La tragédie du Roi Christophe… un Annapurna tropical

Le Roi Christophe, libérateur aux côtés de Toussaint l’Ouverture, est un jeune monarque visionnaire et charismatique qui prend le pouvoir en 1804 en Haïti, là “où la négritude s’est mise debout pour la première fois…à la face du monde, debout et libre”. Aimé Césaire n’a pas voulu seulement confier à cette pièce publiée en 1963, une immense portée politique, il l’a aussi dotée d’une résonance humaine et métaphysique qui puise toute sa force dans l’âme haïtienne.
Ce n’est sans doute pas un hasard si Haïti inspire des auteurs de génie, et ces auteurs ne doivent-ils pas une part de leur “génialité” à cette source infinie d’inspiration qu’est Haïti ?

Vouloir porter seul le destin de cette nation si singulière est sans doute un fardeau trop lourd pour le Roi Christophe, comme pour ceux qui lui ont succédé. La tragédie s’installe dès le commencement, profondément humaine, “une marche à la mort, à travers la solitude qui s’installe progressivement autour de lui…”. Il n’aura de cesse de la provoquer.
Christophe est l’incarnation du Dieu Shango, brutal, tyrannique, tout à la fois visionnaire et bienfaisant, destructeur et fertile… De façon indissociable, il est accompagné par Hugonin, son bouffon, son oxygène, son contradicteur. Lui est Edshou, le Dieu malin.

La Tragédie du Roi Christophe, Aimé Césaire, Christian Schiaretti, Théâtre des Gémeaux de Sceaux, critique PIanopanier@Michel Cavalca

Tous les deux, chantres des contrastes et des “contradictions qui sont notre espoir” (pour citer Brecht), avancent dans une dualité sans âge, dessinant peu à peu le contour du Haïti d’aujourd’hui, paré de magie, habité par cette résilience particulière qui suscite notre fascination.

Le texte d’Aimé Césaire est un véritable Annapurna Tropical : il faut bien du talent ou une certaine inconscience pour s’y attaquer. L’interprétation de Marc Zinga en Roi Christophe, est colossale; son personnage ne résistera pas à l’ascension, trop pressé qu’il est par l’Histoire. Mais l’acteur, lui, ne chutera pas. Il luttera sang et sueur jusqu’à son dernier souffle, pour nous laisser entrevoir une dernière fois la flamme de renaissance qui l’a porté depuis le début.

La Tragédie du Roi Christophe, Aimé Césaire, Christian Schiaretti, Théâtre des Gémeaux de Sceaux, critique PIanopanier

La performance des deux principaux personnages est forte, prenante, étouffante même. Elle est très généreusement soulignée par une troupe d’une quarantaine d’acteurs et musiciens, qui se donnent avec le plaisir contagieux de nous conter une part de leur histoire, une histoire d’hier, une histoire d’aujourd’hui.
La mise en scène est colorée, riche, orchestrée, mais on se surprend malgré tout à regretter un certain manque d’audace et de modernité, un quelque chose qui pourrait apporter un supplément de lumière à ce dialogue entre un passé de fer inoubliable et un présent mou qu’il ne faut cesser de provoquer … mais la pièce d’Aimé Césaire en a-t-elle seulement besoin?

Haïti reste le symbole très contemporain du difficile devenir des nations africaines au temps des indépendances. La Tragédie du Roi Christophe aux Gémeaux de Sceaux en est une belle et intelligente incarnation.

LA TRAGEDIE DU ROI CHRISTOPHE– Une pièce d’Aimé Césaire
Mise en scène : Christian Schiaretti / Théâtre National Populaire Villeurbanne
Avec : Marc Zinga, Stéphane Bernard, Yaya Mbile Bitang*, Olivier Borle, Paterne Boghasin,
Mwanza Goutier, Safourata Kaboré*, Marcel Mankita, Bwanga Pilipili, Emmanuel Rotoubam
Mbaide*, Halimata Nikiema* Aristide Tarnagda*, Mahamadou Tindano*, Julien Tiphaine, Charles
Wattara*, Rémi Yameogo*, Marius Yelolo, Paul Zoungrana*, et des figurants
*collectif Béneeré
Du 22 février au 12 mars 2017 au Théâtre des Gémeaux de Sceaux – du mercredi au samedi à 20h45, le dimanche à 17h

C’est noël tant pis… de Pierre Notte tant mieux !

“Pense un peu à ta mère, c’est son dernier noël – ça lui fait tellement plaisir qu’on soit tous là chez elle pour lui fêter son dernier noël”.

