Un Poyo Rojo : un concentré d’énergie et de sensualité

Lorsqu’on s’installe dans la salle du Théâtre Antoine – ils sont déjà là, les bougres…- on ne sait pas trop ce qu’on vient voir. On se souvient d’avoir été frustré la saison précédente : la blessure d’un des deux artistes avait entrainé l’annulation du spectacle. Blessé comment, pourquoi ? De quoi s’agit-il au juste ? Match de boxe ? Combat de coq ? Lutte endiablée ? Mise “à mâle” ?
Un Poyo Rojo c’est tout cela à la fois. Mais c’est par dessus tout une danse de vie. Une ode à l’amour, à la passion, à la miraculeuse relation qu’entraine une si forte proximité. Car ces deux-là se connaissent par cœur, à tel point que leurs corps s’attirent tels des aimants.
Dès les premières minutes, une douceur brutale règne sur le plateau. Alfonso Barón et Luciano Rosso se défient du regard, se jaugent tels des animaux avant d’enchaîner les figures, d’entrer dans la danse qui les mènera au combat. Mi-comédiens mi-danseurs, ils font de chaque micro parcelle de leurs corps un simple prodige.

un-poyo-rojo-Pianopanier
© Paola Evelina

Les prémices de ce spectacle inclassable se déroulent dans un silence total. S’il n’était couvert par l’écho de leur souffle court, on entendrait battre leurs cœurs à l’unisson.
Et puis d’un coup, des sons de radio s’en mêlent, crachotés par une chaine portative délicieusement old-school. Dès lors, les pas de danse de nos deux compères seront calés sur la programmation retransmise en direct. Quelle est la part d’improvisation ? Trouvent-ils l’inspiration à force de faire défiler les stations, alternant flash info, tubes disco et standards de la chanson française ? Ou bien cherchent-ils, à force de zapper sur les ondes, le morceau qui s’accordera le mieux au déroulé du spectacle ? Peu importe, seul le résultat compte : ils parviennent ainsi à nous intégrer totalement dans l’immédiateté de leur pas de deux. Peu à peu l’alchimie qui les unit gagne du terrain : l’énergie communicative d’Alfonso et Luciano se loge en chacun de nous et cela fait un bien fou !

un-poyo-rojo-Pianopanier

Ils arrivent tout droit de Buenos Aires où ils jouent à guichet fermé depuis 2008, 3 raisons d’aller les découvrir au Théâtre Antoine :
1 – Ils dansent comme des dieux ; dieux du stade, dieux de l’arène, dieux de la scène.
2 – Mais il serait réducteur de les classer dans la catégorie “danse contemporaine” : ils nous offrent un succulent moment de théâtre qui fait la part belle à l’improvisation.
3 – La jolie surprise tient au troisième personnage : une radio vintage qui nous connecte aux joies du direct…

 

UN POYO ROJO – À partir du 7 février 2018 au Théâtre Antoine (mercredi au samedi, 19h)
Conception et Mise en scène : Hermes Gaido
Avec : Alfonso Barón et Luciano Rosso

Une chambre en Inde : le monde dans une chambre

Voir une pièce au Théâtre du Soleil est un voyage en soi, on quitte les oripeaux du quotidien pour pénétrer dans l’îlot du Théâtre du Soleil niché dans l’îlot de La Cartoucherie niché dans l’îlot du bois de Vincennes… Là, des odeurs, des sons, des couleurs autres accueillent les spectateurs. Des divinités indiennes, bigarrées et bienveillantes, surplombent le foyer du haut de larges bannières, le curry mijote dans les marmites, le tchaï aux arômes suaves réchauffe les palais. Le spectacle n’est pas commencé, mais quelque chose, une atmosphère du spectacle, a déjà pris forme.
 

Une chambre en Inde - création collective du Théâtre du Soleil dirigée par Ariane Mnouchkine - photo © D.R.
 

Dans cette Chambre en Inde, sur l’immense et lumineux plateau du « Soleil » dévoilé dans toute son ampleur, c’est le monde qui s’engouffre. Le monde avec son goût du théâtre – de la représentation, du questionnement ; son goût de la guerre, son goût de l’oppression des femmes ; son besoin de joie, d’amitié et d’art ; son talent pour le partage et la fraternité…

Une troupe de théâtre part en Inde, perd son metteur en scène, perd ses repères, part en quête du Terukkuttu, d’idées, et du metteur en scène égaré, rencontre des femmes, des hommes, quelques singes, quelques verres de gin, des grains de folie épicés, des pas de danse martelés…

 

Vous avez déclaré être un grain de sable.
Pourriez-vous préciser quel est l’impact réel de ce grain de sable sur l’état du monde ?


