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Une maison de poupée marionnettique, sombre, somptueuse et libératoire

Avant de nous emmener dans « sa » Maison de poupée, Yngvild Aspeli, directrice artistique de la compagnie Plexus Polaire, artiste associée au CDN Dijon-Bourgogneet directrice artistique du Figurteatret i Nordland (Nordland Visual Theatre) de Stansund, en Norvège, nous prend par la main et par l’oreille en nous glissant en confidence, seule à l’avant-scène, devant un tulle noir, ce qui l’a conduit jusqu’à la « Nora » de la Maison de poupée de Henrick Ibsen. Le petit bruit d’un oiseau qui se cogne contre une fenêtre, un jour pluvieux et tranquille. Minuscule et triste fracas qui a creusé un chemin dans son esprit jusqu’à la « petite alouette » Nora, comme l’appelle son époux, petite alouette fracassée contre les conventions sociales de son époque.

Le rideau de tulle s’effondre en ondulations aquatiques. Derrière apparaît un intérieur bourgeois, Yngvild Aspeli y entre, n’est plus Yngvild Aspeli l’adaptatrice, la metteuse en scène, mais Yngvild Aspeli la comédienne, bientôt Nora. Sur le plateau chaleureusement éclairé, un salon, une famille de carte postale, un Norman Rockwell scandinave. Presque une maison de poupée. Papier peint aux couleurs fraîches, parquet et canapé. Père de famille en costume, digne ami de la famille et ribambelle de bambins blonds, trois petits horribles adorables enfants tyranniques. Impeccables. Immobiles. Semblant scruter les spectateurs de leurs regards peints.

Yngvild Aspeli met les marionnettes au cœur de son travail, particulièrement les marionnettes à taille réelle. Le réalisme et l’étrangeté de ces grandes figures troublent et inquiètent, tiraillant le spectateur entre la tentation de l’illusion et l’impossibilité de la confusion (d’ailleurs, quand elles ne « jouent » pas, les marionnettes sont manipulées sans ménagement par Yngvild Aspeli, qui les déplace parfois cocassement comme de vulgaires porte-manteaux). Dans cette pièce où l’apparence compte tant et où le mensonge sert de colonne vertébrale, les marionnettes, poupées de théâtre, sont un idéal support d’humanité.
 

 

Nora – Tout commence avec l’argent.
Ou plutôt le manque d’argent

C’était un temps où les femmes n’avaient pas le droit d’emprunter de l’argent en leur nom propre. C’était un temps où un homme ne pouvait souffrir de recevoir de l’aide d’une femme. Alors Nora pour aider à son insu Torvald, son mari, malade, n’a eu d’autre recours que de falsifier la signature de son père pour faire un emprunt et leur permettre de faire le voyage qui a permis à son mari de recouvrer la santé. Voilà 8 ans qu’elle économise pour rembourser la dette et cela est léger comme l’air puisque Torvald est sauvé, leurs enfants grandissent, elle est heureuse, et Noël approche. Mais un grain de sable se glisse dans l’engrenage : Krogstad qui avait prêté l’argent à Nora dévoile le mensonge de Nora à son mari et menace de le rendre public – qui loin de s’attendrir des risques pris par sa femme pour le sauver s’en offusque, se trouve heurté par l’idée que sa femme ait pu prendre une telle initiative sans s’en référer à lui et surtout s’inquiète du qu’en-dira-t-on, de la tache que jetterait la révélation d’un tel scandale sur sa réputation.
 

 

Torvald – Aucun homme ne sacrifierait son honneur pour la femme qu’il aime.
Nora – C’est ce que font des milliers de femmes.

Dans des notes sur la rédaction de la Maison de poupée, Ibsen relevait que « une femme ne peut pas être elle-même dans la société contemporaine, c’est une société d’hommes avec des lois écrites par les hommes, dont les conseillers et les juges évaluent le comportement féminin à partir d’un point de vue masculin » : sa Maison de poupée se fait la mise en chair et en mouvement de cette idée.

Nora est traitée comme une enfant par son époux, comme elle l’était par son père, comme les femmes l’étaient souvent, le sont moins, parfois encore, par les hommes. Son geste de femme adulte resté secret était sa fierté, mis au jour il la met au ban de la société, elle devient littéralement une criminelle, et sa perception d’elle-même et de sa place dans son foyer s’effrite, les araignées de l’angoisse et de la peur envahissent son esprit et le décor.