Dans cette famille quelque peu cabossée – mais n’importe quelle famille ne l’est-elle pas un minimum ?- il y a d’abord le père qui n’a jamais rien décidé de sa vie et qui n’appelle pas sa femme autrement que “maman”. Ensuite, il y a la mère, la fameuse “maman” du père, devenue méchante à force d’être triste, qui comble un vide intérieur en se bourrant de sucreries. Il y a aussi Nathan, l’ainé des fils, “celui qui prend toute la place de fils modèle unique flanqué d’un petit frère”. Et puis il y a Tonio, le petit frère en question qui se sent mal aimé (“je voudrais savoir s’il y a quelqu’un ici pour qui je suis autre chose qu’à peu près rien”). Enfin, il y a Geneviève, la femme de Tonio, la pièce rapportée “qui en a sa claque de prendre des claques”.

C'est noël tant pis, Pierre Notte, Théâtre du Rond-Point, avec Bernard Alane, Brice Hillairet, Sylvie Laguna, Chloé Oliviers, Renaud Triffault, Romain Apelbaum, critique Pianopanier
© Claire Fretel

Tout ce petit monde se retrouve le soir de noël pour le traditionnel et hélas incontournable repas de famille, chez la grand-mère plus réellement vaillante. Un sapin auquel il manque ses boules, des cadeaux qu’il faut désempaqueter, une dinde pas encore décongelée, une galette des rois en guise de bûche… tout semble déjà mal embarqué lorsqu’on découvre la grand-mère gisant nue sous la table.
Grâce à la scénographie ingénieuse, le sapin qui s’était transformé en table de salle à manger devient lit d’hôpital, et c’est dans cette chambre, autour d’une aïeule mourante, qu’aura lieu la veillée de la Saint-Sylvestre.

cest-noel-tant-pis-2©Giovanni Cittadini Cesi

De  chambre d’hôpital en alcôve mortuaire, de tentative de suicide en règlements de comptes et autres lavages de linge sale, de reproches en insultes et de bousculades en jérémiades, la soirée perd en rituel et gagne en dramaturgie. C’est le grand déballage : on se dit tout, en criant, hurlant, pleurant et même en chantant…car il y a toujours des chansons dans l’univers de Pierre Notte.

“Pour finir l’amour l’emporte sur tout, surtout quand les suicides ratent et que les enfants acceptent de bien vouloir suivre l’ordre normal des choses et de ne pas mourir avant leurs parents”.

S’il y a des ritournelles dans les spectacles de Pierre Notte, il y a surtout des textes plein de finesse, de subtilité, d’humour et de verve. Un texte porté ici par cinq excellents comédiens qui s’emparent des névroses de leurs personnages, provoquant souvent le rire, mais le rire de Beaumarchais. Continuons de rire grâce à des artistes comme Pierre Notte : ses créations sont de véritables cadeaux…de noël.

 

C'est Noël tant pis, Pierre Notte, Comédie des Champs-Elysées, Pianopanier

C’EST NOEL TANT PIS
Texte, mise en scène et chansons : Pierre Notte
Avec : Bernard Alane, Romain Apelbaum, Brice Hillairet, Sylvie Laguna ou Marie-Christine Orry, Chloé Olivères ou Juliette Coulon
Du 26 janvier au 29 juillet 2017, à la Comédie des Champs-Elysées

Moi et François Mitterrand : la désopilante mythomanie d’Olivier Broche

“Je n’en fais pas une affaire d’état mais à partir de 1983, François Mitterrand et moi-même avons tenu une correspondance assidue”.

Passer une heure et quelque en compagnie d’Hervé Laugier (sommes-nous réellement dans une salle de conférence ? dans l’antichambre de l’Elysée? Ou, plus probablement, dans le salon d’Hervé ?). L’écouter nous raconter la naissance d’une grande et indestructible amitié, non seulement avec François Mitterrand, mais aussi avec Jacques Chirac. Le voir revivre sa relation, moins ardente certes, mais réelle, avec Nicolas Sarkozy. Apprendre que François Hollande voit en lui un confident…
De tous ces témoignages d’amitié, Hervé Laugier a conservé des traces qu’il nous expose, avec une fierté teintée d’affection. Ce sont des dizaines, des centaines de lettres, datées, signées du Président de la République himself. Toujours la même lettre, la même circulaire. Mais Hervé est le seul à ne pas comprendre…

moi-et-francois-mitterrand_1@Giovanni Cittadini Cesi

“Et même si nous nous sommes, par la force des choses, quelque peu éloignés l’un de l’autre, le fil n’est pas tout à fait rompu.”