Ariane Mnouchkine
a réuni une troupe sans faille, prête à se jeter avec fougue dans les plus invraisemblables péripéties burlesques comme à tenir au plus juste, au plus tendu, l’émotion des moments où la farce cède la place non pas au sérieux, mais à la gravité. Cette généreuse troupe fait corps autour de la formidable Hélène Cinque qui gambade, s’époumone, dépérit, hallucine.
Son personnage, Cornelia, se collette avec un sacré défi ! Le directeur de la troupe, Constantin Lear – un patronyme qui ne nomme pas les choses à moitié… -, resté dans la sidération après les attentats de Paris, disjoncte… Dans un accès de folie, il va escalader, nu comme au premier jour, la statue du Mahatma Gandhi – ce qui froisse évidemment les autorités locales… le voilà hors-circuit, laissant aux mains de Cornelia la troupe, et la mission de mener à bien la création du spectacle pour L’Alliance Française qui les accueille (et qui, ce qui a son importance, les finance).
Puisque subitement le moteur de la troupe fait défaut, les questions majeures ou mineures, qui sans doute flottent perpétuellement dans l’air du Théâtre du Soleil comme de toute troupe, s’imposent : pourquoi faire du théâtre ? pour quoi ? comment faire du théâtre, où, jusqu’où ? avec qui, sous quelle forme ? à quel prix ? de quoi parle-t-on, à qui ? peut-on rire de ce qui nous fait enrager ? de ce qui nous fait pleurer ? qu’est-ce qui rentre dans le théâtre et qu’est-ce qui en sort ? et qu’est-ce que les institutions viennent faire là-dedans ?
 

Une chambre en Inde - création collective du Théâtre du Soleil dirigée par Ariane Mnouchkine - photo © Michèle Laurent Une chambre en Inde - création collective du Théâtre du Soleil dirigée par Ariane Mnouchkine - photo © Michèle Laurent
 

Si tous les théâtres du monde étaient détruits,
à qui manqueraient-ils ?

Cornelia et ses acteurs, dans une urgence concrète autant qu’existentielle, rêvent, tâtonnent, tentent, dégagent des priorités, des combats… Parler du monde et des hommes qui le font – et le défont : c’est l’heure d’un théâtre vigoureusement politique, un théâtre qui prend part. Sans discours, sans didactisme, chacun va « au front », monte à « son » créneau contre ceux qui détruisent – la nature, les femmes, les peuples, la pensée, la liberté…

Les saynètes montées par la troupe pour essayer de créer ce fichu spectacle se succèdent, basculant d’un instant à l’autre de la dinguerie la plus débridée au silence le plus poignant…

Ici, une bande de djihadistes peu dégourdis va mal finir ; là, le comité des droits de l’homme d’Arabie Saoudite découvre qu’ils sont classés 131e en ce qui concerne les droits des femmes, sur 136, soit mieux que le Yemen et la Syrie, mais moins bien que l’Iran, ce qui les vexe un peu. Ils prennent conseil auprès de la nation la mieux classée, l’Islande… Le dialogue sera… disons… malaisé ! On s’étrangle, on s’esclaffe, les zygomatiques fourbus : Cornélia, soutenue moralement par William Shakespeare qui l’enjoint à « moquer les vilains » et épaulée par sa vaillante troupe, a décidé d’ébranler les méchants à grands coups d’éclats de rire dans leur face.
Mais maintenant, sur un coin de table, quelqu’un attache avec soin une ceinture d’explosifs sur un petit mannequin, pendant qu’une poupée à taille d’enfant reste debout au centre du plateau, les cheveux agités par les passages des comédiens qui la frôlent à vive allure : ce léger, minuscule mouvement, ce vent dans les cheveux de la poupée-enfant donne la troublante illusion de la vie, et la sensation violente de sa fragilité, et les gorges se nouent.

 

Une chambre en Inde - création collective du Théâtre du Soleil dirigée par Ariane Mnouchkine - photo © Michèle Laurent

Le docteur Tchekov, accompagné par trois sœurs délicates comme des oiseaux, va passer, en fugace effraction. Il apportera à une Cornélia épuisée par le spectacle qu’elle doit monter, mais plus encore par le monde qu’elle veut montrer, un moment de douceur et de légèreté, comme plein d’une consolation ; elle (ou son autrice…) avoue à Tchekov qu’il a compté beaucoup pour elle, même si elle ne l’a jamais joué ; avec tendresse, tandis que les trois sœurs rangent la chambre en désordre, aèrent, font entrer la lumière, il lui promet des retrouvailles, peut-être, un jour…
 

Ceux qui disent que le théâtre n’est pas indispensable,
n’en déplaise au Mahatma Gandhi, on les zigouille !

