La Nuit où le jour s’est levé : une nuit solaire…

“Lancer un caillou sur la carte du monde”

Puis ramasser le caillou tombé sur le Brésil et décider de s’envoler vers ce pays lointain, inconnu, inédit, secret et forcément fascinant.
C’est sur ce coup de tête que Suzanne quitte la France, son frère Gino, et une vie sans doute un peu trop dénuée de sens…
Arrivée à Belo Horizonte – une ville dont le nom même est une invitation au voyage – Suzanne devient bénévole dans un couvent au sein duquel viennent parfois se réfugier des femmes sur le point d’accoucher.
Une nuit – l’une de ces “nuits où même dormir te donne chaud” – Suzanne aide Soeur Maria Luz à mettre au monde un enfant. Cet enfant-là que sa mère sera forcée d’abandonner à peine le premier cri jailli. Cet enfant-là pour lequel Suzanne éprouvera une sorte de coup de foudre. Cet enfant-là qui éveillera à jamais son instinct maternel. Cet enfant-là, Tiago, qu’elle décidera, coûte que coûte, d’adopter et de ramener en France.

La nuit où le jour s'est levé Olivier Letellier
© Christophe Raynaud de Lage

“Se perdre pour mieux se retrouver”

Aucun obstacle ne sera assez fort pour empêcher Suzanne de devenir mère. Ni la hargne de la police brésilienne, ni les lourdeurs kafkaïennes de l’administration. Ni même la terreur de se faire enlever Tiago au poste frontière entre l’Espagne et la France. Pour cette femme que le cri d’un enfant a métamorphosée en une seconde, plus rien ne compte que l’amour infini, éternel, illimité… Maternel…
Pour que Suzanne puisse un jour raconter à Tiago “son histoire vraie vivante”, il lui faut aller jusqu’au bout du parcours.
Un parcours initiatique, un parcours de vie qui chavire le spectateur. Lentement, doucement, délicatement. À l’image de la roue Cyr maniée par l’un des trois comédiens mais dans laquelle s’imbriquent si habilement les deux autres. Car ils ne sont que trois sur scène, pour interpréter ce texte écrit à six mains. Trois auteurs, trois comédiens, pour clore la trilogie d’Olivier Letellier “Maintenant que je sais/Je ne veux plus/Me taire”, qui avait été présentée à Chaillot la saison dernière et dans laquelle on croisait déjà certains personnages de La Nuit où le jour s’est levé.

la nuit où le jour s'est levé Olivier letellier

“Je serai un arbre généalogique à moi toute seule”

Trois formidables acteurs (Clément Bertani, Jérome Fauvel et Théo Touvet) passent d’un rôle à l’autre, se les échangent, les font tourner à la manière de cet immense cerceau qui est l’un des seuls accessoires au plateau. Car la scénographie est toute simple, épurée, brillante, pénétrante. Elle fait la part belle aux jeux de lumière signés Sébastien Revel et à la création sonore de Mikael Plunian. Le résultat bouleverse petits et grands, chacun s’appropriant l’histoire de Suzanne par un niveau de lecture différent. Olivier Letellier est un formidable conteur, et lorsqu’il nous raconte l’évidence d’être une mère, tout le monde, absolument tout le monde est touché au cœur.

la nuit où le jour s'est levé Olivier letellier

LA NUIT OÙ LE JOUR S’EST LEVÉ – spectacle vu le 3 Novembre 2016 au Théâtre des Abbesses
Du 3 au 10 Novembre 2016
Texte et co-écriture au plateau : Sylvain Levey, Magali Mougel, Catherine Verlaguet
Mise en scène : Olivier Letellier
Avec : Clément Bertani, Jérôme Fauvel, Théo Touvet

 

Moi et François Mitterrand : la désopilante mythomanie d’Olivier Broche

“Je n’en fais pas une affaire d’état mais à partir de 1983, François Mitterrand et moi-même avons tenu une correspondance assidue”.