Hervé nous fait sourire, il nous fait rire, il nous attendrit.
Car derrière ces grands discours, ces révélations liées aux trente dernières années de règne présidentiel français, Hervé cache une immense solitude. Il nous parle de François, de Jacques, de Nicolas, de l’autre François… pour éviter de trop évoquer l’absence de celle qui l’a quitté il y a fort longtemps.

moi-et-francois-mitterrand_2

Il fallait un immense comédien pour s’approprier le texte d’Hervé Le Tellier, cette curieuse correspondance à sens unique. Seul sur scène, sorte de “nobody” surgi de nulle part, Olivier Broche est parfait, excellent, magistral.  Le comique de répétition fonctionne ici, grâce à l’incroyable palette du jeu qu’il sait déployer : tendresse, folie, intelligence, colère parfois, sensibilité toujours.
Tout en délicatesse et en douceur, il nous renvoie l’image de ces êtres solitaires qui s’inventent des histoires incroyables. Juste pour continuer à vivre…

MOI ET FRANCOIS MITTERRAND – Une pièce de Hervé Le Tellier
Mise en scène : Benjamin Guillard
Avec Olivier Broche
A partir du 25 janvier 2017 à la Pépinière Théâtre – du mardi au samedi à 19 h

 

L’Opéra panique “démantibulé”

Une salle pleine un vendredi soir, un théâtre de quartier au plateau noir et aux projecteurs aux gélatines multicolores. Quatre comédiens au style british. Une pièce aux répliques minimalistes, construite avec des ruptures, des répétitions et des contradictions, du théâtre de l’absurde en somme, grinçant comme une corde de pendu, qui nous montre le totalitarisme en action, avec cruauté, à travers de petites scènes à thèmes, à caractères, qui nous trimbalent de l’armée à la philosophie jusqu’à l’aristocratie, en passant par l’amitié. Quinze histoires, quinze thèmes. Le tout rythmé par des onomatopées musicales faites d’une chorale de basse-cour avec le caquetage des poules et le grognement des cochons (très réussi), du piano pour débuter, du ukulélé pour final, du chant lyrique et même du rap en cours de route.

L'Opéra panique, Alejandro Jodorowsky, Ida Vincent, Compagnie L'Ours à Plumes, Pianopanier, Théâter Darius Milhaud@Sarah Coulaud

Le son comme un fil conducteur de la pièce qui porte bien son nom d’ « opéra », même si, dès le début, Madame Loyal (Ida Vincent) nous dit qu’on soit rassuré, il ne s’agit pas d’un opéra. Et « panique », oui, car on s’excite, on vocifère, on s’égosille, on pète des câbles sur scène. La bouche surtout a son rôle à jouer dans cette comédie, où la mise en scène des expressions du visage va jusqu’à nous présenter, une sorte d’entracte en forme de collation, sur le plateau, amenant les larmes aux yeux de la comédienne Aline Barré, qui gobe un Flamby sous les mines effarées et hilares des spectateurs. Va-t-elle vomir ? Non, elle ne vomira pas.
Pourtant, à la fin de « L’Opéra panique », une légère nausée s’est emparée de nous, avec tout cet absurde qui ne mène nulle part, sauf à l’illusion d’une vie qui serait belle. Ce serait le message d’Alejandro Jodorowsky et qui mène aussi à l’accumulation des corps découpés, déchirés, cassés, poignardés, fusillés, déhanchés, saccadés, démantibulés. Oui, dans cette pièce, le corps, le texte et la mise en scène sont démantibulés jusqu’à nous faire rire d’horreur. Les comédiens (Aline Barré, Tullio Cipriano, Cécile Feuillet, Johann Proust et Ida Vincent), égaux et performants, portent leurs personnages avec justesse et déraison et également dans l’univers du mime, presque comme au cirque.

L’OPERA PANIQUE – Compagnie L’Ours à Plumes
Une pièce d’Alejandro Jodorowsky
Mise en scène : Ida Vincent
Avec : Aline Barré, Tullio Cipriano, Cécile Feuillet, Johann Proust, Ida Vincent
Jusqu’au 14 avril au Théâtre Darius Milhaud – les vendredis à 21h

Abigail’s Party : fête des voisins version Mike Leigh

Dans Abigail’s party, vous ne croiserez ni Abigail ni aucun de ses invités. De la soirée d’Abigail, vous n’entendrez qu’un vague fond sonore. Car l’action se passe à côté, chez Beverly et Peter. Ces deux-là ne semblent pas s’entendre à merveille, leur couple bat de l’aile. Est-ce sa faute à lui, qui travaille trop ? Ou bien la sienne, à elle, qui semble ne pas faire grand chose de ses journées, à part pourrir celles de son mari ? L’ambiance n’est clairement pas au beau fixe. Mais ce soir, c’est la fête : Beverly a tenu à organiser une “contre-party”, histoire de lier connaissance avec ses nouveaux voisins, Angela et Antony. Susan, la mère d’Abigail, expulsée pour l’occasion de son propre foyer, sera également de la fiesta.