 

Le spectacle a été élaboré suite à un voyage en Inde de la troupe du Soleil pour aller en quête du Terukkuttu : spectacle dans le spectacle et cadeau magnifique de la troupe aux spectateurs, cette sorte d’opéra issu des traditions populaires tamoules surgit dans les rêves de Cornelia et sur scène à plusieurs reprises, déployé avec une générosité et une vitalité réjouissantes. Percussions, danseurs, chanteurs, costumes fastueux saturent le plateau de couleurs vives et de sonorités hypnotisantes.

C’est la voix de Chaplin qui, avec les mots du Dictateur, fera faire silence à toute cette folie, remplissant l’espace d’humanité chaleureuse.
« Les êtres humains sont comme ça, nous aimons la joie des autres, nous ne voulons haïr personne »… Heureusement, les dictateurs meurent, comme tout un chacun…

Ariane Mnouchkine encore une fois a fait de son théâtre du Soleil un lieu à part et pourtant qui sait intensément relier à tous les ailleurs, tous les ici, les hier et les aujourd’hui. Dans sa « Chambre en Inde », spectacle profus, multiple, militant et généreux, il y a des bougainvilliers aux fenêtres et de l’espoir au cœur.
On la quitte comme il se doit d’un théâtre : vivifiés.

 

Une chambre en Inde - création collective du Théâtre du Soleil dirigée par Ariane Mnouchkine - photo © Michèle Laurent

 

UNE CHAMBRE EN INDE
À l’affiche du Théâtre du Soleil, création en novembre 2016 à La Cartoucherie, reprise à partir du 24 février 2018
Une création collective du Théâtre du Soleil
dirigée par Ariane Mnouchkine
Musique de Jean-Jacques Lemêtre
en harmonie avec Hélène Cixous
avec la participation exceptionnelle de Kalaimamani Purisai Kannappa Sambandan Thambiran

photos © Michèle Laurent (à l’exception de la photo du hall, perso)

 

Une heure avec Maria Callas : J’ai rencontré la Callas

Ce samedi 30 septembre 2017 j’ai rencontré Maria Callas, LA Callas, l’IMMENSE Callas… en face à face, dans l’intimité de son salon parisien, hors du temps, sans filtre… et ses mots résonnent encore : « Vous voulez des idoles, et vous les détruisez »… « Mon art m’a tout donné mais il m’a aussi tout pris. »

C’est Armelle qui incarne la chanteuse morte il y a 40 ans tout juste. L’idée de rendre hommage à Maria Callas en se détachant des clichés ou des opéras qu’elle a chantés est venue à Armelle et Nicolas Delas, tous deux amoureux de la musique, avec le souhait de nous faire entendre les mots glanés dans les interviews qu’elle a accordées aux journalistes.

La Callas est là, dans son fauteuil, son légendaire caniche sur les genoux, elle nous livre son incompréhension du public, des journalistes, des hommes, de ses parents. Elle revient sur son succès et ses échecs, sur son exigence professionnelle, sa quête de la perfection qui l’a emprisonnée… le tout dans la plus grande fidélité aux interviews passées. Le décor nu de son intérieur, la voix-off du journaliste désincarné, la solitude de la femme dans sa robe de chambre luxueuse, avec pour seuls compagnons ses caniches et son Gramophone…. Il y a de quoi se sentir prisonnière. On apprend d’ailleurs qu’elle n’aimait pas du tout le personnage de Carmen… peut-être parce qu’elle incarnait trop la liberté… Liberté perdue dès son enfance, liberté volée par sa renommée, liberté factice offerte par les hommes riches de sa vie amoureuse.

L’intention de Nicolas Delas et d’Armelle n’était pas de « jouer à Callas », ou de « ressembler à Callas » mais de nous donner authentiquement ses mots.

Une Armelle qu’on découvre merveilleusement douée pour ce registre sensible, subtile et empathique. La comédienne dont on garde un souvenir mitigé de son Voyage en Armélie nous emmène cette fois-ci en pleine évasion dans un coeur à coeur poignant avec Maria Callas qui confie qu’elle détestait cette voix si connue et mondialement adulée… et on en découvre tant sur cette femme.

Le spectacle ne triche pas, il reprend mot pour mot les interviews de Callas. Armelle sert chacun de ses mots. On est touché en plein coeur par la lucidité, la philosophie et l’humour de la cantatrice. On en sort en ayant envie de réécouter Callas.