Dans cette pièce où l’apparence compte tant et où le mensonge sert de colonne vertébrale, les marionnettes, poupées de théâtre, sont un idéal support d’humanité.
Tous les personnages, le couple, les ami.e.s de la famille, le prêteur, les enfants, sont incarnés par deux interprètes/marionnettistes : Yngvild Aspeli, qui est à l’origine de l’adaptation, et partage la mise en scène avec Paola Rizza, collaboratrice sur plusieurs spectacles de la compagnie Plexus Polaire, et Viktor Lukawski, passé comme Yngvild et Paola par l’École Jacques Lecoq. Sans marionnette (Yngvild Aspeli jouant Nora, puis plus tard Viktor Lukawski jouant Torvald) ou avec, ils sont des interprètes saisissants.
 

 
Une passionnante création sonore, impressionniste et prenante, soutient l’atmosphère, dans un décor de plus en plus abstrait au fil du délitement intérieur de Nora. Tandis que le drame domestique se noue, quand les rideaux aux fenêtres se lèvent, ce n’est pas sur l’extérieur : c’est sur les méandres de la psyché de Nora, un entrelacs de racines, de filaments synaptiques, une obscurité d’où surgissent des araignées de plus en plus grandes, de plus en plus voraces.
Mais Henrick Ibsen et Yngvidl Aspeli après avoir tenu serré le cou tendre de la petite alouette entre les pattes sans haine mais sans amour de l’époux, après avoir fait s’effondrer le petit monde bien ordonné de Nora, après avoir déchiqueté son système de valeur, après avoir fait avaler sa tête par une monstrueuse araignée, lui ouvrent la fenêtre et la laissent s’envoler. Elle a ouvert les yeux, elle a secoué les oripeaux de la convenance. Sur les décombres de l’ancien monde, elle peut danser.
Une fable sombre, somptueuse et libératoire.

Marie-Hélène Guérin

 


 
UNE MAISON DE POUPÉE
Spectacle en anglais avec surtitres
Un spectacle de la compagnie Plexus Polaire
D’après la pièce de Henrik Ibsen
Mise en scène Yngvild Aspeli, Paola Rizza
Actrice-marionnettiste Yngvild Aspeli
Acteur-marionnettiste Viktor Lukawski
Composition musique Guro Skumsnes Moe | Chorale Oslo 14 Ensemble
Fabrication marionnettes : Yngvild Aspeli, Sébastien Puech, Carole Allemand, Pascale Blaison, Delphine Cerf, Romain Duverne
Scénographie François Gauthier-Lafaye | Chorégraphie Cécile Laloy | Lumières Vincent Loubière | Costumes Benjamin Moreau | Son Simon Masson | Plateau et manipulation Alix Weugue | Dramaturgie Pauline Thimonnier

 

 

À RETROUVER EN TOURNÉE :
27 et 28 février 2025 Le Manège – Scène Nationale de Reims (51) 12 — 14 mars 2025 La Coursive – Scène Nationale de la Rochelle (17) 19 et 20 mars 2025 Théâtre les Colonnes / Miramas (13) 25 — 28 mars 2025 Les 2 scènes – CDN de Besançon (25) 2 — 4 avril 2025 MC2 / Grenoble (38) 8 avril 2025 Le Théâtre – Scène nationale de Mâcon (71) 10 avril 2025 L’Arc – Scène Nationale le Creusot (71) 16 avril 2025 Scènes du Jura / Dole (39) 19 avril 2025 Quai 9 Lanester – Théâtre à la Coque, CNMA / Lorient (56)