Très vite, un malaise s’installe. Beverly est nerveuse, un brin hystérique, agressive avec son mari. Perfection est le mot d’ordre de sa soirée. Ses invités doivent être bien installés ; il faut qu’ils aient de quoi boire, fumer, grignoter. Il faut qu’ils puissent s’amuser, danser, flirter. Elle fait attention à chacun de leurs gestes, mettant un point d’honneur à s’imposer comme l’hôtesse modèle.

Abigail's party, Mike Leigh, Thierry Harcourt, Poche-Montparnasse, Thierry Harcourt, Lara Suyeux, Dimitri Pataud, Alexie Ribes@Victor Tonnelli

“Oh c’est drôle, on s’est tous mariés au moment où vous divorciez !” 

Et pourtant peu à peu, l’alcool aidant, tout va déraper. Entre Susan qui vomit ses tripes aux toilettes, Antony qui disparait mystérieusement à la soirée d’Abigail, Angela qui picole bien trop pour s’apercevoir que Beverly drague ouvertement son mari, Peter qui menace son épouse avec un couteau à beurre… la soirée exemplaire tourne au fiasco.

Thierry Harcourt, l’un des metteurs en scène les plus anglophiles du moment, qui nous avait régalés avec The Servant, nous offre un spectacle pétillant, rock-and-roll, drôle et plein de noirceur à la fois. Les décors et costumes nous plongent directement dans un monde qui nous rend un peu nostalgiques, non pas des pantalons pattes d’eph, mais de l’insouciance qui régnait à l’époque des seventies.

Abigail's Party, Poche Montparnasse, Thierry Harcourt, Lara Suyeux, Mike Leigh, interview Pianopanier@Fabien Dumas

“- Ah bon, je suis inculte maintenant ?
– Non, pas maintenant, tu l’as toujours été !” 

Face au jeune couple formé par Alexie Ribes – parfaite en jeune écervelée – et Cédric Carlier – désopilant, entre flegme britannique et côté nigaud – face à une Séverine Vincent totalement désabusée, face à un Dimitri Rataud qui tarde à se rebeller, on tombe sous le charme d’une Lara Suyeux qui tient de bout en bout le rôle un peu monstrueux de Beverly. Elle éructe, minaude, se trémousse, se déhanche, elle va même jusqu’à aboyer ; cette fille-là est capable de tout. Mais qu’est ce qui fait courir Beverly ? Les toutes dernières secondes du spectacle donnent un éclairage bien différent à la soirée et au comportement de sa “gentille organisatrice”. Alors, rendez-vous sur le dance-floor du Théâtre de Poche-Montparnasse pour une soirée détonnante !

ABIGAIL’S PARTY
Á l’affiche du Théâtre de Poche-Montparnasse – du 17 janvier au 28 février 2017 (mardi au samedi 21h, dimanche 15h)
Une pièce de Mike Leigh
Adaptation : Gérard Sibleyras
Mise en scène : Thierry Harcourt
Avec : Cédric Carlier, Dimitri Rataud, Alexie Ribes, Lara Suyeux et Séverine Vincent

HYSTERIKON … attention, talents !

Une promo qui claque, des acteurs talentueux, un texte intelligent et une mise en scène effervescente : HYSTERIKON, c’est tout cela  ! Vous allez apprendre à les connaître. En lisant le synopsis de la pièce, on pourrait s’attendre à une énième critique de la société de consommation, un de ces trucs déjà vus 100 fois, qui ne suscite, au mieux, qu’un rictus de sympathie, un soubresaut corporel d’approbation. Mais le texte d’Ingrid Lausund écrit en 2001 et qui a déjà rencontré un grand succès en Allemagne, est beaucoup plus subtil que cela. Toujours se méfier des apparences !

“Mode de paiement : le liquide, la carte bancaire, le chèque – on connaît. Mais également les rêves, l’honnêteté, la dignité, les convictions, les amis, ses enfants, son partenaire.
Tout cela peut s’échanger contre n’importe quoi.
Ici les petits pois sont authentiques. Ici les gens ne sont pas authentiques.
Ce sont des imitations, des fictions, des inventions.”

