Superpositions

Déjà, le détour au Théâtre 13 n’est pas sans surprise. On y découvre un théâtre en hémicycle, moderne et confortable, conçu pour bien voir et bien entendre de partout. Un petit bijou d’architecture signé Éric Pannetier.
Ensuite, le projet du Théâtre Mantois qui nous propose « La guerre de Troie (en moins de deux !) » est un projet ambitieux qui fait appel à bien des corps de métier. Comment raconter toute la guerre de Troie en une heure vingt sans s’emmêler les pinceaux et en rendant l’ensemble attractif ? C’est le pari de cette pièce. Forcément, même si le pari est tenu et même si l’ambition nous parvient, c’est un peu comme lorsqu’on visite les monuments d’Europe en miniature dans un parc dédié : l’impression est stupéfiante, l’idée est géniale mais on a indubitablement l’impression d’une contrefaçon.
Pourtant, l’histoire, tellement rocambolesque, de ces dieux et demi-dieux nous parvient malgré tout grâce à plusieurs facteurs. D’abord, l’écriture, car il y en a une, malgré les nombreuses réécritures qui ont vu ce texte remanié, malgré les nombreux auteurs antiques convoqués. Il y en a une portée par un souffle épique mêlé à une modernité de langage, comme quand Achille et Ajax se battent à coup d’insultes métaphoriques, on croirait presque entendre du Léo Ferré.

La Guerre De Troie (en moins de deux!) Théâtre 13 critique Pianopanier © Laure Ricouard

Ensuite, l’économie de moyens : une table, des chaises, de la lumière, qui fait la part belle aux costumes, superposition encore une fois des époques de l’antique au contemporain. Comme les demi-jupes longues à motifs treillis des guerriers face à Troie, semblables aux robes de princesses sorties d’un char d’assaut. Un autre élément encore n’est pas à négliger, c’est la musique au piano, qui accompagne tout le spectacle, une composition originale de Christian Roux, qui colle parfaitement à ce qui nous est raconté, qui nous entraine entre concerto classique et musique pour films muets. Et les chansons aussi, drôles et écrites, qui s’inspirent de la chanson de geste et convoquent ici le Moyen-Age, où le Graal, le cheval de Troie et les westerns se chevauchent.

La Guerre De Troie (en moins de deux!) Théâtre 13 critique Pianopanier

Toute l’histoire est narrée à la troisième personne, chaque personnage, distancié de lui-même nous raconte les faits, un résumé dans les grandes lignes, les moments clefs. Et même si l’on sent le tour de force que cela a dû être pour unifier l’histoire et le style, en conséquence, l’ensemble manque un peu d’incarnation et d’émotion du fait de cette distanciation. C’est plus l’amusement qui mène les troupes. Parce qu’on rit beaucoup des facéties de ces héros, de leur rencontre avec la modernité, de la petitesse des dieux finalement et des trouvailles de mise en scène. Les comédiens s’amusent comme des enfants inventant leur jeu au fur et à mesure qu’il se déroule, le public s’amuse, le pianiste s’amuse jusqu’à simuler son propre assassinat par l’un des héros de l’histoire. Et c’est incontestable qu’on passe un bon moment de 7 à 77 ans.

Isabelle Buisson

La Guerre De Troie (en moins de deux!) Théâtre 13 critique Pianopanier

LA GUERRE DE TROIE (EN MOINS DE DEUX !)
À l’affiche du Théâtre 13 jusqu’au 10 Juin
Texte Eudes Labrusse, d’après Homère, Sophocle, Euripide, Hésiode, Virgile…
Mise en scène Jérôme Imard et Eudes Labrusse
Compagnie Théâtre du Mantois (Ile-de-France)
Avec : Catherine Bayle, Audrey Le Bihan, Hoa-Lan Scremin, Laurent Joly, Nicolas Postillon, Loïc Puichevrier, Philippe Weissert
Musique de scène (piano / guitare) Christian Roux

« Le Récit d’un homme inconnu » ou la puissance théâtrale

Créée au Théâtre National de Strasbourg, la MC 93 a reçu la mise en scène de cette nouvelle de Tchekhov, « Le Récit d’un homme inconnu » avec trois acteurs hors pair, Valérie Dréville, Stanislas Nordey et Sava Lolov. Zinaïda a quitté son mari pour s’installer chez George Orlov sous l’observation silencieuse de Stepan, un ancien officier servant désormais la révolution introduit chez ce dernier pour tuer son père.
 
D’emblée, le grand maître russe nous plonge dans cette atmosphère particulière propre à Tchekhov où les mots transcendent les acteurs pour en dégager la puissance du désir humain et les ambivalences de l’âme.
Atmosphère pour le moins étrange introduite par Valérie Dréville dans sa danse d’ouverture en mouvements saccadés, traduisant à la fois la joie immense d’aimer, et annonçant peut-être déjà les secousses et les irrégularités des sentiments, la déception, l’angoisse.
 