Mentions de production
Fabrication décor Eclektik Sceno | Directrice de production et diffusion Claire Costa | Administration Anne-Laure Doucet | Administration de tournée Gaedig Bonabesse et Iris Oriol | Chargée de production et diffusion Noémie Jorez
Production Plexus Polaire
Coproduction Théâtre Dijon Bourgogne – CDN, Les Gémeaux – Scène nationale de Sceaux, Le Bateau Feu – Scène nationale de Dunkerque, Le Trident – Scène nationale de Cherbourg, Le Manège – Scène nationale de Reims, Figurteatret i Nordland, Stamsund (Norvège), Bærum Kulturhus (Norvège), Nordland Teater, Mo i Rana (Norvège), Teater Innlandet, Hamar (Norvège), Festival mondial des théâtres de marionnettes de Charleville-Mézières, Ljubljana Puppet Theatre / Lutkovno gledališce Ljubljana (Slovénie)
Soutiens Kulturrådet / Arts Council Norway (Norvège), DGCA – ministère de la Culture, DRAC et Région Bourgogne-Franche-Comté, Département de l’Yonne
 

Pinocchio (live) #3 : fabuleuses marionnettes humaines

En ce moment, au Points Communs – Nouvelle scène nationale de Cergy Pontoise et du Val d’Oise, on assiste au merveilleux Pinocchio (live) #3 d’Alice Laloy.
Merveilleux, parce qu’il captive et fascine, mais aussi pour la part de « merveilleux », de magie et d’étrangeté qu’il contient.

« Le beau est toujours bizarre. Je ne veux pas dire qu’il soit volontairement bizarre, car dans ce cas il serait un monstre sorti des rails de la vie. Je dis qu’il contient toujours un peu de bizarrerie, de bizarrerie naïve, non voulue, inconsciente, et que c’est cette bizarrerie qui le fait être particulièrement le Beau. Renversez la proposition, et tâchez de concevoir un beau banal ! », écrivait Baudelaire il y a bientôt 2 siècles.
Voilà qui va comme un gant à ce Pinocchio (live) #3, à la beauté déstabilisante et hypnotisante.

Débarrassons-nous tout de suite de l’énigmatique #3 : il s’agit de la troisième version de ce travail, dont la 1ère version avait été créée en 2018 à l’occasion de la Biennale Internationale des arts de la marionnette à Paris et la 2e en 2021 au Festival d’Avignon.

Alice Laloy a rencontré tôt la marionnette et en a fait un support majeur de sa création. Depuis 2023 la compagnie S’appelle reviens qu’elle a fondée voilà 20 ans a posé ses bagages au joliment nommé Bercail à Dunkerque. Par volonté d’ancrer son travail dans les territoires qui l’accueillent, elle a remonté son Pinocchio (live) avec vingt-deux jeunes gens et enfants dunkerquois et hauts-de-franciens, ou françaltiens (gentilés faits-maison faute de mieux…).
 

 
Pinocchio, dans l’imaginaire collectif, c’est ce petit pantin de bois fabriqué par un Gepetto en mal de paternité, qui après moults péripéties et mensonges repérables à son nez de bois qui s’allonge s’assagira et deviendra un vrai petit garçon.
Alice Laloy nous emmène à rebours de cette métamorphose, nous faisant assister à la transformation de dix enfants de chair et de vie en dix pantins de plâtre aux yeux figés.

Dix gamins débordant d’énergie ouvrent le spectacle, joueurs, rieurs et chamailleurs. Ils déboulent, envahissent l’espace de sons et de mouvements, repartent, et sur le plateau déserté, laissent la place à la construction d’un curieux laboratoire. Dix Gepetto perchés sur de hauts socques de bois vont monter leurs établis, sous un fracas rythmique de woodblocks et de coups de marteau orchestré par un duo de percussionnistes d’opérette, dans une belle esthétique steam-punk low tech, entre mécanique et système D. Dix gamins catatoniques vont prendre place sur ces établis mi-ateliers de sculpteurs mi-tables de dissection.

On assiste alors à une lente et troublante cérémonie durant laquelle les Gepetto vont, avec tact, soin, patience, et même douceur, en une chirurgie fantasmagorique et angoissante, tenter de faire disparaître les enfants, d’abolir le mouvant et le divers sous l’inerte et le similaire. Vingt-deux interprètes en équilibre sur la frontière entre l’animé et l’inanimé.
Pourtant, le dissemblable résiste, s’obstine : tous uniformisés, tous standardisés, blancs de peau bleus d’iris blonds de cheveux, tous vêtus comme des petites poupées dans leurs boîtes, tous muets regard figé, et pourtant, chacun son relâchement du corps, chacun son abandon, chacun son mutisme, chacun sa façon de s’absenter.
Le long nez de Pinocchio fait une apparition clin d’œil, effilé et dangereux comme une aiguille.
 