Dans ce supermarché qui a envahi la scène du Théâtre de Verre un peu comme la consommation envahit nos vies (faut-il souligner au passage la scénographie méticuleuse et particulièrement réussie), on fait ses courses tels des zombies, sous le regard “orwelien” et cynique d’un caissier charismatique et provocateur ; tout à la fois narrateur, acteur et procureur.

Hysterikon, Ingrid Lausund, Vera Stadler, Quentin Gouverneur, Thibaud Erpicum, Vera Stadler, Robin Migné, Cindy Rizzo, Marie Wyler, Quentin Gouverneur, Richard Pfeiffer, Compagnie le peuple aveugle, Théâtre de Verre, Pianopanier

On erre, on se cherche, on s’observe, on s’aime… On se surprend à rêver, le temps est parfois suspendu, et puis on se fait entrainer de plus belle dans des interludes de musique et de danse qui apportent une lumière réjouissante et un rythme plein d’audace à la profondeur du texte. De ces propositions qui ne se refusent pas.

Vous avez certainement déjà eu cette impression au théâtre, de vous retrouver un soir de première, témoin de quelque chose en devenir, d’une création en train d’éclore. Un de ces soirs pas comme les autres, où il se passe vraiment quelque chose. Une sorte de processus chimique captivant avec ses couleurs, ses formes, ses fumées, ses effluves, ses transformations, ses hésitations aussi… Tous les ingrédients sont là, les idées foisonnent, le talent déborde, le rythme est travaillé, l’énergie contagieuse, il y a parfois du trop et parfois du pas assez, il y a des longueurs et aussi des moments trop courts qu’on voudrait voir durer, soulignés davantage… Car l’émotion est bien là, à portée de souffle.

C’est cela, la magie du théâtre, le privilège singulier de cet art éphémère… On écrit une nouvelle page chaque soir, ça n’est jamais fini, jamais pareil, il reste toujours des choses à parfaire, certaines à repenser, d’autres à sublimer. On se remet en question, on ressent le public, et on continue avec le trac d’une première… inquiet de savoir enfin ce qu’on a suscité.

HYSTERIKON par la Compagnie Le Peuple Aveugle est sur cette trajectoire, l’arc est bandé, la flèche ira loin. C’est un petit joyau serti de pierres à polir… par votre regard, vos rires et vos bravos.

Hysterikon, Ingrid Lausund, Vera Stadler, Quentin Gouverneur, Thibaud Erpicum, Vera Stadler, Robin Migné, Cindy Rizzo, Marie Wyler, Quentin Gouverneur, Richard Pfeiffer, Compagnie le peuple aveugle, Théâtre de Verre, Pianopanier

HYSTERIKON
Á l’affiche du Théâtre de Verre  – jusqu’au 13 février 2017
Une pièce d’Ingrid Lausund
Mise en scène : Quentin Gouverneur et Vera Stadler
Avec : Thibaud Erpicum, Vera Stadler, Robin Migné, Cindy Rizzo, Marie Wyler, Quentin Gouverneur, Richard Pfeiffer

On agite bien haut les mains pour les enfants du silence

Sarah est sourde. Pas malentendante. Sourde. Totalement sourde. En-dehors des autres sourds de naissance, personne ne peut imaginer le monde dans lequel elle vit. “Etre sourd n’est pas le contraire d’entendre, c’est un silence rempli de bruits”. Un monde où la musique est perçue par des vibrations. Un monde dans lequel on se sent exclu des entendants, mais aussi des malentendants. “Les malentendants pensent qu’ils valent mieux que les sourds”. Jacques est persuadé que Sarah pourrait apprendre à lire sur les lèvres, et sans doute même à parler. Par conscience professionnelle pour l’élève d’abord, par amour pour celle qu’il a épousée ensuite, il revient patiemment à la charge, jour après jour.

Les enfants du silence, Mark Medoff, Anne-Marie Etienne, Comédie-Française, Théâtre Antoine, Françoise Gillard, Catherine Salviat, Alain Lenglet, Françoise Gillard, Laurent Natrella, Coraly Zahonero, Elliot Jenicot, Anna Cervinka@CosimoMicroMagliocca

“Toute ma vie, j’ai été la création des autres ; la première chose que j’ai pu comprendre, c’est que tout le monde devait entendre et que c’était bien. Et que moi je ne pouvais pas et que c’était mal.” 