Le Récit d'un homme inconnu - Tchekov - Vassiliev - photo Jean-Louis Fernandez

Ce qui est remarquable, c’est le travail qu’ont fait les acteurs sur leur déclamation si typique de l’exploration de Vassiliev. Si elle peut paraitre parfois surprenante et entrecoupée, elle révèle avec verve la sève de l’écriture. Cela ne va pas sans rappeler le travail de diction de Médée-Matériau.

Tout au long de la pièce, les personnages ne cessent de se servir des thés brûlants. Les différents services défilent. Gestes anodins de servir du thé, et de le boire. Partage d’un moment intime, convivial ou mondain. Thé qui sera ensuite recraché à répétition par le personnage de Zinaida. Symbole fort d’une norme, d’une habitude, d’un quotidien qui bien souvent cache ou l’inertie et l’indifférence de certains personnages (celle d’Orlov par exemple) ou les prises dans le filet de l’amour.
 
Chef d’œuvre à voir absolument !
 

LE RÉCIT D’UN HOMME INCONNU
De Tchekhov
Mise en scène Anatoli Vassiliev
Avec Valérie Dréville, Stanislas Nordey, Sava Lolov
et Romane Rassendren
En tournée : 12 au 20 avril au Théâtre National de Bretagne (Rennes)

 

Sandre : La Leçon de Ténèbres d’une femme blessée

Sur une petite estrade carrée, scène de poche posée sur la scène des Métallos, un fauteuil XVIIIe, une lampe sur pied dont l’abat-jour tamise d’un or chaud la lumière; autour : la pénombre. Un lieu de confidences, un recoin de salon accueillant, bercé d’une matière sonore électronique, répétitive, languide, enveloppante.
Sous le fauteuil, des piques, stalactites et stalagmites scintillantes, dont la préciosité confère une étrange et menaçante beauté à cet espace familier lové au creux de la nuit du plateau nu.
Face à nous, Elle. Tee-shirt et pantalon de toile noirs, pieds et bras nus, c’est le comédien Erwan Daouphars qui offre sa voix et son corps à la parole de cette femme, innommée et si difficilement dicible. Le physique solide, la voix à peine allégée pour glisser vers le timbre d’une femme.
Au milieu de menus propos du quotidien, le café, les perruches qu’on appelle inséparables, la grande à qui il faut faire réciter ses leçons, un déshabillé de soie dont on rêve pour être belle, s’immisce déjà, comme une ombre rapide, une robe de chambre couverte de sang.
 
SANDRE de Solenn Denos avec Erwan Daouphars © Marie Elise Ho-Van-Ba
 
Solenn Denis, l’autrice, a composé ce « monologue pour un homme » pour donner la parole à des femmes qui n’en n’ont pas, et que société et individus auraient, quand bien même, du mal à entendre, tant elles sont loin, au-delà, isolées dans la nuit du tabou, les mères qui reprennent la vie qu’elles viennent de donner.
Elle cite Paul Ricoeur « La tolérance n’est pas une concession que je fais à l’autre mais la reconnaissance du principe que la vérité m’échappe. […] Comprendre revient à donner du sens à un événement, quel qu’il soit, en vue de s’en dégager pour mieux le tolérer et ensuite le prévenir. Et c’est dans cet ordre que notre pensée doit agir. Il y va de notre santé mentale. Il s’agit de ne pas rester sidéré par un fait divers. Ce pas en arrière consiste à s’éloigner de l’horreur de l’acte pour ouvrir un espace qui fonctionnera comme une mise au point. On voit si mal quand on est collé à ce que l’on regarde ! »

Son texte est remarquable de pudeur et d’humanité, soliloque-confidence qui se déroule, s’enroule sur lui-même, revient en arrière, procède par bonds ou échos, pour déployer la vie de cette femme qui se désagrège. Cette femme fragile qui parfois se sent « sortie d’elle-même », qui préfère « sourire plutôt que répondre aux gens qu’ils veulent tout savoir », qui de renoncements en abandons, d’illusions usées en rêves délaissés, se disloque, se perd. C’est la litanie des vies simples, elle a aimé, elle a cru sa mère qui lui disait que les hommes, « ça se tient par le ventre », elle a mitonné, côtes d’agneau, ratatouilles, choux farcis, tartes tatin, elle a fait tout ce qu’il fallait faire, laver, ranger, attendre, écouter, elle a fait deux beaux enfants, elle a grossi, et quand elle a « été pleine de côtes, de farces, de tartes », elle a été encore enceinte, mais « ça s’est pas vu, personne ne pouvait le voir », et puis comment le dire au mari qui ne l’aime plus, au mari qui veut partir ?
 