 
L’ouïe est chahutée de bruitages et musiques grinçant cliquetant, l’odorat même est sollicité par l’odeur du talc humide vaporisé sur les enfants pour les blanchir.
La séquence peut être dérangeante, en tout cas fait naître en chacun questions et réflexions, interrogeant des pulsions d’emprise et de manipulation, même, littéralement, de réification, une volonté de normalisation à la limite de l’eugénisme – tous ces bambins parfaits, à la peau pâle, dociles et dépendants…
On admire le travail magnifique qu’a fait Alice Laloy avec sa troupe, homogène dans sa remarquable disponibilité, dans sa belle précision. La prestation des enfants est particulièrement incroyable, on imagine la confiance qu’elle a dû obtenir d’eux pour qu’ils s’investissent dans ce travail si exigeant. Ils offrent une performance extrêmement aboutie, rigoureuse et puissante. Une passionnante création musicale métisse sons bruts, circassiennes percussions en live et composition électro obsédante et étoffe encore la matière du spectacle.
 

 
Pinocchio, pantin de bois, garde une sauvagerie de la forêt d’où vient son bois, désobéissant et méchamment farceur, et gagne son statut d’humain en se pliant aux règles de la société, en se conformant. Ici, autre chose se joue. Sous les faux yeux aux pupilles écarquillées que les Gepetto leur ont posés, les enfants ont les paupières fermées : peut-être, sous ces paupières closes, opposent-ils des rêves au cauchemar dans lequel les adultes semblent vouloir les enfermer ? Peut-être est-ce dans ces rêves qu’ils vont se débarrasser de leur rigidité de pantin ? ou peut-être est-ce dans le mouvement qu’ils se redécouvrent, reprennent possession de leur souplesse et de leur joie.

Dans une saisissante chorégraphie orchestrée par sa soeur Cécile, Alice Laloy leur et nous offre un final libérateur, salutaire bouffée d’air et d’espoir après cette performance singulière, intense et troublante. Un spectacle rare. À voir en famille, à partir de 8 ans.

Marie-Hélène Guérin

 

 
PINOCCHIO (LIVE) #3
Un spectacle de la Cie S’Appelle Reviens
Conception, mise en scène Alice Laloy
Composition sonore Éric Recordier
Chorégraphie Cécile Laloy assistée de Stéphanie Chêne
Scénographie Jane Joyet
Avec Alice Amalbert, Mathilde Augustak, Matthias Beaudouin, Étienne Caloone, Ashille Constantin, Roxane Coursault, Robinson Courtois, Nina Fabiani, Léon Leckler, Valentina Papić
et les enfants Charlotte Adriaen, Nohé Berafta, Louna Berafta, Juliette Martinez, Mila Ryckebusch Vandaële, Romane Sand, Elya Tilliez, Eléna Vermersch, Giulio Risaceo, Iness Wilmotte, Éloi Gonsse Martinache pour « l’entrée des enfants » à Dunkerque et à Lille et Edgar Ruiz Suri (remplaçant)
accompagnés par les jeunes percussionnistes Hector Yvrard et Mathis Rebiaï
Création lumière Julienne Rochereau | Costumes Oria Steenkiste, Cathy Launois, Maya-Lune Thieblemont | Accessoires Antonin Bouvret, Benjamin Hautin, Maya-Lune Thieblemont | Régie générale, plateau Sylvain Liagre | Régie son Éric Recordier | Construction des établis Atelier de construction du Théâtre National Populaire
Photographies © Christophe Raynaud de Lage

Avec le soutien de la Fondation d’entreprise Hermès
Coproductions Points communs – nouvelle scène nationale de Cergy Pontoise / Val d’Oise I Bateau Feu – scène nationale / Dunkerque I Théâtre de l’Union – centre dramatique national / Limoges I Le Trident – scène nationale de Cherbourg-en-Cotentin I La Comédie de Clermont – scène nationale / Clermont-Ferrand
La compagnie est subventionnée par la DRAC Hauts-de-France, la Région Hauts-de-France et la Communauté Urbaine de Dunkerque, avec le soutien du Département du Nord, la Ville de Dunkerque et la Fondation d’entreprise Hermès.