irisations d’amertume, des éclats d’ironie qui en soulignent la complexité…
Pendant que de l’eau sourd du lampadaire – cette eau de l’océan où une Médée d’un autre temps a jeté les membres de ses enfants assassinés, cette eau des larmes, du ventre des mères, du monde qui se dissout -, la lumière dorée de l’abat-jour se fait refuge, le comédien s’en approche comme d’un feu de cheminée bienveillant, y cherche au fond de sa part d’ombre le cri qui bouillonnera à sa bouche, encre opaque, bile noire ancestrale de la mélancolie, de la rage.

La mise en scène est discrète, miniature soignée, attentive, resserrée, tenant en équilibre sur la petite estrade carrée – et pourtant l’estrade est ceinte d’ombres et de lumières (création subtile et précise de Yannick Anché), et non de murs : les mouvements tiennent dans un mouchoir de poche, mais la parole – ténue mais libre – s’envole, franchit l’espace, et vient se nicher dans le cœur des spectateurs au souffle coupé. La matière sonore, bruissements, vagues, devient mélodie, gonfle, reflue, redevient organique, grondante. Cela est beau, très beau, mais rien n’est décoratif, c’est beau pour accorder de l’humanité à cette femme en miettes, de la dignité à cette Médée moderne qui chercher le fil pour recoudre ces morceaux échappés, pour être malgré tout un être.
Erwann Daouphars, au-delà de la prouesse d’acteur indéniable qu’il livre, offre un portrait intense, un moment de théâtre et d’humanité dense et précieux.

Marie-Hélène Guérin

 

SANDRE
À l’affiche de La Maison des Métallos jusqu’au 8 avril
Texte Solenn Denis (Editions Lansman)
Interprétation Erwan Daouphars
Mise en scène Collectif Denisyak
Conception lumière Yannick Anché
Conception scénographique Philippe Casaban et Eric Charbeau
Costumière Muriel Leriche
Construction décor Nicolas Brun
Photos © Marie-Elise Ho-Van-Ba

 

La Loi du marcheur : dans les pas d’un ciné-fils

Un revox dans un coin, une vieille chaise d’écolier, une bouteille de whisky, un vaste panneau blanc dressé en retrait, au centre de la scène : voilà les simples objets qui vont servir de page blanche et de lieu à la pérégrination mentale et sensible de Nicolas Bouchaud/Serge Daney.
 
Serge Daney se qualifiait lui-même de ciné-fils, ré-enfanté par le cinéma. “Critique de cinéma”, pour lui, c’était “spectateur du monde”. Il avait aimé très jeune cet art : “Ma mère disait… On fait pas la vaisselle, on la f’ra plus tard et on va au cinéma”

Serge Daney fut un grand critique, observateur, amateur, penseur du cinéma, aux Cahiers du cinéma, à Libé, à la radio, dans des essais, des documentaires, à l’écrit, à l’oral, devant des étudiants, toujours en mouvement. L’image fondatrice, pour l’enfant Serge Daney, c’était l’atlas de géographie, la carte “en tant que promesse” et pour l’adulte Serge Daney, “le cinéma, c’est pareil, c’est une promesse, une promesse d’être citoyen du monde, de voyager aussi”… Le cinéma comme lieu autant que comme moteur.
 
@Giovanni Cittadini Cesi
 
Pieds nus dans ses chaussures souples, pantalon de toile, T-shirt aux manches longues, assis sagement sur sa chaise d’écolier Nicolas Bouchaud s’empare des mots de Daney au point que fugacement on oublie qu’il n’est pas Daney, que cette parole vive n’est pas en train d’être inventée mais a été ingérée puis restituée. D’hésitations en brusques interruptions, de longs développements théoriques en souvenirs d’enfance, d’ellipses en circonvolutions, on navigue dans la pensée alerte et joyeuse de cet homme qui, comme le cinéma, “marche sur deux jambes”, celle du populaire et celle de l’intello. La discussion mène aussi bien sur les sentiers du plaisir, des rêves de héros flamboyants que sur ceux d’interrogations existentielles ou morales – ainsi, sur le rôle et le pouvoir des images.

“Choisir le cinéma, c’est choisir une maison qui a deux portes, une porte qui tout le monde prend et qu’il faut prendre, et une autre porte dérobée” : Serge Daney aimait sa maison, et y faisait de salutaires courants d’air en en ouvrant grand ses deux portes !