Passer une heure et quelque en compagnie d’Hervé Laugier (sommes-nous réellement dans une salle de conférence ? dans l’antichambre de l’Elysée? Ou, plus probablement, dans le salon d’Hervé ?). L’écouter nous raconter la naissance d’une grande et indestructible amitié, non seulement avec François Mitterrand, mais aussi avec Jacques Chirac. Le voir revivre sa relation, moins ardente certes, mais réelle, avec Nicolas Sarkozy. Apprendre que François Hollande voit en lui un confident…
De tous ces témoignages d’amitié, Hervé Laugier a conservé des traces qu’il nous expose avec une fierté teintée d’affection. Ce sont des dizaines, des centaines de lettres, datées, signées du Président de la République. Toujours la même lettre, la même circulaire. Mais Hervé est le seul à ne pas comprendre…

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@Giovanni Cittadini Cesi

“Et même si nous nous sommes, par la force des choses, quelque peu éloignés l’un de l’autre, le fil n’est pas tout à fait rompu.”

Hervé nous fait sourire, il nous fait rire, il nous attendrit.
Car derrière ces grands discours, ces révélations liées aux trente dernières années de règne présidentiel français, Hervé cache une immense solitude. Il nous parle de François, de Jacques, de Nicolas, de l’autre François… pour éviter de trop évoquer l’absence de celle qui l’a quitté il y a déjà longtemps.

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Il fallait un immense comédien pour s’approprier le texte d’Hervé Le Tellier, cette curieuse correspondance à sens unique. Seul sur scène, sorte de “nobody” surgi de nulle part, Olivier Broche est parfait, excellent, magistral.  Le comique de répétition fonctionne ici, grâce à l’incroyable palette du jeu qu’il sait déployer : tendresse, folie, intelligence, colère parfois, sensibilité toujours.

Tout en délicatesse et en douceur, il nous renvoie l’image de ces êtres solitaires qui s’inventent des histoires incroyables. Juste pour continuer à vivre…

Moi et François Mitterrand – Une pièce de Hervé Le Tellier
Mise en scène : Benjamin Guillard
Avec Olivier Broche
Jusqu’au 20 novembre 2016 au Théâtre du Rond-Point – 18h30 mardi au dimanche

 

Train-Train à la Comédie Bastille : Interzone

Trois femmes aux existences éloignées se retrouvent dans le compartiment d’un train qui les mènera à Destination en passant par Maturité. Il y a Bruna (Gaëlle Lebert), aux longs cheveux noirs, à la féminité impeccable et à la voix des italiennes du Sud dont on se demande parfois si elles sont hommes ou femmes et qui craint la confrontation avec son père à Destination ; il y a Sabine (Sandrine Molaro), dite ça, qui attend un homme qui a « perdu sa mobilité », qui ne viendra pas et préférera se débarrasser d’elle sans même lui parler ; il y a Marie Douceur (Aurélie Boquien), pas si douce que ça, qui, enceinte, peut-être du contrôleur du train, sera hissée dans le compartiment malgré elle. Ces trois-là sont orchestrés par un personnage masculin, Wilhem (David Talbot) tantôt « contrôleur », tantôt « couchettiste », tout dépend de la casquette et du patron.

Train-train e pericoloso spoergersi
@B Basset

On suit, tout au long du voyage, le rapprochement de chaque personnage et leurs conversations, où ils nous livrent peu à peu des pans de leur existence, de leurs failles et de leurs attentes.
L’ambiance parfaitement réussie et maîtrisée, au rythme lent et déstructuré, porte la pièce de bout en bout dans une espèce d’interzone où l’auteur, David Talbot, nous entraîne à travers le fil conducteur de la question du genre. Se mêlent alors les genres et les rôles pour ne plus laisser place qu’à une montée de la cruauté et de la folie des personnages. Tout se mélange dans cette pièce et pourtant le train poursuit son chemin jusqu’à Destination, nous emportant de métaphore en métaphore et de symbolisation en symbolisation.

Train-Train Sandrine Molaro

La mise en scène, très ingénieuse, pleine de trouvailles, avec une bande sonore qui fait quasi un quatrième personnage, mêle, elle aussi, les genres et les registres et ne laisse rien au hasard. C’est une mise en scène du détail et de l’infinitésimal.
Le jeu des comédiens, très travaillé, frôle l’excellence et nous embarque ailleurs.
Enfin une pièce innovante à l’humour subtil d’où, même si on ne rit pas à gorge déployée, on sort époustouflé et grandi.