SANDRE de Solenn Denos avec Erwan Daouphars © Marie Elise Ho-Van-Ba
 
Les souvenirs s’égrènent, enfance, jeunesse, rires, débuts de l’amour… Erwann Daouphars, comédien sensible, généreux et fin, sans pathos et d’une grande justesse, le geste économe et la présence dense, sait les teinter de tendresse, de douceur, y glisser des irisations d’amertume, des éclats d’ironie qui en soulignent la complexité…
Pendant que de l’eau sourd du lampadaire – cette eau de l’océan où une Médée d’un autre temps a jeté les membres de ses enfants assassinés, cette eau des larmes, du ventre des mères, du monde qui se dissout -, la lumière dorée de l’abat-jour se fait refuge, le comédien s’en approche comme d’un feu de cheminée bienveillant, y cherche au fond de sa part d’ombre le cri qui bouillonnera à sa bouche, encre opaque, bile noire ancestrale de la mélancolie, de la rage.

La mise en scène est discrète, miniature soignée, attentive, resserrée, tenant en équilibre sur la petite estrade carrée – et pourtant l’estrade est ceinte d’ombres et de lumières (création subtile et précise de Yannick Anché), et non de murs : les mouvements tiennent dans un mouchoir de poche, mais la parole – ténue mais libre – s’envole, franchit l’espace, et vient se nicher dans le cœur des spectateurs au souffle coupé. La matière sonore, bruissements, vagues, devient mélodie, gonfle, reflue, redevient organique, grondante. Cela est beau, très beau, mais rien n’est décoratif, c’est beau pour accorder de l’humanité à cette femme en miettes, de la dignité à cette Médée moderne qui chercher le fil pour recoudre ces morceaux échappés, pour être malgré tout un être.
Erwann Daouphars, au-delà de la prouesse d’acteur indéniable qu’il livre, offre un portrait intense, un moment de théâtre et d’humanité dense et précieux.

Marie-Hélène Guérin

 

SANDRE
À l’affiche de La Maison des Métallos jusqu’au 8 avril
Texte Solenn Denis (Editions Lansman)
Interprétation Erwan Daouphars
Mise en scène Collectif Denisyak
Conception lumière Yannick Anché
Conception scénographique Philippe Casaban et Eric Charbeau
Costumière Muriel Leriche
Construction décor Nicolas Brun
Photos © Marie-Elise Ho-Van-Ba

 

Apnée familiale

Comment organiser une réunion de famille sans stress ? Comment organiser une réunion de famille sans craquer ? Pour ou contre les réunions de famille ? Psychologie et réunion de famille, petit guide pour votre réunion de famille… Voilà un petit panel de ce que l’on peut trouver quand on tape « réunion de famille  » dans la barre de recherche Google. Prometteur. D’après Google donc, les rassemblements familiaux étouffent… On comprend mieux alors « ce grand besoin de respirer ». C’est à partir de là qu’Erika Guillouzouic plante le décor. Une réunion de famille. Claire réunit ses frères et soeurs pour leur annoncer la nouvelle. Bombe, éclatement.

 » C’était le matin. Je n’ai pas regardé ma montre, à mon poignet, rien. Mes yeux se sont détournés. A l’horloge du four, 7H43. A 7h43. En robe de chambre. Assis. Le bol de café sur la table, un sucre dedans, les tartines à côté, tout était prêt. Prêt à être bu. Prêt à être mangé.
(…)
Au matin des cernes comme jamais. 7h43.
C’était dit.  »

@CieA l’endroit comme à l’envers

Un cancer. Bombe, éclatement. Dans un décor d’appartement tout épuré et bien ordonné, on assiste à l’effritement progressif de la famille, aux disputes fraternelles et aux tensions conjugales. Comment réagir face à une telle nouvelle ? Comment reconsidérer sa vie, sa place, ses frères et soeurs ? A quels endroits intimes ce drame touche-t-il ? Crise de jalousie, angoisse, compassion, retour à l’enfance… comment réagir ? Que faire des mots, que faire de la parole dans tout ce vertige, comment dire…? Les acteurs portent très bien cela.

Le texte est bien écrit, il a du rythme, il a de quoi interroger, il est pertinent. On est entre le rire et le malaise, et c’est ce qui fait sa force. Il dissèque l’humain, dans ses grandes joies et dans ses effroyables angoisses, dans sa bonté et son orgueil.