Nicolas Bouchaud et Eric Didry, le metteur en scène, déploient cette parole dans un dispositif simple, quelque chose de l’ordre de la “conférence gesticulée”, un espace dépouillé, quelques accessoires, et toute la place pour les mots et le jeu. Le cinéma y est à la fois objet, sujet, support. Nicolas Bouchaud avec son habituelle agilité alterne la restitution de la parole et des séquences de jeu avec la matière même du cinéma, triturant un extrait de Rio Bravo, s’immisçant dans les images, dans les dialogues, réinventant la scène avec le sérieux fantaisiste d’un gamin qui joue aux cowboys ! Serge Daney se voyait “passeur” (“le cinéma, c’est à peine un métier, c’est un truc de transmission”), Nicolas Bouchaud est lui-même passeur, chamane tranquille qui se fait transmetteur de cette pensée vivante : de l’intelligence en marche.
 

Marie-Hélène Guérin

 


 

LA LOI DU MARCHEUR
Un projet de et avec Nicolas Bouchaud
D’après Serge Daney, Itinéraire d’un ciné-fils un film de Pierre-André Boutang, Dominique Rabourdin
Entretiens réalisés par Régis Debray
Mise en scène : Éric Didry
Adaptation : Véronique Timsit, Nicolas Bouchaud, Éric Didry
Spectacle terminé, guettez tournée ou reprise. Retrouvez Nicolas Bouchaud au Rond-Point avec deux autres spectacles : Un métier idéal et Le Méridien

 

Les Bijoux de pacotille, précieuse petite musique d’enfance

Le 19 juin 1985, à 3h30 du matin, il fait bon, c’est presque l’été; la nuit est claire et sereine. Le 19 juin 1985, à 3h30 du matin, un couple rentre d’une soirée gaie, entre amis. Le 19 juin 1985, à 3h30 du matin, une petite fille qui a presque neuf ans et son frère cadet dorment comme des enfants, guillerets de l’absence des parents, on a regardé un western avec le baby-sitter, on a traîné, on ne s’est pas brossé les dents.  
Le 19 juin 1985, à 3h30 du matin, une voiture sort de la route à l’entrée du tunnel de Saint-Germain-en-Laye. Tout a brûlé, le véhicule, les vêtements, les papiers, les peaux. Pour toute trace, ne restent plus de cette nuit-là qu’une boucle d’oreille en forme de fleur et deux bracelets en métal, noircis par le feu, bijoux de pacotille restitués à la famille, petit trésor qui tient au creux d’une main, minuscule, et immense comme ce qui compte.

Une voix “off” juvénile énonce d’un ton presque anodin, presque léger les circonstances de l’accident. Dans cette voix, c’est le début du printemps, le plaisir de la soirée qu’on entend, pas le crissement des freins, pas la brutalité de l’accident.

Cette voix, c’est celle de Céline Milliat Baumgartner, qu’on ne voit pas encore, et ces mots sont les siens, et cette nuit, c’est la sienne.

En 2013, la comédienne a ressenti le besoin, l’urgence d’écrire Les Bijoux de pacotille, pour renouer les fils de son histoire, redessiner ce moment de basculement, celui où une enfant chérie devient une enfant sans parent.

“Le livre est publié en février 2015.
Mes mots et mes morts, mes fantômes, sont ainsi rangés dans cet objet, ils ont trouvé une place et n’envahissent plus ma vie n’importe quand, n’importe comment.
C’est bien. C’est plus confortable”.

Les mots écrits petit à petit ont pris leur envol, et se sont tissés à sa vie de comédienne, jusqu’à arriver sur scène. C’est à Pauline Bureau, dont on a beaucoup aimé il y a quelques temps “Mon coeur”, que Céline Milliat Baumgartner va remettre cette part si intime d’elle, pour que la confidence devienne spectacle – tout en restant confidence.

Les Bijoux de pacotilles, écrit et interprété par Céline Milliat-Baumgartner, m.e.s. Pauline Bureau, photo Pierre Grosbois

Le plateau est nu, un cadre-miroir le surplombe, incliné, dans son reflet l’actrice semblera plus seule, un peu lointaine. La voix de Céline se déploie dans cet espace vide, l’absence de son corps capte l’attention, d’emblée. Puis elle va arriver, petite robe bleue, joli sourire dessiné rouge, frange noire, elle se tient droite comme une enfant sage.