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TRAIN-TRAIN è pericoloso sporgersi – Une pièce de David Talbot
Mise en scène : La Compagnie C’est bien agréable
Avec : Aurélie BOQUIEN, David TALBOT, Gaëlle LEBERT, Sandrine MOLARO
Jusqu’au 26 décembre à la Comédie Bastille  – les dimanche et lundi à 20 h

La Pluie, qui reste après la poussière…

“Je ne sais pas où ils allaient, je sais seulement que les gens ne revenaient jamais.”

Plus qu’un spectacle “de” marionnettes, ce spectacle à l’affiche du Lucernaire est un spectacle “avec” des marionnettes. Alexandre Haslé donne vie à celles qu’il a fabriquées. Leur prêtant une partie de son corps. Il n’est donc pas seul en scène, mais accompagné par dix-sept personnages, dont le principal, la narratrice Hanna, est une femme très âgée qui va bientôt mourir et qui se souvient… Elle était jeune, elle habitait près d’une voie ferrée, elle voyait monter des tas de gens dans des trains. Et ces voyageurs mystérieux, ces inconnus furtivement aperçus lui confiaient des objets personnels avant de monter dans ces trains…

la pluie Lucernaire
@D Guyomar

“Aujourd’hui,je ne peux plus rien faire d’autre que me souvenir.”

Peu à peu, Hanna parvient à remonter au plus loin de sa mémoire, à faire revivre les objets que tous ces gens lui ont confiés avant de s’évanouir à jamais… Le spectateur a un avantage sur Hanna : il sait que ces gens ne reviendront pas. Il sait que les objets entassés au fur et à mesure des déportations ne seront jamais réclamés. Qu’ils demeureront dans la maison d’Hanna, passant de l’état d’orphelins à celui de poussière. L’ampleur de la catastrophe qui se bâtit sous les yeux d’Hanna est proportionnelle au nombre d’objets qu’on lui donne : ils seront un jour tellement nombreux qu’elle sera forcée d’aller dormir dehors. Devenant ainsi, à force de tant recevoir, une exilée de plus. Comme exilée d’elle-même.

la pluie Lucernaire

Les objets étant devenus poussière, toutes ces vies croisées et jamais revenues n’existent plus désormais que dans le souvenir d’Hanna. Et Hanna va mourir… La femme en noir et au bouquet de fleurs jaunes, le gros homme à la pomme, le violoniste et le saltimbanque, la très jeune femme, sorte de réminiscence de la jeunesse d’Hanna : tous défilent sous nos yeux chavirés.
Et parmi tous ces gens qui lui ont remis des objets, une personne a marqué Hanna plus que les autres. Un petit garçon qui lui a donné la seule chose qu’il avait : de la pluie dans une bouteille.
Avoir le courage d’évoquer tous ces objets. Parler des gens qui les lui confièrent. Ranimer l’ombre du petit garçon. Se libérer de son fantôme avant de mourir. C’est bien de cela dont nous parle le magnifique texte de Keene.
En donnant vie à cette pièce troublante de poésie, les marionnettes d’Alexandre Haslé la transcendent et la subliment. Le résultat est bouleversant, poignant, troublant, captivant, hypnotique. Un spectacle dont on ne ressort pas indemne. Un spectacle essentiel, indispensable, fondamental, presque vital…

La Pluie – Une pièce de Daniel Keene
Vu au Lucernaire le 12 octobre 2016
Fabrication, mise en scène et jeu : Alexandre Haslé
Avec la complicité de Manon Choserot
Jusqu’au 26 novembre 2016 – 19 h mardi au samedi

Avant de s’envoler, il y a toujours un oiseau pour nous rassurer…

Florian Zeller nous invite à passer un week-end dans la maison familiale d’André (Robert Hirsch) et de Madeleine (Isabelle Sadoyan) rejoints, -comme cela est répété à plusieurs reprises : « du fait de la situation »- par leurs deux filles Anne (Anne Loiret) et Elise (Léna Bréban).