Mais Sarah ne s’en laisse pas plus compter par son mari que par sa mère : aucune raison pour elle de se soumettre à cet apprentissage. Ceux qui veulent communiquer avec elle n’ont qu’à étudier son propre jargon : celui des signes. Dans le rôle de Sarah, réfugiée dans un silence qu’elle accepte, qu’elle aime, dont elle est fière, Françoise Gillard nous livre un discours empli d’émotion, d’intensité, de bruissements d’âme. Il fallait toute la virtuosité de cette comédienne rare pour nous faire poser le premier pas dans le monde des sourds.

Les enfants du silence, Mark Medoff, Anne-Marie Etienne, Comédie-Française, Théâtre Antoine, Françoise Gillard, Catherine Salviat, Alain Lenglet, Françoise Gillard, Laurent Natrella, Coraly Zahonero, Elliot Jenicot, Anna Cervinka

“Je t’aime parce que tu as le courage d’être toi-même.”

Face à elle, Laurent Natrella fait défiler toute la palette de son talent pour la contraindre au dialogue. Tantôt délicat et tendre, tantôt brusque et violent, toujours subtil et terriblement touchant.
Dans les parages de ces deux-là, on croise Denis et Lydia, deux autres élèves de l’institut. Malentendants, ils ont appris à lire sur les lèvres et à parler. La langue des signes est devenue pour eux un outil d’interprétation. Une sorte de pont entre le monde de Sarah et celui de Jacques. Aux yeux de Sarah, ces deux-là sont forcément des traîtres, des vendus. Anna Cervinka et Elliot Jenicot ont “réappris” à parler. Qui ne les a jamais vus sur scène pensera qu’ils sont réellement malentendants. Certaines de leurs scènes provoquent l’hilarité, notamment lorsque l’avocate (impeccable Coraly Zahonero) s’immisce dans ce dialogue de sourds.
En 2015, la Comédie-Française avait relevé le défi de faire jouer ce texte par des entendants sur la scène du Vieux-Colombier. C’était une première. Cette saison, le Théâtre Antoine remporte un autre pari : celui d’accueillir la prestigieuse troupe dans ses murs. Célébrant ainsi une autre rencontre entre deux mondes encore bien éloignés l’un de l’autre, eux aussi…
Jusqu’à la fin du mois, direction les grands boulevards pour secouer bien haut les mains. Les sourds et malentendants applaudissent ainsi : bienvenus chez eux…

LES ENFANTS DU SILENCE
Á l’affiche du Théâtre Antoine – du 17 janvier au 28 février 2017 (mardi au samedi 21h, dimanche 15h)
Une pièce de Mark Medoff
Mise en scène : Anne-Marie Etienne
Avec : Catherine Salviat, Alain Lenglet, Françoise Gillard, Laurent Natrella, Coraly Zahonero, Elliot Jenicot, Anna Cervinka

Maguy Marin, BiT : le rythme comme arme de combat

Pour décor, une muraille inclinée, sept pans gris béton. S’avancent dans l’obscurité, petits pas après petits pas, la file des six danseurs, enfantins, main dans la main ; s’élèvent d’intenses nappes électro – envoûtantes, telluriques, comme une onde gonflée de tremblements de terre, d’orages antédiluviens, d’éclairs secs… Une inquiétude pourrait sourdre de ces grondements sans âge, mais elle est rompue par les sourires francs qui bientôt illuminent les visages des danseurs : leur farandole n’est pas procession macabre mais fête.

“Taper dans les mains, les percussions, les subtilités du jeu d’un batteur, tout ça c’est du plaisir pour moi. Le rythme, c’est ce que l’on voit tout le temps dans la rue, comment une vie est scandée par des évènements très rapides à certains moments, ou plus lents à d’autres. …La danse peut être une forme d’oubli de soi, le corps est pris dans un inconscient, dans une folie, il prend le pouvoir.” Maguy Marin

 

@ Hervé Deroo

Trois hommes, trois femmes, silhouettes juvéniles ou plus mûres, sèches ou souples, jolies robes, costumes et chapeaux noirs, tenues et corps individués, mais rôles indistincts. Quelques pas de danses populaires – une façon pinabauschienne de danser la danse, de s’accorder le plaisir des sardanes d’hier, une esquisse de tango, un rond de jambe, un demi-plié… Sous un déluge de musique métallique, composée par Charlie Aubry, sonorités d’aujourd’hui, techno sans concession, c’est la joie d’une ronde échevelée. L’immuable enchaînement de pas s’affole et s’accélère, en jubilation sans bornes. La chaîne rompt, s’interrompt, se désorganise pour un slam ou un pogo joueurs, on escalade les pans inclinés : les six danseurs à l’énergie sans faille bravent la gravité à tous les sens du terme !