Bienvenue à l’Interlope

Un cabaret imaginaire – L’Interlope, c’est le nom de ce cabaret qui nous accueille, lorsque le noir se fait. Un cabaret imaginaire, comme il en existait des dizaines, dans le Paris de l’entre deux-guerres, théâtre de la culture underground homosexuelle, où des femmes et des hommes travestis faisaient vivre un répertoire… pas toujours très délicat.
Point d’indélicatesse ici, tout est intelligence et sensibilité : Serge Bagdassarian, aidé par les arrangements toujours réjouissants de Benoît Urbain (qui œuvrait déjà dans les meilleurs cabarets du Français : Vian, Brassens, Ferré…), a choisi des titres d’époques différentes, parlant d’amour, de souffrance, de passion, de poésie, de vies… Quatre personnages, tout de suite attachants, nous embarquent avec eux à bord de ce cabaret formidable.

L'Interlope (cabaret) - Bagdassarian - Studio-Theatre

© Brigitte Enguerand

Des plumes, des voix, des comédiens… et beaucoup d’émotion.
La scénographie nous plonge instantanément dans les coulisses de l’Interlope – quelle belle idée d’avoir introduit les deux dimensions : la coulisse et ses angoisses, avant l’entrée en scène, flamboyante et lumineuse. Tout est extrêmement soigné dans ce spectacle qui passe trop vite : le jeu simple mais efficace des musiciens (piano/contrebasse), la direction des comédiens, sur scène comme au chant, les voix de ces comédiens (les précédents cabarets étaient parfois assez inégaux sur ce plan ; ici les quatre comédiens sont aussi de formidables chanteurs), le choix du répertoire et son agencement chronologique dans le spectacle, les textes écrits par Serge Bagdassarian qui révèlent des personnages tellement attachants…
Car c’est sans doute la grande trouvaille de ce cabaret : il s’y dessine en creux un portrait de quatre artistes, de différentes générations, qu’on est presque frustré d’accompagner sur un temps si court. Il y a là Axel (Véronique Vella), la directrice de l’établissement, âme de l’endroit, Camille (Serge Bagdassarian), la diva sensible et amoureuse, Pierre (Benjamin Lavherne), la meneuse égotique – marié par ailleurs à une femme – et Tristan (Michel Favory), le doyen, grave et émouvant.
Ce cabaret est une totale réussite : il renouvelle un genre qui semblait s’essouffler ces temps derniers au Français et place la barre très haut.
Gageons que le public va se presser en masse dans la petite salle du Studio-Théâtre, battre des mains, secouer les jambes, rire, pleurer… et vibrer au son de l’enthousiasmant Interlope.

L'Interlope (cabaret) - Bagdassarian - Studio-Theatre

Et s’il ne vous fallait que 3 raisons pour vous convaincre d’y courir :
1 – C’est une proposition artistique totalement originale que nous offre la Comédie-Française, en ouverture de sa saison 2016/2017. Ce n’est pas si courant.
2 – À l’issue de l’une des chansons, Pierre (Benjamin Lavernhe) suggère qu’en ces temps de crise, cela ne ferait pas de mal aux gens d’’aller s’encanailler aux « Tuileries »… Sans aller jusque là, un peu plus d’une heure à l’Interlope est un remède garanti contre la morosité.
3 – Nouveau pari réussi pour Eric Ruf qui inaugure ainsi en fanfare, – et en plumes -, sa deuxième saison d’administrateur avec cette commande que Serge Bagdassarian s’est manifestement beaucoup amusé à honorer.

L'Interlope (cabaret) - Bagdassarian - Studio-Theatre

L’INTERLOPE (CABARET) – spectacle vu le 18 Septembre 2016 au Studio-Théâtre de la Comédie-Française.
Du 17 Septembre au 30 Octobre 2016
Conception et Mise en scène : Serge Bagdassarian
Avec : Véronique Vella, Michel Favory, Serge Bagdassarian et Benjamin Lavernhe
Et les musiciens : Benoît Urbain en alternance avec Thierry Boulanger (piano), Olivier Moret (Contrebasse)

Le Jardin d’Alphonse : Kramer contre Kramer

« Le Jardin d’Alphonse » est une pièce délicieuse, qui parle de la famille et de ses affres et qui est à voir en famille. Outre l’histoire qui nous emmène en Bretagne après la crémation de l’aïeul, Didier Caron, l’auteur, évoque les sujets qui lui sont chers comme à l’accoutumée : la religion, la foi, la transmission et le mensonge.

Avec 9 comédiens sur scène, cette pièce renoue avec l’esprit de troupe et l’on saluera l’effort du Théâtre Michel de se risquer à monter une pièce avec autant de comédiens quand on sait l’investissement que cela engendre.