Ce qui se joue dans cette histoire d’amour de 50 ans entre deux êtres et leur environnement immédiat ne peut se résumer de façon factuelle et limitante. L’auteur invente de nouveaux repères dans le temps et l’espace, de telle façon que le spectateur, face au miroir de sa vie, s’interroge en permanence sur les relations à ses parents, la perte inéluctable de l’être aimé et sa propre fin. Au-delà d’une écriture concrète, ancrée dans l’actualité (évocation du couple d’amants qui a choisi de partir ensemble vers l’au-delà, au Lutetia en novembre 2013), la subtilité géniale de Florian Zeller provient d’un monde parallèle nourri de non-dits, de silences et de regards.

L’interprétation des comédiens est simplement magistrale : Robert Hirsch, dans une dernière danse, nous saisit par le flot continu d’émotions qu’il transmet : amour pour son épouse, colère vis-à-vis de l’agent immobilier voulant vendre sa maison, gène par rapport à une ancienne relation amoureuse qui apparait …
Isabelle Sadoyan campe une épouse et une mère bienveillante et les deux sœurs nous renvoient avec une grande sincérité, la boule au ventre et les yeux rougis, aux scènes familiales de fin de vie que nous avons tous connues.

Enfin, la vérité et l’authenticité de cet objet théâtral hors normes (car on y rit aussi, souvent) sont liées au travail de mise en scène réalisé par Ladislas Chollat et son équipe. Les grimaces et postures d’André donnent vie au fauteuil où il trône, le décor nous renvoie à notre vie d’enfant, les rituels familiaux de préparation des repas sont d’un réalisme vertigineux.

Sans hésiter, allez-vous envoler au Théâtre de l’Œuvre, et comme le suggère André, citant René Char : « Au plus fort de l’ orage, il y a toujours un oiseau pour nous rassurer. C’est l’oiseau inconnu. Il chante avant de s’envoler. »

Magali Rossello

Avant de s’envoler, une pièce de Florian Zeller
Mise en scène : Ladislas Chollat
Avec : Robert Hirsch, Isabelle Saroyan, Claire Nadeau, Anne Loiret, François Feroleto, Léna Bréban
Théâtre de l’Oeuvre – spectacle vu le 12 octobre 2016
A l’affiche jusqu’au 15 janvier 2017

La Vie, de et avec François Morel : du provisoire qu’on voudrait faire durer

Au début des cris, et puis le silence (…) Ça finit un peu en queue de poisson. La vie, la vie, la vie, la vie, la vie…”

Un spectacle de et avec François Morel, c’est toujours une promesse de bonheur. Un instant privilégié, une parenthèse enchantée. Une délectable tranche de vie…
La vie, justement : c’est bien d’elle qu’il nous parle – nous chante – dans son dernier spectacle. Derrière ce titre emphatique – qui fut un temps provisoire – on découvre une sorte de récital, de cabaret autour d’une équipe de musiciens que François Morel retrouve avec plaisir. Au piano, claviers et trompette : Antoine Sahler qui a composé toutes les musiques des chansons et qui n’hésite pas à se rebeller au cours du spectacle (Non, c’est pas possible, on ne peut pas faire ça !), Sophie Alour (en alternance) au saxophone, flûte et claviers, Muriel Gastebois aux percussions et l’énigmatique Amos Mah aux guitares, violoncelle et contrebasse complètent la fine et talentueuse bande. Comme dirait François Morel, “leurs instruments leur vont à merveille” !

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@Christophe Manquillet

“Je ne sais plus trop qui a dit.
Elle est pas belle la vie ?”

Autour d’une vingtaine de titres qui nous font passer du rire – “Petit Jésus, tu m’as déçu”, “Tous ces trucs inutiles qu’on a dans le cerveau” – aux larmes – “Celui qui perd un enfant, il n’y a pas de mots” – François Morel construit un intermède poétique, lyrique, magique, nostalgique, comique, féérique. La mise en scène de Juliette, contemporaine, rythmée de clins d’oeil et de fous rires nous permet de retrouver tout ce qui fait le charme de François Morel.

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“La vie c’est rien qu’une pop song. La vie c’est rien qu’une chanson”.