 » Cancer, cancer,
Dis-moi quand c’est
Cancer, cancer
Qui est le prochain?  »
(Stromae)

Promis, vous ne serez pas en apnée, alors vite vite, il reste encore des dates pour aller voir  » Ce grand besoin de respirer  » par la Compagnie A l’endroit comme à l’envers.

Ce grand besoin de respirer
À l’affiche du  Théâtre de Belleville jusqu’au 1e avril 2018
Texte et mise en scène Erika Guillouzouic
Avec Grégoire Christophe, Nicolas Fantoli, Antoine Gautier, Lison Pennec, Elise Pradinas, Lauréline Romuald

Dans la bonne humeur d’une rame

Pour certains, le métro est une source d’inspiration. On y voit toutes sortes de personnages, comme des chanteurs, des poètes, des dragueurs… On y fait des rencontres improbables… Alors pourquoi ne pas mettre cela en scène dans un spectacle plein de bonne humeur ?

Arthur Deschamps nous invite à un voyage singulier. Huit comédiens débarquent sur le plateau, ils s’assoient sur un siège ; le silence doucement s’installe. Et voilà que débarque un homme avec un pantalon fluo emprunté à un éboueur. Il répète encore et encore un seul mot tout en traversant le plateau. D’une caisse, il sort deux baguettes. C’est le musicien qui va battre le rythme et donner du son au métro. Les comédiens se succèdent dans l’espace délimité autour de la barre que l’on trouve dans les wagons. Les situations les plus surprenantes vont s’enchaîner.

Les Métronautes, comédie musicale Arthur Deschamps au théâtre 13 critique Pianopanier

Nul besoin de longs textes. Quelques mots, des échanges de regards, des façons d’être, et les situations prennent. Elles sont toutes plus étranges et drôles les unes que les autres. On rencontre un duo de chanteurs improbables, une voyageuse qui s’accorde au rythme d’un musicien du métro, un dragueur qui a bien du mal à s’exprimer, une femme qui perd l’équilibre, un voleur de sac qui ne veut pas se faire prendre… La diversité de l’improbable est au rendez-vous. Le travail de mise en scène est très précis et son efficacité renforcée par l’interprétation des neuf comédiens. Patrice Bertrand, Luana Duchemin, Nicolas Fenouillat, Marina Glorian, Lucas Hérault, Alexandre Lenis, Canaan Marguerite, Marlène Rabinel et Pauline Tricot ont tous un physique atypique et des talents multiples. Ils chantent, dansent, tombent, jouent de la musique, mettent toute leur énergie au service de l’humour et de la loufoquerie.

Un spectacle qui vous mettra du baume au coeur et qui vous fera voir le métro différemment. Le Théâtre 13 montre comme à son habitude que le théâtre peut prendre des formes multiples et étonnantes.

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Les Métronautes
Á l’affiche du Théâtre 13  du 21 mars au 4 avril 2018 – mardi au samedi à 20h, dimanche 16h
Texte et mise en scène : Arthur Deschamps
Avec : Patrice Bertrand, Luana Duchemin, Nicolas Fenouillat, Marina Glorian, Lucas Hérault, Alexandre Lenis, Canaan Marguerite, Marlène Rabinel et Pauline Tricot

La Loi du marcheur : dans les pas d’un ciné-fils

Un revox dans un coin, une vieille chaise d’écolier, une bouteille de whisky, un vaste panneau blanc dressé en retrait, au centre de la scène : voilà les simples objets qui vont servir de page blanche et de lieu à la pérégrination mentale et sensible de Nicolas Bouchaud/Serge Daney.
 
Serge Daney se qualifiait lui-même de ciné-fils, ré-enfanté par le cinéma. « Critique de cinéma », pour lui, c’était « spectateur du monde ». Il avait aimé très jeune cet art : « Ma mère disait… On fait pas la vaisselle, on la f’ra plus tard et on va au cinéma »

Serge Daney fut un grand critique, observateur, amateur, penseur du cinéma, aux Cahiers du cinéma, à Libé, à la radio, dans des essais, des documentaires, à l’écrit, à l’oral, devant des étudiants, toujours en mouvement. L’image fondatrice, pour l’enfant Serge Daney, c’était l’atlas de géographie, la carte « en tant que promesse » et pour l’adulte Serge Daney, « le cinéma, c’est pareil, c’est une promesse, une promesse d’être citoyen du monde, de voyager aussi »… Le cinéma comme lieu autant que comme moteur.
 