Très vite, la torpeur de l’après crématorium est remplacée par une électricité communicative, qui va faire péter les plombs à chacun, où les retrouvailles exacerbent des rancunes et font naître des règlements de compte. Tout démarre avec la fille, Sandrine Le Berre, présente avec sa petite amie, Gaëlle Lebert. Dès le début, cette dernière nous annonce par voie de pendule et de communication avec l’arbre centenaire du jardin du mort, que de mauvaises ondes circulent ici et que des choses terribles s’y sont produites. La fille en veut à son père, Michel Féder, de ne pas avoir joué son rôle de père, mais dès lors, les secrets se révèlent enfouis depuis bien longtemps. Et cette étincelle de haine et de rancœur ne sera plus jugulée et passera d’un membre à l’autre du duel au truel.

C’est souvent dans ces moments de désarroi qu’explosent les ressentiments, que les mots dépassent la pensée et qu’on découvre des secrets et également la joie des réconciliations. Et on est servi par l’avalanche de conflits ouverts, de départs et de retours, de trahisons, d’accusations et d’explications.

On pourra reprocher à la structure de la pièce d’emboîter les conflits de manière un peu trop systématique, on aurait apprécié un tressage ménageant des vitesses et des lenteurs, et on pourra reprocher à l’auteur, Didier Caron, de ne pas y aller de main morte dans l’afflux de répliques acerbes, mais, d’un autre côté, ceci est fait pour le plus grand plaisir des spectateurs qui de se gausser passent carrément à l’éclat de rire incontrôlable.

Karina Marimon, dans le rôle de « Suzanne », excelle dans son profil de bourgeoise juive séfarade fustigée par les récriminations de son mari.

Et pour finir, on pourra regretter que tous les personnages soient sauvés sauf un, qui d’une certaine manière, portera le fardeau de tous.

Un spectacle drôle, efficace et réussi, à voir en famille.

Le Jardin d’Alphonse
Une pièce écrite et mise en scène par Didier Caron
Avec Julia Dorval, Sandrine Le Berre, Gaëlle Lebert, Michel Feder, Jérémy Malaveau, Didier Caron, Karina Marimon, Christiane Ludot, Romain Fleury

[youtube https://www.youtube.com/watch?v=DEaah4WrkcM&w=560&h=315]

Jamais seul : grandeur des petits

C’est parce que les critiques de théâtre contemporain lui reprochent sa longueur, parfois son écriture, son manque de rythme… qu’on a envie de vous parler de Jamais Seul.

Au contraire, on n’a pas vu passer les 3h30 !! Et quand il y a de rares scènes où les minutes se font sentir, c’est pour mieux nous rappeler la langueur et la déprimante vie des laissés pour compte. Ce sont eux le sujet de la pièce : les petites gens des zones pavillonnaires fantômes, les abonnés à Pôle Emploi, les migrants, les migrés, les immigrés, les sdf, les simplets, les simplettes, les simples, les vrais gens qui existent pour de vrai.

Jamais Seul, de Mohamed Rouabhi, mise en scène Patrick Pineau, coup de coeur Pianopanier@Eric Miranda

Les comédiens sont touchants de vérité. Ils sont 15 à interpréter 40 personnages. Le temps de ces 3h30, on a copiné avec chacun d’entre eux et chacune d’entre elles : au groupe de parole des sans-emploi, sur un canapé de HLM, en poussant un caddie de supermarché hard-discount, sur un quai de RER, en traversant un no man’s land au pied des barres de la cité, sur la table en Formica de la cuisine familiale, dans un jardin mal entretenu, dans l’ombre d’un garage ou à la lumière d’un téléviseur.

La mise en scène de Patrick Pineau est efficace. Elle ne laisse pas de place à autre chose que l’idée. Pourtant dans son efficacité elle n’est pas mécanique. Il y a un aiguillage sophistiqué qui permet au spectateur de se mettre automatiquement à la bonne fréquence dans cette succession de rencontres en des lieux variés : sans effort on devient l’intime d’un groupe de parole, le membre d’une équipe de foot alpaguée par son coach, le copain de boisson, le paumé fasciné par les révélations d’un prophète, l’ami impuissant face à un geste fatal, l’accoucheur qui tient un bébé mort, le fan d’Eric Cantona même si on n’a jamais aimé le foot… c’est magique !

amais Seul, de Mohamed Rouabhi, mise en scène Patrick Pineau, coup de coeur Pianopanier

Les décors, l’utilisation du hors-scène, la vidéo, la musique, la lumière, viennent parfaire cette fresque politico-sociétale. Ils viennent souligner et mâcher le texte de Mohamed Rouabhi. On a aimé ces mots, d’une simplicité apparente, mais ô combien efficaces dans leur révolte, leur misère, leur poésie et leur espérance. Ces héros populaires peuvent être taiseux, mais quand ils parlent, c’est pour vous dire 3 choses en même temps. Il y a la réalité de leur situation, les raisons de leur désespoir, et les lueurs de leur espérance.  On ne peut rester insensibles à ces facettes que Patrick Pineau voulait mettre en relief. Les gens même les plus simples et les plus insignifiants sont moins seuls que nous.