Tout le monde aime François Morel. François Morel nous fait aimer la vie. En une heure trente, il nous rend gais et légers. Peu à peu, sa tendresse nous gagne, elle est communicative, joliment contagieuse. Si cet état pouvait être aussi peu provisoire, aussi définitif que La Vie de François Morel, la vie serait tellement plus simple…et belle !
Sourire et nostalgie : résumé du spectacle et résumé de vie.

La Vie (titre provisoire) – Un concert de et avec François Morel et Antoine Sahler
Vu au Théâtre du Rond-Point le 6 octobre 2016
Mise en scène : Juliette
Avec : Sophie Alour (en alternance avec Lisa Cat-Berro et Tullia Morand), Muriel Gastebois et Amos Mah
Jusqu’au 6 novembre 2016 – 21h mardi au samedi et 15h le dimanche

La (complètement folle) Cantatrice chauve comme vous ne l’avez jamais vue

” La vérité ne se trouve d’ailleurs pas dans les livres, mais dans la vie.”
La Cantatrice chauve : un spectacle qu’on a déjà vu et revu, un classique. Pas facile de s’emparer de ce texte de 1950 et de le faire entendre aujourd’hui en lui donnant un nouveau souffle. C’est pourtant ce que fait la Compagnie Cybele qui se réapproprie la pièce de Ionesco avec culot et panache.

la cantatrice chauve Lucernaire
@Antoine Denis

” Il y a une chose que je ne comprends pas. Pourquoi à la rubrique de l’état civil dans le journal, donne-t-on toujours l’âge des personnes décédées et jamais celui des nouveaux-nés? “

Deux couples, les Smith et les Martin, un pompier, et la bonne. Tous ces personnages ont le visage maquillé de blanc, un peu comme s’ils étaient figés dans leur propre carcan et dans leurs absurdes farandoles de mots. Ils sont mi-marionnettes, mi-clowns tristes, mi-mélancoliques, mi-effrayants. Effrayants par l’absurdité de leurs propos, de leurs inquiétudes et de leurs préoccupations. Drôles aussi, parce qu’ils sont tous déjantés.

la cantatrice chauve Lucernaire Lire la suite

Nobody is perfect

D’emblée, on nous avertit : ce sera une performance filmique dont les images seront projetées en direct au-dessus de la scène. Une sorte de cinéma du réel. Un cinéma du présent sur un plateau de théâtre. “La performance filmique doit être tournée, montée et réalisée en temps réel sous les yeux du public.”
Sur scène, des bureaux en open-space, des PC, une photocopieuse, une salle de réunion, le tout derrière une grande paroi vitrée où défilent chemises blanches et talons hauts. Bien propres, bien peignés, bien rangés. S’en dégage une atmosphère toute lisse et froide. Tout est très réaliste : les réunions, les entretiens, les allers-venues.

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@Julien Gosselin

Tout devient très vite oppressant et malsain, les collègues se critiquent, se surveillent, se méfient soigneusement les uns des autres. Tout cela à travers les pensées du personnage principal dénommé Jean Personne, consultant en restructuration. Se croisent sa vie de bureau et sa vie privée, et au fur et à mesure, tout se mélange, se crispe, se dérègle, s’envenime et ce de plus en plus violemment. Surveillance, délation. Les personnages en deviennent apathiques, comme nettoyés de toute passion. L’écriture de Richter les déshumanise.
Si la vidéo n’est pas nouvelle sur les plateaux de théâtre, le dispositif mis en place ici est très novateur et exécuté avec une grande maitrise technique. Il est d’autant plus impressionnant que tout est extrêmement précis. Les acteurs jonglent avec une grande aisance entre un jeu face caméra et un jeu de plateau.

nobody_Cyril_Teste
Cyril Teste nous plonge dans un monde du travail violent, surprenant et cruel. Monde d’autant plus féroce que finalement, pas grand chose ne nous en préserve, et que la caricature du monde du travail présentée par Richter n’a finalement rien d’une caricature. Il devient tellement facile de se mentir à soi-même et de se donner un rôle, surtout au bureau.
Impossible d’en sortir indifférent ni indemne. Le collectif donne à réfléchir tant sur la nature humaine que sur la forme théâtrale. A vous d’en juger. A voir, donc, réellement.