@Giovanni Cittadini Cesi
 
Pieds nus dans ses chaussures souples, pantalon de toile, T-shirt aux manches longues, assis sagement sur sa chaise d’écolier Nicolas Bouchaud s’empare des mots de Daney au point que fugacement on oublie qu’il n’est pas Daney, que cette parole vive n’est pas en train d’être inventée mais a été ingérée puis restituée. D’hésitations en brusques interruptions, de longs développements théoriques en souvenirs d’enfance, d’ellipses en circonvolutions, on navigue dans la pensée alerte et joyeuse de cet homme qui, comme le cinéma, « marche sur deux jambes », celle du populaire et celle de l’intello. La discussion mène aussi bien sur les sentiers du plaisir, des rêves de héros flamboyants que sur ceux d’interrogations existentielles ou morales – ainsi, sur le rôle et le pouvoir des images.

« Choisir le cinéma, c’est choisir une maison qui a deux portes, une porte qui tout le monde prend et qu’il faut prendre, et une autre porte dérobée » : Serge Daney aimait sa maison, et y faisait de salutaires courants d’air en en ouvrant grand ses deux portes !

Nicolas Bouchaud et Eric Didry, le metteur en scène, déploient cette parole dans un dispositif simple, quelque chose de l’ordre de la « conférence gesticulée », un espace dépouillé, quelques accessoires, et toute la place pour les mots et le jeu. Le cinéma y est à la fois objet, sujet, support. Nicolas Bouchaud avec son habituelle agilité alterne la restitution de la parole et des séquences de jeu avec la matière même du cinéma, triturant un extrait de Rio Bravo, s’immisçant dans les images, dans les dialogues, réinventant la scène avec le sérieux fantaisiste d’un gamin qui joue aux cowboys ! Serge Daney se voyait « passeur » (« le cinéma, c’est à peine un métier, c’est un truc de transmission »), Nicolas Bouchaud est lui-même passeur, chamane tranquille qui se fait transmetteur de cette pensée vivante : de l’intelligence en marche.
 

Marie-Hélène Guérin

 


 

LA LOI DU MARCHEUR
Un projet de et avec Nicolas Bouchaud
D’après Serge Daney, Itinéraire d’un ciné-fils un film de Pierre-André Boutang, Dominique Rabourdin
Entretiens réalisés par Régis Debray
Mise en scène : Éric Didry
Adaptation : Véronique Timsit, Nicolas Bouchaud, Éric Didry
Spectacle terminé, guettez tournée ou reprise. Retrouvez Nicolas Bouchaud au Rond-Point avec deux autres spectacles : Un métier idéal et Le Méridien

 

Le pot de thé contre le pot de fer

Refuser la fatalité de l’économie de marché, certains sont prêts à lutter pour garder le privilège de travailler. Unilever a beaucoup de moyen mais sera-il assez fort pour combattre une volonté de fer soutenue par la population et les médias ? La réponse, nous la connaissons déjà. Non.

Philippe Durant aime les histoires de lutte sociale. Il aime rencontrer des gens qui veulent prouver qu’il ne faut jamais abandonner pour garder leur emploi. L’entreprise fait des bénéfices et peut être capable de faire des bons produits. Dans ces conditions, pourquoi accepter de perdre son emploi parcequ’Unilever veut délocaliser en Pologne ? Pendant 1336 jours, les anciens salariés de Fralib, à Gémenos, en Provence, vont occuper l’usine. Ils vont faire des descentes dans des magasins pour retirer les produits Unilever des rayons.

1336 parole de Fralibs théâtre de Belleville critique Pianopanier@PaulineLeGoff

« Ben t’y vas à cent personnes avec cent caddies tu prends tous les produits Unilever, tu les mets tous dans un chariot, t’abandonnes le chariot en plein milieu du magasin tu retournes dehors prendre un chariot tu re-rentres avec le chariot tu continues, donc dans la journée tu as trois cents quat’cents chariots remplis de matériel Unilever abandonnés dans le magasin tu empêches les clients de pouvoir se servir, parce qu’un client va pas fouiller dans un caddie au milieu du magasin pour prendre son thé sa lessive son huile parce que je sais pas si tu as VU le panel des marques d’Unilever c’est impressionnant…»

Ils vont demander à la presse d’être sur place… Leur message est entendu de partout et on les soutient dans leurs actions. Même les tribunaux leur donnent raison… mais la multinationale insiste. Le temps est le privilège des riches. Mais ils tiennent et résistent. Il faudra l’intervention de l’Etat pour trouver un compromis qui sera signé le 26 mai 2014 et donnera naissance à la coopérative ouvrière.

1336 parole de Fralibs théâtre de Belleville critique Pianopanier

En prenant la voix de ceux qui lui ont raconté, Philippe Durand nous plonge au cœur d’un combat aux émotions vives. Il se pare des accents du Sud, conserve quelques tocs de langage… sans jamais en faire trop. Les mots s’envolent pour atterrir précieusement dans l’oreille du spectateur. Notre conteur s’improvise porte-parole de ce flot d’anonymes qui participent de près comme de loin au combat. Les ouvriers sont là et revendiquent leur droit d’exister. Ils ne sont pas juste quelques lignes comptables que l’on peut supprimer. Ils sont des êtres humains et méritent une considération. Et puisqu’on ne veut pas la leur donner de gré, ils vont l’avoir de force.