Enfin, gros coup de foudre pour le personnage d’Emilie la simplette, ou même la folle… mais tellement en prise avec la réalité. Elise Lhomeau l’incarne avec splendeur et nous montre des étoiles qu’on ne regardera plus jamais de la même façon. Valentino Sylva en Jimmy comme en clown nous élève lui aussi ! On ne veut pas redescendre de l’orbite céleste sur laquelle ces gens si simples nous ont envoyés. Les pieds liés et les mains dans la merde, ces personnages de la vraie misère nous touchent par tous les sentiments déployés en nous. Le rire jaune convoque la légèreté, la haine la poésie, le réalisme le rêve, et la peur l’espérance.

On a envie de les inviter à bouffer chez soi ces anonymes, juste pour les écouter, et être moins seul !

Géraldine Vasse

 

Texte : Mohamed Rouabhi
Mise en scène : Patrick Pineau –  Cie Pipo
Avec : Birane Ba, Nacima Bekhtaoui, Nicolas Bonnefoy, François Caron, Morgane Fourcault, Marc Jeancourt, Aline Le Berre, Elise Lhomeau, Nina Nkundwa, Fabien Orcier, Sylvie Orcier, Patrick Pineau en alternance avec Christophe Vandevelde, Mohamed Rouabhi, Valentino Sylva, Selim Zahrani

La Pluie d’été

Il y a des soirs comme ça où on se fait cueillir délicatement par l’émotion d’un spectacle inattendu qui vous attire là, par une sorte de hasard magnétique. Ernesto a entre douze et vingt ans. “Il ne retournera pas à l’école parce qu’à l’école on lui apprend des choses qu’il ne sait pas… et qui ne valent pas la peine.” Le conte de Marguerite Duras écrit en trois étapes, une histoire pour enfants, un film et un roman, résonne comme une œuvre testamentaire.

La Pluie d'été, d'après Marguerite Duras, Compagnie Pavillon 33@Flore Prebay

Au théâtre, “la créativité ne peut naître que dans le calme et la confiance” confie Peter Brook. Sylvain Gaudu a peut-être entendu ses conseils pour réussir avec “La pluie d’été” une mise en scène et une direction d’acteurs toute en complicité et en sensibilité. Son regard sur l’œuvre de Marguerite Duras respire la passion. Le petit coup de baguette magique de la compagnie Pavillon 33 donne naissance à des poupées russes bienveillantes, se vivifiant du regard de l’autre et se donnant la main pour mieux veiller les unes sur les autres. Je ne sais pas pourquoi, mais ce soir-là sur scène, j’ai vu la silhouette réjouissante de Forrest Gump, j’ai vu l’esthétisme brut d’une scénographie qui m’a rappelé celle de Julie Deliquet et de son inoubliable “Vania”.

La Pluie d'été, d'après Marguerite Duras, Compagnie Pavillon 33, coup de coeur Pianopanier

J’ai aussi aperçu l’ombre de Nietzsche planer au-dessus du plateau. Lui et Ernesto doivent bien se comprendre. La quête de Dieu étant inutile, puisqu’elle entrave toute remise en question et empêche de regarder ailleurs, il ne reste plus qu’à se détourner de l’imposture imposée par l’humanité et à danser dans le miracle de l’instant. Danser et chanter dans le miracle de l’instant pour vitaliser sa réalité, se laisser porter par la magie d’un “A la claire fontaine” cristallin qui se glisse sous notre épiderme de spectateur frissonnant et conquis. L’interprétation des six acteurs est simple, troublante d’authenticité et d’émotion. Leur complicité est belle à regarder. Ils se sont bien trouvés. On comprend pourquoi le jury du 8ème festival de Nanterre leur a décerné son Grand Prix en 2017.

Jean-Philippe Renaud

 

LA PLUIE D’ETE de la Compagnie Le Pavillon 33
D’après Marguerite Duras
Mise en scène : Sylvain Gaudu
Avec Simon Copin, Antoine Gautier, Morgane Hélie, Pierre Ophele Bonicel, Anne-Céline Trambouze, Jérémy Vliegen

 

Emportés par la Tempête !