Actrice et metteuse en scène ont trouvé un équilibre subtil, les gestes justes qui aiguisent le propos, la distance qui s’amenuise ou s’étire pour densifier l’air entre notre regard et elle, la trajectoire qui se dessine au sol – pour créer la fine chorégraphie, tremblante et douce, de ce chant de deuil et de vie.

Avec pudeur et discrétion, en transparence derrière le sourire, s’avancent la fragilité de l’enfance, la blessure de l’absence, la ténacité de la force de vie.

“On me dit parfois que je ressemble à ma mère. Oh, elle était plus grande, et si belle. Mais je lui ressemble, le menton, et le sourire, là. Je peux lui redonner corps, lui redonner vie.
Je ne peux rien donner à mon père, ni corps ni vie. Les souvenirs sont avec lui sous terre. Il faut que je creuse.”

Céline Milliat Baumgartner nous dessine le portrait de ses parents. La mère, la belle, la grande, ah, et quelle actrice !, la mère aux bracelets de pacotille s’entrechoquant à ses poignets. Le père aux yeux bleus, beau comme un acteur américain. Les parents aimés, qui s’aiment et se disputent, qui aiment leurs enfants et qui aiment les laisser quelques heures pour aller s’amuser chez leurs amis. Le tableau d’une famille vivante et mouvante, brossé de mémoire et d’invention par la petite fille devenue grande, qui fouille ses souvenirs, invente des histoires et comble les oublis, dans une langue mélodieuse, écrite, peaufinée, et pourtant souple comme une parole, ondulante, incarnée.
 

Les Bijoux de pacotilles, écrit et interprété par Céline Milliat-Baumgartner, m.e.s. Pauline Bureau, photo Pierre Grosbois

Elle s’assoit, quitte bottines et socquettes, passe des chaussons de danse, des pointes.

et comment tu feras quand on ne sera plus là ” demandait la mère à l’enfant qui a besoin pour s’endormir de son câlin, son verre d’eau, son encore un bisou maman…

Elle nous dit le futur de son passé.

Quand mes parents ne seront plus là, personne ne nous dira rien, personne n’osera nous dire la vérité, que c’est plié.
Quand mes parents ne seront plus là, je soufflerai neuf bougies, dix, onze, quatorze, quinze, et j’aurai 8 ans encore et encore.
Quand mes parents ne seront plus là, je marcherai quinze centimètres au-dessus du sol et de toute douleur.

Une musique de carillon, de cette sorte de métallophone dont on jouait en 6e, dans ces années-là; elle arrondit ses bras, s’élève sur ses pointes, elle flotte sur des nuages, elle est aérienne, vulnérable, courageuse.

À l’image de ce moment, dans ce spectacle, tout est délicat, gracieux, tendre. Dès le titre, ces “bijoux de pacotille”, ces bijoux à deux sous, si précieux parce qu’ils sonnaient aux bras de la mère aimée. La vidéo se fait seconde peau, ombre fugace – films super 8 aux saveurs nostalgiques et gaies, vagues lentes sur du sable blond, nuages cotonneux, les images glissent sur le décor, sous les pas de l’actrice, se fondent dans l’air avec la discrétion et la tenace présence d’un souvenir.

 

« J’oublierai l’odeur de mon père, j’oublierai la chaleur de leurs corps. Je veillerai sur mon petit frère. Je me ferai des talismans avec des petites choses retrouvées dans les cartons du déménagement.
Je n’ai pas à rendre compte de ma vie à mes parents; je n’ai pas à me justifier pour ne pas venir déjeuner avec eux dimanche; je n’ai pas à m’occuper d’eux, trouver le temps, être patiente. Je n’ai pas peur de les perdre.

J’envoie à la morgue toute personne aimée qui a plus de dix minutes de retard.
Je ne passe pas mon permis pour ne pas être responsable de l’accident, puis je le passe pour ne pas être victime de l’accident.
Je fais plein de petites choses bizarres, pour rester en vie.
J’ai désobéi à ma mère, je suis devenue actrice. 
»

 

Ces « bijoux de pacotille » nous laisseront au cœur une mélodie entêtante et touchante, triste et douce comme le souvenir de la musique des bracelets d’une mère cliquetant à son poignet.

 

Marie-Hélène Guérin

 

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Les Bijoux de pacotille
à l’affiche du Théâtre du Rond-Point à partir du 7 mars
Texte de Céline Milliat Baumgartner
publié aux éditions Arléa
Mise en scène Pauline Bureau
Interprétation Céline Milliat Baumgartner
Vidéo Christophe Touche

Photos : Pierre Grosbois