Maguy Marin n’y va pas par quatre chemins : l’exultation est brutalement rompue quand le pacte est brisé. Cet homme contant fleurette qui nie le refus de la femme convoitée, la violence ancestrale d’un homme sur une femme, c’est la fin du jeu et de la bienveillance, c’est la dévoration du plus faible par le plus vorace.

Une lente chute de corps dénudés au visage figé le long d’une pente rouge sang : la puissante beauté de l’image et sa charge d’effroi saisissent. C’est le premier pas en enfer, la plongée dans le versant obscur des pulsions humaines, là où elles se font bestiales, là où l’appétit de vie tourne à la curée. Reptations d’animaux archaïques, lézards ou cobras. Sexe à la fois cru et pudique. Dans ce monde-ci, hommes et femmes ne font plus « ensemble », les uns et les autres s’affrontent… Des femmes-fileuses, inexorables Parques, brandissent d’anodins et menaçants petits ciseaux ; des hommes-moines – poupées sans visages effrayantes et lubriques – condamnent et violent, reprenant les pas de la précédente farandole, qui était si fantasque et vive aux temps légers, en une pantomime grossière et funèbre; des couples en habit de soirées tournoient, monsieur menant la danse sans élan, madame suivant le mouvement sans gourmandise, précautionneux, guindés, en équilibre précaire sur le pan si incliné : on a mis ses beaux habits, mais l’ambiance n’est pas à la fête…

@ Hervé Deroo

Le manifeste est à larges traits, mais d’une tonicité réjouissante. Maguy Marin a le regard sombre mais gorgé de vitalité. Avec une rageuse et contagieuse fougue, elle oppose à l’acide destructeur de l’indifférence, de l’hypocrisie, de l’avidité ou du pouvoir, la gaieté de la liberté, le goût intense du bonheur, la force de la danse et du plaisir partagé. Une heure dense, brutale et revigorante.

@ Christian Ganet

BiT
Un spectacle du Théâtre de la Ville au Théâtre du Rond-Point jusqu’au 11 février 2017, puis en tournée
Conception : Maguy Marin
Avec Ulises Alvarez, Kaïs Chouibi, Laura Frigato, Daphné Koutsafti, Françoise Leick, Cathy Polo, Ennio Sammarco, Marcelo Sepulveda
Musique : Charlie Aubry

 

Dans L’Avaleur, Xavier Gallais est… énorme !

Ils semblent droit sortis d’un cartoon des années 70. Perruques (en plumes !) et hauts de costumes flashy leur donnent une allure loufoque et irréelle à la fois. On se croirait presque dans un conte pour enfants, si le sujet de la pièce n’était pas, quant à lui, terriblement réel… Robin Renucci, en plus de son rôle de narrateur, campe le Directeur Général du CFC (le Câble Français de Cherbourg), une société florissante mais vieillissante. Il est le bras droit du “numéro un” du CFC (Jean-Marie Winling), caricature du chef d’entreprise vieille école, entre paternalisme et refus de la modernité. Aux côtés de ce Pdg “old school”, aussi amoureuse de l’homme que de la société qu’il dirige, Nadine Darmon incarne l’assistante dévouée corps et âme. Parfait négatif de cette mère dont elle s’est vite éloignée, Maryline Fontaine est une brillante juriste émargeant à plusieurs milliers d’euros pour le compte d’un prestigieux cabinet d’avocats d’affaires.
Et puis, de l’autre côté du plateau, confortablement installé dans son luxueux bureau de la City londonienne, débordant de son fauteuil: Xavier Kafaim. Enorme, Xavier Gallais l’est au sens propre comme au figuré. Charismatique à souhait, séduisant, bourré d’esprit et d’humour, il a tôt fait de nous charmer, subjuguer, fasciner, ensorceler, griser.
C’est lui, l’Avaleur, l’ogre de ce conte pour adultes. Ses trois uniques centres d’intérêt sont les chiens, les pâtisseries et… l’argent !

L'Avaleur, Other People's Money, Jerry Sterner, Robin Renucci, Les Tréteaux de France, Maison des Métallos, Xavier Gallais, Nadine Darmon, Marilyn Fontaine, Jean-Marie Winling, critique coup de coeur, Pianopanier
@ Jean-Christophe Bardot

“Mais l’argent c’est mieux, parce que ça ne chie pas partout et que ça ne rend pas obèse !”