Nobody d’après les textes de Falk Richter
Mise en scène Cyril Teste – Collectif MxM
Avec le collectif d’acteurs La Cartes Blanche
Vu le 21 septembre 2016 au Montfort
Jusqu’au 8 octobre 2016

Seuls : Et si Harwan c’était Wajdi si Wajdi n’avait pas fait de théâtre

Une chambre d’étudiant toute simple, presque impersonnelle. L’acteur entre, la salle est encore éclairée; quelques rires étouffés, certains trouvent-ils son corps d’adulte en caleçon noir cocasse, ou peut-être est-ce de le voir arriver sous une lumière si vive, sous la même lumière que les spectateurs ? Le noir se fait progressivement, et l’attention s’installe, définitivement.

« Mesdames et messieurs, je tiens tout d’abord à vous remercier de me donner la parole »

Il n’est pas rare, cette saison, que des spectacles s’ouvrent sur une adresse directe, comédiens statiques, face à la salle, métamorphosant l’auditoire réel en un public de fiction (ou vice versa). Membres du Conseil convoqués par le roi Louis (« Ça ira, fin de Louis », Pommerat ; intellectuels réunis pour une conférence sur Benno von Arcimboldi (« 2666 », Julien Gosselin)… ici, nous assistons à la soutenance de la thèse d’Harwan, étudiant montréalais en sociologie de l’imaginaire, sur « le cadre comme espace identitaire dans les solos de Robert Lepage ».
Ça commence bien, tout est en ordre « Mesdames et messieurs… », politesses d’usage, etc, allez savoir pourquoi – on saura pourquoi, plus tard –, tout part en vrille, la théorie sur laquelle repose cette « hostie d’thèse est en train de totalement crisser le camp, tabarnac », les formules convenues et le français bien léché se barrent en courant, l’étudiant laisse tomber son discours, laisse tomber peut-être d’autres choses, va s’allonger sur son petit lit d’étudiant… Une image de lui se détache doucement de son corps, se redresse lentement, ouvre les stores, s’échappe… moment de magie où la vidéo s’immisce avec délicatesse, comme discrète, dans le jeu, pour y glisser une part de rêve.

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Photos : © Thibaud Baron

Flashback.
Harwan est sur le point de s’envoler vers Saint-Pétersbourg à la rencontre du metteur en scène Robert Lepage, sujet de sa thèse, quand il apprend que son père est plongé dans le coma. Une succession d’événements le mène à se confronter à lui-même à travers le chef-d’œuvre de Rembrandt, Le Retour du fils prodigue.
Il court d’aéroport en rendez-vous manqués après Robert Lepage, qui est finalement le nom de ses interrogations esthétiques et morales, un Robert Lepage sans cesse ailleurs ; la conclusion de sa thèse lui échappe ; le temps lui manque, et sa sœur le houspille pour qu’il arrange enfin son studio, qu’il repeigne au moins les murs !
Harwan dans la réalisation de ses projets est sans cesse contraint, par petits et grands empêchements – on avance sa date de soutenance, son père tombe dans le coma, à l’aéroport il se trompe de valise… il croit acheter du papier peint, ce sont des nappes… son téléphone ne sonne jamais, ou bien, débranché un jour d’agacement, il se met à sonner – mais évidemment personne au bout de la ligne, ce serait trop simple.

Mouawad acteur – sans doute parfois imparfait, ici ou là peut-être à un cheveu de la bonne distance entre lui et son personnage -, est toujours d’une sensible incontestable, d’une drôlerie pleine de tendresse. Malgré ou avec sa fragilité, son jeu, sincère, généreusement présent, est d’une justesse émouvante.