Une belle histoire de lutte sociale avec des hommes et des femmes qui veulent un lendemain pour eux et pour les autres générations. Car quand une usine ferme, ce sont des familles qui sont à l’abandon. Le combat, une affirmation de l’être humain comme valeur de société.

-Prisca-

1336 (Parole de Fralibs)
Á l’affiche du Théâtre de Belleville  jusqu’au 31 mai 2018 – mercredi au samedi à 21h15, dimanche 17h
Une aventure sociale écrite et interprétée par Philippe Durand

Raison ou sentiment? Marie Tudor tranchera

La compagnie 13 donne vie à la terrible Marie Tudor, surnommée Marie la sanglante suite à sa folie meurtrière de vouloir exterminer tous les protestants pour réinstaurer un catholicisme traditionnel. Fille d’Henri VIII et de Catherine d’Aragon, elle est la première femme à monter sur le trône. Une raison pour Victor Hugo de dépeindre une femme de fer destructrice au cœur fou d’amour et au tempérament de feu.
Victor Hugo dépeint ici une femme éperdument amoureuse du séducteur Fabiano Fabiani. Aidé de l’ambassadeur d’Espagne, Simon Renard, elle arrive à le confronter au fait qu’il l’a trompée. Le fiancé de la belle demoiselle, Gilbert, triste et blessé, est prêt à tout pour sauver l’honneur de la fille, même à laisser la Reine disposer de sa vie. Mais des sentiments conflictuels, entre trahison et amour passionné, taraudent au plus profond la Reine qui s’égare. Faut-il le donner en pâture au peuple qui grogne ? Il existe sûrement un moyen de satisfaire le peuple et la Reine, mais tout le monde en sera-t-il satisfait ? Quel avenir pour le royaume d’Angleterre ?

Marie Tudor, par la Compagnie 13, au Theatre Rive Gauche

Grâce à un décor assez simple – deux rideaux pouvant changer de couleurs – la compagnie 13, nous emmène aussi bien dans les ruelles malfamées que dans la Tour de Londres. Il ne fallait rien de plus pour nous plonger au cœur d’une histoire où les intérêts de la couronne sont en rivalité avec l’amour. Séverine Cojannot interprète avec puissance et force cette reine despotique. Dans une robe rouge, elle y joue avec subtilité la femme pragmatique, passionnée et déraisonnable. La tension monte d’un cran lorsqu’elle et Jane (Joëlle Lüthi), en robe blanche, côte à côte, entendent le tintinnabulement de l’horloge sonnant minuit : c’est l’arrivée de l’homme, caché d’un voile, au pied de l’échafaud.

Marie Tudor, par la Compagnie 13, au Theatre Rive Gauche

Qui va perdre la tête ? Le gentil Gilbert, magnifiquement joué par Pierre Azéma ? Ou le séducteur, Fabiano Fabiani, interprété avec fougue par Frédéric Jeannot ? Les coups de canon annoncent la montée sur l’échafaud jusqu’au moment fatal. Le cœur des deux femmes palpite. Leurs cris et leurs pleurs se mêlent. Le silence dans la salle se fait. Qui va mourir ce jour ? Les spectateurs sont captivés par le jeu juste et passionné de l’ensemble de la compagnie. Il ne faut pas oublier le sérieux de Pascal Faber dans le rôle de Simon Renard et l’inquiétude et la fourberie de Pascal Guignard.

Un spectacle vraiment captivant, interprété par des passionnées qui mettent leur art au service du théâtre.

-Prisca-

MARIE TUDOR
Á l’affiche du Théâtre Rive-Gauche  – les lundis à 20h
Adaptation et mise en scène : Pascal Faber
Avec : Pierre Azéma, Séverine Cojannot, Pascal Faber, Pascal Guignard, Frédéric Jeannot, Joëlle Lüthi

Le Petit-Maître corrigé : une injustice réparée !

Clément Hervieu-Léger signe cette saison à la Comédie-Française une mise en scène très réussie du « Petit-Maître corrigé » de Marivaux, pièce jouée uniquement deux fois jusqu’ici ! Cette œuvre contient pourtant tous les ingrédients des comédies de caractère et de mœurs du 18ème siècle en général et de Marivaux en particulier. La passion que l’on ne veut pas avouer ni reconnaître, les oppositions sociales, l’ironie, la vérité psychologique, la fantaisie, les domestiques qui mènent le jeu et l’amour qui finit par triompher. « Le Petit-Maître », jeune parisien précieux et pédant est hostile au mariage. Rosimond doit épouser, pour obéir à sa mère, la fille d’un comte « campagnard » qu’elle lui a choisie. Il ne veut en aucun cas fâcher sa mère !