L’Avaleur ne se gave pas uniquement d’éclairs au chocolat, il engloutit vos sociétés. Il n’a pas le besoin, mais le désir de l’argent. Et ce désir est infini.
Quel meilleur moyen, en l’an 2000, pour faire fortune, que de s’adonner aux lois du capitalisme moderne, des OPA sauvages, des hedge funds, white nights, poison pills et autres stratégies juridico-financières ?
Voici que l’Avaleur a jeté son dévolu sur le CFC : grâce aux marchés financiers, Cherbourg est à portée de gosier de Londres. Une bataille se prépare. Une guerre sauvage entre l’ancien et le nouveau capitalisme, arbitrée par Alex pour qui tous les coups sont permis. Une lutte entre deux esprits brillants, un duel captivant dans lequel la séduction se révèlera la meilleure des armes.

L'Avaleur, Other People's Money, Jerry Sterner, Robin Renucci, Les Tréteaux de France, Maison des Métallos, Xavier Gallais, Nadine Darmon, Marilyn Fontaine, Jean-Marie Winling, critique coup de coeur, Pianopanier

“C’est pas illégal, c’est immoral.”

La mise en scène de Robin Renucci ultra rythmée, sans aucun temps mort, nous tient en haleine pendant deux heures. Sur fond de solos de batterie, on devient peu à peu “accro” aux allers-retours entre Cherbourg et Londres. On est séduit par ce jeu de go entre un Robin des Bois des temps modernes (“je prends aux riches pour donner à la classe moyenne…supérieure !”) et cette ambitieuse avocate qui clame haut et fort qu’elle est la meilleure.
Ils ne sont finalement pas aussi rivaux que l’on pourrait croire, comme le confirmera un dénouement en tous points semblable, lui aussi, à ceux de nos contes pour enfants…

L’AVALEUR
Á l’affiche de la Maison des Métallos – du 31 janvier au 18 février 2017 (mardi au vendredi 20h, samedi 18h et dimanche 16h)
Texte d’après Other People’s Money de Jerry Sterner
Mise en scène : Robin Renucci
Avec : Nadine Darmon, Marilyne Fontaine, Xavier Gallais, Robin Renucci et Jean-Marie Winling

Le Petit-Maître corrigé : une injustice réparée !

Clément Hervieu-Léger signe cette saison à la Comédie-Française une mise en scène très réussie du “Petit-Maître corrigé” de Marivaux, pièce jouée uniquement deux fois jusqu’ici ! Cette œuvre contient pourtant tous les ingrédients des comédies de caractère et de mœurs du 18ème siècle en général et de Marivaux en particulier. La passion que l’on ne veut pas avouer ni reconnaître, les oppositions sociales, l’ironie, la vérité psychologique, la fantaisie, les domestiques qui mènent le jeu et l’amour qui finit par triompher. “Le Petit-Maître”, jeune parisien précieux et pédant est hostile au mariage. Rosimond doit épouser, pour obéir à sa mère, la fille d’un comte “campagnard” qu’elle lui a choisie. Il ne veut en aucun cas fâcher sa mère !

“Nous l’épouserons, ma mère et moi !”

Il ne regarde même pas la jeune fille qui, elle, le trouve plutôt à son goût mais veut lui donner une leçon. Elle y parviendra, avec l’aide de Dorante, ami de Rosimond et des domestiques Marton et Fortin. Dans cette scénographie, l’action se déroule non pas dans le salon du comte mais dans un pré ! Les très beaux décors d’Eric Ruf évoquent des tableaux de Greuze et Fragonard. Les costumes d’époque sont très réussis. Tous les comédiens sont excellents, comme toujours avec l’actuelle troupe du Français. Leur humour, leur  fantaisie, leur aisance contribuent à nous faire passer un moment très agréable à la (re)-découverte de ce texte de Marivaux.
Gageons que nous retournerons applaudir cette œuvre avant deux siècles d’attente… Et pourquoi pas l’année prochaine, avec une reprise de cette mise en scène ?

Marie-Christine Fasquelle

LE PETIT-MAITRE CORRIGE
Á l’affiche de la Salle Richelieu de la Comédie-Française – du 3 décembre 2016 au 24 avril 2017 (calendrier de l’alternance ici)
Une pièce de Marivaux
Mise en scène : Clément Hervieu-Léger
Avec : Florence Viala, Loïc Corbery, Adeline d’Hermy, Pierre Hancisse, Claire de la Rüe du Can, Didier Sandre, Christophe Montenez, Dominique Blanc