Polyphonie

Charlotte Farcey , dramaturge du spectacle, au début du travail de création, a trouvé les mots pour donner son élan au processus « L’écriture ici n’est pas seulement « les mots » écrits par Wajdi ; elle est aussi les projections vidéo qu’il a tourné, les sons qu’il a capté… Tout cela est l’écriture du spectacle. L’écriture relève ici de la polyphonie et nous nous entêtons à travailler encore sur un rapport mot/acteur en nous imaginant que le reste relève de la scénographie. Nous nous trompons car le reste aussi est de l’écriture. »

Alors dans cette polyphonie, on entend beaucoup de musiques, une belle création originale, mais aussi de la pop, des airs orientaux sortant de baffles d’ordinateur, d’un casque audio, d’un petit poste ; ou même, moment de grande tendresse : Wajdi Mouawad/Harwan, qui ne chante pas avec la voix d’un chanteur, mais avec la voix d’un fils qui se remémore un air aimé de son père. Et c’est très beau.
Des images aussi, diaporama naïf de moments heureux, ombres chinoises pleines de douceur; des mots : on lit aussi ici, défilant sur le mur au fur et à mesure que Harwan déroule les infos sur son portable, des fragments de recherches internet, mais aussi, in extenso, le synopsis d’un hypothétique nouveau solo de Lepage « La Révolution prodigue »…
D’autres voix, sa sœur Layla, le directeur de l’université, un médecin, le père, l’assistante de Lepage… Mouawad ne fait pas « son Caubère », il laisse les voix des autres leur appartenir, diffusées en off. Mouawad se contente d’être Marwan, et il a fort à faire. Deux heures durant, il nous trimballe de soliloques en monologues, dialogues dont il nous manque l’autre moitié, songes éveillés, silences, écoutes, souvenirs, images fixes ou mouvantes; l’humour rythme aussi les péripéties et les relations, le prosaïque se mêle au tragique – car c’est ainsi dans la vie, et c’est ainsi dans le théâtre de Mouawad…

Sous mille formes, Harwan ressasse les obsessions de Mouawad, la langue, la maladie, la mort, l’hôpital, l’exil, l’identité, la guerre, le nœud gordien de la famille…

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«Comment dit-on mémoire en arabe ?»

Un auteur écrirait toujours le même livre… et ce n’est pas réducteur, car l’auteur n’est pas, lui, toujours «même», et ce motif répété sans cesse peut-être une source intarissable. Et cet unique sillon peut être creusé plus profond, faire remonter l’humus de plus loin.
Pour la première fois, le nom du pays de ses origines est dit. Liban.

Alors – « Papa, c’est Harwan, ton fils », puisque les médecins « nous ont demandé de te parler comme avant. Mais on ne se parlait pas tellement, avant » – s’entame un long dialogue dont l’un est muet, l’autre intarissable. C’est l’heure du règlement des comptes, on pèse les rancoeurs, les frustrations « tu as passé ta vie à nous dire que tu avais tout sacrifié pour le bonheur de mes enfants », les malentendus « mais tu vois, il n’y avait pas de sacrifice à faire, le bonheur était là.», mais aussi l’heure des remords, des confidences, des aveux, des souvenirs, de la douceur « Moi, même si je ne t’ai connu qu’ici, quand je pense à toi, je te vois au Liban. Je vois le bord de mer, les cafés, un ciel d’un bleu déchirant, je te vois toi, élégant… Je ne vois jamais la guerre. Disons que pour moi, le Liban, ça se résume au petit jardin derrière notre maison à la montagne».
C’est aussi l’heure pour Harwan comme pour Mouawad de renouer avec sa langue maternelle, sa langue paternelle, alors, à tâtons, comme un pas hésitant vers la réconciliation, Harwan va faire renaître l’arabe sur ses lèvres pour raconter leur autrefois à son père dans le coma.
« Harwan c’est ta sœur. » On comprendra là pourquoi ces innombrables empêchements, et on assistera à la lutte poignante pour s’en défaire. Harwan au débit incessant se tait.
Après la simplicité réaliste des premiers mouvements, presque quotidienne, juste effleurée d’onirisme, on bascule dans ce théâtre lyrique cher aussi à Mouawad, théâtre baroque au sens premier, celui dont on désignait les perles irrégulières, boursouflées, bosselées… théâtre de corps et de matières, physique, animal, excessif.