Quelle merveilleuse surprise ! Alors que la critique « autorisée » se déchaîne contre La Tempête mise en scène par Robert Carsen, le public semble hypnotisé par la troupe de la Comédie Française. Il faut dire que tout est beau dans ce spectacle, n’en déplaise à ceux qui s’auto-décernent des certificats de shakespearisme. Oui tout est beau, à commencer par le décor, une immense boite blanche figurant une sorte de néant, qui s’anime au gré de projections sublimes en noir et blanc, et d’ombres et lumières mystérieuses. C’est un écrin d’une pureté diaphane qui accueille un texte où tout est poésie et émotion. La traduction de Jean-Claude Carrière est ciselée, riche, bouleversante et drôle à la fois, comme doit l’être certainement le texte original de la dernière pièce de Shakespeare, qui raconte comment un homme abandonné et trahi de tous, mais doté de pouvoirs magiques, provoque un chaos qui va transformer l’ordre des choses.

La Tempête, William Shakespeare, Comédie-Française, Robert Carsen, coup de coeur Pianopanier@Christophe Raynaud de Lage

La machine Shakespearienne nous emporte dans cette tempête qui va charrier des amoureux magnifiques, des rois et des princes cruels, des ivrognes désopilants et des esprits démoniaques. Mais ce qui saisit le plus dans cette mise en scène brillante, c’est la part belle laissée aux comédiens français. On sait bien que ce sont tous de grands acteurs, mais dans ce spectacle ils sont tout simplement époustouflants, et ils portent le texte de Shakespeare au plus haut, avec une finesse et une grâce infinies. Après deux heures quarante qui passent à la vitesse du vent, le public fait un triomphe à cette troupe d’excellence dont l’engagement est total, et on peut lire sur le visage de ces artistes prodigieux le bonheur qu’ils ont eu à nous servir le texte mythique du grand Shakespeare.

Timothée de Roux

La Tempête, William Shakespeare, Comédie-Française, Robert Carsen, coup de coeur Pianopanier

À l’affiche de La Comédie-Française – Salle Richelieu du 9 décembre 2017 au 21 mai 2018
Une pièce de William Shakespeare
Texte français : Jean-Claude Carrière
Mise en scène : Robert Carsen
Avec : Thierry Hancisse, Jérôme Pouly, Michel Vuillermoz, Loïc Corbery, Serge Bagdassarian, Hervé Pierre, Gilles David, Stéphane Varupenne, Georgia Scalliet, Christophe Montenez et Benjamin Lavernhe

Orphée et Eurydice à bicyclette, la folle épopée de deux rêveurs

“Il ne faut pas croire exagérément au bonheur” Jean Anouilh, Eurydice. C’est peut-être ce qui a perdu Orphée en contemplant trop tôt son bonheur sur le chemin du retour des enfers.

La compagnie des Epis Noirs aime se confronter aux mythes. Cette fois-ci, Pierre Lericq revisite avec fantaisie et humour ce grand classique de la mythologie au travers de Bernard et Jeannine, deux artistes qui réinventent cette traversée des enfers. Cet intense périple se fait à vélo, en chansons, guitare à la main ou accordéon dans les bras. La course est sportive, les acteurs y sont débordant d’énergie et jonglent sur les mots qu’ils se lancent tantôt à la volée, tantôt par ricochet.

Saurez-vous vous laisser conquérir par le pouvoir de la poésie et du chant fantaisiste de Bernard et Jeannine ? Vous avez jusqu’au 10 février pour aller tenter l’aventure au théâtre du Lucernaire. A vos risques et périls, un voyage ne laisse que rarement indifférent.

Moralité : regarder devant, se réinventer, imaginer, courir souvent, aimer toujours et être joyeux, très joyeux.

Anne-Céline Trambouze

ORPHÉE ET EURYDICE À BICYCLETTE à redécouvrir sous son nouveau nom : Sauver le monde ! ou les apparences…
Au Théâtre Buffon du 6 au 29 juillet 2018 à 18h10
Mise en scène Manon Andersen
Avec Marie Réache et Pierre Lericq
crédit photo: Micky Clément

 Night and Day : pailleté et étincelant

Dorothy Parker était une femme de lettres, nouvelliste, poétesse et scénariste des plus grands (Hitchcock, Preminger) qui mena à New-York, pendant les années folles, une vie dissolue dans l’alcool, de soirées mondaines en corbeilles de théâtre. Elle écrivit des critiques théâtrales mordantes et jubilatoires. Elle fut sympathisante communiste et se retrouva sur la liste noire sous McCarthy puis fut oubliée.

Gaëlle Lebert s’en est emparée pour créer un spectacle contemporain fait de scènes fragmentaires côtoyant envoûtante musique originale de Jeff Cohen mêlée à des standards, de Count Basie à Jean-Sébastien Bach, pour composer une ambiance de nuits new-yorkaises ou tout simplement de nuits citadines.