Le Petit Maître corrigé, Marivaux, Clément Hervieu-Léger, Christophe Montenez, Adeline d'Hermy, Loïc Corbery@ Vincent Pontet, coll. Comédie-Française

« Nous l’épouserons, ma mère et moi ! »

Il ne regarde même pas la jeune fille qui, elle, le trouve plutôt à son goût mais veut lui donner une leçon. Elle y parviendra, avec l’aide de Dorante, ami de Rosimond et des domestiques Marton et Fortin. Dans cette scénographie, l’action se déroule non pas dans le salon du comte mais dans un pré ! Les très beaux décors d’Eric Ruf évoquent des tableaux de Greuze et Fragonard. Les costumes d’époque sont très réussis. Tous les comédiens sont excellents, comme toujours avec l’actuelle troupe du Français. Leur humour, leur  fantaisie, leur aisance contribuent à nous faire passer un moment très agréable à la (re)-découverte de ce texte de Marivaux.
Gageons que nous retournerons applaudir cette œuvre avant deux siècles d’attente… Et pourquoi pas l’année prochaine, avec une reprise de cette mise en scène ?

Le Petit Maitre Corrige

LE PETIT-MAITRE CORRIGE
Á l’affiche de la Salle Richelieu de la Comédie-Française – du 23 février au 12 avril 2018 (calendrier de l’alternance ici)
Une pièce de Marivaux
Mise en scène : Clément Hervieu-Léger
Avec : Florence Viala, Loïc Corbery, Adeline d’Hermy, Pierre Hancisse, Claire de la Rüe du Can, Didier Sandre, Christophe Montenez, Dominique Blanc et Aude Rouanet

Les Bijoux de pacotille, précieuse petite musique d’enfance

Le 19 juin 1985, à 3h30 du matin, il fait bon, c’est presque l’été; la nuit est claire et sereine. Le 19 juin 1985, à 3h30 du matin, un couple rentre d’une soirée gaie, entre amis. Le 19 juin 1985, à 3h30 du matin, une petite fille qui a presque neuf ans et son frère cadet dorment comme des enfants, guillerets de l’absence des parents, on a regardé un western avec le baby-sitter, on a traîné, on ne s’est pas brossé les dents.  
Le 19 juin 1985, à 3h30 du matin, une voiture sort de la route à l’entrée du tunnel de Saint-Germain-en-Laye. Tout a brûlé, le véhicule, les vêtements, les papiers, les peaux. Pour toute trace, ne restent plus de cette nuit-là qu’une boucle d’oreille en forme de fleur et deux bracelets en métal, noircis par le feu, bijoux de pacotille restitués à la famille, petit trésor qui tient au creux d’une main, minuscule, et immense comme ce qui compte.

Une voix “off” juvénile énonce d’un ton presque anodin, presque léger les circonstances de l’accident. Dans cette voix, c’est le début du printemps, le plaisir de la soirée qu’on entend, pas le crissement des freins, pas la brutalité de l’accident.

Cette voix, c’est celle de Céline Milliat Baumgartner, qu’on ne voit pas encore, et ces mots sont les siens, et cette nuit, c’est la sienne.

En 2013, la comédienne a ressenti le besoin, l’urgence d’écrire Les Bijoux de pacotille, pour renouer les fils de son histoire, redessiner ce moment de basculement, celui où une enfant chérie devient une enfant sans parent.

“Le livre est publié en février 2015.
Mes mots et mes morts, mes fantômes, sont ainsi rangés dans cet objet, ils ont trouvé une place et n’envahissent plus ma vie n’importe quand, n’importe comment.
C’est bien. C’est plus confortable”.

Les mots écrits petit à petit ont pris leur envol, et se sont tissés à sa vie de comédienne, jusqu’à arriver sur scène. C’est à Pauline Bureau, dont on a beaucoup aimé il y a quelques temps “Mon coeur”, que Céline Milliat Baumgartner va remettre cette part si intime d’elle, pour que la confidence devienne spectacle – tout en restant confidence.

Les Bijoux de pacotilles, écrit et interprété par Céline Milliat-Baumgartner, m.e.s. Pauline Bureau, photo Pierre Grosbois

Le plateau est nu, un cadre-miroir le surplombe, incliné, dans son reflet l’actrice semblera plus seule, un peu lointaine. La voix de Céline se déploie dans cet espace vide, l’absence de son corps capte l’attention, d’emblée. Puis elle va arriver, petite robe bleue, joli sourire dessiné rouge, frange noire, elle se tient droite comme une enfant sage.