Puisque Harwan se tait enfin, on entend la voix de sa sœur Layla, les bruits du monde, aboiements, pépiements, souffle du vent, les sons de l’hôpital, le fouillis des objets bousculés. Le corps peint sauvagement, muet, il traverse le plateau en une esquisse de butô douloureuse. Se scotche une feuille de papier blanche autour de la tête, s’aveugle. Lui qui enfant peignait des ciels étoilés pour pouvoir y « compter les étoiles » se jette contre les murs pour y imprimer des « anthropométries » sanglantes, combat rageur. Harwan s’agite, se lave, glisse, peint, reprend sa déambulation furieuse, jette au sol des couleurs criardes en un dripping enragé. Il déploie autour de lui des panneaux translucides qu’il couvre à grands gestes, petit à petit ils se referment autour de lui, le font disparaître derrière les traînées de peinture désordonnées. Puis ils vont, respiration, se rouvrir sur une scène dévastée : respiration mais chaos. Au milieu duquel Harwan apaisé s’allonge pour enfin pouvoir compter les étoiles. Moments poignants. Le fils prodigue a erré longtemps, s’est battu et perdu, a fait le chemin du retour et a fini par trouver sa place, celle d’où il peut réaliser ses rêves d’enfant. Seul sur le plateau qu’il aura habité avec intensité pendant deux heures, Mouawad laisse le spectateur avec la sensation d’avoir assisté à une naissance, et c’est hautement vivifiant.

Seuls – spectacle vu le 27 septembre 2016
À l’affiche du Théâtre La Colline jusqu’au 9 octobre
Ecrit, mis en scène et interprété par Wajdi Mouawad

Seuls de Wajdi Mouawad est publié aux éditions Actes Sud Théâtre, hors collection.

Les brillantes Pyrénées de Victor Hugo

Entrer au Lucernaire, c’est à chaque fois une petite fête. Dans ce théâtre composé de plusieurs salles de moins de 120 places chacune, d’un cinéma, d’une librairie, d’un restaurant et d’un café squatté par les étudiants du 6ème arrondissement, il règne un désordre empreint d’un charme sans pareil et d’une certaine nostalgie. C’est une accumulation de livres en éditions originales, de spectacles sans gros budgets mais sélectionnés avec exigence, de films qu’on a ratés dans les grands cinémas, de spectateurs hétéroclites ouverts à l’inconnu et sensibles à la tradition des salles d’art et d’essai.

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©Fabienne Rappeneau

“Voyager, c’est naitre et mourir à chaque instant.” – Victor Hugo

Dans la file d’attente pour le spectacle « Pyrénées, le voyage de l’été 1843 », il y a des vieux, des jeunes, des bobos, des petits ménages tout propres, des curieux et des profs amoureux de Victor Hugo. Tous viennent écouter le compte-rendu élégant que l’écrivain de 41 ans a fait de son voyage d’un mois en 1843, un voyage qui nous entraîne jusqu’au pays basque français et espagnol. Le comédien Julien Rochefort se promène dans une jolie lumière, avec pour seul décor un tabouret, un petit carnet et une gourde d’eau fraîche. Il nous sert avec malice et quelques manières de précieux le texte d’Hugo, magnifique, plein d’allant, brillant, drôle.

pyrenees ou le voyage de l'été 1843 Lucernaire

Ce qui fait tout le génie de ce récit qui pourrait nous assommer au bout de 10 minutes, c’est qu’Hugo ne s’attache finalement pas du tout à ce que l’on pourrait appeler « la carte postale » des différentes villes et villages traversés. Il se plonge avec délice dans des détails proustiens, le souvenir d’une amourette platonique vécue à Bayonne par exemple, dans la description lapidaire de l’embarcation vers l’île d’Oléron qu’il trouve apparemment affreuse, ou dans le scrupuleux inventaire de ses repas en villes de province. On est heureux d’assister à ce petit miracle du théâtre, le public oscille entre rires et sourires devant un Julien Rochefort souvent lunaire, toujours sensible, qui dévoile avec gravité à la dernière minute la blessure et le remord indélébiles du grand Victor Hugo.

Pyrénées ou le voyage de l'été 1843

Pyrénées ou le voyage de l’été 1843 – spectacle vu le 17 septembre 2016 au Lucernaire
Un texte de Victor Hugo
Adaptation et mise en scène : Sylvie Blotnikas
Avec : Julien Rochefort