Il s’agit de « Night and Day » même si le jour n’apparait qu’en filigrane pour mieux montrer la nuit. Sur ce spectacle règne la nuit et ses vies délurées. L’univers dans lequel les personnages évoluent est celui de la nuit avec son atemporalité, ses trous de mémoire, sa folie et ses scènes de ménage.

C’est un récit de l’ellipse, à la chronologie incertaine, qui met en exergue les relations personnelles de Dorothy Parker, un récit parcellaire et fragmentaire, comme le serait l’esprit de Dorothy, où chaque personnage passe toujours à côté de son désir.

Côté jardin, on a un piano, avec Jeff Cohen et sa musique originale, déguisé en femme et maquillé à outrance, tantôt pianiste, tantôt barman, qui chante Dorothy Parker et ponctue les scènes que Dorothy Parker alias Gaëlle Lebert nous donne à voir.

Côté cour, on a un bar qui, comme les alcools qu’il accueille, Champagne et Whiskys, est un des personnages principaux de l’histoire que nous raconte Gaëlle Lebert, avec également la cigarette. Elle dira « Je ne suis pas un écrivain avec un problème d’alcool, je suis une alcoolique avec un problème d’écriture ».

A l’arrière-scène dresse un écran comme une porte géante, comme un paravent derrière lequel disparaît et réapparait Dorothy, avec ses apparats de nuit, ses robes étincelantes et pailletées. Sur cet écran seront diffusées des phrases tirées des œuvres de Dorothy Parker égrenant la pulsation de ses états d’âme.

On comprend peu à peu les liens qui unissent les personnages : Dorothy et son futur mari, Dorothy et un écrivain célèbre qui deviendra son second mari et qui reste pendant toute la pièce comme un homme idéal qu’elle voudrait atteindre, elle voudrait qui l’emporte ailleurs devisant avec lui « Je peux vous poser une question indiscrète ? » leitmotiv qui les unit, Dorothy et ses hommes de la nuit, tous joués par Gwendal Anglade, le charmeur.

A travers la nuit, des thèmes sont abordés : la fête, la création, le racisme, le féminisme, le communisme, à une époque où il ne faisait pas bon s’y acoquiner, qui montrent tantôt une Dorothy simple et écervelée, tantôt une penseuse désabusée, tantôt une midinette rêvant que sa vie change, toujours à la recherche désespérée de l’amour, but ultime inatteignable. Dorothy est définitivement anticonformiste et libre, libre surtout quand elle est simple et candide.

Gaëlle Lebert a beaucoup de dérision et d’ironie envers son personnage et elle nous communique beaucoup de ses failles, passant du rire aux larmes en un instant, d’un chant à une danse, à une nuit qui n’en finirait pas, malmenée comme une poupée de chiffon. Gaëlle Lebert et Dorothy Parker font, à bien des égards pendant ces 1h30 de spectacle, une seule et même femme, une seule et même voix, qui revendique dans l’enchevêtrement des paroles et des musiques.

On assiste parfois à des parodies dans lesquelles Gaëlle Lebert entraine son personnage comme l’« Happy birthday » chanté par Marilyn Monroe, où ces clins d’œil nous amusent et parlent au plus grand nombre.

De manière général, ce qui nous fait rire, ce n’est pas ce qui est raconté, qui serait plutôt terrible et désespéré, non, ce qui nous fait rire, ce sont les trouvailles de mise en scène : des chaussures sorties d’un frigo, le pianiste déguisé en femme fatale, des répliques pleines de candeur.

On a l’impression qu’à chaque instant Aïon et Kaïros se donnent la main pour accompagner Dorothy, jusqu’à la scène finale où elle trouve enfin un autre homme qui semble davantage la considérer que tous les hommes qu’elle a rencontrés jusqu’ici, et ainsi la pièce, car il s’agit bel et bien d’une pièce de théâtre, se termine sur une note d’espoir.

Un spectacle hors du commun, où tout est pensé, où tout est rodé et huilé, comme dans une comédie musicale américaine, pour mieux montrer le chaos en puissance, un spectacle singulier, qui nous emporte dans une autre époque et peut-être bien la nôtre aussi, avec une personnalité rocambolesque : Dorothy Parker.

Night and Day
ou Les tribulations nocturnes de jeunes gens pleins d’esprit

D’après les nouvelles de Dorothy Parker,
musique originale Jeff Cohen
Adaptation et mise en scène Gaëlle Lebert
avec Jeff Cohen, Gwendal Anglade, Gaëlle Lebert
collaboration artistique et assistanat Rama Grinberg
scénographie Blandine Vieillot
Lumière Bruno Brinas
Création vidéo: Jean-Christophe Aubert
Image Yuta Arima
Son Jean-Louis Bardeau
Costumes Pauline Gallot

[youtube https://www.youtube.com/watch?v=LQcASNRGGXE]