Actrice et metteuse en scène ont trouvé un équilibre subtil, les gestes justes qui aiguisent le propos, la distance qui s’amenuise ou s’étire pour densifier l’air entre notre regard et elle, la trajectoire qui se dessine au sol – pour créer la fine chorégraphie, tremblante et douce, de ce chant de deuil et de vie.

Avec pudeur et discrétion, en transparence derrière le sourire, s’avancent la fragilité de l’enfance, la blessure de l’absence, la ténacité de la force de vie.

“On me dit parfois que je ressemble à ma mère. Oh, elle était plus grande, et si belle. Mais je lui ressemble, le menton, et le sourire, là. Je peux lui redonner corps, lui redonner vie.
Je ne peux rien donner à mon père, ni corps ni vie. Les souvenirs sont avec lui sous terre. Il faut que je creuse.”

Céline Milliat Baumgartner nous dessine le portrait de ses parents. La mère, la belle, la grande, ah, et quelle actrice !, la mère aux bracelets de pacotille s’entrechoquant à ses poignets. Le père aux yeux bleus, beau comme un acteur américain. Les parents aimés, qui s’aiment et se disputent, qui aiment leurs enfants et qui aiment les laisser quelques heures pour aller s’amuser chez leurs amis. Le tableau d’une famille vivante et mouvante, brossé de mémoire et d’invention par la petite fille devenue grande, qui fouille ses souvenirs, invente des histoires et comble les oublis, dans une langue mélodieuse, écrite, peaufinée, et pourtant souple comme une parole, ondulante, incarnée.
 

Les Bijoux de pacotilles, écrit et interprété par Céline Milliat-Baumgartner, m.e.s. Pauline Bureau, photo Pierre Grosbois

Elle s’assoit, quitte bottines et socquettes, passe des chaussons de danse, des pointes.

et comment tu feras quand on ne sera plus là ” demandait la mère à l’enfant qui a besoin pour s’endormir de son câlin, son verre d’eau, son encore un bisou maman…

Elle nous dit le futur de son passé.

Quand mes parents ne seront plus là, personne ne nous dira rien, personne n’osera nous dire la vérité, que c’est plié.
Quand mes parents ne seront plus là, je soufflerai neuf bougies, dix, onze, quatorze, quinze, et j’aurai 8 ans encore et encore.
Quand mes parents ne seront plus là, je marcherai quinze centimètres au-dessus du sol et de toute douleur.

Une musique de carillon, de cette sorte de métallophone dont on jouait en 6e, dans ces années-là; elle arrondit ses bras, s’élève sur ses pointes, elle flotte sur des nuages, elle est aérienne, vulnérable, courageuse.

À l’image de ce moment, dans ce spectacle, tout est délicat, gracieux, tendre. Dès le titre, ces “bijoux de pacotille”, ces bijoux à deux sous, si précieux parce qu’ils sonnaient aux bras de la mère aimée. La vidéo se fait seconde peau, ombre fugace – films super 8 aux saveurs nostalgiques et gaies, vagues lentes sur du sable blond, nuages cotonneux, les images glissent sur le décor, sous les pas de l’actrice, se fondent dans l’air avec la discrétion et la tenace présence d’un souvenir.

 

« J’oublierai l’odeur de mon père, j’oublierai la chaleur de leurs corps. Je veillerai sur mon petit frère. Je me ferai des talismans avec des petites choses retrouvées dans les cartons du déménagement.
Je n’ai pas à rendre compte de ma vie à mes parents; je n’ai pas à me justifier pour ne pas venir déjeuner avec eux dimanche; je n’ai pas à m’occuper d’eux, trouver le temps, être patiente. Je n’ai pas peur de les perdre.

J’envoie à la morgue toute personne aimée qui a plus de dix minutes de retard.
Je ne passe pas mon permis pour ne pas être responsable de l’accident, puis je le passe pour ne pas être victime de l’accident.
Je fais plein de petites choses bizarres, pour rester en vie.
J’ai désobéi à ma mère, je suis devenue actrice. 
»

 

Ces « bijoux de pacotille » nous laisseront au cœur une mélodie entêtante et touchante, triste et douce comme le souvenir de la musique des bracelets d’une mère cliquetant à son poignet.

 

Marie-Hélène Guérin

 

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Les Bijoux de pacotille
à l’affiche du Théâtre du Rond-Point à partir du 7 mars
Texte de Céline Milliat Baumgartner
publié aux éditions Arléa
Mise en scène Pauline Bureau
Interprétation Céline Milliat Baumgartner
Vidéo Christophe Touche

Photos : Pierre Grosbois